Couverture de ANSO_191

Article de revue

Au comité de rédaction de L’Année sociologique : d’un héritage inopiné à une entreprise de normalisation

Pages 239 à 251

Notes

  • [1]
    L’entretien s’est déroulé le lundi 9 juillet 2018 à Paris. Il a été retranscrit et édité par Jean-Christophe Marcel, qui est l’auteur de l’ensemble des notes de bas de page (NDLR).
  • [2]
    André Davidovitch (1912-1986), fut chercheur au CNRS, membre du Centre d’études sociologiques, élève d’Henri Lévy-Bruhl, et enseignant à l’École pratique des hautes études. Secrétaire adjoint de L’Année sociologique Troisième série (à partir du tome 2 daté de 1949-1950), puis « secrétaire de rédaction » de 1961 à sa mort, il est l’un des principaux artisans du développement intellectuel et institutionnel de la sociologie criminelle en France après la guerre.
  • [3]
    Jean Carbonnier (1908-2003), fut professeur de droit privé à la Sorbonne. Il a lui aussi contribué, quoique de manière différente du tandem Lévy-Bruhl/Davidovitch, à développer la sociologie juridique en France. Il préside le comité de rédaction de L’Année de 1964 à 1977, puis en sera ensuite président d’honneur.
  • [4]
    C'est en fait l'année suivante que la revue passe à deux numéros par an.
  • [5]
    Gérard Lilamand, chef du service des publications du CNRS.
  • [6]
    Michel Prigent (1950-2011), normalien, agrégé de Lettres classiques, a effectué toute sa carrière aux Presses universitaires de France, comme attaché de direction, directeur éditorial, puis président du directoire à partir de 1994.
  • [7]
    C’est-à-dire lui demander un quelconque poste.
  • [8]
    Maître de conférences habilité à diriger des recherches, membre du Centre de recherches sur les liens sociaux (Cerlis), et auteur du livre : Boudon, un sociologue classique (Paris, L’Harmattan, 2006).
  • [9]
    Voir sur ce point, en annexe, un autre témoignage.
  • [10]
    Professeur d’histoire à la Sorbonne, il était spécialiste de Napoléon 1er.
  • [11]
    J.-M. Berthelot, Épistémologie des sciences sociales, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2001.
  • [12]
    L’actuel directeur de L’Année sociologique, qui a fait sa thèse avec Raymond Boudon.
  • [13]
    Laboratoire de recherche fondé par Raymond Boudon, il devient plus tard le Groupe d’étude des méthodes de l’analyse sociologique de la Sorbonne (GEMASS).

1Entretien réalisé le 9 juillet 2018 par Jean-Christophe Marcel[1]

2Je souhaiterais que vous me parliez de L’Année sociologique (L’AS). Comment avez-vous récupéré la revue ?

3Bernard Valade : J’arrive à L’Année en 1988 et « recruté », entre guillemets, de manière tout à fait inopinée. Boudon ne m’en avait pas prévenu, il ne m’avait pas dit qu’il songeait à moi. Au cours d’un déjeuner, il me dit : « voilà, je souhaiterais vivement que vous preniez la succession de Davidovitch [2] ». Je n’avais rien demandé, mais je n’avais rien à refuser à Raymond Boudon à qui me liait une réelle amitié. Et donc je n’ai même pas « accepté », c’était évident, mais lourde succession car j’avais une admiration réelle pour Davidovitch.

4André Davidovitch était secrétaire, n’est-ce pas ?

5B. Valade : Il était secrétaire général. Il gérait les textes avec beaucoup de soins et c’était un grand érudit. Dieu merci, dans cette affaire de succession, j’ai bénéficié de l’assistance et de l’amical soutien de Mme Poret. Monique Poret était secrétaire de « la » rédaction, et non pas secrétaire de rédaction, et donc les débuts ont été pour moi extrêmement plaisants, parce que c’était l’époque de ce que j’appelle « le Grand Comité ». Il s’y trouvait nombre de figures prestigieuses de la sociologie française : Viviane Isambert-Jamati, Jean Carbonnier, bien sûr Jean Baechler, François Chazel, Jacques Lautman, Yves Grafmeyer, enfin bref, déjà une grande équipe, avec des personnages de la stature de Carbonnier, le « doyen Carbonnier [3] ». Tout petit homme par la taille, mais grand esprit, l’auteur de Flexible Droit suscitait en moi une respectueuse admiration. Il y avait là deux personnes qui n’ont jamais fait interférer leurs propos avec ceux qu’ils pouvaient tenir en d’autres endroits, soit François Chazel, qui était en même temps à la Revue française de sociologie (RFS) et Jacques Lautman qui s’occupait des Archives européennes de sociologie. Cette période va pour moi de 1988 à 2003. C’est-à-dire que pendant 15 ans, je suis secrétaire général de L’Année avec un « bouleversement » qui intervient en 1994, je crois [4], c’est-à-dire le passage à la semestrialisation. Cela a été le grand événement de cette période. Il fallait impérativement procéder à ce changement : la pression était très forte, et du côté du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et du côté des Presses universitaires de France.

6Et c’est là que vous avez changé la formule, et abandonné celle des « Mémoires » et des « Analyses bibliographiques »…

7B. Valade : Il a fallu, en effet, modifier entièrement le schéma éditorial et, à ma grande douleur, renoncer aux rubriques bibliographiques. Les premières années, j’avais eu le plaisir de proposer et de voir accepter un numéro sur la sociologie des mœurs, numéro que j’ai dirigé avec Henri Mendras. C’est un numéro dont je suis particulièrement fier ; il portait sur un domaine d’étude qui n’était guère arpenté ni labouré dans L’AS. Au début des années 1990, c’était l’ancien dispositif éditorial qui était toujours en usage, avec la distribution que vous venez de rappeler. Il intégrait toutes les rubriques bibliographiques qui faisaient de L’Année un instrument de travail incomparable. Là-dessus, la pression conjuguée de l’autorité du CNRS qui avait son mot à dire – au niveau du poste de secrétaire comme au niveau des crédits alloués –, et de l’éditeur – en l’occurrence les Presses universitaires de France (PUF) –, a été telle qu’il a fallu passer à la semestrialisation, et donc sortir, avec les mêmes moyens, deux numéros par an. C’était à l’époque Gérard Lilamand [5] qui s’occupait des revues au CNRS – où j’étais alors moi-même directeur scientifique adjoint du département Sciences humaines et sociales (SHS). Je venais d’entrer en fonction, en 1994, et il n’y avait pas moyen de se dérober. On nous avait prévenus que les moyens, tant en crédits qu’en personnels, ne seraient pas augmentés. Donc il fallait faire deux numéros par an et les réagencer autrement. Michel Prigent [6], président du directoire des PUF, envisageait même le passage à 4 numéros trimestriels. Pour lui, il fallait aligner L’Année sociologique sur L’Année psychologique.

8Pourquoi cela impliquait-il de changer de formule ? On ne pouvait pas couper en deux les rubriques bibliographiques, rajouter des Mémoires originaux ?

9B. Valade : Non. Dans le comité, rares étaient les bonnes volontés qui voulaient s’occuper de cette sélection des ouvrages dont on rendrait compte, et il était désormais entendu que les bibliographies seraient arrimées au thème du numéro. À côté de cela, il y aurait, pour les ouvrages les plus importants, une recension. La semestrialisation permettait donc, le bénéfice est évident, une accélération dans la publication et, par conséquent, de ne pas faire trop lanterner les auteurs. Mais elle n’en a pas moins été une petite révolution, révolution qui a été accomplie de manière satisfaisante grâce à Mme Poret alors essentiellement occupée par la confection des tables analytiques de L’Année – une opération qu’elle avait soigneusement préparée. Mme Poret avait en effet, de longue date, établi un grand nombre de fiches, et toute sa documentation était entreposée dans un bureau d’une annexe des PUF rue Jean-de-Beauvais, mis à notre disposition une demi-journée par semaine. Il y avait là un certain nombre de revues éditées par les PUF qui y avaient, sinon leur siège, du moins un bureau. Il y a eu une petite catastrophe. Nous n’allions pas toutes les semaines dans le Ve arrondissement parce que c’était à l’Institut pour la recherche, le développement socio-économique et la communication (IRESCO) essentiellement, donc rue Pouchet, que nous tenions nos séances de travail, Monique Poret et moi. Le désastre a été de constater, un certain jour, la disparition de pièces archivées, du fichier des abonnés, des livres adressés, etc. Des travaux avaient été effectués dans le local et les papiers qui s’y trouvaient avaient fini dans une benne. Ce que l’on avait transféré naguère du Centre d’études sociologiques de la rue Cardinet, pour partie rue Pouchet, pour l’autre rue Jean-de-Beauvais, comprenait des liasses de lettres, certaines de Georges Duveau, d’autres d’Henri Lévy-Bruhl mais d’un intérêt assez médiocre, des accusés de réception, des avis sommaires sur tel ou tel article accepté ou refusé. Mais il y avait d’autres dossiers peut-être plus intéressants qui s’y trouvaient joints et qui ont disparu. La grande perte fut celle du fichier et des tables analytiques. Là-dessus, Mme Poret a pris sa retraite ; sa succession a échu à Mme Monique Bidault.

10Monique Bidault, hélas disparue, était, elle, secrétaire « de » rédaction, ce n’était pas tout à fait la même chose, parce que son emploi du temps était divisé en deux. J’insiste sur la pauvreté des moyens dont on disposait : un mi-temps pour la revue, l’autre étant affecté à un laboratoire qui était de mouvance bourdieusienne. Monique Bidault a été d’une totale discrétion c’est-à-dire que rien ne transpirait ni d’un côté ni de l’autre. Je le sais par plusieurs chercheurs de ce laboratoire : pas un mot ! De notre côté, pas un seul non plus. C’est donc une conduite absolument exemplaire. À Monique Bidault a succédé ensuite, Mme Devinant. J’étais à ce moment-là, depuis 2003, en charge de L’Année puisque Raymond Boudon s’est retiré quand il a pris sa retraite de professeur à Paris-IV ; je l’ai d’ailleurs imité en cela en 2013. Donc je suis resté une dizaine d’années président avec un comité qui était d’une autre composition parce que s’en étaient retirées la plupart des personnes précédemment nommées. Subsistait la vieille garde, avec la figure de Jacques Lautman, qui est du reste toujours là ! D’autres avaient disparu – c’est le cas de Jean Carbonnier –, ou avaient choisi de se consacrer entièrement à leur œuvre.

11Puis-je vous demander si vous savez pourquoi vous avez été choisi ?

12B. Valade : Par Raymond Boudon ?

13Oui

14B. Valade : Je ne peux pas vous préciser les choses parce que – et c’est là quelque chose d’assez singulier – je ne suis pas « boudonien », au sens où le sont mes amis Pierre Demeulenaere ou Gérald Bronner. L’individualisme méthodologique (IM) est une démarche à laquelle je souscris pleinement, qui est totalement la mienne. Mais je n’appartiens à aucune école. Et d’ailleurs, Boudon ne voulait pas qu’on parle d’école. Lui entendait parler de famille intellectuelle. Donc je suis membre à part entière de cette famille intellectuelle. Mais je n’ai jamais été « boudonien » pour la bonne raison que je n’avais rien à lui demander [7]. Entre nous existait une très vive amitié et, de ma part, un très grand respect : je le tiens pour le dernier des sociologues classiques, comme l’a si bien dit Jean-Michel Morin [8] – qui a une connaissance parfaite de l’œuvre de Boudon – et qui, lui, revendique pleinement d’être son disciple.

15Ceci tient sans doute au fait que je suis d’origine historienne – et non pas philosophique. Le peu de choses qui me séparaient de Raymond Boudon tient à une sensibilité à l’histoire qui, je dois le dire, lui faisait – si je puis me permettre de m’exprimer ainsi – totalement défaut ! Je me souviens avoir été dans un jury de thèse avec Pierre Birnbaum, et à l’issue de la soutenance on disait à Raymond : « C’est un bon travail, mais il y a quand même des distorsions, il y a des anachronismes, il y a des choses qui, sur le plan de l’histoire, ne vont pas ». Et la réponse de Raymond Boudon fut : « écoutez ça je m’en moque » (la formule employée était plus énergique). Il était en fait surtout attentif à la logique d’une argumentation, à la rectitude dans la conceptualisation, cela seul lui importait ; il avait raison d’ailleurs. C’est mineur à côté de mon entière adhésion. Mais, je dois dire que je ne me suis jamais présenté comme « disciple ».

16Quand il s’est agi, en différentes occasions, de rendre hommage à son œuvre, j’ai toujours pris la plume avec beaucoup de plaisir, et beaucoup de chagrin au moment de sa disparition. Lui rendre hommage a toujours été pour moi quelque chose d’assez glorieux. Donc sa sociologie, c’est la mienne. Mais je n’ai jamais fait acte d’allégeance, et mes propos avec lui ont toujours été libres. Un jour, j’ai eu l’audace de lui dire : « Il y a des exemples dans vos livres que vous reprenez, ce sont toujours les mêmes que vous réutilisez, ça revient à l’identique ». Il y eut un moment de silence, puis il a éclaté de rire et il m’a répondu : « Quand un exemple est bon, pourquoi en changer ? » Pour tout dire, Raymond Boudon est un théoricien, un penseur, et moi je ne le suis pas. Je n’ai fait aucune théorie, je n’anime aucun courant, je « ne pense pas », je fais de l’histoire des idées, et ce n’est pas la même chose.

17Pour en revenir à L’Année, Annie Devinant était secrétaire de la rédaction. Elle est ensuite devenue secrétaire générale, fonction qu’elle a assurée parfaitement. Docteure en sociologie, auteure d’une anthologie de textes sociologiques, savante sur bien des aspects de la discipline, elle fut une merveilleuse collaboratrice.

18Aviez-vous une politique éditoriale ?

19B. Valade : Nullement. Je me suis toujours appliqué à faire en sorte que L’Année sociologique ne soit pas l’organe d’une chapelle. Il ne s’agit pas des Actes de la recherche. Comme vous êtes membre vous-même du comité, vous voyez comment ça se passe : ce sont des échanges extrêmement libres. En tous cas, dans la période où je m’y suis trouvé impliqué, il n’y avait aucune contrainte. Sans doute il ne s’agissait pas de faire de provocation. Quelqu’un qui aurait proposé de célébrer l’Anything goes de Paul Feyerabend n’aurait pu qu’être regardé de travers ! L’Année sociologique, rappelons-le, se situait entre la RFS d’orientation plutôt jugée quantitative, avec des travaux d’enquête, une formalisation aboutie, etc., et les Cahiers internationaux de sociologie (CIS) dont s’est occupé, après Georges Balandier, Jean-Michel Berthelot ; les CIS avaient un côté essayiste ; ils étaient plus sensibles à l’air du temps. Ces Cahiers que Georges Gurvitch avait fondés étaient une revue qui avait son originalité, mais qui occupait un créneau assez particulier. L’orientation plus théorique de L’Année me convenait tout à fait. Et les thèmes choisis étaient bons. Je me suis simplement appliqué, notamment quand j’ai été directeur du comité, à donner un peu plus d’ouverture, par exemple en confiant à Christian Topalov la direction d’un numéro sur la ville et l’urbanisme.

20Tout ceci restait dans un horizon tout à fait libéral. Les expertises des textes sur des sujets, sur des thèmes qui étaient unanimement approuvés, ou quasi unanimement, se faisaient avec bienveillance, mais aussi une grande rigueur. On n’a jamais eu d’affrontement. Les rapports étaient pacifiques, et j’imagine qu’aujourd’hui il doit en être de même : c’est une revue où il n’y a pas de conflit ! Il en est d’autres, m’a-t-on dit, qui n’en sont point exemptes. La direction de Raymond Boudon était aussi une direction extrêmement bienveillante. Pendant les 15 ans où j’étais son secrétaire général, il m’a fait une totale confiance. On réunissait le comité deux fois l’an, comité qui n’était pas une chambre d’enregistrement, mais un lieu de discussions au terme desquelles l’accord était obtenu sans grande difficulté.

21Est-ce que vous savez comment Raymond Boudon a « récupéré » L’Année [9] ?

22B. Valade : Je ne le sais pas du tout.

23Avant lui, Jean Carbonnier dirigeait L’Année, n’est-ce pas ?

24B. Valade : Il y a eu Carbonnier, il y a eu également Henri Lévy-Bruhl. Pour le lendemain de la guerre, c’est encore la grande Année. C’est la livraison annuelle. Avec des choses remarquables, par exemple le texte de Marcel Mauss sur la Nation. Un texte original sur la mode. Et avec les rubriques bibliographiques qui étaient bien garnies. Cela a duré, je répète, jusqu’en 1994. Dès que je suis rentré au secrétariat général, j’ai fait des suggestions de numéros, notamment sur l’histoire et la mémoire. J’ai demandé à Jean Tulard [10] de faire un article sur les mémoires historiques. C’est de cette entreprise d’ouverture que je suis un petit peu fier. Mais je veux dire haut et fort que Raymond Boudon n’a jamais imposé une ligne. Il n’y avait pas de ligne éditoriale.

25Cela se sentait, en effet.

26B. Valade : Aucune prescription. Et lui-même n’a jamais abusé de la revue, même s’il l’a marquée de son empreinte. Ses écrits étaient rarement publiés dans L’Année. Il donnait des articles à la RFS, aux Cahiers Vilfredo Pareto, devenus la Revue européenne des sciences sociales (RESS), dont s’occupe maintenant Massimo Borlandi, à nombre d’autres organes plutôt qu’à L’AS. Il n’y avait pas d’hypothèque ! C’est quand même intéressant à souligner.

27Oui c’est exact. Donc, si j’en crois ce que vous disiez tout à l’heure, vous voyez plutôt une division du travail qu’une concurrence ? Les Cahiers, la Revue française de sociologie, chacun avait sa particularité.

28B. Valade : Absolument. Chacun avait ses zones d’investissement, ses domaines propres, c’est clair. La théorie sociologique primait à L’AS, les travaux de la RFS étant plus pointus, et, sans aller jusqu’au militantisme, les Cahiers s’ouvraient davantage à des sujets d’actualité.

29Oui, en effet. Et puis quand même orientés un peu plus théoriquement si on veut. Il y avait quand même une « patte », gurvitchéenne c’est beaucoup dire, mais une forme de sensibilité philosophique.

30B. Valade : Oui, il y avait tout le côté paraphilosophique, le côté Pierre Ansart et André Akoun. Tout à fait intéressant et très accessible. Les contributeurs des CIS s’intéressaient souvent, à la suite de Georges Balandier, à des micro-évolutions. Ils en faisaient la théorie de manière quelque peu prématurée. Ils donnaient, en définitive, une trop grande importance à des phénomènes assez friables, évanescents, souvent secondaires.

31Quand on parle avec les collègues, il y a une espèce de sens commun, me semble-t-il, qui émerge, selon lequel, au moins à cette époque-là, « la » grande revue c’était la Revue française de sociologie, et puis les autres. Est-ce que, dans l’exercice de votre direction, une telle perception intervenait ?

32B. Valade : Nullement, parce qu’il était entendu, et affirmé par Lilamand dont le rôle était important dans le classement des revues, que nous étions toujours classés au premier rang, c’est-à-dire au sommet. Il était entendu que L’Année sociologique était, selon son expression, « la revue phare » de la discipline. La « revue phare », c’est comme ça qu’elle était perçue. On bénéficiait de l’aura durkheimienne. La RFS, qui avait été fondée par Jean Stoetzel en 1960, était dotée d’un grand prestige, mais qui n’éclipsait pas celui de L’Année. Cette réputation est bien méritée : les évolutions actuelles de L’Année sociologique sont excellentes. J’ai néanmoins un regret, celui d’avoir vu, en 2016, Vilfredo Pareto passer entièrement à la trappe alors que c’était le moment de commémorer son œuvre et de lui rendre hommage, comme l’a bien fait la RESS. L’Année aurait pu quand même lui consacrer quelques pages. Mais c’est là un petit regret qui n’est rien à côté de l’intérêt de ce qui est toujours publié par L’Année sociologique.

33Elle n’est pas un peu plus « empirique », maintenant, qu’elle n’était autrefois ?

34B. Valade : Mais c’est très bien parce qu’il y va aussi de son crédit scientifique. Cette évolution est salutaire, sans pour autant que soient multipliés les signes de scientificité qui m’agacent parfois : certains auteurs accumulent exagérément des références sur un point minime. Je pense que, dans l’ensemble, cette évolution manifeste une volonté de rigueur.

35Aviez-vous des règles concernant le recrutement des collaborateurs ?

36B. Valade : Absolument pas de règles arrêtées. On faisait des remarques sur des travaux sociologiques originaux et la notoriété acquise par leurs auteurs. C’était des observations ou des informations qui étaient échangées. Aussi bien les recrutements, entre guillemets, de Mme Agnès Van Zanten, de MM. Michel Lallement et Pierre Lascoumes, tous furent dus à la reconnaissance de l’importance de leur apport, et de ce que précisément ils pouvaient apporter à L’Année. Donc : aucun copinage là-dedans, aucune affaire de proximité idéologique ou d’affinités politiques, dont je me suis toujours éperdument moqué.

37Et qu’est-ce que vous pensez de ceux qui peuvent affirmer : « c’est la revue durkheimienne, mais elle est tenue par les tenants de l’individualisme méthodologique » ?

38B. Valade : Oui, mais c’est ce que je vous disais tout à l’heure, et j’y reviens : l’individualisme méthodologique n’est pas un impératif catégorique, il n’y a pas de soumission à ce type de démarche. Donc ça ne se sent pas dans L’Année. Quand je lis L’Année, je n’y vois pas l’instrument d’une domination méthodologique, d’une imposition théorique. Que Gérald Bronner ou que d’autres personnes aient rallié intégralement l’IM : c’est évident ! Mais en ce qui me concerne, quand j’ai eu à traiter du thème « holisme/individualisme » dans le bel ouvrage qu’a dirigé Jean-Michel Berthelot aux PUF [11], j’ai fait une place au « holisme méthodologique » tel que Louis Dumont l’a pratiqué. Je suis d’une fidélité totale à la pensée de Raymond Boudon, mais je me suis permis de parler du holisme méthodologique et de ses vertus ! Nombreux sont les adeptes de l’IM qui n’en font pas état.

39Quelqu’un comme Pierre Demeulenaere[12] parle parfois de « sociologie scientifique », de « faire de la bonne sociologie », etc. Avez-vous une idée – j’ai bien compris que vous n’êtes pas un inconditionnel de l’IM, en plus de votre sensibilité à l’histoire – de ce qu’est la bonne sociologie ou une bonne sociologie ?

40B. Valade : Oui. Je vois ce que vous voulez dire, mais je précise à nouveau. L’IM, c’est ma sociologie, mais je n’en fais pas publicité. J’insiste bien là-dessus. Et je tiens que l’IM n’est pas seulement boudonien. Il est d’abord schumpétérien. À cet égard, il y a des choses qui m’étonnent. Quand je me reporte, dans le Dictionnaire critique de la sociologie, à l’article « intellectuel » – je suis en train de travailler là-dessus en ce moment –, je constate que le long chapitre intitulé « Sociologie de l’intellectuel » introduit par Joseph Schumpeter dans Capitalisme, socialisme et démocratie n’est pas mentionné. Je pense qu’on reste toujours un peu discret sur l’aspect fondateur de Schumpeter dans l’IM. Donc, que Raymond Boudon soit la figure française de ce type de démarche : c’est absolument évident ! Que ça soit lui qui l’ait parfaitement conduite, conceptualisée, appliquée, cela ne fait aucun doute. Mais je rappelle que l’IM est antérieur à Raymond Boudon.

41Quant à votre affaire de bonne et mauvaise sociologie, il y a ceux qui acceptent de dévider des lieux communs, et ceux qui sont rétifs à dire n’importe quoi. Il y a ceux qui tout d’abord souscrivent à une action militante, et ceux qui s’en abstiennent et s’en s’éloignent. Je pense que travailler sur tel ou tel thème, dans une certaine perspective, relève du Mouvement anti-utilitariste en sciences sociales (MAUSS) ou autres types de publications qui sont placées sous le signe d’un certain engagement. Et cela n’est pas du travail entièrement scientifique, même si ce travail est intéressant, comme celui réalisé dans le cadre du MAUSS. Étant historien, la bonne sociologie, pour moi, s’écrit au passé. Je veux dire que, bien malin est celui qui donnera une théorie générale du fonctionnement social aujourd’hui. Ce fonctionnement nous échappe en grande partie. Il est passablement énigmatique. La société est une figure à décrypter, et je tiens qu’on ne connaît une société que lorsqu’on en est sorti. Je peux vous faire un topo à peu près convenable sur la société industrielle, mais sur la société dite postindustrielle je suis beaucoup moins armé. Et l’éloignement temporel n’est pas, comme on sait, une garantie. Ainsi, la société féodale a inspiré des travaux qui sont sensiblement divergents, selon qu’on se trouve du côté de Georges Duby, ou du côté d’autres historiens qui critiquent sa conception du système social au Moyen-Âge. La bonne sociologie, en fait, c’est celle qui s’interdit de dire n’importe quoi sur n’importe quoi. Nombreux sont ceux qui aujourd’hui ne s’en privent pas. À ce sujet, je souscris totalement à ce que dit Boudon dans un texte – qu’il a repris à plusieurs reprises, notamment dans L’Universalis où j’ai été conseiller scientifique pendant 25 ans –, consacré aux « marchés des intellectuels ». Les intellectuels produisent pour différents marchés. La bonne sociologie, c’est celle qui n’est pas sensible aux appels du troisième marché – le marché diffus –, c’est celle qui se méfie de l’approbation de l’opinion publique, du sacrement des journalistes, et qui se soucie prioritairement de la reconnaissance des pairs.

42Il n’était pas sensible au troisième marché, mais de temps en temps, quand on lisait Raymond Boudon, on sentait quand même – non pas vraiment un engagement – mais un jugement sur le monde présent.

43B. Valade : Alors probablement y a-t-il deux Boudon, sinon trois. Le premier Boudon est celui de L’Analyse mathématique des faits sociaux. Cet ouvrage est contemporain de ses premiers travaux sur la statistique de Gabriel Tarde. Il ne s’est pas enfermé là-dedans, car il a compris, il me l’avait dit d’ailleurs, que s’il persévérait dans cette voie – qui était celle de Paul Lazarsfeld –, il allait « dans le mur ». Donc il s’en est détaché, et il a fait de la sociologie, de la vraie sociologie, de la bonne sociologie. Et il est sûr qu’au fil des années 1990, et c’est déjà sensible à partir de l’avant-dernière décennie du siècle passé, il a évolué vers une philosophie sociale, voire une philosophie politique, qui a certes de solides bases sociologiques. Je songe par exemple à Déclin de la morale, déclin des valeurs, où il y a une assise statistique très forte, empruntée en l’occurrence à Ronald Inglehart. Donc, là encore, il ne dit jamais n’importe quoi ! Il dispose d’une base documentaire. Il est néanmoins sûr qu’il se livre – mais ce n’est pas du tout en respirant l’air du temps ! – à une méditation sur les orientations générales de la société contemporaine, le mode de pensée qui y domine, les valeurs qu’elle se donne. Qu’il ait été plus sensible, tout au long de ses dernières années, à ces aspects-là, c’est indubitable.

44Pour ma part, en le lisant, je trouvais qu’il avait une vision assez optimiste : il disait, pour simplifier, que le monde va vers du mieux.

45B. Valade : Oui, c’est une petite chose qui me séparait de Raymond Boudon ! Je lui ai dit un jour, il en a beaucoup ri : « L’ennui avec le grand Raymond, c’est que (je m’adressais à lui) vous pensez que le monde est peuplé de petits Boudon. Or ce n’est pas le cas, ce n’est pas tout à fait comme ça que ça se passe ». Il passa outre cette impertinence, mais le monde peuplé de petits Boudon l’avait mis en joie.

46Quelle place Durkheim occupe-t-il dans le socle des auteurs de référence de Boudon ? Représente-t-il le souci de la rigueur scientifique ?

47B. Valade : Oui c’est le souci de rigueur scientifique. Et puis, il soutenait avec Mohamed Cherkaoui, que le grand Émile est un pionnier de l’individualisme méthodologique. Il voyait la preuve de cette filiation dans Le Suicide. Ce qui n’est pas mon avis. En outre je n’ai jamais sacralisé Durkheim. Or, pour lui c’était la Bible ! Lorsque Durkheim parle de l’individu et de l’individualisme, il le cite comme si c’était parole d’évangile. Je ne marche pas. Nous sommes dans un débat d’idées où des divergences se font heureusement jour.

48Et de ce fait, est-ce que ça faisait sens, pour vous, pour lui, de récupérer L’Année sociologique parce que c’était la revue durkheimienne ? Est-ce que c’était la référence à cette interprétation de la pensée de Durkheim ?

49B. Valade : Oui peut-être. Mais sans dessein d’instrumentalisation. Je crois que Raymond Boudon était heureux chez lui, à écrire. La production intellectuelle seule lui importait : faire un livre, construire une œuvre. L’idée de dominer le milieu de la recherche en sciences sociales au moyen de cette revue lui était étrangère. La logique dominant/dominé n’était pas vraiment son truc.

50Néanmoins il me semble qu’il avait quand même un certain souci de ce que devenaient les institutions après lui. Le Groupe d’étude des méthodes de l’analyse sociologique (GEMAS)[13], L’Année sociologique

51B. Valade : Oui, bien sûr. Nombre de pièces de ses archives témoignent de ce souci. C’est très vrai. Mais cette préoccupation est à situer dans une optique purement scientifique, non celle de la glorification personnelle. C’était aussi un marquage de territoire. Je pense que la pensée de Raymond Boudon a été une bouée de sauvetage dans une période – les trois dernières décennies du xxe siècle –, où son rôle a été déterminant parce que la « bonne sociologie » risquait de sombrer. Il fut notre drapeau.

52Je vous remercie d’avoir bien voulu répondre à mes questions.

53B. Valade : Je vous remercie. Pour clore cet entretien consacré à L’Année sociologique, je voudrais livrer cette anecdote. Le 12 février 2013, je recevais un mail de Raymond Boudon qui m’adressait un long texte sur « Le rouet de Montaigne ». Il était en train de rédiger « un article-fleuve » sur son « dada » : « pourquoi croit-on facilement aux idées bizarres ? ». À propos de cet article, il écrivait :

54« Si je me permets de vous l’adresser, c’est que je crois avoir enfin compris clairement les raisons de mon aversion à l’égard de Freud, dont je sais bien que vous ne la partagez pas […]

55Je souhaitais vous dire aussi que, travaillant sur d’autres sujets, j’ai eu à consulter L’Année sociologique. Sans exagération, elle me semble en passe de devenir la meilleure revue française de sociologie. La RFS est besogneuse, les Archives un peu « élitistes ». Sociologie du travail a une bonne réputation, mais c’est une revue spécialisée. Or, c’est à un certain Bernard Valade que l’on doit la montée de L’Année ».

56Sans doute Raymond Boudon exagérait-il, et, bien évidemment, faisait-il erreur sur la personne en question.


Annexe

Témoignage de François Chazel sur la nomination de Raymond Boudon à la direction de L’Année sociologique (mail daté du 16 novembre 2018)

57Je ne puis faire que des supputations sur ce sujet. Il me semble que la « vieille garde » durkheimienne a tenu la revue jusqu’en 1977, date à laquelle Raymond Boudon devient président du comité en succédant à Jean Carbonnier. Celui-ci avait lui-même repris le flambeau à la mort d’Henri Lévy-Bruhl en 1964. Il fallait un professeur de la Sorbonne pour diriger la revue et Boudon était disponible. De surcroît, il avait, comme vous le rappelez, collaboré avec Davidovitch dans le cadre d’une recherche sur l’abandon des poursuites pénales (L’Année sociologique, 1964) et entretenu avec lui des relations cordiales. Quant à ses rapports avec Carbonnier, ils étaient marqués par la courtoisie et l’estime réciproques ; ce dernier était prêt à lui laisser toute liberté dans la direction de la revue. Boudon en profita pour créer un nouveau comité de lecture (comprenant, entre autres, Lautman et moi-même) qui était destiné à donner un nouveau souffle à la revue et à ses différentes sections. En même temps, il n’y avait pas de rupture, puisque Davidovitch restait, en tant que secrétaire général (poste qu’il occupait depuis 1975), la cheville ouvrière de la revue. J’ai oublié de vous signaler un dernier élément qui a sans doute plus d’importance au plan symbolique qu’en termes d’influence : le doyen Georges Davy, le représentant par excellence de la « vieille garde » durkheimienne, a été président d’honneur de L’AS de 1965 à 1976, c’est-à-dire jusqu’à sa mort. J’espère que cette vision des choses n’est pas trop loin de la réalité.


Mots-clés éditeurs : L'Année sociologique, Raymond Boudon, Individualisme méthodologique, Comité de rédaction

Date de mise en ligne : 18/04/2019

https://doi.org/10.3917/anso.191.0239

Notes

  • [1]
    L’entretien s’est déroulé le lundi 9 juillet 2018 à Paris. Il a été retranscrit et édité par Jean-Christophe Marcel, qui est l’auteur de l’ensemble des notes de bas de page (NDLR).
  • [2]
    André Davidovitch (1912-1986), fut chercheur au CNRS, membre du Centre d’études sociologiques, élève d’Henri Lévy-Bruhl, et enseignant à l’École pratique des hautes études. Secrétaire adjoint de L’Année sociologique Troisième série (à partir du tome 2 daté de 1949-1950), puis « secrétaire de rédaction » de 1961 à sa mort, il est l’un des principaux artisans du développement intellectuel et institutionnel de la sociologie criminelle en France après la guerre.
  • [3]
    Jean Carbonnier (1908-2003), fut professeur de droit privé à la Sorbonne. Il a lui aussi contribué, quoique de manière différente du tandem Lévy-Bruhl/Davidovitch, à développer la sociologie juridique en France. Il préside le comité de rédaction de L’Année de 1964 à 1977, puis en sera ensuite président d’honneur.
  • [4]
    C'est en fait l'année suivante que la revue passe à deux numéros par an.
  • [5]
    Gérard Lilamand, chef du service des publications du CNRS.
  • [6]
    Michel Prigent (1950-2011), normalien, agrégé de Lettres classiques, a effectué toute sa carrière aux Presses universitaires de France, comme attaché de direction, directeur éditorial, puis président du directoire à partir de 1994.
  • [7]
    C’est-à-dire lui demander un quelconque poste.
  • [8]
    Maître de conférences habilité à diriger des recherches, membre du Centre de recherches sur les liens sociaux (Cerlis), et auteur du livre : Boudon, un sociologue classique (Paris, L’Harmattan, 2006).
  • [9]
    Voir sur ce point, en annexe, un autre témoignage.
  • [10]
    Professeur d’histoire à la Sorbonne, il était spécialiste de Napoléon 1er.
  • [11]
    J.-M. Berthelot, Épistémologie des sciences sociales, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2001.
  • [12]
    L’actuel directeur de L’Année sociologique, qui a fait sa thèse avec Raymond Boudon.
  • [13]
    Laboratoire de recherche fondé par Raymond Boudon, il devient plus tard le Groupe d’étude des méthodes de l’analyse sociologique de la Sorbonne (GEMASS).

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