Notes
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Une version antérieure, mais sensiblement différente, de ce texte a été publiée en anglais dans les Archives européennes de sociologie, 2010, 3.
Chrysostomos Mantzavinos — Individus, Institutions et Marchés, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Sociologies », 2008, 352 p.
1Le livre est la traduction d’un ouvrage paru en 2001 sous le titre Individuals, Institutions, and Markets. Son auteur, Chrysostomos Mantzavinos, professeur d’économie et de philosophie des sciences sociales à l’université Witten/Herdecke en Allemagne, a par ailleurs publié en 2005 Naturalistic Hermeneutics et édité, en 2009. Philosophy of the Social Sciences. Philosophical Theory and Scientific Practice. Ces trois ouvrages sont parus chez Cambridge University Press. C. Mantzavinos est ainsi à la fois un représentant de l’économie institutionnaliste et un épistémologue des sciences sociales de manière plus générale.
2Ces deux dimensions se retrouvent dans l’ouvrage présenté. Il s’agit d’une contribution substantielle et très informée au renouvellement récent de l’économie institutionnaliste, illustrée notamment par les importants travaux de Douglass North qui donnent une impulsion nouvelle à l’étude du rôle des institutions dans la vie économique, qu’avait déjà souligné John Commons dans les années 1930. En même temps, il s’agit d’une réflexion plus générale sur les conditions de l’apprentissage de l’espèce humaine et sur l’émergence des normes, qui sont spécifiquement étudiées dans leur rôle économique. L’ouvrage se compose de trois parties : une première décrit et théorise, essentiellement à partir des résultats de la psychologie cognitive, les conditions générales de la connaissance et de l’apprentissage par les individus des règles. La deuxième partie applique ces considérations à l’étude de l’émergence des institutions. La troisième partie étudie alors l’incidence de ces institutions sur le marché et le développement de l’économie.
3L’ouvrage s’écarte ainsi doublement de l’économie néoclassique traditionnelle. Il met, d’une part, l’accent sur l’importance des institutions et des normes dans la vie économique, alors que la formalisation des échanges sur un marché a tendu globalement à les négliger. D’autre part, s’il retient l’hypothèse générale d’un individu égoïste, mu par la recherche de la maximisation de l’utilité, il indique cependant que cette notion d’utilité étant vague et indéterminée, elle revient en fait à la recherche de la résolution de problèmes. Or, la recherche de la résolution des problèmes ressortit à une théorie plus générale de l’apprentissage. Ceci permet de dépasser l’opposition entre Homo œconomicus et Homo sociologicus, dans la mesure où l’accent doit être mis sur l’effort commun aux individus de résoudre les problèmes auxquels ils sont confrontés. Mantzavinos aborde cette question en rapprochant des principes issus de la philosophie ou de l’économie aux développements récents de la psychologie cognitive : la connaissance et l’apprentissage relèvent de la maîtrise de règles qui sont des réponses aux problèmes rencontrés par les individus. Un point essentiel de l’analyse est alors que les règles ne sont pas découvertes de manière nouvelle par chaque individu : au contraire, elles se diffusent de manière culturelle et permettent à un nouveau venu de bénéficier de l’existence des règles déjà déployées en réponse à des problèmes anciens. Lorsque les problèmes rencontrés n’ont pas de solution connue, ils donnent naissance à des choix innovants qui correspondent à des tentatives de résolution de ces difficultés nouvelles.
4Dans la deuxième partie, Mantzavinos se penche sur l’émergence des normes et des règles : sa thèse principale est que les normes sociales correspondent à la solution de problèmes collectifs rencontrés par les individus, à partir du moment où ils sont susceptibles d’être en conflit d’intérêts. Les normes apparaissent dans un contexte d’interaction qui permet l’apprentissage des solutions adéquates aux problèmes de conflit rencontrés. Un point essentiel est à noter : dans la mesure où Mantzavinos part des intérêts des individus et de leur conflit possible, il insiste sur le fait que les normes qui émergent portent la marque de l’hétérogénéité de la situation des acteurs en termes de pouvoir. Ainsi les groupes dirigeants, dans la vie sociale, ont-ils le pouvoir de mettre en place des règles qui soient à leur bénéfice. D’une manière générale toutefois, Mantzavinos met l’accent sur la diffusion par un processus de main invisible de normes qui apparaissent comme adéquates à la résolution de problèmes rencontrés.
5Ceci conduit à l’étude dans la troisième partie des relations entre institutions et marché. Après avoir réaffirmé l’importance des institutions pour le développement du processus économique, et indiqué l’importance de la sélection de certaines normes afin de garantir le développement d’une richesse collective, l’auteur souligne néanmoins qu’il ne faut pas considérer ces normes comme nécessairement « efficaces », au sens des économistes, c’est-à-dire comme permettant le développement d’une richesse maximale. En effet, aussi bien l’inégalité de la force des intérêts en présence au sein d’une société que la présence d’idéologies interdisent que les normes et les institutions soient nécessairement efficaces. Au contraire, elles sont souvent contraires à la réalisation de cette maximisation collective de la richesse.
6Cet ouvrage est important, non seulement parce qu’il souligne la place essentielle des institutions dans la vie économique (ce qui permet de rapprocher économie institutionnelle et sociologie économique, même si cette dernière ne part pas nécessairement des individus et de l’hypothèse de leurs comportements égoïstes), mais aussi parce qu’il interprète de manière originale l’émergence des normes à partir de l’effort de résolution de problèmes, étudié par la psychologie cognitive.
7Ceci nous conduit néanmoins à faire trois remarques critiques. La première s’adresse à ce qui apparaît comme un point de détail dans le livre, rapidement mentionné, mais qui a une grande importance théorique. Mantzavinos soutient, à la suite d’autres auteurs, que l’hypothèse de rationalité, dans la mesure où elle est normative, n’a pas sa place dans l’analyse économique qui est positive. Il conviendrait donc de se débarrasser d’une interprétation normative des comportements qui peuvent être analysés sans elle. Ce point nous paraît toutefois contestable. En effet, à partir du moment où l’accent est mis sur la résolution de problèmes, inévitablement intervient la considération qui est bien normative, que certaines solutions sont jugées « correctes » pour résoudre de tels problèmes (par les acteurs et par les économistes ou sociologues qui analysent leurs actions). Or, l’hypothèse de rationalité est souvent assimilée à cette aptitude à trouver des solutions jugées « correctes » aux problèmes rencontrés.
8Dès lors, et c’est la deuxième remarque, si les normes dérivent de la résolution des problèmes d’interaction auxquels les individus, mus par leurs intérêts, sont confrontés, se pose le problème de la description et de la caractérisation de ces normes. La contribution de Mantzavinos met essentiellement l’accent sur les processus d’apprentissage de la coopération et de diffusion par un processus de main invisible. Il brosse un tableau très instructif de la littérature traitant la question de l’émergence des normes. Toutefois, un problème important n’est pas directement traité : d’un côté, les normes sont présentées comme des solutions à des problèmes d’interaction et de coopération, et leur diffusion est décrite comme un processus d’apprentissage de normes efficaces dans la résolution de problèmes. D’un autre côté toutefois, mettant l’accent sur la diversité des intérêts, et surtout sur l’inégalité des forces en présence dans une interaction, Mantzavinos souligne le fait que les normes ne sont pas nécessairement efficaces à un niveau collectif (qui serait la maximisation de la richesse), mais permettent à certains acteurs de faire prévaloir leurs intérêts sur d’autres (à travers, par exemple, une répartition des droits de propriété qui leur soit favorable). Comment expliquer alors qu’il s’agisse d’une solution « efficace » à un problème ? Pour qui ? Comment les normes sont-elles acceptées par ceux auxquels elles s’adressent, alors même que par hypothèse ils seraient lésés dans ce type de configuration ? D’une manière générale, le problème de l’économie normative n’est pas posé : si les acteurs cherchent des solutions efficaces à leurs problèmes, que les normes représentent ces solutions, et qu’elles se diffusent parce qu’elles sont efficaces, comment rendre compte alors de l’opposition sur les normes acceptables, et de leur asymétrie en termes de bénéficiaires (par exemple l’asymétrie entre initiateurs d’externalités et victimes de celles-ci) ?
9Enfin, si Mantzavinos met l’accent sur la diversité culturelle (la culture étant envisagée comme stock de réponses coordonnées à certains problèmes dans certaines situations), et sur l’importance de l’idéologie, il n’explore pas véritablement ces questions : on n’a pas d’éléments interprétatifs de l’évolution et du changement culturel des normes ni de la formation des idéologies. D’une manière générale, les problèmes de justification sont laissés de côté : or, ceux-ci jouent un très grand rôle dans la définition et la mise en place des normes sociales de manière générale, et en particulier de celles concernant la vie économique.
10Pierre Demeulenaere
11Université Paris-Sorbonne
Hartmut Rosa — Accélération. Une critique sociale du temps, Trad. de l’allemand par Didier Renault, Paris, La Découverte, coll. « Théorie critique », 2010, 480 p.
13« L’expérience majeure de la modernité est celle de l’accélération. » Telle est la thèse éponyme du livre de Hartmut Rosa, paru en 2005 et récemment traduit en français. Professeur de sociologie à la Friedrich Schiller Universität d’Iéna, H. Rosa est le principal représentant de la quatrième génération de l’École de Francfort. Si l’homme a pris ses distances avec l’axiomatique et les « faiblesses » empiriques des travaux de ses prédécesseurs, il s’inscrit dans la pleine continuité d’un Jürgen Habermas, de par la fonction critique qu’il assigne aux sciences sociales (la théorie de la société doit être « l’étincelle » à l’origine de l’embrasement du social) et l’ambition théorique qui l’anime (fonder un nouveau programme de recherche). Son projet de refondation d’une théorie longue portée repose tout entier sur une analyse univariée : celle du temps. La réussite de ce programme présuppose d’échapper au paradoxe augustinien d’une notion aussi familière que rebelle à l’examen conceptuel. Pour y parvenir, l’auteur identifie successivement trois pans de l’accélération : celle de la technique, celle du changement social et de l’accélération du rythme de la vie.
14La première correspond à l’augmentation intentionnelle de la vitesse des processus instrumentaux (la production de biens, les communications, les déplacements physiques…). Depuis le milieu du xviiie siècle, zeitgeist de la modernité, l’époque est caractérisée par une hausse exponentielle de la vitesse de communication, multipliée par un facteur 10 puissance 10 en deux siècles. La conséquence mécanique de ce bouleversement est la contraction de l’espace, une réduction des contraintes physiques sous l’effet d’une dynamisation du temps.
15La deuxième dimension du phénomène concerne les rythmes de transformation des formes du lien social. La vitesse d’obsolescence des expériences et des attentes s’est considérablement accrue, passant d’une échelle de plusieurs siècles (changement civilisationnel de l’Ancien Régime) à celle d’une vie (changement intergénérationnel des sociétés industrielles), pour finalement s’opérer en quelques années (changement intragénérationnel de la modernité avancée).
16L’influence conjointe de l’accélération technique et du changement social a converti le temps en ressource rare. Corrélativement, les acteurs tendent à cumuler en un instant des tâches autrefois séparées (multitasking) et repoussent les frontières de leur phase d’activité. Dans un tel contexte, les séquences d’action consacrées au repos, au repas et au soin du corps servent de variables d’ajustement. L’accélération objective du rythme de la vie qui en découle se double d’un versant subjectif : le sentiment que tout va de plus en plus vite, que le cours des événements échappe à toute emprise ou, pour reprendre la métaphore de l’auteur, que « les pentes s’éboulent » (137).
17Le paradoxe du temps moderne se pose dès lors comme suit : la promesse de liberté comprise dans les conquêtes temporelles des deux derniers siècles s’est transformée en un ensemble de contraintes structurelles et en un sentiment diffus d’aliénation. L’auteur impute ce paradoxe des conséquences à quatre motifs, de nature économique, culturelle, sociale et institutionnelle.
18Dans la droite ligne de la tradition marxiste, H. Rosa présente le capitalisme comme un principe de réification du temps. « Le temps, c’est de l’argent », c’est-à-dire un facteur de production. La définition d’une combinaison temporelle de production comparativement supérieure à celle de ses concurrents permet d’occuper une position préférentielle dans la compétition économique. Les incessants perfectionnements de l’ajustement des facteurs de production alimentent une spirale de la vitesse, qui bénéficia principalement au secteur productif au cours du xixe siècle, à celui de la communication au xxe.
19À ce premier critère s’ajoute la dimension culturelle de l’accélération. La sécularisation a dramatisé l’existence terrestre. La recherche continue de gains de temps est le moyen de maintenir ouvert le champ des possibles. Ce souci de conserver le plus longtemps possible un avenir à choix multiples suscite un sentiment de pression et de frustration continu, que seuls de courts séjours dans des « oasis de décélération » (vacances, week-end, siestes…) dissipent temporairement.
20En outre, la différenciation fonctionnelle – la spécialisation des tâches et la séparation des sphères d’existence – entraîne une complexification croissante du monde social. Le nombre de données et d’informations nécessaire à sa compréhension a franchi un seuil critique. La vitesse d’assimilation cognitive du changement est structurellement inférieure à celle de ce dernier. S’engage alors une course effrénée pour combler un retard inextinguible.
21La crise des institutions constitue la trame de ces bouleversements. Alors que l’État formait un cadre de stabilité à l’intérieur duquel l’accélération pouvait se déployer dans le sens d’une autonomisation des individus, la remise en cause des systèmes d’organisation politique westphaliens (professionnalisation de l’armée, réforme de la bureaucratie, déréglementation économique, zones monétaires internationales…) a dynamisé les éléments statiques indispensables à ce processus.
22L’accélération qui résulte de ces quatre phénomènes n’est pas sans conséquence du point de vue de la construction de soi et du mode d’administration public. L’élaboration de l’identité, qui suppose l’établissement d’une filiation du passé et du futur biographique en une image de soi mobilisable en un temps présent, implique une « temporalisation de la vie » (279). L’édification de soi est le produit d’un cheminement existentiel, impliquant la définition stable d’un rapport à la religiosité, l’apprentissage d’un métier, la fondation d’un foyer, une identification partisane… Or, l’accélération du changement social a déstabilisé et démultiplié ces positionnements existentiels. À l’échelle d’une vie, un même individu est susceptible d’embrasser plusieurs spiritualités, d’exercer de multiples fonctions professionnelles, de connaître une suite de ruptures et de recompositions familiales, de résider dans plusieurs pays, de voter pour différents partis… Ce contexte de fluidification des propriétés identitaires explique que les stratégies de planification s’épuisent au profit d’une conduite de vie « simultanéiste » : le rythme, la durée, la séquence des actions et des événements se décident au moment même où ils ont lieu.
23Cette tendance trouve un écho dans le domaine de la gestion des affaires publiques. Les rythmes traditionnels du monde politique sont en décalage croissant avec la vitesse d’évolution des sphères économique, technique et culturelle. Le temps de l’information et de la réflexion consubstantiel à la prise de décision est en inadéquation avec le besoin toujours plus pressant de s’adapter au changement. En résulte un gouvernement de la réforme, bricolée au fil de l’urgence de contraintes objectives constamment renouvelées (catastrophes, crises, « révolutions » techniques…).
24L’émergence de cette identité et de cette politique « situatives » est l’indice d’une césure dans la modernité : la « modernité classique » (rythme générationnel du changement social, temps linéaire, sphère politique jouant le rôle de gouvernail, planification des parcours, identité stable et autodéterminée…) cède le pas à une « modernité tardive » ou « avancée » (rythme intragénérationnel du changement social, fin de l’histoire, perte du pouvoir directionnel de l’action politique, désinstitutionnalisation du parcours de vie, « simultanéisme » et « identité situative »…), génératrice d’un nouveau type de « pathologie » : l’aliénation temporelle.
25Le temps est une question passablement délaissée par la tradition sociologique. Ce désintérêt apparaît comme une anomalie au regard de la place qu’elle occupe dans l’œuvre des figures tutélaires de la discipline. Max Weber envisageait l’ascétisme temporel comme un trait constitutif de l’ethos protestant ; Georg Simmel tenait la vitesse de « la vie du corps et de l’esprit » comme un critère fondamental de différenciation entre les zones urbaines et les espaces ruraux ; Émile Durkheim considérait pour sa part la rapidité du changement de nature des formes du lien social comme un facteur aggravant de la situation d’anomie. Par la suite, le magistère successif du paradigme fonctionnaliste, structuraliste et interactionniste a éclipsé les rares recherches consacrées au temps social (celles de Niklas Luhmann ou de Norbert Elias), abandonnant ainsi l’examen du temps à la philosophie. On doit ici noter le rôle pionnier d’Anthony Giddens dans le retour de la sociologie au temps, via notamment sa conférence fondatrice (« Time and Social Organization ») donnée à l’université d’Uppsala en février 1984, qui influença durablement les axes de recherche de la sociologue britannique Barbara Adam, dont l’œuvre maîtresse (Time and Social Theory, Cambridge, Polity Press, 1990), reste en la matière une référence.
26En opérant une synthèse originale d’univers intellectuels rarement en dialogue (l’histoire sémantique, la psychologie sociale, la sociologie du changement social, celle des systèmes complexes…), Hartmut Rosa apporte une contribution décisive dans ce domaine de recherche encore en devenir. En rupture avec l’approche parfois intuitive de ses prédécesseurs francfortois, l’auteur s’appuie sur une masse conséquente de données (en témoignent en annexe plus de 30 pages de bibliographie). Ce souci de robustesse quantitative, doublé d’un éclectisme théorique qui ne dément jamais son ambition, rend en de nombreux points la démonstration de l’auteur convaincante. On pourrait certes lui reprocher un traitement de deuxième, voire de troisième main – qui accentue le penchant de l’auteur pour l’universalisation de la condition d’homme blanc, occidental, quadragénaire, père de famille, universitaire, enseignant sur deux continents et peinant à affronter la masse de sollicitations qui l’assaille – et un éclectisme théorique mettant souvent à mal les découpages disciplinaires, limites toutefois inhérentes à la nature du projet.
27Mais la principale aporie de l’entreprise réside sans doute ailleurs : dans la volonté de concilier deux traditions de pensée irréductibles. La première est celle de l’émancipation, dont le point d’origine est conventionnellement fixé à l’œuvre de Jean-Jacques Rousseau, qu’Emmanuel Kant porta à son point d’incandescence, et qui constitue le fil rouge de la pensée critique (Karl Marx, Theodor W. Adorno et Max Horkheimer, Pierre Bourdieu, Luc Boltanski…). La seconde est celle de l’intégration, dont le Comte de Saint-Simon livra une version inaugurale, traduite en termes « positivistes » par Auguste Comte, avant qu’Émile Durkheim en trace avec autorité les contours scientifiques. Le premier courant pose comme impératif moral l’autonomisation des individus via l’identification, la dénonciation et le dépassement de tous les types de déterminisme. Le second vise une recomposition de la « société », rendue nécessaire par le délitement des solidarités communautaires. La confusion de ces deux traditions est rendue logiquement possible par leur point de convergence : la rationalité. Dans le premier cas, le levier émancipateur est la mise en branle de la « réflexivité » ; dans le second, le moyen d’inverser le processus de déliquescence du corps social est l’examen et la réorganisation rationnels des formes de l’activité collective. Libération antisociale et intégration prosociété, le moyen de ces deux fins est de fait identifié.
28Hartmut Rosa entremêle au fil de la démonstration ces deux perspectives, conjuguant le soupçon à l’égard d’un arrière-monde aliénant (celui des structures temporelles) au souhait d’un réordonnancement des formes de l’activité sociale (fragilisées par la crise de ces mêmes structures). Abolir ou recomposer, l’ambiguïté se situe à un double niveau : celui du constat (les individus souffrent-ils d’un défaut ou d’une domination des structures temporelles ?) et celui de l’action prescrite (faut-il organiser rationnellement les structures temporelles ou se révolter contre leur emprise ?). Cette ambivalence n’enlève rien aux qualités heuristiques de l’ouvrage, mais rend pour le moins confus l’horizon d’attente de l’analyste, écueil massif pour une entreprise critique.
29Olivier Alexandre
30ehess-cespra
31olivier.alexandre@ehess.fr
Philippe Steiner et François Vatin — Traité de sociologie économique, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Quadrige », 2009, 816 p. [*]
32Voici un Traité de sociologie économique qui s’impose à l’attention pour trois motifs. Il accorde, on s’en doute, bonne place à des travaux français trop peu connus, dont certains portent sur une actualité mondiale. Il ne participe pas aux proclamations le plus souvent purement programmatiques de la soi-disant New Economic Sociology. Le plan en cinq parties est très neuf et très au fait de courants en sciences économiques mal connus des sociologues. Les principaux chapitres de la première partie sont dus à des économistes de poids qui se situent hors du mainstream.
33Sous le titre attendu : « Le fait économique comme fait social », la première partie s’ouvre avec un chapitre de Robert Boyer, pionnier du courant dit de la régulation, suivi de deux autres consacrés à l’anti- utilitarisme (Alain Caillé) et à l’économie des conventions (François Eymard-Duvernay). Avec l’étude de la nature et du pouvoir de la monnaie, André Orléan donne une très belle application des thèmes plus ou moins hétérodoxes présentés. S’y adjoint un chapitre sur l’économie des singularités (Lucien Karpik). Sous le chapeau des « représentations économiques », titre de la deuxième partie, on trouve, à côté de la gestion, du calcul et de la symbolique de l’ordre marchand (Frédéric Lebaron), « La performativité des sciences économiques » (Fabian Muniesa et Michel Callon). Une troisième partie, assez courte, s’intéresse à « la construction sociale des marchés » y compris celui des organes humains (Philippe Steiner) et ceux qui opèrent sur le Web. La concurrence, en quatrième partie, est abordée notamment sous l’angle de la combinaison entre concurrence et coopération (Emmanuel Lazega) y compris sur les marchés financiers (Olivier Godechot). La dernière partie conjoint curieusement les pratiques monétaires et de consommation avec un grand chapitre de sociologie du travail (François Vatin).
34Tenter de donner une idée de ces 19 chapitres l’un après l’autre n’aurait guère de sens. Ce sont tous des textes bien informés, écrits par des collègues reconnus et qui se lisent – même si certains d’entre eux n’ont pas assez résisté à la tentation pernicieuse de l’exhaustivité des références. Le choix des deux coordinateurs d’avoir une première partie principalement écrite par des économistes invite à se demander si le Traité de sociologie économique présente une identité autre que d’étiquette pour des études hétérogènes, divisées en deux grands versants, l’un étant de pourvoir de données annexes les économistes, l’autre étant de science caméraliste, c’est-à-dire d’auxiliaire des décideurs, ce qui n’a rien de honteux, particulièrement dans le domaine des politiques sociales. Quand on constate l’importance des résultats avancés sur des questions que l’on croirait sociologiques par des économistes, et l’absence totale de conclusion générale du livre, on en vient à se demander si les deux coordinateurs croient à une sociologie économique. Dans leur chapitre liminaire, ils la voient « comme le lieu d’un questionnement fondamental sur les institutions, les représentations et les comportements dans les sociétés modernes dominées par le fait marchand ». La présente note largement consacrée à cette question ne donnera pas un aperçu de tous les chapitres.
35Si le questionnement évoqué n’est pas davantage spécifié, alors « sociologie économique » peut très bien s’identifier au Tout de la sociologie des sociétés modernes et la distinction de Max Weber entre actions orientées vers l’économie et actions dépendantes de l’économie semble même oubliée. Remarquons que la situation de la sociologie économique est fort différente de celles d’autres sociologies spécialisées définies par leur domaine d’application : la sociologie urbaine peut embrasser large et fournir du savoir aux urbanistes, mais ces derniers n’entretiennent aucun doute sur sa spécificité par rapport à eux ; la sociologie du travail ne se confond ni avec le droit du travail ni avec l’ergonomie, etc. Aussi longtemps que la science économique se construisait de façon fort cartésienne, en épurant à l’extrême ses éléments premiers, les sociologues avaient la latitude d’une posture critique contre l’irréalisme de l’Homo economicus, de l’entreprise réduite à un point, et pouvaient même rêver, comme l’ont fait Parsons et Smelser, de régenter la place des actions économiques dans le système social. Les premiers chapitres du Traité montrent éloquemment pourquoi et comment les économistes sont en passe d’empiéter de mieux en mieux sur le pré carré des sociologues.
36« Marché, États et capitalismes » : Robert Boyer, bon lecteur de Polanyi, fut, avec quelques autres économistes influencés par Marx, à l’origine des thèses de la régulation et de ce compromis fordiste passé dans le langage commun. On ne s’étonnera pas de le voir mentionner les liens sociaux, Granovetter et les effets de réseau ou tous les travaux d’économistes ou de sociologues montrant que les cours en Bourse ne tendent jamais vers une valeur fondamentale et, tout aussi important, que la convergence des variétés du capitalisme n’est pas acquise. Deux sections de son chapitre sont à scruter de près. De la sociologie économique entendue très largement, il tire l’impératif, attribué à Bourdieu, de la trilogie « Champ, Habitus, État » comme voie de passage entre micro et macro. Il constate cependant que cette ligne de pensée a produit des études locales, rien qui s’apparente à un paradigme général. Se situer en opposition à une représentation figée de la théorie économique standard suffit d’autant moins que ledit mainstream relâche de mieux en mieux les contraintes irréalistes et que « les économistes sont presque tous devenus institutionnalistes ». De plus, la théorie des jeux s’attaque maintenant à l’émergence des formes de marché via la dynamique des interactions sociales. In fine, Boyer donne pour tâche à la socio-économie – on note le glissement de terme – de contribuer à entretenir le lien social d’individus dont les activités économiques se situent toujours dans la cité ; et, pour première étape, une taxonomie des formes de marché. Les économistes orthodoxes répondent que le mérite des régulationnistes a été celui d’un aiguillon et que, peu à peu, leurs affirmations hétérodoxes sont, ou vont être, reprises et absorbées dans un mainstream qui ne cesse de progresser en extension et tout autant en diversification.
37Un autre mixte entre économie et sociologie est proposé par François Eymard-Duvernay au nom de l’économie des conventions. Le point de départ est que l’acteur est dans un espace social où des médiations se font par des dispositifs socio-économiques. Évidence certes et partagée avec les tenants de la régulation, mais la suite est différente. Très opposés à la place centrale donnée au calcul individuel dans la théorie économique, les tenants de ce courant ont mis en question l’imputation de valeurs et le comment de la construction de biens communs. Influencés notamment par Habermas (Théorie de l’agir communicationnel), ils insistent sur la réflexivité de l’acteur et déploient tous leurs efforts pour élargir le champ de la coordination. Ils reconnaissent comme précurseurs de leur démarche Herbert Simon, Harrison White et aussi le Michael Piore récent qui discute flexibilité et stabilité en économie. Si des accroches sociologiques sont visibles, notamment avec le thème de la multiplicité des Cités lancé par Luc Boltanski et Laurent Thévenot, il y a plus de quinze ans et qui a inspiré un ensemble consistant de recherches, l’inscription recherchée se situe chez les économistes. Les idées sociologiques sont importées, mais il n’y a guère contribution à une sociologie économique, sauf à dire que celle-ci est devenue une province des sciences économiques. Or, sur bien des points, la présentation des dispositifs de jugement par le sociologue Karpik dépasse le cas étudié de l’économie des singularités et est consonante avec le courant des conventions.
38André Orléan affirme en ouverture que la sociologie économique constitue aujourd’hui le lieu par excellence d’une ambition unidisciplinaire pour les sciences sociales que, cependant, la théorie économique lui dispute. Et d’ajouter immédiatement que, s’agissant de la monnaie, objet de son chapitre, la pensée monétaire est tributaire d’un dialogue serré avec la théorie économique. Hommage ayant été rendu à Simiand, « l’émergence d’un espace marchand stabilisé autour de la monnaie devient la question théorique essentielle ». Les économistes se satisfont majoritairement d’une conception instrumentale de la monnaie alors que historiens de l’Antiquité, anthropologues et sociologues savent que faciliter l’échange et éliminer le troc n’apparaissent que postérieurement à des usages non commerciaux et, en fait, d’affirmation de pouvoir. Il convient donc de voir la monnaie comme représentation sociale, au même titre que d’autres valeurs irréductibles à l’estimation marchande et d’autre part d’analyser les innovations monétaires ou quasi monétaires comme autant d’échappatoires au carcan du monopole de l’émission ou de toutes les formes de régulation. Dès lors, le modèle utilitariste est compris pour ce qu’il est, à savoir pertinent dans l’échange de biens marchands. Le chapitre qui suit, dû au sociologue Frédéric Lebaron, poursuit dans une ligne très voisine la mise à nu de l’ordre symbolique marchand qui, relayé par les élites dominantes, a réussi à imposer la domination de la finance et le pouvoir de l’expert.
39Boyer, Eymard-Duvernay, Orléan, voici trois auteurs qui appuient leurs critiques du modèle standard grâce en partie à leur savoir en sociologie, anthropologie sociale et même philosophie, mais économistes ils sont et restent. La tentation ordinaire des économistes de dire ce que la sociologie économique devrait être ou de l’absorber ne leur est pas inconnue. La réalité de la sociologie économique serait-elle de fournir, de nourrir une critique de la science économique développée dans des démarches d’économistes hétérodoxes, lesquelles une fois épurées seront récupérées dans un mainstream qui ne cesse de relâcher des contraintes ?
40La thèse est d’autant plus défendable que le chapitre de Michel Callon et Fabian Muniesa, appuyé entre autres sur les travaux de Tim Mitchell « La performativité des sciences économiques », et celui d’Ève Chiapello et Patrick Gilbert « La gestion comme technologie économique » relèvent bien d’une sociologie critique des dogmes et des techniques diffusées par les économistes mais qui, vu les concepts et les démarches employées, ressortit davantage à la sociologie des sciences avec apport à la sociologie politique qu’à celle des activités économiquement orientées. La prophétie autoréalisatrice n’est en rien spécifique à l’économie.
41Les sections suivantes où des sujets plus spécifiques et des recherches récentes variées et de grand intérêt sont évoqués ne dissipent pas l’incertitude, tant l’hétérogénéité des cadrages théoriques appelés est évidente. Avec une partialité subjective assumée, on signalera particulièrement trois chapitres. Philippe Steiner donne une vue panoramique sur les problèmes, y compris éthiques et politiques, de la marchandisation de l’humain et s’interroge in fine sur la coexistence de mondes sociaux. Emmanuel Lazega développe une démarche de sociologie des organisations enrichie de la théorie et de la technique des analyses de réseaux pour proposer une théorie de la coopération entre concurrents. Il est à parier que ces éléments vont être repris au moins dans les analyses économiques de l’innovation et peut-être dans la théorie du principal agent. Le même thème, concurrence et coopération, est abordé par Olivier Godechot avec pour point d’application les opérateurs sur les marchés financiers. Ici, entre rumeurs et représentations chez les acteurs de chaînes causales séquentielles pires qu’incertaines sur la formation des prix, on est devant un des plus convaincants exemples de la fécondité d’une enquête par observation directe qui fait suite notamment aux textes de Wayne Baker des années 1980. Au demeurant, on sait depuis fort longtemps que les marchés spéculatifs sont plus éloignés que tous autres d’une structure autoréférentielle. Notons cependant que, entre Lazega et Godechot, la portée cumulative est difficile à discerner.
42En fermant ce livre, qui est important pour ce qu’il apporte et aussi pour ce dont il exhibe l’absence, trois remarques s’imposent. La première et la plus fondamentale est qu’un savoir sociologique quelque peu cumulatif a, dans les dernières décennies, apporté aux économistes sensiblement plus que des touches de vécu ou un supplément d’âme. De grandes questions peuvent avantageusement être éclairées conjointement par des démarches d’économistes et de sociologues sans qu’il soit acquis qu’il y ait, ou qu’il doive y avoir, confusion ou bénéfices individualisables. En deuxième lieu, vu la place des échanges monétarisés et des comportements conditionnés par la ressource monétaire dans nos sociétés, l’étiquette « sociologie économique » peut embrasser large et, de fait, s’applique assez bien à une partie des travaux les plus neufs dans la discipline. En revanche, il ne semble pas prouvé qu’une sociologie économique se soit constituée en champ scientifique spécialisé. Le corollaire qui s’ensuit : en comparaison avec les avancées des économistes, certains efforts taxinomiques et programmatiques de la New Economic Sociology apparaissent aussi déplacés que, avant le milieu du siècle dernier, ceux des logiciens pensant réguler le devenir des mathématiques.
43Jacques Lautman
44Professeur émérite à l’université de Provence
Maddalena Colombo. — Dispersione scolastica e politiche per il successo formativo. Dalla ricerca sugli early school leavers alle proposte di innovazione, Trento, Erickson, 2010, 221 p.
46En 2008, près d’un jeune sur six dans l’Union européenne dispose tout au plus d’un diplôme de l’enseignement secondaire inférieur. Ce constat a fait de la lutte contre le décrochage scolaire l’un des objectifs prioritaires de la Stratégie de Lisbonne puis de la stratégie Europe 2020, les États membres étant ainsi enjoints à réduire la proportion d’élèves qui « décrochent » à 10 % en 2020. Pour la Commission, le décrochage scolaire nuit non seulement aux jeunes, mais également à la collectivité tout entière, car ce phénomène induit « des coûts économiques et sociaux élevés » ainsi qu’un « gaspillage des talents » (site de la Commission européenne). Mais qui sont ces jeunes qui abandonnent prématurément les études ? Comment expliquer leur décision et quelle politique est susceptible de prévenir ce phénomène ? Ces interrogations servent de fil directeur à la réflexion menée par la sociologue Maddalena Colombo, professeur associé à l’Università Cattolica Sacro Cuore (Milan), dans son dernier livre, Dispersione scolastica e politiche per il successo formativo.
47Quoique remise au goût du jour par la politique communautaire, la question du décrochage scolaire, comme le rappelle M. Colombo dans la première partie de son ouvrage, n’est pas nouvelle, notamment en sociologie. L’intérêt scientifique et politique précoce pour cette question est la conséquence de son importance sociale. Le décrochage scolaire bouscule en effet deux conceptions de l’école : celle d’une école méritocratique, notamment si les élèves décrocheurs sont socialement typés, mais également celle d’une école intégratrice, censée rassembler les élèves autour d’une culture commune et non produire de l’exclusion.
48Pour autant, l’ouvrage de M. Colombo renouvelle l’analyse de cette question par la perspective adoptée, résolument féconde, qui d’une part croise les regards des différents acteurs concernés dans un pays particulièrement frappé par le phénomène du décrochage scolaire, et d’autre part mêle les approches sociologique et politique sur ce sujet. L’ouvrage, très riche, se compose ainsi de trois parties. Après avoir, dans une première partie, dressé un état des lieux sociologique et politique sur la question du décrochage scolaire, l’auteur présente ensuite les résultats d’une recherche- action menée pour le compte de la Communauté européenne dans une province italienne. La dernière partie de l’ouvrage, plus orientée vers les politiques publiques, s’attache enfin à décrire trois exemples de mesures « innovantes » dans le domaine des politiques éducatives, menées au niveau local dans trois villes de trois régions différentes d’Italie (Milan, Brescia et Naples).
49Dans une première partie sont ainsi rappelées les analyses sociologiques et politiques du décrochage scolaire. Le décrochage scolaire, défini au niveau européen comme le fait de sortir du système d’enseignement sans un diplôme d’éducation secondaire, était associé jusqu’à la fin des années 1980 à l’image de l’élève socialement démuni, en raison de son origine ethnique ou du niveau socio-économique de sa famille, et assimilé à différentes sortes de déviances scolaires. Cette image est remise en cause avec l’émergence de la figure du « décrocheur volontaire », moins caractérisé socialement, qui se détache de l’institution scolaire non par ignorance des codes scolaires ou sociaux, mais en raison de valeurs propres qui s’opposent à la culture scolaire. De telles transformations ne sont pas sans lien avec un changement de perspective sociologique : à une approche macrosociologique du décrochage scolaire (selon une vision fonctionnaliste ou conflictualiste) s’est peu à peu substituée une lecture microsociologique et compréhensive du phénomène. Pour intégrer ces différentes perspectives, M. Colombo définit le décrochage scolaire de manière large, reprenant la définition de Besozzi (2006), qui le présente comme « un phénomène complexe et varié qui inclut tout ce qui se “perd” – temporairement ou de manière plus durable – au cours du processus éducatif ». Le décrochage désigne donc aussi, selon cette définition, le fait de demeurer dans une formation tout en étant démotivé.
50S’il est difficile à caractériser socialement, le décrochage scolaire est également délicat à cibler efficacement au niveau des politiques publiques. Une synthèse de travaux sur les politiques scolaires menées au niveau européen révèle une absence de corrélation claire entre le décrochage scolaire et le nombre d’élèves par classe, le système d’orientation ou l’origine – publique ou privée – des investissements scolaires. Une corrélation est en revanche établie entre le taux de décrochage scolaire et l’élévation de l’âge de fin d’études obligatoires, la hausse de la demande de travail à destination des jeunes de faibles niveaux scolaires et la préscolarisation, toutes ces mesures étant associées à une diminution du décrochage scolaire. La pratique du redoublement est quant à elle associée à des taux de décrochage scolaire plus importants, tandis que la différenciation précoce des élèves (school tracking) est tantôt liée positivement, tantôt négativement au décrochage. L’enseignement apporté par la réussite ou l’échec de ces différentes mesures, pour M. Colombo, est la nécessité d’une part de donner une place plus importante au niveau local dans les politiques éducatives ; d’autre part d’impliquer plus fortement les différents acteurs en jeu (familles, école, employeurs). Ces deux idées structurent la deuxième et la troisième partie de l’ouvrage.
51Dans la deuxième partie de l’ouvrage sont analysés à la fois les déterminants possibles du décrochage scolaire, qu’ils soient familiaux, scolaires ou liés au marché du travail, et les représentations des différents acteurs sur le décrochage. Pour cela, les résultats d’une recherche originale par entretiens collectifs menée en 2007 auprès de 57 interviewés appartenant à différentes catégories d’acteurs (jeunes ayant décroché, familles, professionnels de l’éducation et de l’orientation, entrepreneurs), dans la province de Brescia, au nord-est de l’Italie sont mobilisés. Aux dires de ces différents acteurs, trois séries de causes peuvent être identifiées au décrochage scolaire : des causes scolaires telles que la défaillance des dispositifs institutionnels d’orientation, la compétence même des enseignants ou bien l’atmosphère de l’école ; des causes familiales, à travers les contraintes financières ou le milieu familial lui-même, mais aussi un surinvestissement des parents dans les choix scolaires, qui peut décourager les jeunes de poursuivre leurs études dans une voie qu’ils n’ont pas choisie ; des causes contextuelles, enfin, telles que la situation du marché de l’emploi. Celle-ci peut expliquer le décrochage scolaire, dans deux sens opposés : d’un côté, la présence d’un chômage élevé peut être génératrice d’angoisses et décourager les jeunes de faire des études, comme dans le cas de Naples ; de l’autre, un marché du travail trop dynamique, comme dans la province de Brescia, peut produire les mêmes effets. Nombre de jeunes, attirés par la société de consommation et la volonté de s’affirmer en tant qu’adultes, choisissent ainsi de quitter le système d’enseignement pour gagner leur vie le plus vite possible, un choix qu’ils regrettent le plus souvent, comme l’attestent nombre d’extraits d’entretiens. Cette partie contribue également à montrer les innombrables contradictions qui traversent les représentations attachées au diplôme, en fonction des acteurs, des contextes et de la temporalité : selon les familles, les employeurs ou les jeunes, le diplôme sera par exemple tantôt perçu comme un investissement utile professionnellement, tantôt comme une perte de temps si les compétences scolaires sont considérées comme totalement déconnectées du monde du travail. Nombre de décrocheurs semblent en outre ne percevoir l’importance du diplôme qu’a posteriori, faute d’un accompagnement plus étroit au niveau de leur orientation et de leur trajectoire scolaire. Les regrets éprouvés par ces derniers justifient en soi, pour M. Colombo, l’utilité et la nécessité d’une action politique en direction des décrocheurs.
52Toutefois, face à de telles contradictions dans les conceptions que les différents acteurs se font des études, le décideur politique est désemparé : comment concilier des points de vue si différents pour lutter efficacement contre le décrochage scolaire ? Loin de se borner à constater la présence de divergences dans les points de vue exprimés, le livre analyse, dans une troisième partie, différentes mesures politiques prises localement pour lutter contre le décrochage scolaire en Italie, dans trois villes appartenant à trois régions différentes : deux villes du Nord de l’Italie, Brescia et Milan, et une ville du Sud, Naples. Ces trois villes ont été choisies pour avoir adopté des mesures innovantes – définies par l’auteure comme « pratiques réflexives, (…) intrinsèquement porteuses de nouveauté » (p. 192) –, agissant, au niveau local, sur différents aspects de la politique éducative : la communication en faveur de l’élévation des niveaux d’éducation, à travers l’opération Azione Bandiera menée à Brescia ; la dimension territoriale, à travers le dispositif provincial pour la lutte contre le décrochage scolaire mené à Milan entre 2006 et 2008 ; enfin, la dimension relationnelle à travers le partenariat mis en place à Naples entre enseignants et professionnels. Ces différentes expériences menées au niveau local, l’expérience napolitaine notamment, ont pu montrer toute la fragilité et la complexité des relations entre familles, enseignants et entrepreneurs, qui paraissent difficilement s’accorder autour de représentations et objectifs communs. Or, tant que les vues sur l’éducation demeurent irréconciliables, il sera pour M. Colombo difficile d’œuvrer à une réduction substantielle du décrochage scolaire. En cela, la communication pourrait être un axe important de collaboration ; la campagne d’affichage menée à Brescia pour sensibiliser les différents acteurs au coût social du décrochage scolaire montre incontestablement la voie en matière de politique éducative et l’intérêt de privilégier un niveau local.
53En entrecroisant de manière heuristique différente approches, divers points de vue d’acteurs, au sein de configurations territoriales variées, l’ouvrage de M. Colombo montre toute la difficulté à appréhender le décrochage scolaire, tant le phénomène apparaît multidimensionnel et parcouru de contradictions. Loin d’adopter le seul point de vue de l’institution scolaire, l’auteur, de façon originale, décentre le regard pour interroger également les familles, les employeurs et les jeunes eux-mêmes, donnant corps à un phénomène très souvent appréhendé exclusivement à travers des indicateurs chiffrés, notamment au niveau européen. On peut regretter toutefois l’absence de données plus précises sur les caractéristiques des répondants, dont les propos sont amplement mobilisés dans la deuxième partie. Dans quelle mesure la position sociale, la position scolaire ou d’autres caractéristiques pourraient- elles affecter les représentations du diplôme ? Outre la réalisation d’une enquête originale, l’analyse de politiques concrètes permet d’illustrer le débat. Toutefois, les résultats des différentes politiques et leur impact social auraient sans doute mérité d’être davantage développés, surtout pour un public parfois peu familier du contexte politique et éducatif italien. Néanmoins, l’ouvrage demeure une contribution très intéressante : ce regard transalpin sur le décrochage scolaire est utile dans la mesure où les pourcentages italiens de décrochage scolaire sont comparables aux pourcentages français, et les recherches françaises à ce sujet autant que les mesures politiques encore (trop) peu nombreuses.
54Élise Tenret
55Maître de conférences en sociologie à l’université Paris-Dauphine
56Chercheuse à l’irisso, chercheuse associée à l’osc (Sciences Po)
57elise.tenret@dauphine.fr
Notes
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Une version antérieure, mais sensiblement différente, de ce texte a été publiée en anglais dans les Archives européennes de sociologie, 2010, 3.