Notes
-
[1]
Cf. Fr. Tulkens et M. van de Kerchove, Introduction au droit pénal. Aspects juridiques et criminologiques, 5è éd., Bruxelles, Kluwer, 1999, pp. 62 et s.
-
[2]
A. Wyvekens, L’insertion locale de la justice pénale. Aux origines de la justice de proximité, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 117.
-
[3]
Fr. Tulkens et M. van de Kerchove, Introduction au droit pénal. Aspects juridiques et criminologiques, op. cit., p. 62.
-
[4]
Ibid., pp.69 et s.
-
[5]
M.S. Groenhuijsen, « Mensenrechten van slachtoffers van delicten en verdachten in het strafproces » in C.H. Brants, C. Kelk et M. Moerings, Er is meer. Opstellen over mensenrechten in internationaal en nationaal perspectief, Deventer, Gouda Quint bv, 1996, pp. 176 et s.
-
[6]
L. Walleyn, Victimes et témoins de crimes internationaux : du besoin de protection au droit à la parole, Paris, 2000 (inédit)
-
[7]
Séminaire international sur l’accès des victimes à la Cour pénale internationale, Paris, 27-29 avril 1999, cité par L. Walleyn, ibid.
-
[8]
Voy. S. Van Drooghenbroeck, La proportionnalité dans le droit de la Convention européenne des droits de l’homme. Prendre l’idée simple au sérieux, Bruxelles, Bruylant, Publications des FUSL, 2001, pp. 136 et s.
-
[9]
Ibid., p. 313.
-
[10]
Ibid., p. 314 et les nombreuses références citées.
-
[11]
Voy. M. van de Kerchove, « L’intérêt à la répression et l’intérêt à la réparation dans le procès pénal », in Droit et intérêt, sous la direction de Ph. Gérard, Fr. Ost et M. van de Kerchove, Bruxelles, Publications des FUSL, 1990, pp. 83 et s.
-
[12]
Un tel mécanisme est absent dans certains systèmes juridiques comme le droit anglo-saxon. Dans d’autres, comme aux Pays-Bas et en Italie, il est consacré dans des limites restreintes.
-
[13]
Pour un commentaire de cette décision, voy. D. Szafran, « Le plaignant et les garanties de l’article 6 de la Convention », Rev.trim.D.H., 1995, pp. 126 et s.
-
[14]
Fr. Tulkens et M. van de Kerchove, Introduction au droit pénal. Aspects juridiques et criminologiques, op. cit., pp. 130 et s.
-
[15]
O. De Schutter et S. Van Drooghenbroeck, Le droit international des droits de l’homme devant le juge national, Bruxelles, Larcier, 1999, p. 31.
-
[16]
J.-F. Renucci, Droit européen des droits de l’homme, Paris, LGDG, 1999, p. 156; O. Bachelet, « L’équité de la procédure en appel et en cassation : l’affaire Van Pelt », in La France et la Cour européenne des droits de l’homme. La jurisprudence de l’an 2000, Cahiers du CREDHO, n° 7, 2001, p. 178. La chambre criminelle de la Cour de cassation a écarté le grief pris de la violation de l’article 6 de la Convention en énonçant que la victime disposait d’un recours devant les juridictions civiles pour faire valoir ses droits (Crim., 23 novembre 1999, Bull. crim., n° 268).
-
[17]
D. Karsenty, « L’application par le juge français de l’article 6 § 1 de la Convention », 2000, p. 6 (inédit).
-
[18]
M. Guerrin, « Le témoignage anonyme au regard de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme », Rev.trim.D.H., 2002, pp. 45-68.
1Sous cette formulation générale, l’intitulé de ma contribution pourrait s’orienter dans une double direction. La première conduirait à une analyse de l’article 34 de la Convention aux termes duquel « la Cour peut être saisie d’une requête par toute personne physique, toute organisation non gouvernementale ou tout groupe de particuliers qui se prétend victime d’une violation (...) des droits reconnus dans la Convention ou ses protocoles ». La notion de victime possède, dans ce contexte, une signification et une portée autonome, distincte et différente de la notion de victime en droit interne. La seconde direction conduit à s’interroger sur la place ou plutôt les places de la victime d’une infraction pénale par rapport aux droits garantis par la Convention.
2Tel est le sujet auquel je me limiterai ici.
3Il s’inscrit dans le contexte de la problématique du « retour » de la victime dans la pensée pénale contemporaine [1]. Longtemps considérée comme la « personne oubliée » ou le « parent pauvre », la victime apparaît aujourd’hui comme la « nouvelle étoile de la scène pénale » [2]. Ce retour s’observe tant au niveau interne qu’au niveau international et je l’évoquerai tout d’abord brièvement (I). Sur base de cette toile de fond, je tenterai ensuite de voir comment, sur base de la jurisprudence de la Cour, les victimes peuvent mobiliser les droits garantis par la Convention européenne des droits de l’homme (II).
I – Le contexte
A – Sur le plan interne
4En droit interne, le retour de la victime semble pouvoir s’expliquer par la convergence de facteurs très différents : la remise en question de l’intervention exclusive de l’Etat dans des secteurs de plus en plus nombreux de la vie sociale, y compris la justice pénale, où la participation des citoyens directement intéressés devient une revendication de plus en plus pressante ; le développement de l’individualisme et la multiplication des droits subjectifs ; l’accroissement du sentiment d’insécurité, notamment lié à l’augmentation constante du nombre de victimes non indemnisées ; la crise du modèle de réhabilitation conçu en termes de traitement du délinquant ; le besoin de revaloriser un système pénal en crise, tant en termes d’efficacité que de légitimité [3].
5Quelle que soit leur orientation, les différents courants de pensée centrés sur la victime partagent en commun le fait qu’ils modifient de manière plus ou moins radicale les conceptions traditionnelles du crime, du criminel, de la peine et du procès pénal [4].
6En ce qui concerne le crime, si son « abolition » n’est pas toujours revendiquée, une définition sensiblement différente en est souvent proposée. A l’idée que le crime constituerait une atteinte à la société et non à l’individu, se substitue l’idée qu’il constitue plutôt la violation ou la menace de violation des droits d’un ou plusieurs individus. Dans cette perspective, la distinction traditionnelle entre le crime et la faute civile, sans disparaître entièrement, s’amenuise considérablement.
7En ce qui concerne le criminel, le fait de placer la victime comme acteur au centre des préoccupations entraîne nécessairement le déplacement des autres acteurs qui se trouvaient jusqu’ici au premier plan. Il en va ainsi de la société elle-même ainsi que des organes étatiques qui les représentent. Il en va de même du délinquant lui-même qui occupait, depuis le développement des théories positivistes, le devant de la scène criminologique et constituait la cible privilégiée des politiques criminelles. En définitive, la référence à la victime aboutit à caractériser le délinquant moins comme un « transgresseur » de règles ou un être antisocial que comme l’auteur d’un préjudice concret subi par une ou plusieurs personnes qui en sont victimes.
8En ce qui concerne la peine, les apports les plus nouveaux des courants de pensée centrés sur la victime consistent à concevoir des solutions au moins partiellement alternatives aux formes traditionnelles d’intervention du droit pénal, parmi lesquelles principalement la réparation, réelle ou symbolique, du dommage subi par la victime, voire même la réconciliation. Un véritable changement de paradigme impliquerait que l’intimidation, l’amendement, la neutralisation ou la réhabilitation du criminel cessent de constituer les principes directeurs du système pénal et cèdent la place à la réparation accordée à la victime, même si d’aucuns estiment que la fonction réparatrice des peines est en fait une partie intégrante de leur fonction traditionnelle de réprobation.
9Enfin, le « retour de la victime » permet évidemment d’apporter un éclairage nouveau sur la procédure pénale et même repenser le procès autour de l’exigence d’une justice plus participative. Cette implication de la victime dans le procès pénal peut revêtir des formes et être d’une intensité variables : assurer une information accrue de la victime et lui garantir la prise en considération, tout au long du déroulement du procès, des besoins et des difficultés spécifiques de celle-ci (notamment par la création ou l’amélioration de services d’accueil et d’assistance au profit des victimes) ; accorder une place plus importante aux victimes, que ce soit sous la forme d’une participation de leur part à tout ou partie des phases de déroulement du procès pénal ou d’une assistance renforcée à leur égard ; pour certains même, ouvrir aux victimes certains droits réservés au ministère public (droit d’action, droit d’appel, droit d’avis concernant la sanction applicable, voire la libération conditionnelle de la personne condamnée, etc.).
B – Sur le plan international
10Le même mouvement s’observe sur la scène internationale et je me limiterai à en souligner certains indices.
11De manière générale, les textes internationaux s’inscrivent dans la recherche d’un équilibre et d’une égalité des droits entre les parties au procès. Tel est en substance le sens et la portée de la Déclaration of basic principles of justice for victims of crimes and abuse of power qui a été adoptée par l’Assemblée générale des Nations-Unies dans sa Résolution 40/34 du 29 novembre 1985.
12Au niveau du Conseil de l’Europe, la Recommendation on the position of the victim in the framework of criminal law and procedure/Recommandation sur la position de la victime dans le cadre du droit pénal et de la procédure pénale adoptée par le Comité des ministres le 28 juin 1985 vise également une reconnaissance internationale élargie du rôle des victimes et de leur position juridique dans le procès.
13En 1989, le professeur S. Trechsel, président de la Commission européenne des droits de l’homme suggérait d’ajouter un protocole à la Convention européenne des droits de l’homme qui aurait garanti ou plus exactement codifié, les droits essentiels des victimes dans le cadre du procès pénal, en offrant ainsi une sorte de parallèle avec un texte envisagé sur les droits de l’homme des détenus. Les avantages d’un tel protocole auraient été de pointer, en vue de les corriger, les défauts les plus essentiels des diverses législations existantes et d’exercer ainsi une sorte de « pression » sur les législateurs nationaux pour qu’ils modifient les textes. Mais peut-être son apport essentiel aurait-il été d’ordre symbolique : reconnaître définitivement que la victime n’est pas un « étranger » (outsider) dans le procès pénal, qu’elle est plus qu’un témoin, qu’elle est une personne impliquée et concernée. M. Groenhuijsen voit cependant à un tel protocole de nombreux problèmes [5]. La nature même de certains droits des victimes les rend difficilement concrétisables et il estime qu’il faut aussi s’interroger sur les conséquences concrètes en cas de non-respect par les Etats des « droits de l’homme des victimes ». En fait, l’auteur relève une situation paradoxale : les droits de l’homme relèveraient de ce que le philosophe américain Fuller appellerait la moralité du devoir tandis que les « droits de l’homme de la victime » relèveraient de la moralité des aspirations.
14Enfin, il faut observer un véritable « tournant » en faveur de la victime dans le développement de la justice pénale internationale. Tout d’abord, les expériences des tribunaux pénaux internationaux ad hoc ont certainement accru la prise de conscience et la sensibilité aux séquelles physiques et psychiques que les auditions des victimes comme témoins peuvent provoquer, notamment en cas de tortures ou de violences sexuelles et lorsque la victime est confrontée à l’agresseur [6]. D’où la nécessité, comme nous le verrons, de protéger les témoins-victimes. Ensuite, grâce notamment à la forte pression des ONG rassemblées en coalition lors de la conférence diplomatique de Rome en juin-juillet 1998, la place de la victime a été reconnue dans le statut de la Cour pénale internationale dont l’article 68 s’inscrit sous le titre « Protection et participation au procès des victimes et des témoins ». Elle a été consolidée dans le Règlement de procédure et de preuve adopté par la Commission préparatoire le 12 décembre 2000 qui définit ainsi la victime : « Toute personne physique qui a subi un préjudice du fait de la commission d’un crime relevant de la compétence de la Cour » (art. 85). Il est intéressant de rappeler qu’en vue de ce Règlement, le professeur Th. van Boven avait suggéré une définition de la victime qui fait expressément référence aux droits fondamentaux : « Toute personne ou groupe de personnes qui, directement ou indirectement, individuellement ou collectivement, ont subi un préjudice à raison de crimes relevant de la compétence de la Cour. Le terme préjudice comprend toute atteinte physique ou mentale, toute souffrance morale, tout dommage matériel ou atteinte substantielle aux droits fondamentaux. Le cas échéant, des organisations ou des institutions qui ont pâti directement du crime peuvent aussi être des victimes » [7].
15Ce bref détour par le droit interne et le droit international doit simplement nous permettre de situer, à la lumière de l’évolution qui caractérise cette matière, les différentes places que la victime occupe ou n’occupe pas (ou pas encore), dans la Convention européenne des droits de l’homme.
II – Les places de la victime
16J’examinerai ici, en déployant les droits garantis par la Convention européenne des droits de l’homme, les différents lieux de rencontre entre victimes et droits de l’homme, au regard de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. Je suivrai l’ordre des articles de la Convention.
A – Le droit à la vie et l’interdit de la torture
17Dans des situations d’atteintes graves à l’intégrité physique ou psychique (meurtres, coups et blessures, viols), comment les victimes d’infractions pénales peuvent-elles revendiquer et trouver protection au regard des articles 2 et 3 de la Convention ? L’examen de la jurisprudence montre certaines voies d’accès. L’hypothèse ici est que les victimes d’infractions pénales sont aussi des victimes de violations graves des droits fondamentaux. Par rapport au domaine traditionnel de la jurisprudence de la Cour en ce qui concerne les victimes, celui de l’applicabilité de l’article 6 de la Convention à la constitution de partie civile, nous sommes ici dans ce que l’on pourrait appeler une création plus récente.
1 – Les obligations positives
18Depuis un certain temps déjà, la Cour a étendu le champ des obligations qui s’imposent aux États : aux obligations négatives inscrites dans la Convention s’ajoutent, dans certains cas, des obligations positives afin d’assurer l’effectivité des droits et libertés garantis jusque, et y compris dans, les relations interindividuelles. Ces obligations de prévention s’analysent en des obligations de moyens et non de résultat [8].
a – Leur reconnaissance
19L’existence de telles obligations est affirmée dans le champ de l’article 2. Ainsi, dans des arrêts récents, la Cour reconnaît l’obligation de prendre des mesures nécessaires à la protection d’une famille contre les agissements, homicides d’un personnage dangereux (Osman contre Royaume-Uni, 28 octobre 1998, § 115 ; Kaya contre Turquie, 28 mars 2000, § 82).
20Elle l’est aussi dans le champ de l’article 3. Ainsi, dans l’arrêt Z. et autres contre Royaume-Uni (10 mai 2001), la Cour rappelle que, « combinée avec l’article 3, l’obligation que l’article 1 de la Convention impose aux Etats de garantir à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés consacrés par la Convention et leur commande de prendre des mesures propres à empêcher que ces personnes ne soient soumises à des tortures ou à des peines ou traitements inhumains ou dégradants, même administrés par des particuliers (…) Ces dispositions doivent permettre une protection efficace, notamment des enfants et autres personnes vulnérables, et inclure des mesures raisonnables pour empêcher des mauvais traitements dont les autorités avaient ou auraient dû avoir connaissance » (§ 73). En l’espèce, la Cour estime que le système a failli à protéger les enfants requérants de la négligence et des abus graves qu’ils ont subis sur une longue période et elle constate, dès lors, la violation de l’article 3 de la Convention (§§ 74 et 75).
b – Le choix des mesures les plus aptes
21Pour assumer les obligations qui lui incombent quant à la protection des droits garantis, l’état doit adopter les mesures législatives, administratives et judiciaires « les plus aptes » à prévenir les violations des droits et libertés, même dans les rapports entre particuliers.
22Partant du postulat que la voie pénale est la plus efficiente en termes de dissuasion, celle-ci devra alors, le cas échéant, être privilégiée (arrêt X. et Y. contre les Pays-Bas, 26 mars 1985, § 27). La Cour a même été plus loin dans l’arrêt A. contre Royaume-Uni (23 septembre 1998). Elle estime, en effet, que la protection effective d’un enfant contre la maltraitance ne peut se satisfaire de la seule mise en œuvre de la responsabilité extra-contractuelle de l’auteur, mais exige de surcroît la répression pénale de celui-ci et elle souligne dès lors l’obligation qui incombe à l’Etat d’adapter sa législation pénale aux fins d’assurer une répression effective des mauvais traitements infligés à un enfant (§ 22). Contrairement au principe de la subsidiarité du droit pénal, ce qui peut surprendre et même heurter les pénalistes, il s’agit donc, dans des cas extrêmes, de privilégier le recours à la voie pénale puisque c’est l’absence de recours à cette voie qui doit devenir objet de justification. La répression pénale se place nécessairement au cœur d’un conflit entre droits et libertés, problème éminemment complexe vis-à-vis duquel les schémas de raisonnement classiques se révèlent largement insatisfaisants.
2 – Les garanties procédurales
23Comme l’observe S. Van Drooghenbroeck, « il n’est pas faux d’affirmer qu’à l’heure actuelle, chacun des droits substantiels garantis par la Convention se voit doublé, hors texte, de garanties procédurales, au sens large, qui en assurent l’effectivité » [9]. Dans l’arrêt McCann et autres contre Royaume-Uni (27 septembre 1995) qui concerne le droit à la vie, la Cour a précisé que l’obligation de protéger le droit à la vie combiné avec le devoir général de l’article 1 de la Convention, impliquait et exigeait de mener une forme d’enquête efficace lorsque le recours à la force avait entraîné la mort. Cette jurisprudence fut confirmée par la suite, ce qui a aussi permis de préciser la protection procédurale de l’article 2 [10].
24Dans l’arrêt Kaya contre Turquie (19 février 1998), cette protection implique pour les agents de l’Etat l’obligation de rendre compte de l’usage de la force meurtrière : leurs actes doivent être soumis à une forme d’enquête indépendante et publique, propre à déterminer si le recours à la force était ou non justifié dans les circonstances particulières du cas (§ 87). Dans l’arrêt Tanrikulu contre Turquie (9 juillet 1999), la Cour ajoute que l’obligation d’enquête ne vaut certes pas seulement pour les cas où il a été établi que la mort a été provoquée par un agent de l’Etat mais que semblable obligation naît du seul fait que les autorités sont informées du décès sans qu’une plainte officielle ne soit requise.
25Une protection procédurale identique est également reconnue en ce qui concerne l’article 3 de la Convention ainsi que l’a reconnu la Cour dans l’arrêt Assenov contre Bulgarie du 28 octobre 1998 (§ 102), jurisprudence qui est reprise dans de nombreux arrêts ultérieurs (Labita contre Italie, 6 avril 2000, § 131 ; Dikme contre Turquie, 11 juillet 2000, § 101, etc.).
B – Le procès équitable
26Nous sommes ici au cœur du procès pénal. Comment les garanties du procès équitable, telles qu’elles sont fixées à l’article 6 de la Convention, sont-elles susceptibles d’être mobilisées par les victimes ? Mais, préalablement, il importe de déterminer dans quelle mesure l’article 6 est susceptible de s’appliquer à la victime ou, plus précisément, à la partie civile. L’essentiel de la jurisprudence de la Cour concerne cette question.
1 – L’applicabilité de l’article 6 de la Convention
27Comme nous le savons, le champ d’application de l’article 6 § 1 de la Convention est subordonné à ce que l’on pourrait appeler un double « verrou » : le tribunal chargé d’assurer les garanties du procès équitable doit être appelé à décider soit des « contestations sur des droits et obligations de caractère civil », soit du « bien-fondé d’une accusation en matière pénale ».
a – Le bien-fondé d’une accusation en matière pénale
28L’article 6 ne garantit pas à la victime le droit d’action, c’est-à-dire le droit de provoquer, par elle-même ou par l’intermédiaire du ministère public, l’ouverture de poursuites pénales contre des tiers (Helmers contre Suède, 29 octobre 1991, § 14 ; jurisprudence constante). Dans ce cas, la requête est déclarée incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention. Même si, comme nous le verrons, il y a des interférences de plus en plus marquées entre l’intérêt à la réparation et l’intérêt à la répression, cette position se fonde sur l’idée que le procès civil est d’ordre privé et que le procès pénal est d’ordre public [11].
29Dans l’affaire Valera Laterrade contre Royaume-Uni, le requérant se plaignait que la libération du général Pinochet par le ministre de l’Intérieur constituait une interférence politique dans la procédure judiciaire qu’il entendait mener pour faire valoir les faits de torture et de mauvais traitements qu’il avait subis au Chili entre 1973 et 1990. La Cour a déclaré la requête irrecevable comme manifestement mal fondée (décision du 6 avril 2001) en rappelant qu’il n’y a pas de droit, dans la Convention, pour une personne privée d’introduire une poursuite pénale, en outre « in relation to matters in a foreign jurisdiction ».
b – Des contestations sur des droits et obligations de caractère civil
30La question se présente ici en d’autres termes. Dans quelle mesure l’action de la victime d’une infraction qui se constitue partie civile (dans les systèmes de droit où un tel mécanisme est prévu [12]), c’est-à-dire qui greffe son action civile sur l’action publique, rentre-t-elle dans le champ d’application de l’article 6 de la Convention au titre des « contestations sur des droits et obligations de caractère civil » ?
31Le raisonnement de la Cour part de la question de savoir si la procédure pénale à laquelle la partie lésée se joint par l’action civile constitue une « contestation », portant sur un « droit de caractère civil », que l’on peut prétendre de façon défendable comme garanti par le droit interne. La contestation peut porter aussi bien sur l’existence d’un droit que sur son étendue ou ses modalités d’exercice et elle peut concerner autant des questions de fait que des questions de droit. Elle doit être « réelle et sérieuse » et son issue doit être directement déterminante pour l’exercice d’un tel droit. Si donc l’issue de la procédure pénale est directement déterminante pour le droit de caractère civil que constitue le droit à la réparation du dommage causé par l’infraction, l’article 6 de la Convention est susceptible de trouver application. En d’autres termes, il peut être invoqué par la partie lésée par l’infraction dont le droit à la réparation est subordonné à l’issue de la procédure pénale.
32C’est à partir de cette position, qui reflète assez fidèlement le « double visage » de l’action civile, que les problèmes commencent à se poser. Pour en éclairer la portée, je reprendrai les éléments du débat tels qu’ils apparaissent dans les requêtes présentées devant la Cour. A cet égard, il faut évidemment rappeler que la Cour ne peut se prononcer que sur les cas dont elle est saisie.
1 – Une issue déterminante
33Une décision de non-lieu prononcée par une juridiction d’instruction ne s’impose pas avec autorité de chose jugée aux juridictions civiles compétentes pour se prononcer sur une demande en réparation. Partant, une telle décision « laisse en pratique intactes les prétentions de caractère civil du plaignant » et ne peut être considérée comme directement déterminante du droit à la réparation de la partie lésée. Il en résulte l’impossibilité pour la partie civile d’invoquer à son profit les garanties de l’article 6 § 1 de la Convention (Commission européenne des droits de l’homme, de Bonvoisin contre Belgique, décision du 13 avril 1994) [13]. En l’espèce, le requérant estimait que les juridictions d’instruction n’avaient pas l’impartialité et l’indépendance requises par l’article 6 § 1 de la Convention.
2 – Les contours de la réparation
34Dans la mesure où la reconnaissance du caractère civil du droit de la victime/partie civile est subordonnée à la réparation du dommage causé par l’infraction, la question se pose nécessairement des contours de la réparation et de la finalité de la constitution de partie civile, laquelle par ricochet touche aussi aux fondements même de la finalité de l’intervention pénale. Le point critique aujourd’hui est sans doute que la dissociation radicale de l’action civile et de l’action pénale se heurte de plus en plus une forme d’évolution que l’on observe et qui tend à atténuer sensiblement la frontière entre l’action pour l’application des peines qui est qualifiée d’action publique et l’action civile que peut introduire la victime de l’infraction pour obtenir réparation de son préjudice. Outre un phénomène de superposition, voire d’interférence entre les intérêts privés que protègent certaines dispositions du droit pénal et l’intérêt public que protège la règle pénale elle-même, la coexistence même des actions civiles, mise en œuvre par la victime et publique, mise en œuvre par le ministère public illustre clairement cette superposition d’intérêts. Le mécanisme de constitution de partie civile devant une juridiction répressive en est d’ailleurs l’expression la plus achevée sous la forme d’un véritable intérêt privé à la répression pénale [14].
35Dans l’affaire Tomasi contre France (27 août 1992), le requérant se plaignait, sous le visa de l’article 6, de la durée de l’examen de sa plainte avec constitution de partie civile, pour les sévices qu’il aurait subis. En ce qui concernait l’applicabilité de l’article 6, le gouvernement soutenait que la procédure litigieuse ne pouvait pas relever de la notion de contestation sur des droits et obligations de caractère civil car, en se constituant partie civile, la personne qui se prétend lésée par une infraction pénale met en mouvement l’action publique ou s’associe à celle déjà engagée par le parquet ; elle cherche donc à faire condamner l’auteur du crime ou du délit et ne sollicite aucune réparation matérielle (§ 120). La Cour ne souscrit pas à cette thèse. L’article 85 du Code de procédure pénale prévoit le dépôt de plainte avec constitution de partie civile et ce texte est une application de l’article 2 du même code : « l’action civile en réparation du dommage causé par un crime, un délit ou une contravention appartient à tous ceux qui ont personnellement souffert du dommage directement causé par l’infraction ». Le juge d’instruction a estimé recevable la constitution de partie civile dès lors que les circonstances invoquées lui permettaient de supposer l’existence du préjudice allégué et un lien direct avec une infraction. « Le droit à indemnité revendiqué par le requérant dépendait donc de l’issue de sa plainte, c’est-à-dire de la condamnation des auteurs des sévices incriminés. Il revêtait un caractère civil, nonobstant la compétence des juridictions pénales » (§ 121).
36Dans l’affaire Acquaviva contre France (21 novembre 1995) qui concernait une plainte avec constitution de partie civile pour homicide involontaire, la famille souhaitait connaître les circonstances du décès de leur fils et sollicitait la reconstitution des faits, sans toutefois réclamer d’indemnisation. Le gouvernement soutenait que la procédure en cause ne concernait dès lors pas des droits et obligations de caractère civil et il distinguait, quant à l’application de l’article 6 à l’égard de la partie civile, entre constitution de partie civile vindicative et constitution de partie civile indemnitaire. Les requérants n’auraient eu d’autres objectifs que celui de provoquer des poursuites. Dans son rapport, la Commission européenne des droits de l’homme a conclu à l’application de l’article 6 : la constitution de partie civile des intéressés, même non assortie d’une demande d’indemnisation, marque leur volonté d’agir en réparation de leur dommage. La clôture de l’instruction par un arrêt de non-lieu fut déterminante pour leurs droits de caractère civil. A son tour, la Cour constate « que l’action des requérants, accueillie par le juge et non contestée par le ministère public, leur interdisait temporairement l’accès aux juridictions civiles pour obtenir réparation d’un préjudice. En choisissant la voie pénale, les requérants déclenchèrent des poursuites judiciaires afin d’obtenir une déclaration de culpabilité, condition préalable à toute indemnisation, et conservèrent la faculté de présenter une demande en réparation jusque et y compris devant la juridiction de jugement. Le constat de légitime défense, exclusif de toute responsabilité pénale et civile, auquel aboutit la chambre d’accusation de la cour d’appel, les priva de tout droit d’agir en réparation. L’issue de la procédure était donc déterminante aux fins de l’application de l’article 6 pour l’établissement de leur droit à réparation » (§ 47).
37L’arrêt Hamer contre France du 7 août 1996, auquel est joint une forte opinion dissidente du juge Martens, peut paraître, dans cette évolution, un cas d’espèce. Pour un ensemble de raisons, la requérante n’avait, à aucun stade de la procédure, sollicité l’octroi de dommages-intérêts ni formulé de revendication pécuniaire. Le gouvernement soutient dès lors que la constitution de partie civile n’avait pas eu pour objet de faire trancher une contestation sur un droit de caractère civil mais de s’associer aux poursuites et d’obtenir condamnation de l’auteur. La Commission européenne des droits de l’homme estima indifférent le fait que la requérante n’ait pas expressément revendiqué un droit à indemnité dès lors que sa constitution de partie civile marquait, conformément au droit français, sa volonté d’agir en réparation du dommage causé par l’infraction. Par ailleurs, l’acquittement de l’accusé par la cour d’assises aurait empêché la requérante d’obtenir réparation du préjudice. La Cour adopte cette fois une autre approche et, en l’absence de toute demande de réparation au cours de l’instruction, à l’audience de la cour d’assises et même après l’arrêt d’acquittement, l’issue de la procédure n’était pas déterminante aux fins de l’article 6 pour l’établissement de son droit à réparation. Elle distingue cette affaire où il y a eu renvoi devant la juridiction de jugement des affaires Tomasi contre France (arrêt du 27 août 1992) et Acquaviva contre France (arrêt du 21 novembre 1995) qui se sont terminées par un arrêt de non-lieu.
38En rappelant la thèse selon laquelle les constitutions de partie civile opérées à seule fin d’obtenir des dommages-intérêts relèvent de l’article 6 tandis que celles motivées par le souci de voir l’accusé condamné échappent au domaine de cette disposition, le juge Martens dans son opinion dissidente montre bien les limites de la dissociation radicale de « l’intérêt à la répression » et de « l’intérêt à la réparation ». Comment, en effet, sans porter atteinte à la sécurité juridique, scruter les intentions des parties ? Par ailleurs, si la partie civile se joint à la procédure pénale sans réclamer de réparation financière pour le dommage causé, ce fait n’a aucune incidence sur sa qualité de partie au procès. En outre, la réparation comme d’ailleurs le dommage lui-même, ne doit pas nécessairement être de nature financière ou patrimoniale. Elle peut aussi avoir un caractère purement moral, comme par exemple le franc symbolique, souvent réclamé par les parties civiles. Dès lors, à partir du moment où l’interprétation restrictive de l’article 6 ne correspond pas à l’objet et au but de cette disposition, le juge Martens constate que la solution retenue par la Cour « va à contre-courant » de la sensibilité croissante au besoin de fortifier la position des victimes d’infractions. « Elle implique que les intérêts de la victime sont plus dignes d’intérêt, méritent davantage de protection lorsque celle-ci cherche à obtenir une réparation financière pour le dommage qu’elle a subi que lorsqu’elle ne cherche pas à obtenir pareille indemnisation mais se contente d’une réparation prenant la forme d’une contribution à la condamnation de l’auteur de l’infraction ».
39En définitive, comme l’observe O. De Schutter, la solution retenue dans l’arrêt Hamer «fait dépendre le champ d’application de l’article 6 des rapports que le droit interne établit entre l’action publique et l’action civile, au détriment de la signification autonome qui est à lui reconnaître » [15]. Les interrogations du juge Martens résonnent en écho : pourquoi le droit de la victime d’obtenir l’établissement de la culpabilité de la personne ne pourrait-il être qualifié de droit de caractère civil au sens autonome de l’article 6 ?
40Sans encore aller jusque là, l’arrêt Aït-Mouhoub contre France (28 octobre 1998) semble cependant renouer, quant à lui, avec la jurisprudence antérieure. Selon le gouvernement les plaintes de l’intéressé n’auraient eu qu’un but vindicatif, sans aucune finalité indemnitaire, dans la mesure où elles n’auraient visé qu’à remettre en cause sa propre condamnation. Le requérant n’a jamais sollicité l’octroi de dommages-intérêts et, en tout état de cause, il aurait pu agir devant les juridictions civiles pour obtenir réparation sur base des articles 1382 et 1383 du Code civil. La Cour relève que, dans sa plainte, le requérant a expressément fait état du préjudice de caractère financier causé par les infractions alléguées puisqu’il estimait avoir été ruiné en raison des vols commis à son encontre. La plainte portait donc sur un droit de caractère civil. Le fait qu’il n’ait pas chiffré son préjudice dès le dépôt de celle-ci ne saurait entrer en ligne de compte car, en droit français, il y a la possibilité de présenter une demande en dommages-intérêts jusque et y compris devant les juridictions de jugement. La Cour estime par ailleurs que la plainte visait à déclencher des poursuites afin d’obtenir une déclaration de culpabilité pouvant entraîner l’exercice de ces droits civils en rapport avec les infractions alléguées et notamment l’indemnisation du préjudice financier. L’issue de la procédure était donc déterminante aux fins de l’article 6 § 1 de la Convention pour l’établissement du droit à réparation.
41Pour enrichir le débat, il faut lire aussi l’opinion concordante du juge De Meyer selon lequel, la Cour n’avait pas à développer une fois de plus les considérations fondées sur l’aspect patrimonial des plaintes. « Beaucoup de droits, dont personne ne conteste le caractère civil, par exemple dans le domaine de l’état des personnes, ne sont pas appréciables en argent. En l’espèce, il suffisait de constater qu’une plainte avec constitution de partie civile implique par elle-même l’introduction, contre celui ou ceux qu’elle vise, d’une action civile en réparation, jointe à l’action pénale qu’elle tend à déclencher. Si, même dans une acception très restreinte, les mots doivent avoir un sens, une action civile a manifestement pour objet et pour but d’obtenir la détermination de droits civils ».
42L’arrêt Maini contre France (26 octobre 1999) contribue à l’évolution esquissée. En l’espèce, le requérant déposa une plainte avec constitution de partie civile mais le juge d’instruction rendit une ordonnance de non-lieu. Dans sa plainte, il fait expressément état de préjudices matériel, moral et financier causés par les infractions alléguées à son encontre. La Cour estime que « le fait qu’il n’ait pas chiffré son préjudice dès le dépôt de sa plainte ne saurait entrer en ligne de compte car, en droit français, il avait la possibilité de présenter une demande en dommages-intérêts jusque et y compris devant les juridictions de jugement » (§ 28). L’issue de la procédure était donc déterminante aux fins de l’article 6 § 1 pour l’établissement du droit à réparation du requérant. En outre, « la procédure s’étant terminée par un non-lieu, une action fondée sur la responsabilité des policiers était vouée à l’échec et n’était qu’un recours illusoire dans la mesure où le requérant, qui n’avait pu démontrer le bien-fondé de ses allégations devant les juridictions pénales n’avait aucune chance de le faire devant les juridictions civiles » (§ 30). Partant, l’article 6 § 1 était applicable.
43La décision Polak et Polakova contre la République tchèque (7 mars 2000) s’inscrit dans cette jurisprudence. La Cour relève que, par leur jonction à la procédure pénale en qualité de victime, les requérants ont fait expressément état de préjudices matériel et moral causés par les infractions alléguées à leur encontre. « L’acte de jonction portait donc sur un droit de caractère civil. La Cour estime par ailleurs que les requérants, en se joignant à la procédure pénale en qualité de victime, montrèrent leur intérêt à obtenir une déclaration de culpabilité des accusés pouvant entraîner l’exercice de leurs droits civils en rapport avec les infractions alléguées et, notamment, l’indemnisation du préjudice dont ils faisaient état. L’issue de la procédure était donc déterminante aux fins de l’article 6 § 1 de la Convention pour l’établissement de leur droit à réparation » (pp. 5-6). Dans le même sens aussi, la décision Matthies-Lenzen contre Luxembourg du 14 juin 2001.
44Une requête pendante devant la Cour soulève une difficulté liée à la mise en œuvre du critère décisif de la réparation. En l’espèce, la constitution de partie civile a été jugée irrecevable parce que dirigée contre un magistrat. Or, ce fait empêche précisément de savoir si les requérants auraient ou non chiffré leur préjudice. Les requérant contestent donc cette irrecevabilité comme discriminatoire et contraire aux articles 6 et 14 de la Convention.
2 – Les garanties de l’article 6
a – L’accès au tribunal
45Dans les affaires soumises à la Cour, le droit d’accès au tribunal de la partie civile a été examiné dans différents registres.
1 – Le versement d’une consignation
46Dans l’arrêt Aït-Mouhoub contre France (28 octobre 1998), le requérant soutenait, quant au fond, qu’il n’avait pas bénéficié du droit d’accès à un tribunal, ses deux plaintes avec constitution de partie civile ayant été déclarées irrecevables en raison de son incapacité à verser le montant des consignations (celui-ci s’élevant à 80.000 francs français pour chacune). La Cour estime que la fixation de cette somme était « disproportionnée », étant donné l’absence totale des ressources du requérant. « Exiger du requérant le versement d’une telle somme revenait en pratique à le priver de son recours devant le juge d’instruction » (§ 57). La Cour estime dès lors qu’il a été porté atteinte au droit d’accès du requérant à un tribunal au sens de l’article 6 de la Convention (§ 58).
47L’arrêt Garcia Manibardo contre Espagne (15 février 2000) s’inscrit dans la même voie : « en obligeant à consigner le montant de la condamnation, l’Audiencia Provincial a empêché la requérante de se prévaloir d’un recours existant et disponible, de sorte que celle-ci a subi une entrave disproportionnée à son droit d’accès à un tribunal » (§ 45). De même, dans l’arrêt Kreuz contre Pologne du 19 juin 2001, la Cour a estimé que la consignation de 8 % du montant de la revendication (en l’espèce, 100.000.000 de zlotys correspondant à 16 mois de salaire) était une restriction disproportionnée à son droit d’accès à un tribunal.
2 – Le recours en cassation
48En France, en vertu de l’article 575 du Code de procédure pénale, la partie civile est irrecevable, sauf exception, à se pourvoir contre un arrêt de la chambre d’accusation en l’absence de pourvoi du ministère public [16]. Comme le constate D. Karsenty, il en résulte que la partie civile, pourtant autorisée à engager une procédure pénale en première instance et à la poursuivre en appel, se voit « fermer », en cours d’instance, la voie du pourvoi en cassation [17].
49Dans l’affaire A. Rezgui contre France (décision du 7 novembre 2000), la Cour en a tiré les conséquences au niveau de la recevabilité de la requête : le problème soulevé par le gouvernement était l’épuisement des voies de recours internes et le respect du délai de six mois pour introduire une requête lorsqu’une partie civile a formé un pourvoi en cassation dans un cas non prévu par l’article 575 du Code de procédure pénale et a donc vu son pourvoi déclaré irrecevable pour ce motif. La Cour a constaté que l’article 575 du Code de procédure pénale énumérait de manière limitative les cas dans lesquels la partie civile pouvait se pourvoir en cassation en l’absence de pourvoi du ministère public. Elle a estimé dès lors qu’un pourvoi formé, comme en l’espèce, hors des cas énumérés par l’article 575, ne constituait pas un recours à épuiser au sens de la Convention. Dès lors, la décision interne à prendre en compte pour le calcul du délai de six mois, au sens de l’article 35 de la Convention, était l’arrêt de la chambre d’accusation contre lequel le requérant avait formé un pourvoi que la chambre criminelle de la cour de cassation avait rejeté comme irrecevable. Il en résultait que la requête était tardive et devait donc être rejetée par application de l’article 35 de la Convention (dans le même sens, Vieillard contre France, 22 octobre 2001).
50En revanche, une autre requête a été déclarée recevable (Berger contre France, décision du 10 juillet 2001) et est actuellement pendante devant la Cour. Elle concerne directement cette fois la position de la partie civile dans la mesure où, invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, la requérante se plaint qu’il y a eu rupture d’égalité des armes en raison de la décision de la Cour de cassation de déclarer son pourvoi irrecevable, à défaut d’un pourvoi de la part du ministère public.
3 – La question des immunités
51Dans les affaires T.P. et K.M. ainsi que Z. et autres contre Royaume-Uni (arrêts du 10 mai 2001), les requérants allèguent que la décision de la chambre des Lords concluant qu’aucun devoir de vigilance ne s’imposait à l’autorité locale les a empêchés d’accéder à un tribunal. Ils estiment que, concrètement, il s’agissait d’une règle d’exonération de responsabilité ou d’une immunité de poursuite qui fait obstacle à toute décision sur leurs griefs à partir des faits. Alors que la Commission avait conclu à la violation de l’article 6 en ce que la chambre des Lords avait appliqué une règle exonérant les autorités locales de toute responsabilité en matière de protection de l’enfance, ce qui dans les circonstances de l’espèce s’analysait en une restriction disproportionnée à l’accès des requérants à un tribunal (rapport du 10 septembre 1999), la Cour s’oriente dans une autre direction. Elle rappelle que, selon sa jurisprudence constante, l’article 6 § 1 n’assure, par lui-même, aux droits et obligations de caractère civil aucun contenu matériel déterminé dans l’ordre juridique des Etats contractants. En l’espèce, les requérants réclamaient des dommages-intérêts pour négligence, un délit civil en droit anglais, qui a été, pour une large part, défini par la jurisprudence des tribunaux internes. Alors que dans l’affaire Osman contre Royaume-Uni (28 octobre 1998), l’exonération de responsabilité pour négligence, qui portait sur les actions ou omissions de la police dans le cadre de ses fonctions d’enquête et de prévention du crime, s’analyse en une restriction de l’accès à un tribunal, dans cet arrêt la Cour se départit de cette jurisprudence et est amenée à conclure que l’impossibilité pour les requérants de poursuivre les services sociaux découlait, non pas d’une immunité, mais des principes applicables régissant le droit d’action matériel en droit interne. Elle estime donc qu’il n’y a pas eu de limitation à l’accès à un tribunal (§ 100).
4 – La qualité de partie civile
52La requête Olejnik contre Pologne (décision d’irrecevabilité du 22 mars 2001) concernait, quant à elle, le refus non motivé d’accorder à une victime la qualité de partie civile permettant de participer activement au procès et de faire appel.
5 – La prescription
53La requête Anagnostopoulos contre Grèce, actuellement pendante devant la Cour, concerne une plainte avec constitution de partie civile par laquelle le requérant entendait déclencher l’action publique et formuler une demande d’indemnisation, même modique. Suite à une série de retards du magistrat instructeur et l’entrée en vigueur d’une nouvelle loi qui, en changeant la qualification de l’infraction, a réduit le délai de prescription de l’action publique, les tribunaux ont du constater que les délits étaient prescrits. La question qui se pose est celle de savoir si, lorsque l’ordre juridique interne offre un recours au justiciable, tel le dépôt d’une plainte avec constitution de partie civile, l’État a obligation de veiller à ce que celui-ci jouisse des garanties fondamentales de l’article 6. En l’espèce, le requérant se plaint d’une atteinte à son droit d’accès à un tribunal.
b – Le droit d’interroger des témoins
1 – Le droit de l’accusé
54L’article 6 § 3 d) de la Convention prévoit expressément le droit de tout accusé « à interroger ou faire interroger les témoins à charge et obtenir la convocation et l’interrogation des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge ». Cependant, l’exercice de ce droit, essentiel pour l’accusé, peut parfois se révéler problématique pour la victime. Dans certains cas, les droits des accusés et des victimes peuvent même se trouver en conflit et la tâche de la Cour sera donc de trouver entre ces droits une « concordance pratique ». Si, d’un côté, les revendications des droits des victimes ne peuvent avoir comme résultat de diminuer la garantie des droits des accusés et, partant, les exigences de la Convention, d’un autre côté, comme la Cour l’a rappelé à de multiples reprises, notamment dans différents arrêts qui concernent l’absence de l’accusé aux débats empêchant une instruction d’audience, il faut aussi tenir compte dans le déroulement du procès pénal, en vue d’une bonne administration de la justice, de l’intérêt des victimes (Poitrimol contre France, 23 novembre 1993 ; Van Geyseghem contre Belgique, 21 janvier 1999, § 33).
2 – La protection des témoins/victimes
55Lorsque les témoins sont les victimes, la question de leur protection est directement liée à celle du droit, pour l’accusé, de les interroger. De manière générale, le fait de témoigner devant un tribunal constitue une épreuve pour une victime, surtout d’un crime grave. Dans certains cas, le droit d’une personne accusée d’être confrontée aux témoins peut s’opposer au droit de la victime, notamment de certaines infractions (viol ou crime sexuel) de ne pas être confrontée à l’auteur présumé. Ainsi dans la requête De Haes et Gijsels contre Belgique, le rapport de la Commission du 29 novembre 1995 souligne qu’en matière d’inceste, il peut y avoir une charge émotionnelle trop grande pour imposer aux témoins de comparaître à l’audience.
56Dans l’arrêt Baegen contre Pays-Bas (27 octobre 1995), la Cour accepte que, dans une procédure pénale concernant des violences sexuelles, certaines mesures doivent être prises dans le but de protéger les victimes, pourvu que celles-ci puissent être réconciliées avec un exercice adéquat et effectif des droits de la défense qui consiste, notamment, à poser des questions aux personnes étant témoins et/ou victimes.
3 – Le dilemme du témoin anonyme
57Certains témoins peuvent conditionner leur collaboration à la justice par la protection de leur anonymat. Mais un témoignage anonyme comporte évidemment le risque d’une restriction importante à l’exercice des droits de la défense. Ici encore, deux droits garantis par la Convention se trouvent en présence : le droit des victimes et des témoins à la protection, et notamment dans certains cas leur droit à la vie ; le droit de l’accusé à un procès équitable, ce qui implique la possibilité de prendre connaissance de l’ensemble du dossier et d’interroger les témoins.
58Si dans l’arrêt Kostovski contre Pays-Bas (20 novembre 1989), la Cour a adopté une attitude critique à l’égard des témoignages anonymes comme moyens de preuve, sans toutefois les exclure de façon absolue, dans des arrêts ultérieurs, notamment dans l’arrêt Doorson contre Pays-Bas (26 mars 1996), elle a précisé sa jurisprudence en indiquant les circonstances dans lesquelles un témoignage anonyme est exceptionnellement admissible, ainsi que les garanties de procédure qui doivent l’entourer [18].
c – Le droit à l’information
59Dans l’arrêt Du Roy et Malaurie contre France (3 octobre 2000), la Cour a estimé que la loi de 1931 qui prononce une interdiction de publication absolue et générale concernant des poursuites déclenchées par une plainte avec constitution de partie civile (et non pas aux actions pénales mises en mouvement à l’initiative du ministère public ou sur plainte simple) portait violation de l’article 10 de la Convention. En l’espèce, l’existence d’autres mécanismes de protection des droits d’autrui rend superflue l’interdiction absolue prévue par la loi.
d – Le droit à un recours effectif
60L’article 13 de la Convention garantit l’existence en droit interne d’un recours permettant de s’y prévaloir des droits et libertés de la Convention. Il exige un recours permettant de connaître du contenu d’un grief défendable fondé sur la Convention et d’offrir le redressement approprié, même si les Etats jouissent d’une certaine marge d’appréciation quant à la manière de se conformer aux obligations que leur fait cette disposition. Si la portée de l’obligation découlant de l’article 13 peut varier en fonction de la nature du grief que le requérant fonde sur la Convention, le recours exigé doit, en tout état de cause, être effectif en pratique comme en droit (Aydin contre Turquie, 25 septembre 1997, § 103).
61La Cour a affirmé que lorsqu’un droit d’une importance aussi fondamentale que le droit à la vie ou l’interdiction de la torture est en jeu, l’article 13 exige, outre le versement d’une indemnité là où il convient, des investigations approfondies et effectives propres à conduire à l’identification et à la punition des responsables et comportant un accès effectif du plaignant à la procédure d’enquête (Kaya contre Turquie, 19 février 1998, § 107). L’affaire Caloc conter France (arrêt du 20 juillet 2000) est, en quelque sorte, la situation inverse. En l’espèce, il n’est pas contesté que, dès qu’elle a été saisie de la plainte avec constitution de partie civile, la chambre d’accusation a procédé à une enquête approfondie. Il ne peut dès lors être soutenu que les autorités, à l’occasion de l’enquête menée à la suite de la plainte du requérant, n’ont pas procédé de manière effective à une enquête, ni qu’elles ont fait preuve d’inertie.
62Par ailleurs, lorsque la violation concerne les articles 2 ou 3 de la Convention, qui comptent parmi les dispositions les plus fondamentales de la Convention, une requête actuellement pendante devant la Cour, Zavoloka contre Lettonie, soulève la question de savoir si une indemnisation du dommage moral découlant de la violation doit faire partie du régime de réparation mis en place.
63Enfin, dans l’affaire Z. et autres contre Royaume-Uni (10 mai 2001), les requérants affirmaient que seule pouvait offrir un recours effectif dans leur affaire une procédure juridictionnelle contradictoire contre l’organe public responsable du manquement. La Cour a estimé, en l’espèce, que les requérants ne disposaient ni d’un moyen approprié de faire examiner leurs allégations selon lesquelles l’autorité locale avait failli à les protéger d’un traitement inhumain et dégradant, ni d’une possibilité d’obtenir une décision exécutoire leur allouant une indemnisation pour le dommage subi. Par conséquent, ils ne s’étaient pas vus offrir un recours effectif pour dénoncer le manquement à l’article 3 (§§ 109-111).
e – L’épuisement des voies de recours internes
64Dans l’affaire Selmouni contre France (arrêt du 28 juillet 1999), le requérant avait déposé une plainte avec constitution de partie civile pour coups et blessures pendant sa garde à vue et, au moment de l’introduction de sa requête devant la Cour, la procédure pénale était toujours pendante. Le gouvernement soulevait, à titre d’exception préliminaire, le fait que la constitution de partie civile dans le cadre de la procédure pénale diligentée à l’encontre des policiers constituait un recours normalement disponible et suffisant pour obtenir réparation des préjudices allégués. La Cour estime que les autorités n’ont pas pris les mesures positives que les circonstances de la cause imposaient pour faire aboutir le recours. Dès lors, à défaut d’explication sur le caractère « effectif » et « adéquat » du recours, la Cour estime que celui-ci n’était pas normalement disponible et suffisant pour lui permettre d’obtenir réparation.
Conclusion
65Je me limiterai, pour terminer, à souligner deux points forts qui me sont apparu à l’examen de ces différents lieux de rencontre des victimes et des droits de l’homme.
66Tout d’abord, au-delà de la perspective dualiste qui traditionnellement oppose l’action publique à l’action civile, on perçoit de plus en plus la nécessité de retrouver l’interaction profonde qui unit ces actions. Le débat autour des notions de réparation et de la répression montre à la fois la fragilité des conceptions dominantes et la nécessité de s’ouvrir à un changement de perspective. Bentham disait déjà que les remèdes « satisfactoires » sont tout aussi nécessaires que les remèdes pénaux. Les victimes veulent aujourd’hui à la fois justice et réparation, vérité et responsabilité. En fait, comme le souligne A. d’Hauteville, elles veulent connaître, comprendre, assumer.
67Ensuite, si la vocation de la Convention européenne des droits de l’homme est d’assurer protection et garantie aux personnes les plus vulnérables, notamment dans le cadre du procès, il importe de rechercher toujours plus l’équilibre des droits en présence, de tous les droits en présence.
Notes
-
[1]
Cf. Fr. Tulkens et M. van de Kerchove, Introduction au droit pénal. Aspects juridiques et criminologiques, 5è éd., Bruxelles, Kluwer, 1999, pp. 62 et s.
-
[2]
A. Wyvekens, L’insertion locale de la justice pénale. Aux origines de la justice de proximité, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 117.
-
[3]
Fr. Tulkens et M. van de Kerchove, Introduction au droit pénal. Aspects juridiques et criminologiques, op. cit., p. 62.
-
[4]
Ibid., pp.69 et s.
-
[5]
M.S. Groenhuijsen, « Mensenrechten van slachtoffers van delicten en verdachten in het strafproces » in C.H. Brants, C. Kelk et M. Moerings, Er is meer. Opstellen over mensenrechten in internationaal en nationaal perspectief, Deventer, Gouda Quint bv, 1996, pp. 176 et s.
-
[6]
L. Walleyn, Victimes et témoins de crimes internationaux : du besoin de protection au droit à la parole, Paris, 2000 (inédit)
-
[7]
Séminaire international sur l’accès des victimes à la Cour pénale internationale, Paris, 27-29 avril 1999, cité par L. Walleyn, ibid.
-
[8]
Voy. S. Van Drooghenbroeck, La proportionnalité dans le droit de la Convention européenne des droits de l’homme. Prendre l’idée simple au sérieux, Bruxelles, Bruylant, Publications des FUSL, 2001, pp. 136 et s.
-
[9]
Ibid., p. 313.
-
[10]
Ibid., p. 314 et les nombreuses références citées.
-
[11]
Voy. M. van de Kerchove, « L’intérêt à la répression et l’intérêt à la réparation dans le procès pénal », in Droit et intérêt, sous la direction de Ph. Gérard, Fr. Ost et M. van de Kerchove, Bruxelles, Publications des FUSL, 1990, pp. 83 et s.
-
[12]
Un tel mécanisme est absent dans certains systèmes juridiques comme le droit anglo-saxon. Dans d’autres, comme aux Pays-Bas et en Italie, il est consacré dans des limites restreintes.
-
[13]
Pour un commentaire de cette décision, voy. D. Szafran, « Le plaignant et les garanties de l’article 6 de la Convention », Rev.trim.D.H., 1995, pp. 126 et s.
-
[14]
Fr. Tulkens et M. van de Kerchove, Introduction au droit pénal. Aspects juridiques et criminologiques, op. cit., pp. 130 et s.
-
[15]
O. De Schutter et S. Van Drooghenbroeck, Le droit international des droits de l’homme devant le juge national, Bruxelles, Larcier, 1999, p. 31.
-
[16]
J.-F. Renucci, Droit européen des droits de l’homme, Paris, LGDG, 1999, p. 156; O. Bachelet, « L’équité de la procédure en appel et en cassation : l’affaire Van Pelt », in La France et la Cour européenne des droits de l’homme. La jurisprudence de l’an 2000, Cahiers du CREDHO, n° 7, 2001, p. 178. La chambre criminelle de la Cour de cassation a écarté le grief pris de la violation de l’article 6 de la Convention en énonçant que la victime disposait d’un recours devant les juridictions civiles pour faire valoir ses droits (Crim., 23 novembre 1999, Bull. crim., n° 268).
-
[17]
D. Karsenty, « L’application par le juge français de l’article 6 § 1 de la Convention », 2000, p. 6 (inédit).
-
[18]
M. Guerrin, « Le témoignage anonyme au regard de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme », Rev.trim.D.H., 2002, pp. 45-68.