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Article de revue

Les acteurs nationaux du droit pénal international : le cas pinochet

Pages 403 à 415

Notes

  • [1]
    Lors de notre travail de thèse sur la mobilisation pour la compétence universelle, nous avons croisé les archives de plusieurs ONG internationales avec une série d’entretiens d’acteurs de premier plan dans l’affaire Pinochet à Londres, dans l’affaire Habré à Dakar et dans l’affaire Sharon à Bruxelles. Pour davantage de détails, on se reportera à Julien Seroussi, Les tribunaux de l’humanité : la mobilisation pour la compétence universelle des juges nationaux, thèse soutenue le 22 novembre 2007 à l’Université Paris-Sorbonne.
  • [2]
    Pinochet fut arrêté au nom de la compétence passive le 16 octobre 1998, et la cour d’appel espagnole revendiqua la compétence universelle le 5 novembre 1998 en dépassant les exigences prudentes des plaignants. Entre ces deux dates, les militants des droits de l’homme qui s’étaient investis dans la défense de la Cour pénale internationale avaient lancé des appels à la compétence universelle dans la presse. On peut notamment se référer au communiqué de Human Rights Watch, 19 octobre 1998 intitulé « HRW hails Pinochet detention as “Victory for the Rule of Law” » et à celui de Amnesty International intitulé « Chile : An inescapable obligation : Bringing to justice those responsible for crimes against humanity committed under military rule ».
  • [3]
    House of Lords, jugement du 25 novembre 1998, consultable à l’adresse électronique suivante : hhhhttp:// wwww. publications. parliament. uk/ pa/ ld199899/ ldjudgmt/ jd981125/pino01.htm.
  • [4]
    House of Lords, jugement du 24 mars 1999, consultable à l’adresse électronique suivante : hhhhttp:// wwww. publications. parliament. uk/ pa/ ld199899/ ldjudgmt/ jd990324/pino1.htm.
  • [5]
    Sur ce point, nous rejoignons l’article de Catherine Colliot-Thélène, intitulé « Pour une politique des droits subjectifs : la lutte pour les droits comme lutte politique », publié dans le n° 2009, 59, 1, de L’Année sociologique.

1Au nom de la compétence universelle, les juges nationaux peuvent poursuivre, sans restrictions ni territoriale ni nationale, des crimes commis à l’étranger par des étrangers contre des étrangers. L’arrestation de Pinochet en octobre 1998 à Londres, à la demande d’un juge espagnol pour des crimes commis au Chili, est le plus célèbre exemple d’exercice de la compétence universelle. Ce retentissement s’explique aisément pour peu que l’on comprenne l’inflexion juridico-politique entraînée par l’interpellation de l’ancien dictateur chilien.

2Avant l’affaire Pinochet, la compétence universelle était une catégorie de la théorie du droit. Son inscription dans plusieurs conventions internationales n’avait pas entraîné l’adhésion des juges nationaux soucieux de laisser le traitement des troubles de l’ordre international aux juges internationaux. Après l’affaire Pinochet, la compétence universelle est devenue une catégorie de la pratique juridique. Cette appropriation peut être illustrée par la multiplication de plaintes de compétence universelle déposées en Belgique, en Allemagne, et même au Sénégal. Entre temps, les responsables des violations des droits de l’homme sont devenues des délinquants internationaux susceptibles d’être jugés par des tribunaux nationaux exerçant les pouvoirs d’une police cosmopolitique.

3Pour cette raison, la transformation du droit pénal international engendrée par la compétence universelle a été interprétée comme le signe d’un basculement de l’ordre international lui-même. En effet, l’arrestation de l’ancien dictateur chilien est régulièrement citée comme une étape importante dans l’érosion de la souveraineté nationale, un processus qui conduirait à terme à la réduction des États à de simple support d’une justice universelle saisissable par les citoyens du monde entier au nom des droits de l’homme (Aceves, 2000). En revenant sur cette affaire, nous souhaitons interroger cette assimilation de la mondialisation du droit à l’effacement de l’État, un lieu commun que l’on brandit tantôt pour s’en réjouir tantôt pour le déplorer.

4Dans cette perspective, nous allons centrer notre analyse sur les juges nationaux, des acteurs juridiques qui se trouvent à la croisée des rapports de dépendance de la mondialisation du droit. En effet, les juges nationaux sont, d’un côté, les représentants juridiques de la souveraineté nationale et, de l’autre, ils sont membres d’un réseau d’échanges juridiques international qui traverse les frontières (Allard et Garapon, 2005). Placés dans une position de transnationalité par ce double ancrage, les juges nationaux détiennent un pouvoir de définition sur l’articulation entre souveraineté nationale et élargissement de la communauté internationale.

5Dès lors, l’alignement des juges nationaux est un enjeu pour les ONG internationales et pour les gouvernements nationaux et, par voie de conséquence, les raisonnements des juges nationaux sont un matériau sociologique pour déchiffrer ces luttes d’influence. De ce point de vue, notre enquête [1] montre que l’imputation du changement aux seuls membres de la société civile internationale est une impasse. Comme l’illustre l’affaire Pinochet, l’influence des militants des droits de l’homme sur les juges nationaux dépend de l’action des gouvernements.

L’entrée de la société civile internationale dans l’élaboration du droit

6L’affaire Pinochet se déroule en trois séquences : l’arrestation à Londres, l’invocation de la compétence universelle par les juridictions espagnoles, et la levée de l’immunité de l’ancien dictateur. Comme l’ouverture de chaque nouvelle séquence est le résultat d’un nouvel élargissement de l’action collective, nous allons montrer que la cause de la compétence universelle est une articulation de trois mobilisations plus anciennes : la mobilisation contre Pinochet qui remonte à 1973, la mobilisation pour l’Alien Tort Claim Act née en 1981, et la mobilisation pour la création d’une Cour pénale internationale née dans les années 1990.

7La répression du régime de Pinochet contre ses opposants politiques a poussé nombre de Chiliens en exil, et certains d’entre eux sont venus renforcer les ONG internationales des droits de l’homme déjà en plein essor. Parmi ces personnalités, on compte notamment Orlando Letelier, ancien ministre de Allende qui fut assassiné à Washington par la police politique chilienne en 1975, ou encore Jose Zalaquett, qui dirigea le bureau exécutif d’Amensty International de 1979 à 1982. Cette coalition de militants des droits de l’homme et d’opposants chiliens, qui servit ensuite de modèle pour les dissidents en Europe de l’Est, devint une véritable contre-offensive au nom des droits de l’homme avec le soutien des diplomates américains et européens qui refusaient la stratégie de déstabilisation des gouvernement de gauche inaugurée par Henry Kissinger. À cet égard, le coup d’État de Pinochet au Chili de 1973 doit une partie de son retentissement international au choix de l’administration de Richard Nixon de soutenir cette dictature au nom de la lutte contre le communisme (Dezalay et Garth, 2002). Bien que l’arrestation de Pinochet à Londres est à court terme le résultat d’une action judiciaire déposée deux ans auparavant en Espagne, elle est à long terme le résultat d’une mobilisation qui remonte au renversement par la force du gouvernement d’Allende : l’interpellation de Pinochet à Londres le 16 octobre 1998 est la lointaine réponse des opposants politiques chiliens au coup d’État du 11 septembre 1973.

8Non seulement cette plainte ne fut pas une initiative individuelle, mais elle ne fut pas non plus une tentative d’imposer la compétence universelle. L’avocat qui a pris l’initiative de saisir les tribunaux espagnols, Joan Garcès, mit en avant de la compétence passive, un principe qui autorise un État à poursuivre les crimes commis contre l’un de ses ressortissants partout dans le monde. En effet, la plainte était déposée au nom de sept victimes espagnoles qui avaient disparu sous la dictature, et non au nom des milliers de victimes chiliennes. De fait, le passage de la compétence passive à la compétence universelle a été provoqué par l’intervention des militants des droits de l’homme investis dans la création d’une Cour pénale internationale (CPI). En effet, la signature du traité de Rome en juillet 1998 avait définitivement mis fin aux espoirs des ONG de doter la future Cour pénale internationale du pouvoir de poursuivre des crimes commis avant la date de ratification du traité ou sur le territoire des États non parties. Dès lors, l’arrestation de Pinochet le 16 octobre 1998 est apparue comme une manière de relancer leur combat à une autre échelle. Faute d’avoir obtenu la compétence universelle du juge international, il était possible d’obtenir la compétence universelle des juges nationaux. Fort de cet agenda, ces militants des droits de l’homme ont interprété par déclaration médiatique que l’arrestation de Pinochet était une application de la compétence universelle, alors même qu’aucune décision judiciaire n’avait encore évoqué ce principe [2]. L’appel fut néanmoins entendu par Joan Garcès, qui reformula sa plainte au nom de la compétence universelle afin de bénéficier du soutien des militants pour la cour pénale internationale dans la lutte contre Pinochet. À partir de cette date, la présence de victimes espagnoles parmi les victimes n’était plus le fondement légal d’une procédure désormais engagée au nom de toutes les victimes de Pinochet.

9Pour mener à bien leur combat pour la compétence universelle, les militants ont décidé de poursuivre leur effort médiatique par une entrée dans la procédure juridique. Et pour construire le corpus juridique capable de soutenir leurs revendications, ils se sont notamment appuyés sur l’expérience des militants américains investis dans la défense de l’Alien Tort Claim Act (ATCA). En effet l’ATCA est un dispositif juridique civil, voté en 1789 par un Congrès des États-Unis fraîchement indépendant, qui permet aux tribunaux civils de poursuivre les violations de la « Loi des Nations » ( « Law of Nations » ) commises à l’étranger par des étrangers et sur des étrangers. Mais, l’ancienneté de cette loi ne doit toutefois pas tromper. Ce dispositif juridique a longtemps uniquement concerné les actes de piraterie, le crime international le plus répandu au XVIIIe siècle avant de s’étendre très récemment aux violations des droits de l’homme. En effet, cette inflexion jurisprudentielle remonte à l’affaire Pena-Irala de 1981, soit la condamnation civile d’un officier paraguayen pour le meurtre d’un opposant paraguayen commis au Paraguay. Cette extension de l’ATCA au droit de l’homme a été sanctuarisée par le Congrès américain en 1992 à travers la proclamation du Tort Victim Protection Act (TVPA), qui offre toutes les garanties de la loi à une innovation juridique qui ne relevait jusqu’ici que de la jurisprudence (Renaudie, 2004). Ainsi, l’arrestation à Londres de Pinochet a été l’occasion pour ces militants des droits de l’homme de transférer leur expérience juridique civile au niveau pénal en transférant l’autorité juridique acquise par l’Alien Tor t Claim Act au profit de la compétence universelle.

10La fusion de ces trois actions collectives internationales ne se fit pas sans susciter un certain nombre de difficultés. En effet, la mobilisation contre Pinochet est une « mobilisation du droit », qui considère le droit comme une simple ressource parmi d’autres, alors que les deux autres sont des « mobilisations pour le droit », qui considèrent la transformation du droit international comme une fin en elle-même. Il y a ainsi eu des tensions entre les militants des droits de l’homme qui pensent que l’arrestation de Pinochet n’était qu’un moyen pour introduire la compétence universelle, et ceux qui considéraient que la compétence universelle n’était qu’un moyen pour arrêter l’ancien dictateur chilien.

Le conflit de loyauté des juges nationaux

11Le jugement de la Chambre des lords tomba le 25 novembre 1998. Par une majorité de trois juges contre 2, la plus haute cour britannique a invoqué la compétence universelle et a récusé l’immunité du général Pinochet [3]. Cette courte victoire montre que l’on se situe en plein dans le droit controversé, et pose la question de savoir si un autre panel de juges n’aurait pas emporté la décision dans le sens contraire. Les avocats de la défense se sont d’ailleurs appuyés sur cette incertitude pour obtenir un deuxième jugement qui va retenir également notre attention. Par six voix contre une, le jugement de la Chambre des lords du 24 mars 1999 se prononce également pour la levée de l’immunité de Pinochet et l’affirmation de la compétence universelle [4]. Bien que la cause de la compétence universelle ait progressé entre les deux jugements, nous allons montrer que ce renforcement n’est pas pour autant analysable comme une érosion de la souveraineté nationale.

La question de la territorialisation

12La territorialisation du droit est la première source de tension causée dans la définition de la souveraineté par l’affaire Pinochet. En effet, le droit d’exercer la puissance publique de manière exclusive sur un territoire donné est l’une des composantes les plus essentielles à la définition de la souveraineté. Sur le plan du droit national, elle se mesure à la monopolisation de la violence légitime par l’État à l’intérieur de ces frontières, et sur le plan international, elle se mesure au refus de l’ingérence de toute puissance publique étrangère sur son territoire.

13La décision du 25 novembre 1998 de revendiquer la compétence de l’Angleterre pour des crimes commis au Chili n’est pas pour autant née dans l’esprit des juges anglais. Cette déterritorialisation s’est appuyée sur la Convention de New York sur la torture de 1984, qui contient une provision explicite en faveur de la compétence universelle des juges nationaux. En établissant un lien direct entre l’existence d’une incrimination internationale et l’exercice de la compétence universelle par les juges nationaux, les juges anglais ont prétendu à l’existence d’un droit pénal sans territoire.

14Ce raisonnement n’a toutefois pas résisté à la décision du 24 mars 1999, qui a reformulé la compétence universelle au nom de la souveraineté nationale des pays concernés par la procédure. En effet, le deuxième jugement exige le respect de la doctrine de la « double incrimination », qui oblige de tenir compte des dates d’entrée en vigueur des conventions internationales dans l’État d’arrestation du prévenu et dans celui de commission du crime. Ainsi les juges anglais ont restreint l’acte d’accusation aux crimes commis après septembre 1988, date de la Convention contre la torture par l’Angleterre et le Chili dans leur droit pénal national respectif. Loin de confirmer la déterritorialisation du droit, la deuxième décision a promu une reterritorialisation du droit sur un espace judiciaire commun respectueux de l’existence de territoires juridiques indépendants.

L’immunité des chefs d’État

15L’immunité des chefs d’État est la deuxième question posée à la définition de la souveraineté par l’affaire Pinochet. Comme la souveraineté ne connaît pas de puissance supérieure à la sienne, il est impossible de juger son dépositaire pour tous les actes qui relèvent de sa fonction. Sur le plan national, le chef de l’État ne peut être traduit en justice que devant une Cour spéciale et non devant un tribunal ordinaire et, sur le plan international, le chef de l’État ne peut être traduit en justice que devant une Cour internationale et non devant des tribunaux nationaux étrangers.

16Le droit des immunités avait d’ailleurs déjà protégé Pinochet lors d’un déplacement aux Pays-Bas en 1994. Les militant des droits de l’homme avaient tenté alors d’inculper l’ancien dictateur chilien au nom de la compétence universelle, sur les conseils d’Herman Bergers, l’un des principaux négociateurs de la Convention contre la torture, mais le juge néerlandais renvoya les requérants à la création d’une Cour pénale internationale (Reydams, 2003).

17Le jugement du 25 novembre 1998 et le jugement du 24 mars 1999 s’accordent entièrement pour renverser cette jurisprudence. À deux reprises, la Chambre des lords a jugé non seulement que la Convention contre la torture ne comportait aucune réserve immunitaire destinée à distinguer les chefs d’État des autres agents publics, mais que les tribunaux civils américains avaient déjà commencé à soulever des exceptions à ce privilège juridique au nom de l’Alien Tort Claim Act. Contrairement à la question de la territorialisation, il s’agit bien là d’un recul des droits attachés de la souveraineté nationale.

Le droit d’invoquer directement le droit international

18Le droit des juges nationaux à invoquer le droit international est la troisième source de tension causée posée par l’affaire Pinochet à la souveraineté. En effet, l’exclusivité de la puissance publique sur un territoire donné est garantie par un fonctionnement pyramidal qui soumet la compétence judiciaire, c’est-à-dire le droit des juges à poursuivre des crimes, à la compétence législative, c’est-à-dire le droit du Parlement à définir de nouveaux crimes. Ainsi, une nouvelle infraction internationale ne peut pas être poursuivie par les juges nationaux d’un État tant que le Parlement n’a pas modifié le Code pénal national en votant une loi de transposition du traité signé par le gouvernement.

19De fait, la décision du 25 novembre 1998 d’invoquer directement la Convention contre la Torture hisse les juges anglais au-dessus de la pyramide étatique dont ils sont pourtant un échelon inférieur. C’est une illustration de la doctrine de la « double fonctionnalité » selon laquelle la compétence des juges ne découle pas de la volonté des États mais de la décentralisation de la communauté internationale en États souverains. Selon cette conception, la fonction des lois de transposition n’est pas de fonder la compétence des magistrats, puisque les juges nationaux ont une loyauté à l’ordre internationale indépendant de leur loyauté à l’ordre nationale, mais uniquement de veiller à l’harmonisation des normes.

20Cela dit, cette innovation n’a pas résisté à la décision du 24 mars 1999 qui annule le droit des juges nationaux à se connecter directement au droit international au nom du respect du formalisme le plus strict en matière pénale, une exigence elle-même justifiée par l’importance des droits de la défense dans cette branche du droit. Au nom de la spécificité du droit pénal international, dernière branche du droit international à pouvoir faire l’économie de la médiation d’une loi nationale selon les juges britanniques, la souveraineté nationale est restaurée comme garde-fou indispensable à la bonne conduite de la justice internationale.

21L’analyse des deux décisions montre que les juges nationaux ont oscillé entre défense des droits de la communauté internationale et défense de la souveraineté nationale : le recul de l’immunité des anciens chefs d’État est accompagné d’un renforcement de la territorialisation du droit. En considérant les souverainetés nationales comme les individus de l’ordre international, selon la conception la plus classique du droit international, nous pouvons même conclure que la compétence universelle a été éprouvée par les juges anglais sur sa capacité à favoriser simultanément le développement de la communauté internationale et celui de la souveraineté nationale. On retrouve sur le terrain des normes internationales une observation déjà établie par Georg Simmel dans sa théorie de la socialisation. Selon cet auteur, les normes qui favorisent simultanément le développement de l’individualité et l’élargissement du groupe ont les meilleures chances d’être sélectionnées (Simmel, 1999, 1re éd., 1889).

La médiation politique entre la société civile internationale et les juges nationaux

22La décision des juges nationaux en faveur de la compétence universelle était une appropriation d’un appel lancé initialement par des militants des droits de l’homme. Nous allons toutefois montrer que ce sont les hommes politiques nationaux qui ont permis de réaliser cet alignement entre les ONG et les magistrats. Ainsi, le rappel à la souveraineté juridique dans le raisonnement des juges est pour partie la traduction du poids de la souveraineté politique sur les fragiles échanges juridiques qui composent la société civile internationale.

23À la suite de l’arrestation de Pinochet, le ministre de l’Intérieur du Royaume-Uni, Jack Straw, s’est trouvé face à des pressions politiques contradictoires (Davis, 2003). Au niveau national, les conservateurs lui ont demandé d’utiliser son pouvoir discrétionnaire pour casser le mandat d’arrêt. Margaret Thatcher rendit plusieurs fois visite au sénateur Pinochet dans sa résidence surveillée et, prenant la défense de ce dernier, affirma que l’ancien dictateur était un « prisonnier politique » victime de militants d’extrême gauche. Face aux conservateurs, les députés travaillistes étaient décidés à surveiller les agissements de leur gouvernement qui s’était engagé dans la voie d’une nouvelle diplomatie éthique. Non seulement la nouvelle gauche britannique avait tissé des liens importants dans les milieux des droits de l’homme, mais les militants qui n’adhéraient pas à la nouvelle ligne du « New Labour » avaient combattu l’anti-marxisme répressif de Pinochet. Au niveau international, de nombreuses pressions politiques appelèrent à l’annulation du mandat d’arrêt. Les États-Unis, inquiétés par leur participation et leur soutien au coup d’État de 1973, firent également pression sur la Grande-Bretagne, et le Vatican appela à l’indulgence pour le vieil octogénaire. À l’opposé, le Parlement européen vota, à la demande de la France et de l’Allemagne, une résolution pour soutenir l’arrestation de l’ancien dictateur chilien. L’ambiguïté de la position du Chili illustre à merveille ces pressions politiques contradictoires puisque, d’un côté, le Chili menaça la Grande-Bretagne de rétorsion économique et, de l’autre côté, l’ambassadeur chilien en Grande-Bretagne refusa de rendre visite à Pinochet dans sa résidence surveillée.

24À tout moment, le gouvernement britannique était en mesure d’empêcher la progression de la compétence universelle portée par les militants des droits de l’homme et les juristes, mais il choisit volontairement de soutenir son institutionnalisation en se maintenant dans ce qu’il appela son quasi-judicial role. Après la décision du 25 novembre, il se contenta de contresigner la décision des juges d’autoriser l’extradition. À ceux qui demandaient de casser ce mandat d’arrêt au nom d’une juste séparation des pouvoirs, en arguant notamment que la politique étrangère n’est pas l’affaire des juges, Jack Straw affirma que c’est justement la séparation des pouvoirs qui retenait l’intervention du politique dans la procédure. Lorsque les avocats de la défense lui ont demandé de casser le jugement du 25 novembre 1998, en s’appuyant sur la dénonciation des liens entre l’un des juges et Amnesty International, il se maintint dans son rôle judiciaire en demandant aux requérants de se tourner vers la Chambre des lords pour obtenir gain de cause. Après la décision du 24 mars 1999, il renonça de nouveau à utiliser son pouvoir politique alors que la réduction des charges contre Pinochet aux crimes commis après 1988 apparut comme une porte de sortie offerte au ministre de l’Intérieur pour casser l’extradition sans perdre la face. À cet égard, il est significatif qu’il ait justifié sa prise de position par la convention européenne sur l’extradition, comme si la restriction de l’immunité d’un chef d’État étranger par le droit international n’était que l’écho de l’encadrement juridique de son propre pouvoir par le droit européen.

25La menace d’un procès en Espagne de l’ancien dictateur chilien pour des crimes commis au Chili se précisa lorsque le juge espagnol trouva un moyen de contourner la réduction des charges exigée par la Chambre des lords. Dans une série d’arrêts contre la Turquie, la Cour européenne des droits de l’homme avait commencé à considérer que le crime de « disparition » était un crime continu qui se prolongeait en « torture mentale » tant que le sort des victimes n’était pas connu par la famille. En référence au droit européen, Balthazar Garzon se proposait de conserver dans l’acte d’accusation tous les cas qui précédaient l’adoption de la convention contre la torture par la Grande-Bretagne pour lesquels la famille était toujours sans nouvelles du sort de leur proche. Pour éviter l’extradition, le Chili reconnut les fondements juridiques en faveur de la compétence universelle en demandant à Jack Straw de relâcher Pinochet sur des bases humanitaires. Cette requête a ouvert des négociations diplomatiques entre l’Espagne, la Grande-Bretagne et le Chili sur lequel ni les militants des droits de l’homme ni les juristes n’ont eu la moindre prise. Par exemple, les activistes de la compétence universelle ont contesté sans succès la confidentialité de l’examen médical et l’absence de recours juridique contre la décision politique du ministre de l’Intérieur de renvoyer Pinochet au Chili.

26En retardant l’exercice de son pouvoir politique au dernier moment de l’affaire, Jack Straw donna l’opportunité aux juges de transformer le droit international mais, en décidant souverainement de renvoyer Pinochet au Chili pour raisons humanitaires, il montra que le pouvoir politique entendait rester l’arbitre de cette évolution. Par ce geste, il exacerba les tensions entre les militants des droits de l’homme plus intéressés par le procès de Pinochet et ceux qui étaient plus intéressés par la compétence universelle. La poursuite de la mobilisation pour la compétence universelle se détacha alors de l’affaire Pinochet pour venir se nourrir de l’affaire Habré (Seroussi, 2007).

27Le jugement du 25 novembre 1998 est indubitablement un renversement jurisprudentiel. La conception interétatique du droit international a été mise en minorité au profit d’une conception plus cosmopolitique du droit international. Toutefois, le jugement du 24 mars 1999 représente un deuxième renversement jurisprudentiel tout aussi significatif. La conception cosmopolitique favorable à la déterritorialisation du droit a été mise en minorité au profit d’une conception transnationale du droit défendant une reterritorialisation strictement délimitée par les souverainetés nationales.

28L’analyse détaillée de cette évolution nous a conduit à deux résultats. Premièrement, nous avons montré que c’est bien la lutte contre l’impunité qui s’est adaptée aux contraintes de la souveraineté et non l’inverse. Deuxièmement, nous avons montré que l’alignement entre les militants des droits de l’homme, qui portent la revendication de la compétence universelle, et les juges nationaux, qui ont le pouvoir de transformer ces revendications en droit, dépend de la volonté des gouvernements. Cela dit, il serait hâtif de conclure que le poids juridique de la souveraineté nationale dans l’argumentation juridique repose uniquement sur le pouvoir des États dans l’ordre international. En effet, il tire également sa puissance de sa double fonction de fondement du pouvoir de l’État et de garantie de l’exercice des droits de l’homme [5]. Aussi longtemps que les droits de l’homme restent des droits contre l’État garantis par l’État, la souveraineté reste le point de passage obligé d’une lutte contre l’impunité.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

  • Allard J., Garapon A., 2005, Les juges dans la mondialisation. La nouvelle révolution du droit, Paris, La République des idées / Le Seuil.
  • Aceves W. J., 2000, « Liberalism and international legal scholarship : The Pinochet case and the move toward a universal system of transnational law », Harvard International Review, 41, 129-184.
  • Davis M., 2003, « The politics of the Pinochet case in the United Kingdom », in Madeleine Davis (dir.), The Pinochet Case, Origin, Progress and Implications, London, Insitute of Latin American Studies, p. 130-134.
  • Dezalay Y., Garth B., 2002, La mondialisation des guerre des Palais, La restructuration du pouvoir d’État en Amérique latine, entre notables du droit et « Chicago Boys », Paris, Le Seuil.
  • Keck M., Sikkink K., 1998, Activists beyond Borders, Advocacy Networks in International Politics, New York, Cornell University Press.
  • Renaudie V., 2004, « Les États-Unis, pays des droits de l’homme ? Un instrument universel de protection des droits de l’homme méconnu : le US alien claim act », Revue de droit international comparé, 3, avril-juillet, 603-624.
  • Reydams L., 2003, Universal Jurisdiction, International and Municipal Perspective, Oxford Monographs in International Law, New York, Oxford University Press, p. 169-171.
  • Sarat A., Scheingold S. (dir.), 2001, Cause Lawyering and the State, New York, Oxford University Press.
  • Seroussi J., 2007, Les tribunaux de l’humanité : la mobilisation internationale pour la compétence universelle des juges nationaux, thèse de doctorat de l’Université Paris-Sorbonne.
  • Simmel G., 1999, « Élargissement du groupe et développement de l’individualité », in Sociologie, Paris, PUF [1re éd., 1889].

Mots-clés éditeurs : Mondialisation du droit, sélection des normes, mobilisation internationale

Date de mise en ligne : 01/10/2009

https://doi.org/10.3917/anso.092.0403

Notes

  • [1]
    Lors de notre travail de thèse sur la mobilisation pour la compétence universelle, nous avons croisé les archives de plusieurs ONG internationales avec une série d’entretiens d’acteurs de premier plan dans l’affaire Pinochet à Londres, dans l’affaire Habré à Dakar et dans l’affaire Sharon à Bruxelles. Pour davantage de détails, on se reportera à Julien Seroussi, Les tribunaux de l’humanité : la mobilisation pour la compétence universelle des juges nationaux, thèse soutenue le 22 novembre 2007 à l’Université Paris-Sorbonne.
  • [2]
    Pinochet fut arrêté au nom de la compétence passive le 16 octobre 1998, et la cour d’appel espagnole revendiqua la compétence universelle le 5 novembre 1998 en dépassant les exigences prudentes des plaignants. Entre ces deux dates, les militants des droits de l’homme qui s’étaient investis dans la défense de la Cour pénale internationale avaient lancé des appels à la compétence universelle dans la presse. On peut notamment se référer au communiqué de Human Rights Watch, 19 octobre 1998 intitulé « HRW hails Pinochet detention as “Victory for the Rule of Law” » et à celui de Amnesty International intitulé « Chile : An inescapable obligation : Bringing to justice those responsible for crimes against humanity committed under military rule ».
  • [3]
    House of Lords, jugement du 25 novembre 1998, consultable à l’adresse électronique suivante : hhhhttp:// wwww. publications. parliament. uk/ pa/ ld199899/ ldjudgmt/ jd981125/pino01.htm.
  • [4]
    House of Lords, jugement du 24 mars 1999, consultable à l’adresse électronique suivante : hhhhttp:// wwww. publications. parliament. uk/ pa/ ld199899/ ldjudgmt/ jd990324/pino1.htm.
  • [5]
    Sur ce point, nous rejoignons l’article de Catherine Colliot-Thélène, intitulé « Pour une politique des droits subjectifs : la lutte pour les droits comme lutte politique », publié dans le n° 2009, 59, 1, de L’Année sociologique.

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