Couverture de ANSO_162

Article de revue

Une biographie intellectuelle de Max Weber ? À propos de :

Pages e3 à e20

Notes

  • [1]
    Voir Otto Gerhard Oexle (2003, p. 318).
  • [2]
     Voir aussi le compte rendu par Peter Ghosh de l’édition de l’Éthique Protestante dans la MWG (Ghosh, 2015).
  • [3]
    Weber, 2003, p. 316 (« Les sectes protestantes et l’esprit du capitalisme »). Un autre exemple du manque de compréhension de Ghosh pour l’importance des concepts chez Weber est son affirmation que « for Weber, sect and Gemeinde were one and the same thing » (p. 342), avec un renvoi à l’EP (xxi. 68 = MWG I/9, p. 357) où Weber dit que « […] toutes les communautés (Gemeinschaften) anabaptistes voulaient être des communautés de fidèles ( Gemeinden ) ‘pures’, au sens où la conduite de leurs membres devait y être irréprochable. ». (Weber, 2003, p. 189). Les différentes formes de communautés (Gemeinden) religieuses sont traitées dans le volume Religiöse Gemeinschaften de la MWG (I/22-2).
  • [4]
    Pp. 3 et 50 et enfin dans la préface (p. viii), avec une erreur de date : 1905, donc maintenant après et non avant la publication de l’EP.
  • [5]
    L’EP serait restée, aux yeux de Weber, « an ‘older essay’ » tout simplement parce que les modifications pour la réédition étaient inférieures en quantité à celles apportées à la première version du Confucianisme (p. 158 sq. et p. 216). Comprenne qui pourra ! Dans son livre antérieur (Ghosh, 2008, p. 62) l’interprétation du mot « ältere » (plus ancien) est légèrement différente : le texte révisé de 1920 serait en majeure partie un produit des années 1904-1908, avec beaucoup de révisions datant de 1906-1908.
  • [6]
    Les renvois (p. 235, n. 85 et n. 88) à la « Zwischenbetrachtung » (« Parenthèse intermédiaire ») sont erronés, la citation se trouve dans la « Einleitung » à L’Éthique économique des religions mondiales.
  • [7]
    Weber, 1989 (Konfuzianismus und Taoismus), p. 101 ; trad. fr. : Weber, 1996, (Sociologie des religions), p. 349. Une analyse magistrale de ces propos de Weber a été donnée par M. Rainer Lepsius (2012).
  • [8]
    « L’histoire des sciences de la vie sociale est et reste […] une continuelle alternance entre des tentatives, -[1] d’ordonner, en pensée, les faits par la construction de concepts, -[2] de dissoudre les représentations ainsi construites en élargissant et en déplaçant l’horizon scientifique, et -[3] de construire de nouveaux concepts sur la base ainsi modifiée » (Weber, 1992, p. 192). Il poursuit : « Ce n’est pas en quelque sorte le caractère défectueux de la tentative de construire des systèmes conceptuels qui s’exprime alors : – toute science y compris la simple histoire descriptive, travaille avec les concepts disponibles à son époque –, ce qui se manifeste alors, c’est le fait que dans les sciences de la culture humaine, la construction de concepts dépend de la position des problèmes, et que cette dernière est susceptible de se modifier avec le contenu de la culture. »
  • [9]
    « Insofar as it is not about process, Weberian history is always directed to a modern end-point, and not a remote historical starting point, and Weber’s historicism should never be confused with primitivism. » (p. 263). Comprenne qui pourra !
  • [10]
    Pour Ghosh, « history in the narrow sense », c’est aussi quand on soumet les textes et les thèses (historiques) de Weber à la critique historique « without making any significant statement about the present, even though this was Weber’s central concern. » (p. 296).
  • [11]
    P. 327. Ghosh aurait pu découvrir le sens de l’évocation de la bureaucratie de l’ancienne Égypte dans l’article d’Albert Salomon (Salomon, 1926, p. 150) (voir infra).
  • [12]
    Ghosh n’est pas avare de définitions imaginaires : « It is true that in his [Weber’s] view modern capitalism ‘was identical with the greatest goods for the greatest numbers’ […] » (p. 139), en renvoyant à un passage de l’EP où Weber établit tout simplement un parallèle entre l’uniformisation du style de vie et l’intérêt actuel du capitalisme pour une standardisation de la production (MWG I/9, p. 404).
  • [13]
    Dans Ghosh, 2015, p. 133 n. 4, l’auteur en appelle au bon sens de la « social science community as a whole » contre les « Weberians ».
  • [14]
    Selon Ghosh, les questions de transcendance et de religiosité sont aujourd’hui discutées à un niveau néandertalien (p. 92, n. 32).
  • [15]
    Ghosh (p. 279) cite un témoignage de Hans Staudinger qui, ayant interrogé vers 1912-1913 Max Weber sur la question de savoir quelle était sa valeur suprême, obtient une longue réponse sur le positionnement du savant face à la pluralité possible des valeurs. Cet épisode (comme peut-être d’autres passages du manuscrit des Mémoires de Staudinger) n’a pas été intégré dans l’édition de ces Mémoires, publiés en 1982 par Hagen Schulze (Staudinger, 1982). Ghosh suspecte Hennis, qui avait des liens d’amitiés avec Staudinger, d’être responsable de cette coupure parce qu’il aurait rejeté « the idea behind the anecdote », alors que c’est Hennis qui, le premier, la cite in extenso dans son livre Max Webers Fragestellung (Hennis, 1986). Le raisonnement de Ghosh est objectivement absurde, et son insinuation à l’encontre de Hennis est indigne.
  • [16]
    Voir Weber, 2003, p. 280 : « Oh, il n’assiste à aucun autre culte qu’à celui de sa propre dénomination. ».
English version
Versión en español

Peter Ghosh. –  Max Weber and The Protestant Ethic: Twin Histories , Oxford, Oxford University Press, 2014, ix, 402 p.

1 Voilà un auteur qui nous promet une, sinon la biographie intellectuelle définitive de Max Weber, « an intellectual biography framed along strictly historical lines ». Peter Ghosh veut nous faire découvrir « Weber as he really was », et dans sa totalité (p. VII sq). Les Twin Histories(« histoires jumelées ») du titre sont constituées par la biographie intellectuelle de Weber, d’une part, par l’histoire de L’Éthique Protestante et l’ « esprit » du capitalisme (abrégé l’EP dans la suite) d’autre part. Pour Ghosh, ces deux histoires se confondent : tout Weber est contenu dans l’EP, le Weber d’avant l’annus mirabilis (1904/1905) et celui des années ultérieures. Les liens qui courent de l’EP vers les grandes sociologies de Weber sont pour lui « a classic terrain for the intellectual historian, and yet it is a history that has not been told before. » (p. VIII). L’EP serait le texte central de la production intellectuelle de Weber. Non pas le texte de l’édition revue, publiée par Weber en 1920, mais l’édition première, « the ‘master’ text or normal point of reference » (p. 159) : celle publiée dans l’Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik, en 1904 et 1905. Tous les grands thèmes de la sociologie wébérienne y seraient déjà présents, tout au moins à l’état d’ébauche. Tout ce qui vient après ne serait que secondaire par rapport à l’EP et – accessoirement – aux essais méthodologiques des années 1904 et 1905. C’est cette thèse que Peter Ghosh développe tout au long des 400 pages denses, des 1579 notes de bas de page et des quelques annexes que comporte son livre. Une thèse aussi simple que contestable, défendue avec des arguments qui résistent difficilement à un examen sérieux.

La genèse de l’Ethique protestante

2 L’ouvrage est divisé en deux parties, dont chacune comporte huit chapitres. La première partie retrace la genèse de l’EP, la seconde analyse « its legacy for the rest of Weber’s life ». Peter Ghosh examine les activités de Weber jusqu’en 1898 à travers un seul et unique prisme : « Where did the ‘Protestant Ethic’ come from ? » (p. 57). Il conçoit l’histoire intellectuelle comme une « Werkgeschichte », une histoire de l’œuvre qui se donne pour objectif d’établir la véritable chronologie de l’apparition d’idées ou de thèmes et de la rédaction des textes.

3 Ghosh trouve l’origine de l’EP d’abord dans les enquêtes sur les ouvriers agricoles, en 1892. L’argument (p. 57 sq.), est l’« évidente » similarité entre elles et l’EP, c’est-à-dire l’intérêt de Weber pour « a broad movement between the poles of ‘traditionalism’ and capitalism ; and in both cases ‘its inner, psychological factors which are at stake, and not merely external facts’ ». Puis, Ghosh remonte à 1884, car un autre « possible starting point in the intellectual life of the PE» (p. 93 sq.), est constitué selon lui par des considérations sur le christianisme que le jeune Max dispense à son frère cadet Alfred, à l’occasion de la confirmation de ce dernier. On y trouverait déjà « the essentials of the historical conception of religion that underpins both the PE and the Sociology of Religion », notamment la séparation entre, d’une part, la reconnaissance du pouvoir et de l’importance, depuis deux mille ans, du christianisme dans le monde, et d’autre part, la croyance religieuse. Raisonner à un tel niveau de généralité n’aide pas à comprendre la véritable genèse et la grande originalité de ce que Weber expose en 1904 quand il reformule totalement la problématique – débattue depuis des décennies – du rapport entre protestantisme et capitalisme. De cela, ce livre ne nous apprend rien, ni de la véritable genèse de la réflexion de Weber : ses lectures dans des bibliothèques romaines, d’octobre 1901 à mars 1902, sur l’histoire de l’Église, l’économie des monastères, bref tout le complexe du monachisme et de l’ascèse. Si l’on cherchait un ‘lieu et une date de naissance’ de l’EP, c’est vers le séjour de Weber à Rome qu’il faudrait se tourner [1].

4 Pour Ghosh, le religieux constitue la dimension centrale de l’histoire intellectuelle de Weber. Les écrits et discours de Weber des années 1890 montreraient clairement que « the origin of Weberian bourgeois democracy was religious » (p. 99 et p. 101) et que la centralité de la religion dans la pensée de Weber était clairement établie déjà vingt ans avant sa « première apparition » dans l’EP en 1904, c’est-à-dire dans la lettre de 1884, mentionnée plus haut. Rappeler l’importance, dans l’Allemagne de l’époque, des églises, de la religion, des associations comme le Evangelisch-sozialer Kongress, du Kulturprotestantismus, et l’importance, pour le jeune Weber, de l’éducation religieuse que lui donnait sa mère, c’est légitime. Conclure que :

5

The idea of cross-class unity was not founded on an unreflected assumption of national solidarity, but arose instead from a religious premiss : the belief that all men and women alike were « persons with Kultur » (p. 99),

6 sans rappeler la constante et profonde préoccupation de Weber avec l’état inachevé de la construction de la nation, c’est ignorer la dimension politique de la pensée de Weber, ce qui est une constante dans cette ‘biographie intellectuelle’. La conviction de la centralité absolue du religieux dans la pensée de Weber aveugle Ghosh à tel point que dans un passage de l’essai sur l’objectivité (1904), qu’il cite comme preuve majeure, il traduit le mot allemand « Glauben » (croyance) par « religious belief » (p. 286) alors que Weber parle à cet endroit de « la ligne presque imperceptible qui sépare science et croyance », précisant qu’il s’agit de la croyance en toutes sortes de visions du monde et d’idéologies, y compris celle du libéralisme économique, du libre échange (1992, p. 198). Ce n’est pas le seul cas où l’auteur cite Weber et d’autres auteurs de façon incorrecte ou contestable à l’appui de ses thèses ; on y reviendra.

7 Le problème que Ghosh avait exposé au début était celui de savoir comment relier les deux grandes périodes de la vie et de la production intellectuelle de Weber : les trente-quatre années depuis sa naissance (!) jusqu’en 1898 d’une part, les dix-sept années de 1903 (début de la rédaction de l’EP) jusqu’à sa mort en 1920. Autrement dit : quelle était la cause de la maladie de Weber et qu’est-ce qui lui a permis d’en sortir pour écrire immédiatement son ‘œuvre majeure’ ? Ghosh nous propose une explication aussi unilatérale qu’anachronique de la crise vécue par Weber : elle aurait essentiellement été provoquée par son enfermement dans une discipline universitaire, l’économie. Ce n’est que l’érudit libéré de son joug disciplinaire, le Weber ‘interdisciplinaire’, qui, après avoir démissionné de son poste de professeur, pouvait produire quelque chose d’aussi génial et fondamental que l’EP.

Après l’Éthique protestante

8 La deuxième, plus volumineuse partie du livre parcourt en huit chapitres les années 1905 à 1920, c’est-à-dire, tout ce que Ghosh considère comme la simple production ‘post-EP’ de Weber. La dimension très inégale des chapitres indique bien l’ordre des priorités. Une quinzaine de pages pour les années 1905 à 1908, sous le titre « Going into hibernation ». Le terme d’hibernation est tout à fait étonnant quand on regarde tout ce que Weber a produit et projeté au cours de ces années. Suit un mini-chapitre de seulement sept pages sur les Anti-critiques que l’auteur propose quasiment d’éliminer du corpus de l’EP, arguant que les critiques contre lesquels Weber se défendait avaient un niveau intellectuel insuffisant  [2].

9 Deux courts chapitres précèdent le cœur de cette seconde partie. L’un est consacré à la sortie de l’ « hibernation » et à la marche de Weber vers Économie et société d’une part, vers L’Éthique économique des religions mondiales, de l’autre. Comme dans la première partie, ce qui intéresse Ghosh, ce sont les ‘connections’ avec l’EP. Ghosh aborde ensuite les années de « guerre et de paix » (1914-1920), avec un manque d’intérêt manifeste pour l’engagement et les idées politiques de Weber. Viennent ensuite deux longs chapitres sous le titre : « Religiosity and Modernity » (i et ii). Ici, comme dans le chapitre suivant sur « Capitalism and Herrschaft» on trouve quantité de remarques et de développements intéressants. Une direction principale de l’argumentation consiste à refuser l’idée qu’il y ait eu un tournant dans la production de Weber après 1910. Que certains auteurs récents aient surestimé ce ‘tournant’, c’est probable. Mais de là à nier toute évolution importante après 1904/1905, il y a un abîme. Ghosh ne fait pas dans la nuance : pratiquement tout dans Économie et société, écrit-il, « is a working-out from positions established in 1904-1905: that is from the PE and the methodological essays that surround and interpenetrate it » (p. 183). Pour ce que Weber a à dire de substantiel sur la société et la Kultur, c’est l’EP « that represents the crucial point of creative and intellectual discontinuity in Weber’s life […]. Any later movement in his thought, no doubt important for students of a canonical author, is secondary by comparison. » (pp. 183-184).

10 Quel est le fondement d’une telle affirmation ? Ne serait-ce pas, en vérité, un manque d’intérêt pour de nombreuses parties de l’œuvre de Weber qui ne rentrent pas dans le schéma préconçu de l’auteur ? Mais ce n’est pas le seul problème. Ghosh a certainement raison de souligner les liens entre l’EP et les travaux ultérieurs de Weber. Mais il va beaucoup plus loin. Prenons un exemple concret dans le chapitre « Capitalism and Herrschaft » qui illustre bien sa démarche générale : la question du charisme et d’un prétendu enracinement de la typologie des formes de domination dans l’EP. Ces pages illustrent bien l’absence de clarté conceptuelle qui caractérise l’ensemble du livre. Pour Ghosh, le capitalisme « was a form of Herrschaft», et

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within the original PE, Weber had also begun to map out a typology of Herrschaft calibrated according to its degree of rationality – a instinctively conceptual thinker could not do otherwise. (p. 301).

12 Certes, concède l’auteur, l’EP ne contient pas trois types de domination clairement définis, et il n’y avait, dans un premier temps, que deux et pas trois types : d’un côté le capitalisme, de l’autre « its generic counterpart » : le type de comportement et de sensibilité habituellement appelé traditionalisme. Suivent des considérations censées établir une filiation entre le thème du traditionalisme dans l’EP et le concept de la domination traditionnelle dans la pensée de Weber après 1910. Quant à la place du concept de capitalisme dans les textes rédigés après 1907, l’auteur insiste sur une différence entre ‘rational’ et ‘modern capitalism’, opposant un ‘conceptual label’, dans le premier cas, à un « unique ‘historical individual’ » dans le cas du capitalisme moderne. Ici comme à d’autres endroits du livre, l’usage que Weber fait de la méthode idéal-typique, semble poser un problème à l’auteur. Rappelons simplement que les « individus historiques » construits par Weber sont des constructions conceptuelles au même titre que les « concepts fondamentaux de sociologie » élaborés dans Économie et Société.

13 Ghosh pense pouvoir contourner la difficulté qu’il s’est créée lui-même en résumant :

14

In short, Weber’s failure to identify either ‘capitalism’ or capitalist behaviour with rationality, either in the PE or later, is deliberately. (p. 305).

15 Le lecteur peut être rassuré : Weber ne pensait donc pas uniquement de façon instinctive. Le centre de gravité des éléments illustrant l’esprit du capitalisme dans l’EP, nous apprend Ghosh, était du côté de l’entrepreneur et non du côté du travail. Ce qui l’amène à formuler l’étonnante hypothèse :

16

If we wish to site capitalism within the evolved typology of Herrschaft, then capitalist behaviour may contain both rational and extrarational, or implicitly charismatic, components. If this is true, it follows that all three categories of Herrschaft are present in the PE. (p. 305).

17 De même, l’idée du charisme, une idée « much broader » que celle convoquée dans la sociologie de la domination, « is undoubtly born in the PE. » (p. 310). On pourrait passer rapidement sur de telles affirmations si la conséquence que l’auteur en tire et qu’il propose implicitement à ses lecteurs, n’était pas celle-ci : étudier la sociologie politique de Weber n’a qu’un intérêt limité, puisque l’essentiel se trouve dans l’EP.

18 La volonté de tout ramener le plus possible vers les années 1904/1905-1908 est également la principale motivation du chapitre suivant « From the Sects to ‘The City’: Max Weber ‘the fairly pure bourgeois’ ». Fidèle à sa ligne directrice, Ghosh cherche un lien entre La Ville et l’EP, lien établi depuis fort longtemps par des auteurs, comme Wolfgang Mommsen, que Ghosh tient pour quantités négligeables. À la place, Ghosh propose de nouveau une étonnante hypothèse. Ce lien entre la ville des citoyens du Moyen-Âge (the politicised bourgois estate of the city) et l’éthique intra-mondaine rationalisée du xvii e siècle se manifesterait « in the affinity and parallelism between the medieval bourgeoisie and the sects as forms of social association. » (p. 374). Rappelons ce que Weber dit de la ville bourgeoise médiévale (et antique) : elle était

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un groupement de ‘citoyens’, reposant sur une sociétatisation de type institutionnel et pourvu d’organes spécifiques et caractéristiques ; en cette qualité, les ‘citoyens’ relevaient d’un droit qui leur était commun et auquel ils étaient seuls à pouvoir accéder ; par conséquent, ils formaient un ordre au sein duquel ils étaient, du point de vue juridique, des pairs. (Weber, 2014, p. 78).

20 On voit bien la différence entre les rapprochements approximatifs pratiqués par Ghosh et la conceptualisation rigoureuse qui permet à Weber de rapprocher non pas sectes et villes, mais sectes et corporations professionnelles (Zünfte). Non pas pour affirmer « affinity and parallelism », mais au contraire pour faire apparaître les conséquences fondamen­- talement différentes de la contribution de ces deux types d’associations à la formation du rationalisme bourgeois : dans le sens de la politique de subsistance (Nahrungspolitik) et du traditionalisme d’un côté, dans le sens d’une conduite de vie réglementée (ascèse méthodique et probité formelle) de l’autre [3].

Interrogations sur la méthode de l’historien Peter Ghosh

21 Certes, ce livre volumineux contient de nombreux développements qui mériteraient d’être étudiés de près. Mais on y trouve malheureu­- sement autant sinon plus de propos inexacts, irritants par leur manque de rigueur et par l’absence totale de circonspection. Ghosh ne connaît pas le doute : tout est limpide pour lui. De par son projet démesuré de vouloir présenter Weber dans sa totalité, il se croit obligé d’avoir un jugement sur toute l’œuvre de Weber alors que certains aspects et parties de cette œuvre ne l’intéressent absolument pas. Dans le contexte des études wébériennes aujourd’hui, le véritable problème de ces Twin Histories – un livre couronné par un prestigieux prix d’histoire intellectuelle ! – ne se situe d’ailleurs pas au niveau des questions de détails, mais à celui de la démarche générale de l’auteur. J’en aborderai rapidement quelques aspects.

Weber cité comme témoin

22 Considérer l’EP comme l’œuvre la plus importante de Max Weber n’a en soi rien d’original. Pendant longtemps, elle a été considérée comme le point de départ de la véritable sociologie de Weber, après sa maladie nerveuse, marquant une rupture totale avec sa production antérieure, à facture historique et empirique. Cette vision, cependant, est dépassée depuis fort longtemps. Le paradoxe du livre de Ghosh est que, d’une certaine façon, il radicalise cette vision orthodoxe, tout en la rejetant. Il rejette à juste titre la thèse de la rupture totale autour de 1900, mais il l’exacerbe en faisant de l’EP non pas le point de départ d’un nouveau Weber, du Weber sociologue, mais l’essence du véritable Weber. Rien n’interdit à l’auteur un tel jugement de valeur. Mais citer comme un argument central pour cette thèse une phrase de Weber dans une lettre à Rickert du 14 juin 1904 (!) dans laquelle Weber parle de l’EP comme de son « travail principal » (à cette époque) et transformer cette expression ensuite en « Hauptwerk or chef d’œuvre », cela ne mérite pas d’être pris au sérieux [4].

23 À la recherche d’une annonce de chef d’œuvre, Ghosh aurait pu produire un autre témoignage de Weber : la lettre du 30 décembre 1913 à son éditeur Siebeck, dans laquelle Weber dit avec fierté et enthousiasme qu’il a élaboré « une théorie et une présentation sociologique qui met en rapport avec l’économie toutes les grandes formes de communauté : de la famille et de la communauté domestique à l’‘entreprise’, à la parentèle, à la communauté ethnique, à la religion (ce qui comprend toutes les grandes religions mondiales : sociologie des doctrines de salut et des éthiques religieuses […] et enfin une vaste théorie sociologique de l’État et de la domination. Je peux affirmer, qu’il n’existe encore rien de tel, ni un ‘modèle’ de cela. »

24 Ce qui ne correspond pas à la thèse préconçue de Ghosh est soit passé sous silence, soit dévalorisé (notamment tous les témoignages de Marianne Weber). Ou encore l’auteur modifie sans raison valable la datation de certains textes pour les rapprocher le plus possible des années 1904/1905. Une fois l’EP, dans sa première version, érigée en chef d’œuvre qui ne sera dépassé par rien au cours des quinze années suivantes, comment expliquer ce que Weber en dit lui-même lorsqu’il republie, en 1920, le texte révisé ? Weber écrit en effet :

25

Nous avons placé en tête de ce recueil deux études déjà anciennes [« zwei ältere Aufsätze » = EP, et « Les sectes protestantes et l’esprit du capitalisme » HB], qui tentent d’aborder, sur un point important, l’aspect du problème généralement le plus difficile à appréhender : comment certains contenus de croyances religieuses ont conditionné l’apparition d’une « mentalité économique » […]. Nous ne nous occupons donc ici que d’un versant de la relation causale. Les études suivantes, qui portent sur l’éthique économique des religions mondiales […] tentent de suivre les deux relations causales aussi loin qu’il le faut pour trouver les points de comparaison avec le développement occidental, lequel restera ensuite à analyser. (Weber, 1996, p. 503 sq.)

26 Ce passage suffirait à lui seul pour invalider la thèse centrale du livre de Peter Ghosh. Bien entendu, il connaît ces lignes et il les cite partiellement. Pour s’en sortir, l’auteur déploie beaucoup d’efforts pour interpréter dans le sens de sa thèse l’expression « zwei ältere Aufsätze » [5], alors que la chose est limpide et que Weber n’y attache aucune importance. Ce qui importait à Weber, par contre, et ce qu’il explique au lecteur tout en le rendant visible par la composition du volume, c’est que l’EP, même dans sa forme révisée, a moins d’importance que les études sur L’Éthique économique des religions mondiales qui abordent les deux dimensions de la problématique, alors que ces textes plus anciens n’en abordaient qu’une seule, même si c’était la plus complexe. D’où la composition du premier volume des Gesammelte Aufsätze zur Religionssoziologie (GARS) : « Avant-Propos », puis les « deux études déjà anciennes », et ensuite seulement WEWR, ouvert par la fameuse « Introduction » qui n’introduit donc pas à la lecture de L’Éthique protestante, mais aux travaux plus tardifs sur l’éthique économique des religions mondiales.

27 Pour Ghosh, au contraire, le projet global des « Economic Ethics » est une faillite (« failure ») : « Weber had come perilously close to being what he was not: a specialist historian ‘in the narrower sense’ of the word. » (p. 231).

28 Reste, cependant, la question des deux dimensions, des deux relations causales (« Kausalbeziehungen ») dont seulement une, selon Weber lui-même, avait été analysée dans l’EP. Comment concilier ce témoignage explicite avec la thèse selon laquelle tout Weber était contenu dans l’EP de 1904/1905 ? Conscient du problème, Ghosh fait de cette question non seulement une entrée de l’index du livre (« sides (one or two) to Weberian analysis ») mais y consacre également un sous-chapitre « Two ‘sides’ » (pp. 234-241). Regardons de près ce point important. En 1920, Weber a formulé sa question de recherche, son problème ainsi : si l’on veut (a) comprendre la spécificité particulière du rationalisme occidental, et à l’intérieur de celui-ci la spécificité du rationalisme occidental moderne, et (b) expliquer sa genèse, on doit analyser deux Kausalbeziehungen, deux rapports causaux : (1) prendre en compte avant toute chose les conditions économiques (y compris la science, la technique, le droit rationnel) et (2) ne pas négliger le rapport causal inverse, c’est-à-dire les conditions qui agissent sur « la disposition des hommes à adopter des formes déterminées d’une conduite de vie caractérisée par un rationalisme pratique » (Weber, 1996, p. 503). Parmi les facteurs agissant sur cette disposition des hommes, il souligne, pour le passé, « les puissances magiques et religieuses, ainsi que les idées éthiques de devoir qui sont ancrées dans la croyance en ces puissances. » Ce que Weber résume ici par « conditions économiques » devient encore plus clair quand on se plonge dans ses analyses concrètes : le développement d’une économie rationnelle, de formes rationnelles d’entreprises, d’un droit rationnel, etc., dépend de son côté d’une multitude de facteurs politiques, géographiques, sociaux, etc. qui, eux aussi, ont également une influence sur le comportement des hommes.

29 Peter Ghosh comprend cette question des deux rapports causaux comme une distinction entre « individual ethics » et « wider organizational ‘forms’ such as the medieval city » (p. 64, et aussi p. 226), ou, dans une formulation différente, comme la tension entre « internal Christian ethic and external bourgeois social form » (p. 373). La métaphore des deux côtés – mais pour Weber il ne s’agissait nullement d’une métaphore ! – serait insatisfaisante, puisque trop élastique (p. 239). Il pense que ce deuxième côté a surtout intéressé un « Marxist conditioned readership », focalisé sur « social and class context of religion » (p. 235). La véritable distinction wébérienne devrait être formulée ainsi : d’un côté tout ce qui vient de l’individu (« from the inside out »), de l’autre côté « everything that stands outside », bref : tout ce que Weber nomme les fondements sociologiques. De toute évidence, ceci n’est pas le sens de ce que Weber appelait la problèmatique des deux dimensions qui participent à la genèse du rationalisme moderne, des deux imputations causales qu’il fallait explorer.

30 Dans ce contexte, l’auteur affirme que Weber aurait accordé l’ultime priorité à des facteurs idéels, étant donné que la culture matérielle était pour lui « a cast of mind » (pp. 234-235). Pour soutenir cette affirmation, il ajoute « the famous dictum from 1919-1920 that it was quasi-Platonic ‘Ideas’ (Ideen) and not material ‘interests’ that determined the turning points in the ‘tracks’ of world history ». (p. 235) [6]. À un autre endroit (p. 313), ces idées platoniciennes deviennent des « implicitly charismatic religious ‘Ideas’ », et les intérêts, matériels et idéels chez Weber, sont, comme dans la citation précédente, réduits à leur dimension une fois matérielle, une autre fois économique. Que Weber puisse concevoir des intérêts idéels n’est pas prévu dans le système de Ghosh.

31 Écoutons Weber lui-même :

32

Ce sont les intérêts (matériels et idéels) et non les idées qui gouvernent directement l’action des hommes. Toutefois, les ‘images du monde’, qui ont été créées par le moyen d’‘idées’, ont très souvent joué le rôle d’aiguilleurs, en déterminant les voies à l’intérieur desquelles la dynamique des intérêts a été le moteur de l’action [7].

33 La façon dont Ghosh cite son témoin Weber n’est pas seulement approximative, elle est tendancieuse. Pas forcément de façon intentionnelle – Ghosh cite apparemment de mémoire ou d’après des notes prises superficiellement, et en donnant une fois sur deux sur une référence erronée –, mais tendancieuse par son effet sur tout lecteur qui ne connaît pas le texte de Weber. Voilà comment une idée préconçue se fabrique spontanément les preuves dont elle a besoin.

Un historien au bord de la falaise : Max Weber ou Peter Ghosh ?

34 Dans l’étude de l’éthique économique des religions mondiales, « Weber had come perilously close to being what he was not: a specialist historian ‘in the narrower sense’ of the word. » (p. 231). Nous citons cette phrase une deuxième fois, car il faut prendre le temps de la lire et de la relire. Ce jugement de valeur dévoile, s’il en était besoin, le véritable projet de cette « intellectual biography ». Après avoir affirmé que le constat, fait par Wolfgang Mommsen en 1959, que la politique occupait une place centrale dans la vie et l’œuvre de Weber, ne pouvait plus être maintenu, une fois que Weber s’était « devoted himself to the academic calling and to Wissenschaft» (p. 221), Peter Ghosh entreprend de séparer la vraie science wébérienne de celle qui ne mérite pas d’être associée à son nom. Exeunt, pour prendre l’exemple de Confucianisme et taoïsme, les quatre grandes parties que Weber y consacre aux « Fondements sociologiques », dans lesquelles, sous l’angle de la question du développement (ou non) du capitalisme, de la rationalisation et de leur signification pour les conduites de vie, il analyse le système monétaire, les villes, le régime agraire, la bureaucratie, le système militaire, le droit, etc., etc. Exit une grande partie de l’empirie qui, pour Weber, est le fondement de tout. Exit en plus toute la méthode comparative de Weber qui opère par différences – Paul Veyne l’avait bien vu en parlant d’inventaire des différences.

35 Quand Ghosh souligne « we cannot treat him [Weber] as a sociological thinker alone. He is irreducibly sociological and historical. » (p. 372), il enfonce des portes ouvertes. Cependant, l’argumentation et la tonalité de ce livre sont fortement teintées de la conviction qu’un historien (et surtout un historien des idées) serait plus à même de comprendre l’œuvre de Weber que ne le seraient des sociologues ou autres spécialistes dotés d’un « anhistorical mindset ». Pourtant, ce que l’historien Ghosh nous dit sur la conception et la pratique historiennes de Weber compte parmi les aspects les plus contestables du livre.

36 Un historien lit l’Éthique protestante, tel est le titre choisi par Peter Ghosh pour une collection de ses articles, publiée en 2008 (Ghosh, 2008), qui présentaient déjà une bonne partie des thèses exposées dans ces Twin Histories. Au début de ce premier livre, il avait placé « A Short Manifesto » dont le but était de clarifier quelle était son approche de l’EP en tant qu’historien et de souligner ce qu’il partageait avec Weber dans le traitement du passé et ce sur quoi il s’en séparait :

37 It is true that I differ from Weber on one important point. I do not believe it is necessary for the analyste today to create his or her own analytical structures ; for though – like Weber – I accept that the infinity of historical reality must be grouped and ordered conceptually in order to render it comprehensible, yet that grouping has to a significant extent been performed by the historical actors themselves, by concepts they themselves created. Hence the centrality of the history of ideas. (p. 1).

38 Ce que Ghosh proclame ici, c’est le rejet pur et simple du principe méthodologique le plus fondamental de Weber qui, dans un article de 1904 que Ghosh cite souvent, avait répété – face aussi à ses collègues économistes-historiens – que la science sociale vivait de la permanente construction, déconstruction et reconstruction de concepts. [8] Renoncer à ce principe signifie tout simplement éliminer une importante partie de l’héritage que Weber a laissé aux sciences sociales, y compris à l’histoire ! Veut-on revenir à ce qui dans un vieux débat au sein de l’historiographie allemande était appelé la quelleneigene Begriffssprache, le langage conceptuel émanant directement des sources ?

39 La confusion entre concepts et idées est à la base également du flou, des approximations et erreurs de l’auteur concernant la conception et la pratique de l’histoire chez Weber. Doit-on comprendre l’ambition de Ghosh de présenter Weber « as he really was » comme un ralliement à une conception rankéenne de l’histoire ? Ce n’est pas si certain, car la tradition rankéenne se distingue par un traitement consciencieux et réfléchi des sources qui fait souvent défaut ici. Le profond renouvellement, grâce notamment à Weber, qu’a connu la science historique allemande à partir de la deuxième moitié des années 1960 n’a pas inspiré l’historien Ghosh dans son approche de Weber. Ce courant historiographique tomberait vraisemblablement sous son verdict « Marxist conditioned readership » (p. 235).

40 Ghosh affirme, à propos de la conception de l’histoire chez Weber, que « Weber hardly knows what rupture is ; he only recognizes change of direction within the historical continuum » (p. 312 ; cf. aussi p. 383). Le contraire est le cas, et quand Ghosh affirme que pour Weber la montée de la bourgeoisie occidentale est claire « as the combined bourgeois and sectarian history that begins with the ancient polis and (more directly) the medieval city, and finds its climax in the PE» (p. 383), il se méprend totalement sur la signification du rapprochement et en même temps de l’opposition que Weber établit entre (certains types de) villes antiques et médiévales. Weber ne cherchait pas l’origine du capitalisme moderne ou de la bourgeoisie moderne dans la polis antique, il cherchait à connaître les raisons de leur non-développement à partir de la ville antique, pour ensuite pouvoir formuler des hypothèses sur le rôle d’un certain type de ville médiévale dans la genèse de l’économie moderne. Weber est fasciné par les ruptures, et dès 1907-1908 il a reformulé la théorie des stades de développement économique dans le sens de concepts idéaltypiques qui, justement, ne soutiennent pas une vision évolutionniste et unilinéaire de l’histoire à la Ghosh qui croit pouvoir observer chez Weber un déplacement « away from stadial conception of Occidental history, also broken up between ancient and modern history, towards a scheme of a single unitary process of ‘rationalization’ » (p. 128).

41 Une distinction entre deux types d’historiens parcourt ce livre : d’un côté, il y ceux qui s’intéresseraient au passé « for its own sake », par goût pour l’exotisme (p. 261) ou par nostalgie (p. 336) ; de l’autre côté, il y a ceux, comme Weber, dont l’intérêt pour le passé serait « present-centred » (p. 263, n. 72). L’auteur illustre cette différence en opposant Marc Bloch, et qui plus est celui de L’Apologie pour l’histoire, à Max Weber. Peut-on imaginer malentendu plus grand ? Pour Weber, l’histoire n’est pas toujours, comme le pense Ghosh, « directed to an end point » [9] opposé à un intérêt pour le passé en tant que passé (« for its own sake »). La dimension « present centred » n’est pas liée à la vision d’un processus unilinéaire de rationalisation, elle est une conséquence du point de vue pratique de valeur (Wertgesichtspunkt), de la signification culturelle (Kulturbedeutung) en raison de laquelle le chercheur – historien, sociologue, économiste, etc. – choisit et traite son objet.

42 Quand Ghosh, comme saisi d’un sentiment de panique, imagine Weber, celui qui se fait l’analyste du système social hindou, au bord du précipice vers une histoire comme la pratiquent – horribile dictu – les spécialistes, il oublie tout le fondement empirique de la science sociale pratiquée par Weber (bien qu’il le souligne à plusieurs reprises à d’autres endroits : mais il n’est pas à une contradiction près). Quand Weber pousse jusque dans les dernières ramifications l’analyse des systèmes socio-économiques de l’Antiquité, de la Chine ou de l’Inde, comme il le fait également avec les systèmes de croyances et avec les visions du monde, il n’analyse pas le passé « for its own sake », mais parce qu’il a besoin de cette empirie dans la perspective de sa problématique de recherche qui, elle, a son origine dans les intérêts de connaissance du temps présent [10]. Et quand Weber, au milieu de la guerre, dans ses articles sur Parlement et gouvernement dans l’Allemagne réorganisée évoque dans son analyse de la bureaucratie actuelle le phénomène bureaucratique de l’ancienne Égypte, il ne s’agit point d’une « occasional ‘academic’ reference » [11] (p. 327) à un moment où, selon Ghosh, Weber « was released from adherence to the deep and transhistoric format of Economy and Society before 1914 ».

43 Dans la conception de l’histoire chez Weber, telle que Ghosh l’entend, le processus de bureaucratisation joue un rôle central, et autour de 1907-1908, « bureaucracy, not capitalism had become the formal center of his thinking » (p. 168, cf. aussi pp. 317 et 322). Ghosh pense ici à l’étouffement du capitalisme antique par la bureaucratie de l’Empire romain tardif, décrit par Weber à la fin des Agrarverhältnisse im Altertum. Conséquemment à cette découverte, le concept de bureaucratie aurait remplacé celui de capitalisme (« uncertainly defined and only loosely linked to rationalism » (p. 169)) [12] dans la conception wébérienne de la modernité, puisque « bureaucratism that was rationalizing by definition ». Et après cette date, « a holistically conceived capitalism » n’aurait plus jamais été l’objet d’une réflexion théorique sérieuse chez Weber. Tout cela est loin d’être clair. D’abord, il n’y a aucune nécessité de vouloir trouver un « centre formel » dans la pensée de Weber. Bureaucratie et capitalisme sont parallèlement des objets de la réflexion de Weber, y compris dans la dimension irrationnelle de la bureaucratisation, et ceci jusqu’en 1920. Que seraient L’Éthique économique des religions mondiales d’un côté, les Catégories fondamentales de l’économique de l’autre, sinon des interrogations sur le capitalisme ? Et où peut-on bien trouver une conception holistique du capitalisme chez Weber ? Toute l’interrogation de Weber sur l’économie moderne part du constat de la singularité du capitalisme d’entreprise moderne par rapport à d’autres types de capitalismes.

Un livre pour quels lecteurs ? Un livre écrit contre qui ?

44 Une, et a fortiori, la première véritable biographie intellectuelle de Weber – telle est, rappelons-le, l’ambition de ce livre – devrait s’adresser à un public universitaire large et même viser au-delà des spécialistes des sciences humaines et sociales. Cependant, le degré de détail de l’argumentation de Peter Ghosh, ses aller et retour quasi acrobatiques entre des textes de différentes époques, entre des textes connus et peu connus risquent de vite lasser tout lecteur qui n’a pas lui-même une excellente connaissance de l’œuvre de Weber. Le spécialiste lui-même pourrait se sentir exclu par la façon dont l’auteur cite certains textes de Weber. L’EP et aussi d’autres textes, sont cités systématiquement d’après la première édition allemande dans les volumes xx et xxi de l’Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik (ASSP), celle que Ghosh considère comme la véritable EP. Il se refuse donc à utiliser et à citer l’édition de 1920, révisée par Weber peu de temps avant sa mort, c’est-à-dire l’édition définitive qui est facilement accessible partout. À chaque fois que l’on veut se reporter au texte de Weber – ce qui s’avère souvent utile, étant donné la façon souvent approximative dont les propos de Weber sont transcrits –, il faudra donc se rendre dans une bibliothèque qui possède les volumes 1904 et 1905 de l’ASSP ou la récente réédition dans la Max Weber Gesamtausgabe (MWG) qui comporte une concordance ? La réédition du texte de 1904/1905 par Klaus Lichtblau et Johannes Weiss en 1993 n’est pas mentionnée non plus. Et comment doivent faire les lecteurs qui ne lisent pas l’allemand ?

45 Conformément à une pratique établie outre-Manche, les citations en langue originale (allemande) sont pratiquement inexistantes, l’auteur donne ses propres traductions en anglais. Très bien, mais sa traduction commentée de l’EP, annoncée depuis plusieurs années, n’est pas encore parue. L’existence de traductions anglaises ou américaines de l’EP n’est mentionnée qu’en passant. D’autres textes de Weber qui existent en traduction anglaise ou américaine sont (presque) systématiquement cités d’après les premières éditions allemandes, parfois selon des éditions différentes. Et quelle idée saugrenue de traduire le titre « Agrarverhältnisse im Altertum » par « Agriculture in Antiquity » ? Pourquoi ne pas dire au lecteur qu’il peut consulter ce texte dans une traduction anglaise publiée en 1976 : The Agrarian Sociology of Ancient Civilization ?

46 Ce n’est qu’en apparence que la réponse à la question de savoir « un livre écrit contre qui ? » est plus facile à trouver. Écrit pour soutenir une thèse particulière, pour démontrer que les études wébériennes des dernières cinq ou six décennies ont largement fait fausse route et n’ont su présenter Weber « as he really was », peu des spécialistes reconnus de Weber sont épargnés de critiques comme Ghosh les distribue géné­- reusement : unexamined assumptions, hasty claims not to be taken seriously, obvious absurdity, without foundation, etc. À l’occasion, Weber lui-même est traité de la même façon : son idée de Bewährung (confirmation) est « an invented piece of Weberian pseudo-theology » (p. 28). Les responsables de l’édition critique des œuvres de Weber, la MWG, sont particulièrement visés. Mais il y a aussi (ou seraient-ce les mêmes ? [13]) les « students of a canonical author » et autres Néandertaliens [14], les sociologues équipés d’un « anhistorical mindset », le « marxist conditioned readership » et tous ceux qui ont contribué au « triumph of scholasticism and political science ». Tout cela pourrait être amusant, si, d’une part, l’auteur ne s’était pas autorisé à dépasser la ligne rouge [15], et si, d’autre part, il avait été capable de donner au lecteur au moins le début du sentiment d’avoir entre les mains un livre auquel on ne pourrait pas retourner tous ces compliments et bien d’autres encore.

47 Parmi les rares auteurs ayant écrit sur Weber que Ghosh apprécie et cite à plusieurs reprises de façon positive, se trouve Albert Salomon qui, en 1926, a publié un portrait d’une vingtaine de pages de Weber qui ne semble pas avoir ravi Marianne, la veuve, qui a publié la même année son Lebensbild, que Ghosh de son côté n’apprécie pas du tout. Un témoignage de Salomon ouvre le tout dernier chapitre du livre « Envoi: Who was Max Weber? ». Ghosh cite Salomon : [Weber’s] « works are all the expression of an integrated, compact personnality, and they complement and inform one another », et non, ajoute Ghosh « an undigested accumulation of dispersed scholarly industries » (p. 387).

48 Qui contesterait ce dernier point, bien qu’il ne représente nul­- lement la réalité de la recherche ? Mais surtout : Salomon avait une tout autre vision de Weber que Peter Ghosh. Il précise, dans la phrase que l’auteur ne cite qu’à moitié, qu’il pense à toutes les dimensions de l’œuvre de Weber : aux travaux scientifiques, politiques, méthodologiques et de politique sociale, et que tous ces travaux se complètent et se conditionnent les uns les autres (Salomon, 1926, p. 138). Salomon insiste notamment sur l’éducateur du peuple allemand que Weber a été, une dimension que Wilhelm Hennis soulignera soixante ans plus tard. Le portrait de Weber esquissé par Salomon en 1926 aurait pu être un excellent point de départ pour une biographie intellectuelle telle que l’on souhaiterait pouvoir la lire un jour.

49 À quels lecteurs donc, Peter Ghosh a-t-il pensé en rédigeant ce volumineux livre, si fouillé, tellement documenté (pas toujours correctement, malheureusement), mais aussi tellement contestable, tellement partial, si souvent condescendant – injustement et inutilement – envers la recherche antérieure ? Je crains qu’il ne faille prendre au pied de la lettre ce que l’auteur dit dans sa dédicace, énigmatique peut-être pour ceux qui ne connaissent pas le texte de Weber sur « Les sectes protestantes et l’esprit du capitalisme » : « This book is for […] all those who, in spirit at least, have been with Max Weber at Portree ». Weber raconte dans cet essai un épisode vécu un quart de siècle auparavant, en 1894, lors d’un voyage à Portree, ville de l’Île de Skye, dans les Hébrides intérieures écossaises. Interrogé un dimanche par une dame écossaise : « À quel culte avez-vous assisté aujourd’hui ? », il n’avait su se tirer de son embarras qu’en faisant remarquer qu’il était membre de l’Église du pays de Bade et n’avait pu trouver à Portree « une chapel de cette Église ». Cette réponse avait été accueillie avec le commentaire satisfait : « Oh, he doesn’t attend any service except that of his own dénomination ! » [16].

Références bibliographiques

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  • Lepsius M. R., 2012, « Intérêts et idées. La problématique de l’imputation chez Max Weber », Trivium [En ligne], 12 | 2012, mis en ligne le 20 décembre 2012, http://trivium.revues.org/4368]. Titre original : « Interessen und Ideen. Die Zurechnungsproblematik bei Max Weber », Kölner Zeitschrift für Soziologie und Sozialpsychologie, Sonderheft, 27, « Kultur und Gesellschaft », Neithardt F., Lepsius M. R., Weiß J., (eds), Opladen, Westdeutscher Verlag, 1986, pp. 20-31.
  • Oexle O. G., 2003, « Max Weber und das Mönchtum », in Lehmann H., Ouédraogo J. M., (eds), Max Webers Religionssoziologie in interkultureller Persepktive, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, pp. 311-334.
  • Salomon A., 1926, « Max Weber », Die Gesellschaft. Internationale Revue für Sozialismus und Politik, 3, 1, pp. 131-153, repris in Gostmann P., Wagner G., (eds), Werke, Vol. I : Biographische Materialien und Schriften 1921-1933, Wiesbaden, VS Verlag für Sozialwissenschaften, 2008.
  • Staudinger H., 1982, Wirtschaftspolitik im Weimarer Staat, Hagen Schulze (Hrsg.), Bonn, Verl. Neue Gesellschaft.
  • Œuvres de Max Weber citées en langue française

    • Weber M., 1992, Essais sur la théorie de la science, traduit par Julien Freund, Paris, Plon, 1e édition 1965, réimprimé dans la collection “Agora Pocket”.
    • Weber M., 1976, The Agrarian Sociology of Ancient Civilizations, translated by R. I. Frank, London, New Left Books, 1976 ; traduction française : Économie et société dans l’Antiquité. Précédé de: Les causes sociales du déclin de la civilisation antique, introduction de Hinnerk Bruhns, traduit de l’allemand par Catherine Colliot-Thélène et Françoise Laroche, Paris, La Découverte, 1998.
    • Weber M., 1996, Sociologie des religions, textes réunis, traduits et présentés par Jean-Pierre Grossein, introduction de Jean-Claude Passeron, Paris, Gallimard.
    • Weber M., 2003, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, suivi d’autres essais, édité, traduit et présenté par Jean-Pierre Grossein avec la collaboration de Fernand Cambon, Paris, Gallimard.
    • Weber M., 2014, La Ville, traduit par Aurélien Berlan, Paris, La Découverte..
  • Œuvres de Max Weber citées en langue allemande et abréviations pour ces œuvres.

    • Weber M., 1993, Die protestantische Ethik und der «Geist» des Kapitalismus,Textausgabe auf der Grundlage der ersten Fassung von 1904/05 mit einem Verzeichnis der wichtigsten Zusätze und Veränderungen aus der zweiten Fassung von 1920, herausgegeben und eingeleitet von Klaus Lichtblau und Johannes Weiß, Weinheim, Beltz Athenäum, 1993 (nouvelle éd. 2016).
    • MWG, i/9 : Weber, M., 2014, Max Weber Gesamtausgabe, i/9, Asketischer Protestantismus und Kapitalismus. Schriften und Reden 1904–1911, édité par Wolfgang Schluchter, en collaboration avec Ursula Bube, Tübingen, J.C.B. Mohr (Paul Siebeck).
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    • MWG, i/19 : Weber, M., 1989, Wirtschaftsethik der Weltreligionen, Konfuzianismus und Taoismus. Schriften 1915–1920, édité par Helwig Schmidt-Glintzer, en collaboration avec Petra Kolonko, Tübingen, J.C.B. Mohr (Paul Siebeck).

Date de mise en ligne : 24/10/2016

https://doi.org/10.3917/anso.162.0493

Notes

  • [1]
    Voir Otto Gerhard Oexle (2003, p. 318).
  • [2]
     Voir aussi le compte rendu par Peter Ghosh de l’édition de l’Éthique Protestante dans la MWG (Ghosh, 2015).
  • [3]
    Weber, 2003, p. 316 (« Les sectes protestantes et l’esprit du capitalisme »). Un autre exemple du manque de compréhension de Ghosh pour l’importance des concepts chez Weber est son affirmation que « for Weber, sect and Gemeinde were one and the same thing » (p. 342), avec un renvoi à l’EP (xxi. 68 = MWG I/9, p. 357) où Weber dit que « […] toutes les communautés (Gemeinschaften) anabaptistes voulaient être des communautés de fidèles ( Gemeinden ) ‘pures’, au sens où la conduite de leurs membres devait y être irréprochable. ». (Weber, 2003, p. 189). Les différentes formes de communautés (Gemeinden) religieuses sont traitées dans le volume Religiöse Gemeinschaften de la MWG (I/22-2).
  • [4]
    Pp. 3 et 50 et enfin dans la préface (p. viii), avec une erreur de date : 1905, donc maintenant après et non avant la publication de l’EP.
  • [5]
    L’EP serait restée, aux yeux de Weber, « an ‘older essay’ » tout simplement parce que les modifications pour la réédition étaient inférieures en quantité à celles apportées à la première version du Confucianisme (p. 158 sq. et p. 216). Comprenne qui pourra ! Dans son livre antérieur (Ghosh, 2008, p. 62) l’interprétation du mot « ältere » (plus ancien) est légèrement différente : le texte révisé de 1920 serait en majeure partie un produit des années 1904-1908, avec beaucoup de révisions datant de 1906-1908.
  • [6]
    Les renvois (p. 235, n. 85 et n. 88) à la « Zwischenbetrachtung » (« Parenthèse intermédiaire ») sont erronés, la citation se trouve dans la « Einleitung » à L’Éthique économique des religions mondiales.
  • [7]
    Weber, 1989 (Konfuzianismus und Taoismus), p. 101 ; trad. fr. : Weber, 1996, (Sociologie des religions), p. 349. Une analyse magistrale de ces propos de Weber a été donnée par M. Rainer Lepsius (2012).
  • [8]
    « L’histoire des sciences de la vie sociale est et reste […] une continuelle alternance entre des tentatives, -[1] d’ordonner, en pensée, les faits par la construction de concepts, -[2] de dissoudre les représentations ainsi construites en élargissant et en déplaçant l’horizon scientifique, et -[3] de construire de nouveaux concepts sur la base ainsi modifiée » (Weber, 1992, p. 192). Il poursuit : « Ce n’est pas en quelque sorte le caractère défectueux de la tentative de construire des systèmes conceptuels qui s’exprime alors : – toute science y compris la simple histoire descriptive, travaille avec les concepts disponibles à son époque –, ce qui se manifeste alors, c’est le fait que dans les sciences de la culture humaine, la construction de concepts dépend de la position des problèmes, et que cette dernière est susceptible de se modifier avec le contenu de la culture. »
  • [9]
    « Insofar as it is not about process, Weberian history is always directed to a modern end-point, and not a remote historical starting point, and Weber’s historicism should never be confused with primitivism. » (p. 263). Comprenne qui pourra !
  • [10]
    Pour Ghosh, « history in the narrow sense », c’est aussi quand on soumet les textes et les thèses (historiques) de Weber à la critique historique « without making any significant statement about the present, even though this was Weber’s central concern. » (p. 296).
  • [11]
    P. 327. Ghosh aurait pu découvrir le sens de l’évocation de la bureaucratie de l’ancienne Égypte dans l’article d’Albert Salomon (Salomon, 1926, p. 150) (voir infra).
  • [12]
    Ghosh n’est pas avare de définitions imaginaires : « It is true that in his [Weber’s] view modern capitalism ‘was identical with the greatest goods for the greatest numbers’ […] » (p. 139), en renvoyant à un passage de l’EP où Weber établit tout simplement un parallèle entre l’uniformisation du style de vie et l’intérêt actuel du capitalisme pour une standardisation de la production (MWG I/9, p. 404).
  • [13]
    Dans Ghosh, 2015, p. 133 n. 4, l’auteur en appelle au bon sens de la « social science community as a whole » contre les « Weberians ».
  • [14]
    Selon Ghosh, les questions de transcendance et de religiosité sont aujourd’hui discutées à un niveau néandertalien (p. 92, n. 32).
  • [15]
    Ghosh (p. 279) cite un témoignage de Hans Staudinger qui, ayant interrogé vers 1912-1913 Max Weber sur la question de savoir quelle était sa valeur suprême, obtient une longue réponse sur le positionnement du savant face à la pluralité possible des valeurs. Cet épisode (comme peut-être d’autres passages du manuscrit des Mémoires de Staudinger) n’a pas été intégré dans l’édition de ces Mémoires, publiés en 1982 par Hagen Schulze (Staudinger, 1982). Ghosh suspecte Hennis, qui avait des liens d’amitiés avec Staudinger, d’être responsable de cette coupure parce qu’il aurait rejeté « the idea behind the anecdote », alors que c’est Hennis qui, le premier, la cite in extenso dans son livre Max Webers Fragestellung (Hennis, 1986). Le raisonnement de Ghosh est objectivement absurde, et son insinuation à l’encontre de Hennis est indigne.
  • [16]
    Voir Weber, 2003, p. 280 : « Oh, il n’assiste à aucun autre culte qu’à celui de sa propre dénomination. ».

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