Couverture de ANSO_101

Article de revue

Note de lecture

Pages 189 à 207

Notes

  • [1]
    Cf. J.-M. Berthelot, « Discours sociologique et exigence de la preuve », Recherches sociologiques, 1985, 16, 2, 251-269 ; « Les règles de la méthode sociologique ou l’instauration du raisonnement expérimental en sociologie » in Durkheim É., Les Règles de la méthode sociologique, Paris, Flammarion, 1988 ; La Construction de la sociologie. Paris, puf, 1991 ; « Le statut de la causalité chez Durkheim et Weber » in Coenen-Huther J., Hirschhorn M., (éds), Durkheim, Weber, vers la fin des malentendus, Paris, L’Harmattan, 1994 ; « Cumulativité et normativité » in Ramognino N., Houle G., (eds), Sociologie et normativité scientifique, Toulouse, pum, 1999 ; « Programmes, paradigmes, disciplines » in Berthelot J.-M., (éd.), Épistémologie des sciences sociales, Paris, puf, 2001, 457-519 ; « Pour un programme sociologique non réductionniste en étude des sciences », Revue européenne des sciences sociales, 2002, 40, 124, 233-252 ; « Plaidoyer pour un pluralisme sous contraintes », Revue européenne des sciences sociales, 2003, 41, 126, 35-49.
  • [2]
    J.-M. Berthelot, « La science est-elle soluble dans le social ? », Revue européenne des sciences sociales, 1996, 34, 104, 181-186 ; « Science et secret » in Petitat A., (ed.), Secret et société, Paris, L’Harmattan, 1999 ; « Épistémologie et sociologie de la connaissance scientifique », Cahiers Internationaux de sociologie, 2000, 109, 2, 221-234 ; Figures du texte scientifique, Paris, puf, 2003 ; Savoirs et Savants. Les études sur la science en France, Paris, puf, 2005 ; L’Emprise du vrai. Connaissance scientifique et modernité, Paris, puf, 2008.
  • [3]
    Il eût été utile de disposer d’un index des noms et des concepts et d’un texte sans coquilles. Il faut par exemple lire « Académie des sciences » en lieu et place de « Académie française », p. 111.
  • [4]
    J.-M. Berthelot, « Pour un programme sociologique non réductionniste en étude des sciences », Revue européenne des sciences sociales, 2002, 40, 124, 233-252 ; « Plaidoyer pour un pluralisme sous contraintes », Revue européenne des sciences sociales, 2003, 41, 126, 35-49.
  • [5]
    J.-M. Berthelot (éd.), Épistémologie des sciences sociales, Paris, puf, 2001, 457-519.
  • [6]
    J.-M. Berthelot, « Discours sociologique et exigence de la preuve », Recherches sociologiques, 1985, 16, 2, 251-269.
  • [7]
    Contrairement à ce qu’affirme l’auteur, p. 76, ce n’est pas le mémoire de 1861 qui valut à Pasteur d’être élu à l’Académie des sciences. Son élection au siège de Sénarmont, section de minéralogie, est due à ses travaux sur la cristallographie et la polarisation rotatoire des cristaux qui l’avaient conduit à mettre en évidence le dimorphisme du paratartrate de soude, D. Raynaud, Sociologie des controverses scientifiques, Paris, puf, 2003, 51.
  • [8]
    D. Raynaud, Sociologie des controverses scientifiques, 111-137 et 81-109.
  • [9]
    Dans le même esprit, nous avons cité de larges extraits de la correspondance de Pouchet (D. Raynaud, Sociologie des controverses scientifiques, 181-194) de manière à faire pendant à celle de Pasteur, déjà éditée, L. Pasteur, Correspondance de Pasteur, réunie et annotée par Pasteur Vallery-Radot, tome II. La seconde étape : fermentations, générations spontanées, maladies de vins, des vers à soie, de la bière (1857-1877), Paris, Flammarion, 1951.
  • [10]
    J.-M. Berthelot, « Pluralité et cumulativité : d’un sain usage de la formalisation en sociologie », Sociologie et sociétés, 1993, 25, 2, 23-36 ; « Cumulativité et normativité » in N. Ramognino, G. Houle, Sociologie et normativité scientifique, Toulouse, pum, 1999.
  • [11]
    T. Shinn, P. Ragouet, Controverses sur la science, Paris, Raisons d’agir, 2005.
  • [12]
    H. Nowotny, P. Scott, M. Gibbons, Repenser la science, Paris, Belin, 2003.
  • [13]
    L’intérêt de cette définition analytique tient à son pouvoir discriminant : une attaque de salmonellose dans un hôpital est un risque ; un séisme de magnitude 7 dans le désert n’en est pas un.
  • [14]
    U. Beck, La Société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, Paris, Flammarion, 2001, 41.
  • [15]
    J. Benda, La Trahison des clercs, Paris, Grasset, 1927.
  • [16]
    C’est-à-dire des universités conçues comme des lieux d’enseignement et de recherche vers des universités conçues comme des entreprises, B. R. Clark, Creating Entrepreneurial Universities. Organizational Pathways of Transformation, New York, Pergamon Press, 1998.
  • [17]
    La science est responsable d’une augmentation de la qualité de vie (87 contre 10 %) ; la science offre des opportunités aux générations futures (77contre 8 %) ; les bénéfices de la science dépassent tous ses effets néfastes (52 contre 14 %), etc., Eurobarometer Survey, Citizens, Science and Technology, rtdinfo, Special Issue, nov. 2005.
  • [18]
    A. Goldman, Knowledge in a Social World, Oxford, Clarendon Press, 1999.
  • [19]
    S. Fuller, Social Epistemology, Bloomington, Indiana University Press, 1991.
  • [20]
    Lloyd G., « Les concepts de vérité en Grèce et en Chine anciennes : perspectives et implications comparatives », 49-60 in J.-P. Changeux (éd.), La Vérité dans les sciences, Paris, Odile Jacob, 2003, 55, mes italiques.
  • [21]
    Al-Samarqandî était en rapport avec les principaux savants de son époque : Ibn al-Haytham, ‘Umar al-Khayyâm, Nasîr al-Dîn al-Tûsî, Athîr al-Dîn al-Mufa??al al-Abharî, ce qui fait accroire que ces règles de débat scientifique ont été suivies dans le monde arabe. Le traité d’al-Samarqandî connaîtra une fortune critique au xvie et xviie siècles. Cf. L.B. Miller, Islamic Disputation Theory. A Study in the Development of Dialectic in Islam from the Xth through XIVth Centuries, Princeton University Thesis, 1984.
English version

Jean-Michel Berthelot. — L’Emprise du vrai : Connaissance scientifique et modernité, Paris, puf, coll. « Sociologie d’aujourd’hui », 2008 posth., 240 p.

1La science a été l’un des thèmes centraux de l’œuvre de Jean-Michel Berthelot, qu’il a abordé, armé d’une double culture philosophique et sociologique, d’abord comme épistémologue de la sociologie, ensuite comme sociologue des sciences.

2Chronologiquement, Jean-Michel Berthelot s’est d’abord intéressé à l’épistémologie de la sociologie, par des contributions portant sur le raisonnement expérimental, la causalité, les exigences de correspondance et de cohérence, l’administration de la preuve ou la critique rationnelle des programmes de recherche [1]. Orienté par cette matrice analytique, l’auteur a ensuite ouvert ses enquêtes à d’autres disciplines et à la connaissance scientifique en général. C’est par cette voie qu’il a abordé la sociologie des sciences, à laquelle il a activement contribué durant les dix dernières années de sa vie [2].

3On trouve dans L’Emprise du vrai la même indépendance d’esprit, la même exigence et la même rigueur qui caractérisent la plupart de ses œuvres. Mais on y trouve aussi deux nouveautés : 1°) une réflexion croisée plus intense entre épistémologie et sociologie des sciences, qui s’inscrit dans le sillage d’un article antérieur, intitulé « Épistémologie et sociologie de la connaissance scientifique » ; 2°) un souci d’économie rarement égalé. On doit à Jean-Christophe Marcel d’avoir mené à bien la publication de ce livre, dont la rédaction était achevée mais dont les références bibliographiques n’étaient pas complètes [3].

4L’Emprise du vrai défend un programme rationaliste en sociologie des sciences, étranger aux accusations fréquentes de passéisme ou d’idéalisme qu’essuie cette position, et qui paraît à bien des égards être une application du « pluralisme sous contrainte » initialement développé en épistémologie de la sociologie [4]. Le livre comporte onze chapitres qui suivent un plan rigoureux, résumé par la formule 1 + 4 + 1 + 4 + 1. Les chapitres isolés contiennent les propositions générales, les chapitres groupés par 4, les tests de ces propositions générales.

5Le chapitre d’introduction « En quel sens la science est-elle une activité sociale ? » fait une revue des définitions possibles de l’objet de la sociologie des sciences, et s’arrête sur celle proposée par le constructivisme social. Cette définition fait l’objet de quatre tests, centrés sur les notions de vérité, de routine ordinaire, de controverse, de conflit d’intérêt. Le constructivisme social ne sort pas indemne de ces tests, qui invalident tout ou partie de son programme. L’auteur propose, sur cette base, une description personnelle de l’activité scientifique, assortie de quatre nouveaux tests qui, à la différence des premiers, concernent les sciences dans le monde contemporain. Ces tests sont centrés sur les notions de justification, de modernité, de connaissance et de risque, de croyance. Le livre se clôt par la proposition d’un modèle alternatif d’étude sociale des sciences, sorte de conclusion générale de l’ouvrage, probablement inaboutie.

61. Jean-Michel Berthelot définit la sociologie comme une science de l’activité, dont l’unité élémentaire est l’action intentionnelle. L’activité peut être dite sociale lorsque : 1°) elle se soumet à des normes collectives (orientation holiste et déterministe) ; 2°) elle est intégrée à une situation d’interaction sociale (orientation contextualiste) ; 3°) ou est tournée vers autrui (orientation néo-wébérienne). Ces trois définitions sont considérées comme non exclusives mais complémentaires, selon un schéma éprouvé dans un article antérieur, « Programme, paradigmes, disciplines » [5].

7La philosophie des sciences caractérise habituellement l’activité scientifique par la résolution d’énigmes au moyen d’hypothèses ou de théories qui ne reçoivent de crédit que lorsqu’elles sont mises à l’épreuve. L’auteur montre que cette description logiciste doit être doublée, à chaque étape, d’une description sociologique. Le processus scientifique est social : 1°) parce qu’il suppose le respect de normes collectives ; 2°) parce qu’il requiert la coordination des actions de recherche ; 3°) parce qu’il mobilise l’intentionnalité des agents, focalisée sur l’établissement de la vérité. Ces éléments présupposent l’existence de « communautés savantes » et de « dispositifs sociaux de connaissance » (p. 21-22).

82. Peut-on, sur la base de l’aspect social de l’activité scientifique, renoncer à l’idée de vérité et prétendre que les connaissances scientifiques sont de simples croyances ? Le constructivisme social, très sensible dans les études de sociologie et d’ethnographie des sciences s’est fait une spécialité de renoncer à l’idée de vérité.

9La description de l’activité scientifique proposée par l’auteur ne doit rien à ce courant. La référence au vrai intervient sur trois plans : 1°) dans l’activité intentionnelle de résolution des énigmes et des problèmes (dimension psychologique) ; 2°) dans l’échange scientifique structuré par la critique et la falsification des théories, pensées en dehors de la référence poppérienne (dimension argumentative) ; 3°) en tant que norme collective sous-tendant le jugement des théories (dimension critériologique). Aucune de ces dimensions n’induit une conception métaphysique. Pourquoi le constructivisme social fait-il alors l’économie de la vérité ?

10Certaines distinctions de philosophie des sciences sont utiles à l’examen de la question. 1°) Il faut distinguer les connaissances, passibles d’une procédure rationnelle de justification, des croyances partagées, attribuables à des causes extérieures. 2°) Les facteurs sociaux favorisant l’émergence d’une théorie sont distincts de ceux qui collaborent au processus de justification. 3°) Que les théories soient partiellement sous-déterminées par les faits n’équivaut pas à dire qu’elles sont libres de toute détermination empirique : on ne peut pas témoigner seulement de l’arbitraire des théories. 4°) Parce qu’elle est socialement déterminée, la rationalité des pratiques scientifiques se révèle dans le temps long mieux que dans le temps court des routines ordinaires étudiées par le constructivisme.

11L’auteur montre alors comment son « programme de complémentarité » (philosophie et sociologie des sciences) parvient à surmonter les principales difficultés du constructivisme social. L’idée que la dimension sociale rend illusoire la dimension logique de la connaissance n’est pas contraignante. Qu’il y ait une concurrence entre théories rivales n’empêche pas que le succès aille finalement à la mieux justifiée. Qu’il y ait une indexation des théories sur des contextes sociaux n’empêche pas que les théories qui se sont imposées sont celles qui sont parvenues à s’émanciper du contexte (p. 39). L’auteur passe ensuite à l’examen des thèses spécifiques du constructivisme.

123. On sait que l’intérêt porté aux routines ordinaires et à la rhétorique a été un facteur déterminant du renoncement à la vérité. Le constructivisme a ambitionné de renouveler l’étude des sciences en souscrivant à des méthodes descriptives présumées « neutres », rejetant l’idée que la vérité se dégage de l’erreur en recourant à des méthodes rationnelles et analytiques. Cette ambition pose trois problèmes : 1°) la dimension hagiographique est exceptionnelle, non typique, dans les études classiques de la science ; 2°) les études constructivistes n’enrichissent pas la connaissance des sciences de données inédites ; 3°) les faits n’apportent pas d’argument théorique concluant pour souscrire aux thèses du constructivisme.

13Le constructivisme développe une forme d’hyperempirisme à l’égard des pratiques scientifiques, prises dans le détail. Mais la multiplication des comptes rendus n’a pas de réelle portée informative. Plusieurs limites sont inhérentes à ce « style descriptif », boulimique de détails événementiels, politiques, idéologiques, économiques ou rhétoriques. L’exhaustivité est impossible. Toute description reste ordonnée à des intérêts de connaissance. Un programme de recherche doit être jugé aux thèses qui peuvent être inférées à partir des enquêtes empiriques. Or, les thèses générales du constructivisme sont indépendantes des données empiriques, qu’elles pèsent par leur portée critique (la vérité n’existe pas ; la science est une activité sociale comme les autres, etc.), ou par des mots d’ordre (routines ordinaires ; savoirs tacites ; indexation, etc.). Les thèses spécifiques du constructivisme, qui ont un contenu informatif plus élevé, sont quant à elles régulièrement contestées par les spécialistes du domaine, historiens ou philosophes des sciences.

14Une autre composante importante de l’étude des sciences, impulsée par le tournant linguistique, est l’attention portée aux effets rhétoriques et à la dimension communicationnelle (non référentielle) de la science. D’inspiration herméneutique, ce courant prétend tantôt ramener toute activité scientifique à un exercice littéraire, tantôt opposer un mode de scientificité nouveau. Le constructivisme social se distingue ici davantage par sa radicalité que par son souci de clarification des problèmes.

15Les procédés de « technologie littéraire » auxquels recourent les scientifiques n’ont rien de révolutionnaire. Que les façons de parler de la nature soient conventionnelles, partiellement codifiées, basées sur des procédés rhétoriques visant à entraîner l’adhésion de la communauté scientifique, n’accrédite pas la thèse constructiviste, selon laquelle les énoncés scientifiques ne seraient que des conventions. 1°) La codification, l’épuration du langage ont toujours été des moyens efficaces pour éviter les ambiguïtés et, par suite, faciliter l’accord des esprits : les conventions accroissent la rigueur et l’efficacité. 2°) Les études sociologiques oscillent sans cesse entre la scène scientifique et la scène publique, où les textes n’ont pourtant pas du tout la même fonction : vulgariser n’est pas démontrer. 3°) Il faut encore distinguer, dans l’adhésion à une théorie scientifique, ce qui relève des procédés rhétoriques et ce qui relève de la conviction rationnelle. Depuis longtemps sensible au problème de l’administration de la preuve [6], l’auteur pense que les constructivistes affirment — sans pouvoir l’établir — que les énoncés scientifiques sont réductibles à de simples conventions sociales.

164. Le constructivisme s’est largement nourri de l’attention portée aux controverses, riches en éléments passionnels éloignés du thème classique de la poursuite de la vérité. Selon le constructivisme, une théorie ne pourrait en supplanter une autre que par la mise en œuvre de mécanismes de « négociation de la vérité ». Le terme de négociation prend lui-même des acceptions différentes lorsqu’il est conçu dans le cadre du sociologisme (le débat est tranché par les intérêts de classe, le lobbying économique, l’idéologie dominante, les facteurs religieux) ; ou dans le cadre du constructivisme radical (la controverse est alors tranchée par une socionature indifférenciée). Peut-on déduire du fait que des intérêts extrascientifiques sont toujours à l’arrière-plan d’une controverse, qu’ils s’expriment au travers des positions défendues et qu’ils sont à même d’expliquer le succès d’une des positions concurrentes ? Rien n’est moins sûr. 1°) La coexistence d’intérêts sociaux et de positions théoriques ne garantit pas que les deuxièmes soient une traduction des premiers. 2°) Dans le cas particulier de Pearson, l’eugénisme ne semble pas avoir survécu à l’émancipation du coefficient du ?2 de son contexte de découverte. La question de l’explication doit donc être reprise de fond en comble.

17Jean-Michel Berthelot consacre l’essentiel du dossier à la controverse des générations spontanées, débattue entre Pasteur et Pouchet. Elle lui sert en quelque sorte d’« étalon » pour mesurer le style cognitif des sociologues des sciences qui s’en sont occupés. Les facteurs passionnels à l’œuvre dans cette controverse — nous avons retrouvé dans les archives Pouchet un livre dans lequel les mots : « chimie », « les chimistes », « ce chimiste »… étaient lacérés au rasoir ! — garantissent la présence de facteurs extra- scientifiques. Leur doit-on de pouvoir expliquer le règlement de la controverse ? Trois arguments s’opposent à cette lecture [7]. 1°) Cette interprétation n’est généralement pas endossée par les historiens et les philosophes des sciences : pourquoi connaîtraient-ils le dossier moins bien que les sociologues ? 2°) Certains facteurs favorables à Pasteur manquent de fondement empirique, d’autres, favorables à Pouchet, n’ont pas été remarqués par les historiens et les sociologues des sciences. Ces facteurs ne constituent pas une liste exhaustive. 3°) Certaines controverses, enfin, invalident l’idée que les facteurs extrascientifiques expliquent partout et toujours le succès et le règlement des controverses scientifiques : nous avons montré que ce ne fut pas le cas de la controverse sur le sens de propagation de la lumière à Oxford, ni celui de la controverse entre les écoles de médecine de Montpellier et de Paris [8]. Nous ne pouvons donc que souscrire à l’idée que les études constructivistes « ne permettent en rien d’affirmer que la dimension rationnelle et logique de la justification est abolie dans le jeu des déterminations sociales » (p. 78).

185. Conflits d’intérêts et luttes de pouvoir sont un autre thème privilégié de l’étude des sciences. Doit-on donner tout son crédit à la chronique minutieuse des attitudes intéressées de certains scientifiques ? Seulement si elle a une portée théorique, répond l’auteur. Les luttes et les conflits d’intérêts ont été conçus comme le signe d’affrontements extérieurs à la scène scientifique ; comme un dispositif inhérent à ce champ ; ou comme une activité commune qui n’est en rien spécifique de la science. En quoi ces options nous contraindraient-elles à abandonner l’idée de vérité ?

19Prenons l’exemple des normes de l’ethos scientifique. Les sociologues ont exhumé des contre-exemples pour à peu près chacune d’entre elles : fraudes, crédulité, attachement aux idées, etc. La critique factuelle des normes mertoniennes est au point de départ d’un modèle de l’activité scientifique, dit « connaissance contre reconnaissance », qui admet deux variantes : 1°) la défense des intérêts de position fondant explicitement la lutte pour le monopole de l’autorité scientifique ; 2°) les alliances, enrôlements ou traduction dans des réseaux de la socionature émargeant plus implicitement à l’axiomatique de l’intérêt.

20La science est-elle une activité sociale spécifique comme le pense Merton, ou non-spécifique, comme le pensent les auteurs contemporains, quoiqu’ils conçoivent le conflit d’intérêts tantôt comme un facteur causal extérieur, tantôt comme une résultante du champ, tantôt comme un fait transversal, inhérent à toute action humaine ? Comment choisir entre ces variantes nées de l’abandon du mertonisme ? Il faudrait tout d’abord s’assurer que le modèle de Merton a bien été invalidé. Or, si l’on se penche sur l’histoire de la sociologie des sciences des années 1930 à nos jours, on voit que ce n’est pas le cas. Il n’y a pas eu de critique mais un remplacement pur et simple des normes de l’ethos scientifique par les déterminants utilitaires. Les seuls arguments qui ont accompagné cette mutation sont l’irréalisme du modèle mertonien et l’existence de contre-exemples. Or : 1°) la critique de l’universalisme est plus une pétition de principe qu’une proposition empiriquement fondée ; 2°) les normes ont une fonction régulatrice et non descriptive, ce qui invalide toute recherche de contre-exemples — notons que certains d’entre eux ont été décrits par Merton lui-même ; 3°) la description fondée sur l’intérêt des activités scientifiques se heurte à un obstacle que la sociologie mertonienne résout aisément : c’est que la liberté d’investigation, le goût de la recherche et le plaisir de la connaissance dépendent de la sphère axiologique, sur laquelle l’utilitarisme n’a aucune prise. L’existence des conflits d’intérêt et des luttes de pouvoir ne constitue donc pas un argument contraignant pour renoncer à la vérité.

216. La deuxième partie du livre s’ouvre par un chapitre consacré à la description. L’auteur commence par noter que si, dans les sciences de la nature, la description est toujours marquée au coin de la nouveauté, c’est rarement le cas dans les sciences humaines où les descriptions sont le plus souvent renouvelées de l’intérieur que proprement inédites. La multiplication des descriptions qui s’ensuit conduit à se demander ce qu’est une bonne description de l’activité scientifique.

22D’où vient tout d’abord cette possibilité de produire plusieurs comptes rendus différents ? L’auteur montre, en reprenant les expériences sur le vide de Torricelli et Pascal, que cette pluralité des descriptions exploite quatre degrés de liberté. 1°) Il est impossible de produire une description exhaustive d’un fait (principe logique). 2°) Toute description est ordonnée à un principe de sélection (principe épistémologique). 3°) Toute description est assujettie à un cadre préalable d’interprétation des éléments (principe sémantique). 4°) Toute description vise à convaincre un auditoire (principe pragmatique). En conséquence de quoi, on ne peut reprocher à personne d’omettre tel ou tel détail du compte-rendu ; l’essentiel est que la description soit cohérente et congruente vis-à-vis du principe épistémologique retenu.

23Appliquant le « pluralisme sous contrainte », initialement développé dans ses travaux d’épistémologie de la sociologie, l’auteur montre comment échapper au perspectivisme. Il reprend la controverse entre Pasteur et Pouchet, en comparant cinq des comptes rendus auxquels elle a donné lieu. L’auteur fait une description événementielle de la controverse — qui ne jouit d’aucune position de surplomb, n’étant pas exhaustive — mais suffisamment fastidieuse pour montrer que chacune des cinq descriptions étudiées procède à une sélection des expériences réalisées par Pasteur et par Pouchet [9]. Toutes font entrer la controverse dans une scénographie particulière, apte à donner un relief particulier à la polémique sur les expériences de la Maladetta. 1°) Certains prétendent que Pouchet aurait gagné la bataille s’il ne s’était pas retiré. 2°) D’autres pensent que l’épisode montre la sous-détermination des théories. 3°) D’autres, enfin, y voient la preuve que la commission d’expertise nommée par l’Académie des Sciences était acquise à Pasteur. Ces arguments ne tiennent pas. Pasteur disposait en fait de tous les éléments pour falsifier les expériences de la Maladetta. Par ailleurs, chacune des descriptions étudiées investit le contexte de la controverse d’une façon différente, en accordant un poids différent aux individus ou aux entités collectives, au contexte politique ou idéologique. Cet élargissement du contexte, note l’auteur, n’a de sens que s’il permet d’inférer une relation causale robuste. 1°) Or, celle-ci est plus souvent postulée que mise à l’épreuve en sociologie des sciences. 2°) La critique des documents montre que les thèses constructivistes s’appuient souvent sur des éléments erronés ou contestables.

24Qu’est-ce donc qu’une bonne description ? Au-delà des critères cohérentiste (consistance logique des énoncés) et correspondantiste (correspondance des énoncés avec le monde extérieur), une description peut être dite meilleure qu’une autre, si elle est plus documentée ou démonstrative ; si elle promeut un principe épistémologique qui permet de révéler des aspects inédits d’un dossier. Elle doit donc dépasser les autres. On perçoit là un écho des réflexions antérieures de l’auteur sur le thème de la cumulativité des connaissances [10].

257. Muni de cette définition, l’auteur procède à quatre nouveaux tests. Le chapitre sur la justification est l’un des plus importants du point de vue de son impact sur la sociologie de la connaissance. L’auteur commence par opposer la thèse rationaliste (les connaissances scientifiques sont abusivement nommées « croyances », elles sont partagées parce qu’elles sont rationnelles) et la thèse constructiviste (les croyances scientifiques sont abusivement nommées « connaissances », elles paraissent rationnelles parce qu’elles sont partagées ; ce sont des conventions). La thèse constructiviste mobilise quatre arguments : 1°) on ne peut pas juger de la validité des connaissances par un accès direct au réel (argument de l’accès) ; 2°) les faits sont toujours dépendants de cadres théoriques qui ne peuvent pas être arbitrés de l’extérieur (argument de l’incommensurabilité) ; 3°) tout cadre théorique est lui-même dépendant d’un contexte sociohistorique (argument de l’indexation) ; 4°) il est impossible de s’extraire d’un contexte (argument de non-dépassement). Si les trois premiers arguments ne sont pas dirimants pour le rationalisme, qui peut aisément réinterpréter les effets d’indexation et de contextualité, l’argument de non-dépassement est inacceptable.

26Le terme de « construction » se diffracte selon qu’il désigne la construction de la réalité sociale (culturalisme), ou la construction de la réalité dans son ensemble (interactionnisme). Aucune des deux thèses ne parvient à réfuter la conception rationaliste de la science. Car la science ne résulte pas d’un processus de construction comme les autres. Elle ne produit pas des informations ou des croyances, mais des connaissances vraies. La sociologie doit donc s’attacher à décrire comment les théories acquièrent une valeur indépendante des contextes sociaux.

27Les termes de « négociation » et de « convention » sont dans la même impasse. Bloor lui-même admet qu’on ne peut pas convenir de n’importe quoi. Quant aux conventions du conventionnalisme logique, elles désignent ce qui relève d’une libre décision de l’esprit. Elles sont sans rapport avec les conventions sociales. Le conventionnalisme pointe simplement certains éléments de l’activité scientifique (axiomes, conventions d’écriture, unités de mesure) qui ont, sur la base de leur robustesse ou de leur commodité, emporté l’adhésion de la communauté scientifique.

28Aucune controverse ne témoigne de l’existence d’une négociation au sens d’un processus tendant à l’établissement d’un compromis. L’aspect le plus contre-intuitif du constructivisme est que la description de la science comme activité négociée est incapable de capter les mécanismes de « rupture » tout à fait caractéristiques de la science. Pourquoi Max Planck, conservateur, fils d’une grande famille de juristes, aurait-il endossé une théorie scientifique révolutionnaire, sinon sur des bases rationnelles ? Les processus de la justification et de la critique sont donc inéliminables de la description des pratiques scientifiques. Mais il faut résister à la tentation logiciste. L’exercice de la rationalité est toujours social, et cette dimension garantit à la science son objectivité. Le critère de rationalité, loin d’être un « critère asocial et idéaliste », entre « naturellement dans le programme des études sociales de la science ». La sociologie, dotée du critère de la justification rationnelle, est peut-être la discipline la mieux placée pour faire le partage entre les croyances et les connaissances.

298. Les chapitres suivants se rapprochent des questions que soulèvent les sciences dans le monde contemporain. On a insisté à loisir sur les changements d’échelle qui affectent la science moderne : croissance exponentielle des publications ; segmentation de plus en plus poussée des champs du savoir ; intervention croissante de l’État ; développement des liens entre science et industrie ; mise en place de nombreux programmes internationaux. Cette mutation de la science est-elle en mesure de conforter les positions du constructivisme ?

30La sociologie des sciences interprète ces nouvelles interdépendances de façon diverse : 1°) comme disparition des frontières entre science, technologie, industrie et pouvoir (modèle de la dédifférenciation) ; 2°) comme situation dans laquelle de nouvelles frontières apparaissent (modèle de la surdifférenciation) ; 3°) comme emprise croissante de la science sur toutes les sphères d’activité (rationalisme). Les deux premiers modèles dominent largement la scène [11].

31Quel est l’impact de ces analyses sur le statut de la connaissance scientifique ? Ces études parviennent à décrire des phénomènes nouveaux (complexification des dispositifs de recherche, importance des réseaux, etc.). Mais il reste un écart notoire entre les descriptions empiriques et les modèles théoriques proposés. La transformation de la recherche contemporaine pose trois questions principales : 1°) l’hétéronomie croissante des ressources menace-t-elle l’autonomie des connaissances ? ; 2°) le changement d’échelle et la multiplication des acteurs modifient-ils le mode de justification des connaissances ? ; 3°) la segmentation et l’hybridation croissantes des secteurs de recherche risquent-elles de démanteler l’unité de la communauté scientifique ? On ne dispose pas encore d’éléments probants qui permettraient de répondre à ces questions. Sans recherches empiriques préalables, il est difficile de conclure au progrès ou au recul des composantes conventionnelles dans les sciences, sinon par un acte de foi ou une exhortation délibérée. L’auteur se sépare ici nettement des positions prédisant l’avènement imminent et global de la technoscience [12]. Pour l’auteur, l’heure n’est pas aux prédictions mais à l’étude.

32Ces entreprises soulèvent d’autres questions : peut-on conclure, à partir de quelques expériences de planification de la science, que la science est planifiée dans son ensemble ? L’auteur réfute cette vision de la sociotechnique en évoquant l’argument, connu depuis Michaël Polanyi au moins, qu’aucune découverte ne peut être programmée. Ajoutons ici que le prêt à penser sociotechnique laisse en effet échapper le gros des avancées scientifiques. Il est impossible de présenter la prédiction de la masse du quark top, la découverte de galaxies ayant un redshift six fois plus grand que ceux jamais enregistrés, ou la démonstration de la conjecture de Fermat par Wiles, comme tributaires d’une socio- technique. Si la sociotechnique est appelée à devenir centrale — ce que je ne crois pas — alors les résultats scientifiques fondamentaux se feront de plus en plus à la marge.

339. La technologie est liée à la science, ne serait-ce que par l’exploitation qu’elle fait des connaissances. Ce lien de dépendance fonctionnelle explique pourquoi nous sommes tentés d’assimiler science et technologie. Mais ces rapports suscitent deux perceptions différentes, qui sont les deux faces des interactions entre science, industrie et pouvoir décrites précédemment. Les uns parient sur la « société de la connaissance », les autres sur la « société du risque ». En quoi ces mouvements contraignent-ils à renoncer à l’idée de vérité ?

34L’expression de société de la connaissance désigne « une économie de compétitivité généralisée, fondée sur l’innovation technique et l’optimisation de la circulation et du traitement de l’information » (p. 169). Elle est envisagée sous trois registres : 1°) l’exaltation du savoir et de ses applications ; 2°) l’étude des conditions sociales d’une économie de la connaissance ; 3°) la mise en garde contre les risques qu’elle fait encourir aux institutions scientifiques. L’auteur montre aisément que les mécanismes qui caractérisent les sociétés contemporaines — élévation des compétences et précarisation des statuts, gestion rationnelle et incertitude, individualisme et communautarisme, sécularisation des croyances et intégrismes sectaires ou religieux — sont irréductibles au modèle de la société de la connaissance.

35Les recherches qui s’inscrivent dans l’approche des risques ne posent pas moins de problèmes. Le développement des perceptions du risque dans la société contemporaine coïncide moins avec une augmentation des dangers réellement encourus qu’avec celle des risques assurés. Il faut ajouter que le terme de risque est lui-même sujet à des ambiguïtés, selon qu’on en retient une définition analytique, « produit d’un aléa et d’une vulnérabilité » [13], ou une appréhension critique, plus lâche, qui agrège toutes les représentations des catastrophes passées ou à venir : Tchernobyl, sang contaminé, vache folle, etc. La confusion est patente lorsqu’il est dit que « la société du risque est une société de la catastrophe » [14].

36Comment ces approches interfèrent-elles avec la question de la vérité ? Alors que la science classique était une science ouverte, celle que promeut l’économie de la connaissance tend à la faire rentrer dans un processus de privatisation, plus sensible à son utilité socio-économique qu’à son fondement rationnel. Ce phénomène n’est pas sans évoquer, mutatis mutandis, le trouble des intellectuels d’antan devant les puissances du politique. Bien des pages de la Trahison des clercs sur l’attachement utilitaire seraient à relire [15]. On perçoit les effets de cette doctrine de la société de la connaissance — qui orchestre aujourd’hui la bascule des universités du modèle de von Humboldt vers le modèle de Clark [16]. D’une façon comparable, la société du risque reconfigure trop brutalement la science sous l’angle de ses retombées socio-économiques, perçues cette fois sous l’angle de leur dangerosité.

37L’auteur oppose à ces modèles celui de l’emprise du vrai. Contre Nowotny, il soutient que la science n’est pas dans un processus de dédifférenciation croissante des savoirs localisés, mais dans un processus dans lequel « la science impose un modèle de normativité à toutes les sphères d’activité » (p. 177). La thèse est néo-wébérienne. Contre le modèle de la « société de la connaissance », il soutient que la science ne tend pas en elle-même vers l’utilité, mais que la science sert aujourd’hui de ressource ou de modèle à tout un spectre d’activités qui portent leurs propres intérêts socioéconomiques. Contre le modèle de la « société du risque », il affirme que la thématisation croissante des risques est moins un effet induit par le développement industriel qu’un effet réflexif du savoir scientifique qui, découvrant de nouveaux domaines, y étend sans cesse ses procédures rationnelles.

3810. En dépit — ou à cause — de son emprise croissante sur le monde contemporain, la science subit un procès de délégitimation, porté principalement par le post-modernisme et le constructivisme radical. On dit de la science et du rationalisme qu’ils sont réducteurs et desséchants, qu’ils ignorent les aspects les plus distinctifs de notre humanité, qu’ils se trompent en cultivant une prétention à la vérité. Selon Berthelot, cette nouvelle mythologie anti-scientiste serait née de la rencontre de deux mouvements : 1°) les philosophies traditionnelles d’inspiration religieuse qui tentent d’asservir la science à l’ordre de la foi ; 2°) les philosophies modernes d’inspiration herméneutique qui plaident pour une ontologie irréductible aux catégories de la science. La nouveauté est que l’anti-scientisme, d’abord cantonné à quelques mouvements identifiables comme le fascisme ou le nazisme, se sera, tout au long du xxe siècle, diffusé à l’ensemble de la société. Deux types principaux de délégitimation sont à l’œuvre : critique de la raison instrumentale et du décalage entre les progrès techniques et civilisationnels (délégitimation éthicopolitique) ; déconstruction analytique et pragmatique de la notion de vérité (délégitimation épistémologique).
Quel que soit le fondement de ces critiques, elles entretiennent la confusion entre connaissance et représentation (p. 191). La science n’est-elle qu’un discours de légitimation comme un autre, qu’une mythologie des temps modernes ? Elle partage avec la mythologie la propriété de relever de l’ordre discursif. Mais les mythologies se caractérisent aussi par des traits distinctifs (extraordinaire, fantastique, transgression, excès) qui ne sont pas ceux de la science. Par contraste, la science tend à utiliser une ontologie épurée, à forger un lexique stable et univoque, marqué par la formalisation. Comment gommer ces différences et croire que la science constitue une mythologie ou une nouvelle religion ?
Il reste que l’auteur donne à « ce mouvement de délégitimation de la science qui parcourt tout le xxe siècle » une ampleur qu’il n’a peut-être pas. Le bémol selon lequel « le sentiment de délégitimation de la science doit être envisagé avec nuances » (p. 184) ne caractérise pas précisément l’ampleur du phénomène. Nous disposons d’enquêtes montrant que la science reste, dans l’opinion publique, associée majoritairement à des valeurs positives [17]. L’anti-scientisme est donc une idéologie marquée, mais elle est peut-être plus confinée que ne le pense l’auteur à certains courants d’expression.
11. Berthelot propose un « modèle alternatif » pour mettre en faisceau les données recueillies sur la question de la vérité et de la justification. 1°) Au logicisme et au naturalisme, il reproche d’ignorer la composante sociale irréductible des dispositifs de connaissance et d’établissement de la preuve. 2°) Au constructivisme, il reproche de vouloir se distinguer par des effets de radicalité ignorant les liens fonctionnels entre activité sociale et rationalité. Il observe, non sans ironie, que la nouvelle « épistémologie sociale » est tributaire de ces choix, puisqu’elle reproduit en elle-même les clivages entre naturalisme [18] et constructivisme [19].
Le modèle d’une « épistémologie sociale rationaliste », proposé par l’auteur, vise à intégrer les apports du logicisme et du pragmatisme. Il se résume à cinq axiomes : engagement ; réflexivité et détachement ; différenciation des sphères d’activité ; détermination sociale et transcontextualité ; emprise du vrai et détachement des valeurs. Cette axiomatique a le mérite de clarifier, par son caractère synthétique, la discussion conduite tout au long de l’ouvrage. C’est pourtant la partie la plus faible du livre, car chacun des points soulève des difficultés insurmontables, comme nous allons maintenant le montrer.
1°) L’axiome d’engagement, selon lequel « il n’y a pas d’action sans cognition », ressort d’un cadre tellement général qu’il relève bien plus de la sociologie générale que de la sociologie des sciences proprement dite. Aucun des caractères spécifiques de l’activité scientifique n’y est en tout cas pris en charge.
2°) L’axiome de réflexivité et de détachement, selon lequel les représentations humaines ont la capacité de se détacher du contexte d’action immédiat, gagne en spécificité, quoique les représentations ne soient pas à proprement parler des connaissances. L’auteur écrit : « Les représentations se détachent de façon déterminante lorsqu’elles peuvent être inscrites sur des supports stables, extérieurs aux individus […] l’écriture fixe les représentations » (p. 209). Ce point aussi prête le flanc à la critique. Il se réfère trop exclusivement aux procédés de consignation par écrit. L’auteur aurait dû tenir davantage compte de tout ce versant de l’étude sociale des sciences qui concerne la façon dont les peuples sans écriture appréhendent des problèmes de type logique ou mathématique. Le fait est qu’ils y parviennent multiplement, concernant les systèmes de numération (différentes bases), l’arithmétique (divers algorithmes de multiplication, y compris les méthodes digitales), l’algèbre [calcul chinois des polynômes, résolution des équations sur la planche dite « carré des quatre directions » (siu yuan)], les graphes (cycles eulériens tracés sur le sable, donc effaçables). La géométrie n’échappe pas à cette observation. Les charpentiers et les maîtres-maçons ont connu les méthodes de « rabattement » bien avant l’invention de la géométrie descriptive par Gaspard Monge (1795). Les chaudronniers savent faire la différence entre « surface développable » et « surface non développable », même si cette connaissance ne leur vient pas d’un savoir livresque. L’écriture est un exemple particulièrement criant de détachement des connaissances, mais ce n’est pas le seul (par exemple : transmission orale, mémorisation de schémas, algorithmes manuels), si bien que l’on peut au fond douter de la puissance de l’axiome de détachement à décrire un caractère fondamental de la connaissance scientifique. L’écriture n’est tout au plus qu’une singularité de certaines civilisations.
3°) L’axiome de différenciation des sphères d’activité est le premier à caractériser l’activité scientifique proprement dite et il n’est pas, en soi, opposable. Il appelle toutefois, dans le raisonnement de l’auteur, un argument hautement spéculatif selon lequel « la sphère scientifique se différencie par l’introduction de critères d’acceptation issus de la sphère politique » (p. 209). L’auteur tire cet argument des travaux de Lloyd. Mais dans le texte source, cette position est une incidente, et elle est beaucoup plus nuancée :

« Les intellectuels chinois n’entreprennent pas automatiquement de saper les opinions de leurs rivaux en démolissant leurs idées épistémologiques et méthodologiques [comme le font les Grecs…] La polémique grecque se modèle très souvent sur les tribunaux de justice ou les assemblées politiques. En revanche, les conseillers chinois prennent plutôt comme modèle une situation où il s’agit de persuader le personnage dont l’opinion compte le plus, c’est-à-dire l’empereur […] » [20].
On tire de ce passage que : 1°) les modèles grec et chinois sont distincts : l’un privilégie la situation du débat public, l’autre la persuasion de personne à personne dans le cadre d’une relation de sujétion ; 2°) l’exercice du droit peut avoir servi de modèle à la polémique scientifique. Ce dernier point nous semble beaucoup plus conforme aux modalités du débat scientifique, tel qu’il est illustré dans d’autres aires culturelles. On sait par exemple que l’astronome et mathématicien Shams al-Dîn al-Samarqandî (mort vers 1310) est le premier à avoir codifié précisément les règles d’échange des controverses scientifiques [21]. Il leur a consacré tout un traité, Risâla al-samarqandiyya fî âdâb al-ba?th (Épître sur l’art du raisonnement et du dialogue). L’ouvrage, rédigé vers 1295, se compose de trois parties : 1°) définition des termes techniques ; 2°) exposé de la procédure de débat (tartîb al-ba?th), qui aborde des questions telles que : qu’est-ce qu’une objection valide ? comment déterminer la fin d’une controverse ? ; 3°) exemples de controverses scientifiques, philosophiques, juridiques et théologiques. Le plus intéressant est évidemment qu’al-Samarqandî a reçu une formation de juriste avant de porter son intérêt sur les sciences. Par sa diffusion dans le monde arabe puis latin, l’exemple d’al-Samarqandî montre que le modèle juridique de l’administration de la preuve a exercé des effets beaucoup plus puissants sur l’activité scientifique que le modèle politique décrit par Berthelot.
4°) L’axiome de détermination sociale et de transcontextualité articule le détachement des représentations avec leur réutilisation dans de nouveaux contextes. Le tour de force de l’auteur — quoique silencieux — est de réintroduire le thème de la détermination sociale de la connaissance scientifique à la fin d’une critique de la sociologie des sciences souvent tentée par le sociologisme ! Mais cela est parfaitement en règle : les esprits individuels ne parviennent pas à engager un travail de la preuve tant qu’ils ne se donnent pas des règles sociales pour y parvenir. Cet axiome est le plus audacieux de tout l’ouvrage, puisqu’il engage à faire de la sociologie sur le terrain de l’épistémologie : une sociologie de l’objectivité et de la justification. La faiblesse de ce quatrième axiome ne tient qu’à l’un de ses arguments : « Elle [la science] est la seule qui se soumette explicitement, pleinement et en droit, à l’exercice de la révision » (p. 210). Ce n’est pas vrai. Beaucoup d’activités connaissent la révision et lui sont, dans certains cas, organiquement assujetties. L’introduction du tempérament égal en musique, avec les contributions successives de Werckmeister (1691), Neidhardt (1706) et Bach (1722), offre un cas saisissant de révision extérieure au domaine scientifique. Mais c’est encore le droit qui fournit le meilleur exemple d’un usage typique et réglé de la révision. L’évolution du droit est en effet tout entière tributaire de règles de révision. Une loi ou un article de loi peut être modifié, amendé, remplacé ou abrogé. L’abrogation, par exemple, ne constitue pas une annulation anarchique du caractère exécutoire d’un texte législatif ou réglementaire. 1°) Le texte ne peut être abrogé que par un texte de même niveau : loi, décret, arrêté. 2°) L’abrogation n’est pas dotée d’un effet rétroactif. Or, l’existence même du système juridique dépend fonctionnellement de ces possibilités de révision. Ce n’est donc en aucun cas un caractère particulier de la science.
5°) L’axiome d’emprise du vrai et de détachement des valeurs est le plus fondamental d’entre tous. Il décrit le noyau dur du programme de Berthelot : produire collectivement du vrai, par l’échange contradictoire et la justification rationnelle. Mais là encore, un des points de l’argumentation ne parvient pas à masquer sa faiblesse : « Le mouvement de rationalisation des activités — décrit notamment par Weber — est contemporain d’un mouvement de thématisation de la raison comme seul fondement du vrai, et au-delà, des valeurs ». Ce mouvement, l’auteur le décrit comme étant celui des Lumières (p. 211). Malgré toute l’admiration que peuvent susciter les d’Alembert, Bernoulli, Euler, Laplace, Coulomb, Haüy, il faut bien admettre qu’ils ne représentent qu’une infime partie du mouvement de rationalisation qui a débuté bien plus tôt, souvent ailleurs, parfois dans des contextes sociopolitiques très différents de l’Europe des Lumières. L’optique géométrique en fournit un bon exemple. Première science à avoir entrepris la mathématisation de ses objets, elle a servi de paradigme à beaucoup de sciences modernes. Or les contributions à l’optique géométrique se distribuent presque continûment de l’Antiquité à l’Âge classique, de la Grèce (Euclide, Dioclès, Damianus, Ptolémée, Théon d’Alexandrie, Anthémius de Tralles) au monde arabe (Al-Kindî, ?unayn Ibn Is?âq, Qus?â Ibn Lûqâ, Ibn Sahl, Ibn al-Haytham, Kamâl al-Dîn al-Fârisî), du monde arabe à l’Europe latine (Grosseteste, Bacon, Witelo, Pecham, Dietrich de Freiberg, Dominicus de Clavassio, Biagio Pelacani). Notons d’ailleurs que le Livre d’optique d’Ibn al-Haytham (Alhazen) est resté un classique jusqu’au xviiie siècle. C’est donc que l’optique classique des Huygens, Newton, Clairaut ou Laplace n’a fait que suivre un mouvement de rationalisation institué dans d’autres contextes sociohistoriques. Il suffirait d’ailleurs de se saisir de l’axiome 4 de transcontextualité et de l’appliquer à l’axiome 5, point b, pour ébranler l’idée que l’Occident a fourni une contribution unique au processus de rationalisation. Si la méthode de « fausse position » a été utilisée sous les Han (206-220) cinq siècles avant son invention officielle par al-Khwârizmî ; si Zhu Shijie a présenté dans le Miroir de Jade des Quatre Inconnues (1303) ce que nous appelons aujourd’hui le « triangle de Pascal » ; ou si al-Kashî, dans le Traité sur le cercle (1424), est parvenu à déterminer le nombre ? à la seizième décimale, c’est qu’il existait dans la Chine des Han, dans celle des Ming, ou dans l’Islam médiéval, des conditions sociales également favorables à la pratique de la science. On peut admettre que certains contextes ont été plus propices que d’autres à stimuler les découvertes scientifiques, mais le problème de leur caractérisation reste entier, car celle-ci requiert des aptitudes anthropologiques rarement distribuées.
L’Emprise du vrai se signale comme un livre de haute tenue, si l’on excepte les faiblesses qui émaillent son dernier chapitre, probablement inabouti. On comptera parmi ses principales qualités : son caractère programmatique (une sociologie de l’objectivité et de la justification rationnelle) et son éloignement des modes (le processus social d’objectivation et de justification rationnelle étant quantité négligeable en sociologie des sciences). Si ce nouveau programme de sociologie des sciences mérite toute notre attention, c’est surtout par sa saine vocation à réconcilier la sociologie des sciences avec l’épistémologie et l’histoire des sciences.

Notes

  • [1]
    Cf. J.-M. Berthelot, « Discours sociologique et exigence de la preuve », Recherches sociologiques, 1985, 16, 2, 251-269 ; « Les règles de la méthode sociologique ou l’instauration du raisonnement expérimental en sociologie » in Durkheim É., Les Règles de la méthode sociologique, Paris, Flammarion, 1988 ; La Construction de la sociologie. Paris, puf, 1991 ; « Le statut de la causalité chez Durkheim et Weber » in Coenen-Huther J., Hirschhorn M., (éds), Durkheim, Weber, vers la fin des malentendus, Paris, L’Harmattan, 1994 ; « Cumulativité et normativité » in Ramognino N., Houle G., (eds), Sociologie et normativité scientifique, Toulouse, pum, 1999 ; « Programmes, paradigmes, disciplines » in Berthelot J.-M., (éd.), Épistémologie des sciences sociales, Paris, puf, 2001, 457-519 ; « Pour un programme sociologique non réductionniste en étude des sciences », Revue européenne des sciences sociales, 2002, 40, 124, 233-252 ; « Plaidoyer pour un pluralisme sous contraintes », Revue européenne des sciences sociales, 2003, 41, 126, 35-49.
  • [2]
    J.-M. Berthelot, « La science est-elle soluble dans le social ? », Revue européenne des sciences sociales, 1996, 34, 104, 181-186 ; « Science et secret » in Petitat A., (ed.), Secret et société, Paris, L’Harmattan, 1999 ; « Épistémologie et sociologie de la connaissance scientifique », Cahiers Internationaux de sociologie, 2000, 109, 2, 221-234 ; Figures du texte scientifique, Paris, puf, 2003 ; Savoirs et Savants. Les études sur la science en France, Paris, puf, 2005 ; L’Emprise du vrai. Connaissance scientifique et modernité, Paris, puf, 2008.
  • [3]
    Il eût été utile de disposer d’un index des noms et des concepts et d’un texte sans coquilles. Il faut par exemple lire « Académie des sciences » en lieu et place de « Académie française », p. 111.
  • [4]
    J.-M. Berthelot, « Pour un programme sociologique non réductionniste en étude des sciences », Revue européenne des sciences sociales, 2002, 40, 124, 233-252 ; « Plaidoyer pour un pluralisme sous contraintes », Revue européenne des sciences sociales, 2003, 41, 126, 35-49.
  • [5]
    J.-M. Berthelot (éd.), Épistémologie des sciences sociales, Paris, puf, 2001, 457-519.
  • [6]
    J.-M. Berthelot, « Discours sociologique et exigence de la preuve », Recherches sociologiques, 1985, 16, 2, 251-269.
  • [7]
    Contrairement à ce qu’affirme l’auteur, p. 76, ce n’est pas le mémoire de 1861 qui valut à Pasteur d’être élu à l’Académie des sciences. Son élection au siège de Sénarmont, section de minéralogie, est due à ses travaux sur la cristallographie et la polarisation rotatoire des cristaux qui l’avaient conduit à mettre en évidence le dimorphisme du paratartrate de soude, D. Raynaud, Sociologie des controverses scientifiques, Paris, puf, 2003, 51.
  • [8]
    D. Raynaud, Sociologie des controverses scientifiques, 111-137 et 81-109.
  • [9]
    Dans le même esprit, nous avons cité de larges extraits de la correspondance de Pouchet (D. Raynaud, Sociologie des controverses scientifiques, 181-194) de manière à faire pendant à celle de Pasteur, déjà éditée, L. Pasteur, Correspondance de Pasteur, réunie et annotée par Pasteur Vallery-Radot, tome II. La seconde étape : fermentations, générations spontanées, maladies de vins, des vers à soie, de la bière (1857-1877), Paris, Flammarion, 1951.
  • [10]
    J.-M. Berthelot, « Pluralité et cumulativité : d’un sain usage de la formalisation en sociologie », Sociologie et sociétés, 1993, 25, 2, 23-36 ; « Cumulativité et normativité » in N. Ramognino, G. Houle, Sociologie et normativité scientifique, Toulouse, pum, 1999.
  • [11]
    T. Shinn, P. Ragouet, Controverses sur la science, Paris, Raisons d’agir, 2005.
  • [12]
    H. Nowotny, P. Scott, M. Gibbons, Repenser la science, Paris, Belin, 2003.
  • [13]
    L’intérêt de cette définition analytique tient à son pouvoir discriminant : une attaque de salmonellose dans un hôpital est un risque ; un séisme de magnitude 7 dans le désert n’en est pas un.
  • [14]
    U. Beck, La Société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, Paris, Flammarion, 2001, 41.
  • [15]
    J. Benda, La Trahison des clercs, Paris, Grasset, 1927.
  • [16]
    C’est-à-dire des universités conçues comme des lieux d’enseignement et de recherche vers des universités conçues comme des entreprises, B. R. Clark, Creating Entrepreneurial Universities. Organizational Pathways of Transformation, New York, Pergamon Press, 1998.
  • [17]
    La science est responsable d’une augmentation de la qualité de vie (87 contre 10 %) ; la science offre des opportunités aux générations futures (77contre 8 %) ; les bénéfices de la science dépassent tous ses effets néfastes (52 contre 14 %), etc., Eurobarometer Survey, Citizens, Science and Technology, rtdinfo, Special Issue, nov. 2005.
  • [18]
    A. Goldman, Knowledge in a Social World, Oxford, Clarendon Press, 1999.
  • [19]
    S. Fuller, Social Epistemology, Bloomington, Indiana University Press, 1991.
  • [20]
    Lloyd G., « Les concepts de vérité en Grèce et en Chine anciennes : perspectives et implications comparatives », 49-60 in J.-P. Changeux (éd.), La Vérité dans les sciences, Paris, Odile Jacob, 2003, 55, mes italiques.
  • [21]
    Al-Samarqandî était en rapport avec les principaux savants de son époque : Ibn al-Haytham, ‘Umar al-Khayyâm, Nasîr al-Dîn al-Tûsî, Athîr al-Dîn al-Mufa??al al-Abharî, ce qui fait accroire que ces règles de débat scientifique ont été suivies dans le monde arabe. Le traité d’al-Samarqandî connaîtra une fortune critique au xvie et xviie siècles. Cf. L.B. Miller, Islamic Disputation Theory. A Study in the Development of Dialectic in Islam from the Xth through XIVth Centuries, Princeton University Thesis, 1984.
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