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Article de revue

Chr. TopalovHistoires d’enquêtes. Londres, Paris, Chicago (1880-1930), Paris, Classiques Garnier, 2015.

Pages e19 à e23

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Chr. TopalovHistoires d’enquêtes. Londres, Paris, Chicago (1880-1930), Paris, Classiques Garnier, 2015.

1Alors que l’industriel Charles Booth enquête sur la ville de Londres à la fin du xixe siècle, le normalien et philosophe Maurice Halbwachs a élu Paris comme terrain d’investigation au début du xxe siècle, et l’équipe de Robert E. Park et Ernest W. Burgess embrasse Chicago dans les années 1920. Histoires d’enquêtes nous propose une investigation ethnographique pour décrire et comprendre ce que chacun de ces hommes « fabrique » dans sa ville au tournant des xixe et xxe siècles.

2Le livre de Christian Topalov, sociologue de l’urbain, est d’une ampleur peu commune, soucieux de mettre à la portée du lecteur la maîtrise de chacun des mondes dans lesquels il nous fait voyager. Un livre polyphonique sur la ville, l’enquête, la réforme, la sociologie, la politique sociale, l’aménagement urbain, l’urbanisme, une enquête sur les enquêtes qui s’appuie sur des archives décrites dans les annexes 1 et 2 et une bibliographie qui distingue les strates de lecture des trois expériences de recherche qui sont au cœur du livre.

3Pour mener à bien cette « ethnographie des pratiques savantes », l’auteur a construit son livre de telle sorte que sa lecture nous confronte sans cesse à sa démarche : les moments de l’enquête et les lieux de l’enquête. Trois parties structurent l’ouvrage, intitulées « Conversations », « Observations », « Démonstrations ». Trois étapes du travail des hommes qu’il observe : ceux-ci discutent avec d’autres, ensuite ils consignent leurs observations, enfin, ils se livrent à des démonstrations, pour convaincre ou assurer leur position sociale ou scientifique. Chacun de ces trois moments est décliné sur les trois sites, et d’un chapitre à l’autre, on change de pays et d’horizons. La comparaison en actes est très efficace.

4Impossible ici de retracer ce voyage. Booth construit une nomenclature qui a pour finalité un diagnostic social ; Halbwachs part en croisade contre l’économie politique et l’histoire dite traditionnelle, une double controverse qui explicite la formulation de ses questions et des méthodes qu’il applique à Paris, « site d’une démonstration » et non ville singulière ; enfin, le « portrait de groupe » des sociologues de Chicago nous fait entrer de plain-pied dans leurs contextes d’action, la réforme, l’université et le « city planning ». Alors que Booth est un promeneur qui souhaite découvrir des « lois empiriques », Halbwachs laisse à d’autres la tâche de collecter les faits et le monde social n’est pour lui qu’un spectacle. Quant à l’équipe de Chicago, c’est une véritable ruche qui travaille pour un programme collectif, les méthodes et résultats sont discutés dans un bâtiment construit pour elle, afin d’afficher des cartes. Tous ces hommes tentent d’organiser un accord autour de leurs propositions, et Topalov montre comment leur usage du chiffre s’inscrit dans des épistémologies différentes : Booth manie des chiffres pour faire des cartes ; Halbwachs fait des expérimentations avec des chiffres ; Harvey W. Zorbaugh, dans The Gold Coast and the Slum: A Sociological Study of Chicago’s Near North Side, utilise le chiffre pour décrire, diagnostiquer et prescrire.

5Christian Topalov, sensible aux mots que l’on utilise, montre que le mot « enquête » n’a pas toujours le même sens en restituant plusieurs protocoles familiers des sciences sociales dans leur spécificité locale à partir d’une fine description de ce que font ces hommes (il y a peu de femmes dans ces mondes académiques et bourgeois). Ainsi « établir des faits », « données », « sources », « les documents et leur mode de collecte », « la nature d’une expérience », « les modalités de la preuve » ne recouvrent pas les mêmes pratiques et pour chacune des villes, il faut réajuster l’objectif pour comprendre ce qui se joue derrière le même mot. Une telle démarche produit un effet dénaturalisant sur l’usage de mots si évidents à notre métier de chercheurs en sciences sociales.

6À rebours de bien des lectures du travail de ces « savants », Topalov a élaboré des histoires, inscrites dans des temporalités variables, pour éclairer la question qui sous-tend le livre : « que font les savants ? ». Ce sont les manières de faire qui nourrissent ces trois « aventures scientifiques » localisées. Une façon d’imposer l’idée de la discontinuité du temps et de l’espace, et de réfuter une histoire des sciences qui serait une histoire des étapes de la pensée en circulant dans le temps, allant d’un penseur à l’autre, utilisant les notions de précurseur ou d’influence. L’architecture même du livre nous invite à sortir de ce moule de pensée qui oublie la manière dont les savants étaient lus et reçus à leur époque, rendant vaine la distribution des lauriers aux fondateurs, et à leur supposée postérité. À Londres, Booth s’intéresse à « la vie et au travail du peuple de Londres » à partir de 1886 ; à Paris, Halbwachs cherche à établir les lois qui ont présidé aux transformations de la voirie parisienne à partir de 1860, notamment dans sa thèse de 1909 ; à Chicago, Park et Burgess lancent à partir de 1924 un vaste programme collectif sur les « communautés locales ». À partir de ces trois moments, l’auteur propose de déconstruire le grand récit unifié de l’histoire de la sociologie urbaine qui s’organise aux États-Unis dans les années 1960, moment où s’invente « l’école de Chicago » en annexant les deux auteurs européens. À cet effet, le livre nous invite à observer l’intersection, aménagée sous des formes spécifiques dans les trois cas, entre la « sociologie », discipline en cours de configuration, la ville et la réforme, ces nébuleuses d’acteurs auxquels l’auteur a consacré bien des travaux, engagés dans le travail social et la volonté de remédier aux maux sociaux de la ville.

7Pour mettre en œuvre cette histoire sociale au service de l’histoire des sciences, Topalov décrit le travail des trois auteurs, leurs pratiques, leurs réseaux, leur correspondance avec la froideur d’un entomologiste qui observe une population animale. Mais aussi, tel un archéologue sur son site, c’est d’ailleurs le mot qu’il utilise, il reconstitue le « contexte » de production des textes. L’enquête se décline selon trois directions.

8Rassembler tout d’abord ce qui permet d’éclairer la démarche des auteurs (lieux de vie, voyages, insertion dans des cercles de sociabilité de consistance variée tels que l’académie, le grand monde ou les milieux diplomatiques, adhésion à des idées politiques). C’est parce qu’ils ne sont pas tous trois définis à priori comme des savants que l’enquête mérite d’être menée, et il s’agit de comprendre comment ils ont imposé l’étiquette « science » à leurs propositions, dans une interaction avec plusieurs autres groupes sociaux. Booth, Halbwachs et les hommes de Chicago ont des contacts permanents avec les hommes de la réforme : les premiers ont besoin des seconds pour nourrir la science qu’ils veulent construire, mais ils ont le souci permanent de se démarquer. Dans chacune des villes, on découvre que les argumentaires des savants visaient aussi à convaincre les réformateurs. Ici, est posée la question des termes de l’accord qui se construit dans les trois conjonctures, à savoir, comment s’effectue « la transsubstantiation en concepts scientifiques des convictions réformatrices » (p. 399). Les autorités utilisent les résultats des enquêtes, comme par exemple, les cartes de Booth et celles de Chicago, mais en retour, les productions savantes ont‑elles modifié les façons de penser la réforme, ou de la mettre en œuvre concrètement ? Comment les hommes de la réforme ont‑ils réagi face au souci des savants de faire science ? Ainsi, Booth montre que les zones les plus sombres de la pauvreté ne sont pas seulement dans East London, mais aussi dans Southwark et West London. Autant de questions sur lesquelles l’ouvrage ouvre sans s’y attarder.

9Ensuite, Topalov a lu leurs productions livresques et cartographiques, attentif à leurs modifications dans le temps, mais il n’est jamais enfermé dans les textes, il les regarde de biais, en lisant d’autres textes à côté, il procède comme on fait avec les archives, en les recoupant, évitant leur éventuelle essentialisation.

10Enfin, l’auteur considère que la production du savoir n’est pas confinée dans les institutions du savoir, et le livre nous montre plusieurs déclinaisons possibles des interactions entre ceux qu’on nomme aujourd’hui des savants, et le monde social : Booth passe du temps dans des familles ouvrières, il expose ses résultats devant l’académie de statistique, il construit une équipe de travail entre informateurs et collaborateurs ; Halbwachs discute avec ses pairs, les élèves de l’École normale supérieure, mais il est aussi en contact avec les socialistes, comme Albert Thomas, et il fait d’étonnantes rencontres lors de ses voyages, notamment en Orient ; l’équipe de Chicago n’aurait pas pu travailler sans les échanges avec les hommes et les femmes des settlements. Le livre décrit ainsi les « conversations » que ces hommes ont entretenues avec des interlocuteurs très variés, afin de comprendre comment ils posent des questions et les arguments qu’ils exposent. La restitution de ces univers sociaux, entre volonté de connaissance et volonté de réformer, conduit à un constat : si ces hommes conversent c’est qu’ils parlent le même langage.

11Ce livre foisonnant ouvre sur des questions centrales du travail des sciences sociales. Réfutant une histoire de la sociologie qui a construit une généalogie, avec le souci d’inventer des grands ancêtres, le livre démine la tentation de la téléologie. Lire le passé à la lumière du présent, attribuer au passé des propriétés qui sont celles du présent, analyser les logiques des acteurs du passé comme s’ils connaissaient la fin de l’histoire, autant de faux pas soulignés pour servir d’antidote à toute tentation « de placer les trois points sur la fresque du temps ». Efficace leçon pour l’historien confronté à l’usage du temps, le sien et celui des hommes et des femmes qu’il observe, puisqu’il s’agit de se prémunir contre l’anachronisme en considérant la pluralité des temporalités. Et ce jeu des temporalités est mis en scène à propos des trois terrains d’enquête investis par Topalov qui nous invite à déplier les strates temporelles conduisant à l’émergence de l’agglomération urbaine comme objet d’étude. Ainsi, bien qu’ayant lu Halbwachs, les sociologues de Chicago tenaient l’agglomération urbaine pour un objet évident et faisaient ainsi l’impasse sur son historicité ; en attirant notre attention sur la cécité des acteurs du passé Topalov donne encore plus de force à sa démonstration. La mise en miroir des enquêtes permet de décrire les conditions historiques d’avènement de la ville comme objet de science.

12Deux couples de notions, centrales pour les sciences sociales, sont discutées au fil des enquêtes. La distinction, tout d’abord, entre sources et données. Alors que les premières offrent à l’historien l’opportunité de prendre en compte la matérialité du document et ses conditions d’élaboration et de circulation dans le temps, les secondes sont déconnectées de leur contexte de production. La distinction est salutaire, à l’heure où elle s’estompe sous la vague des humanités numériques et du vertige de la numérisation infinie des sources, ainsi aisément transformables en données. Mettant à portée du plus grand nombre une masse infinie de données, la numérisation fait prendre le risque de s’abstenir d’une réflexion sur leur mode de production, centrale dans la démarche de Topalov pour établir que celui-ci a des effets sur les résultats d’une enquête. Autre couple opérant au cœur des enquêtes décrites, les faits et les opinions. En 1904, Helen Bosanquet, dame d’œuvres, suggère à propos de la tentative de Booth d’objectiver la pauvreté par les couleurs assignées à chaque rue : « Ceux qui ont une vraie expérience des quartiers les plus pauvres n’auront pas besoin qu’on leur prouve cela » (p. 208). Et Topalov conclut : « ce que Booth tenait pour des faits était en réalité intégralement des opinions », proposition forte que les historiens pourraient méditer lorsqu’ils utilisent la distinction entre réalités et représentations.

13Enfin, Histoires d’enquêtes suggère l’intérêt d’analyser les relations sociales dans des contextes en rupture avec l’ordinaire de la vie quotidienne, à l’image des décalages que produisent les voyages d’Halbwachs sur son observation du social : « c’est peut-être dans les moments où la routine est mise en suspens et où la nouveauté de toute chose s’impose, que peuvent s’observer les moyens mis en œuvre pour tenter de recréer un univers familier » (p. 219). Le décentrement par rapport aux habitudes met en relief la propension à tisser des liens sociaux et ouvre la voie à l’analyse de leur modalité d’élaboration. L’extraordinaire produit un effet de loupe sur l’ordinaire. Une proposition fructueuse pour quiconque travaille sur des périodes de profonds bouleversements comme les guerres et leurs effets sur les sociétés.

14Le livre de Christian Topalov propose à notre communauté une véritable archéologie des méthodes d’enquête sur la ville, à partir des expériences londonienne, parisienne et des hommes de Chicago : la mise en abîme des enquêtes, celle de Topalov et celles des savants d’hier, est fort efficace. Le choix des cas, les conditions de la montée en généralité, le rapport entre quantitatif et qualitatif, la fabrique du codage, l’avènement de l’espace urbain, les termes instables de l’accord qui légitime la science, les usages du chiffre… autant de facettes du travail des sciences sociales éclairées par ce livre.

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