Notes
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[1]
Il faut aussi compter avec une multitude d’initiatives de taille modeste, impliquant des universitaires, des think tanks, des cabinets de consultants.
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[2]
La hiérarchie des normes était ainsi inversée par rapport au modèle de l’État de droit.
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[3]
La « décommunisation » des appareils judiciaires, immédiatement après l’instauration de la démocratie, n’a été que la première de ces épurations dans le cas de la Bulgarie. Par la suite, après chaque alternance politique, le nouveau gouvernement s’est efforcé d’évincer de la magistrature les membres des clientèles politiques adverses.
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[4]
Principalement pour embrasser la profession d’avocat, bien mieux rémunérée que celle de magistrat et moins exposée politiquement.
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[5]
Entre 1989 et 1997, plus de la moitié de la population bulgare tombe en dessous du seuil de pauvreté. Le niveau de vie moyen, qui était proche de celui de la Pologne, régresse vers celui de l’Albanie. En même temps, la forte croissance enregistrée à partir de 1994 dans les pays d’Europe centrale et orientale ayant réussi à consolider leur État de droit fait ressortir, par effet de contraste, la nocivité du mode patrimonialiste et prébendier de gestion des transformations économiques adopté par l’ex-nomenklatura bulgare. Simultanément, l’effondrement de l’économie réduit la capacité des patrons politiques à redistribuer les faveurs et les prébendes. Par conséquent, les attentes de leurs clientèles sont déçues et la légitimité patrimoniale des partis politiques se trouve ébranlée, d’où la montée des revendications en faveur du renforcement de la légalité, qui culminent lors de la campagne pour les élections législatives anticipées de 1997.
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[6]
Comme le relève Pierre Lascoumes, dans les contextes de restriction des politiques distributives et de raréfaction des ressources économiques, la question des conditions d’accès aux richesses devient un enjeu primordial et la légitimité des profits fondés sur des pratiques irrégulières connaît une réévaluation significative.
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[7]
La rule of law est définie comme un système juridique caractérisé par la primauté des règles universelles et transparentes, appliquées avec équité, uniformité, neutralité, efficience et efficacité par une pyramide de juridictions dotées d’un personnel professionnalisé et protégé des pressions politiques et autres influences extralégales. Les processus de décision judiciaire doivent être rationnels et prévisibles par les personnes formées au droit. Les intérêts juridiquement légitimes doivent être informés du droit en vigueur et convenablement représentés devant les tribunaux. L’appareil judiciaire doit disposer de ressources suffisantes pour attirer et conserver des personnels de talent. Le pouvoir politique doit respecter l’autonomie du droit et de la justice et accepter que ses propres actes soient soumis à des contrôles judiciaires. Les citoyens doivent, en outre, bénéficier d’un accès aisé à des voies de recours contre les actes administratifs qui leur sont préjudiciables, ainsi qu’à une défense juridique lorsque leur responsabilité civile ou pénale est mise en cause (Upham, 2002, 14).
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[8]
L’USAId a édité un manuel de 188 pages pour étayer cette thèse : USAId, Office of Democracy and Governance, Guidance for Promoting Judicial Independence and Impartiality, Washington (DC), US Agency for International Development, Technical Publication Series, 2002.
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[9]
ABA-CEELI, Judicial Reform Index for Bulgaria, Washington (DC), American Bar Association, 2002, 2004 et 2006 ; ABA-CEELI, The Legal Profession Reform Index for Bulgaria, Washington (DC), American Bar Association, 2004 et 2006 ; voir aussi Open Society Institute, Judicial Capacity in Bulgaria, Monitoring the Accession Process, Sofia, OSI, 2002.
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[10]
Les études consacrées aux initiatives européennes de coopération montrent que, contrairement aux opérateurs américains, la plupart des opérateurs européens ne parviennent pas à mettre en place des projets adaptés au contexte du pays d’accueil. La coopération européenne est décrite comme déconnectée des besoins et des intérêts des récipiendaires. Elle se caractérise par des ambitions démesurées en termes de nombre de problèmes à traiter, par la lenteur de la mise en place des actions par rapport à la rapidité des évolutions dans les administrations ciblées, par le profil inadéquat des experts envoyés et leur méconnaissance de la culture, de la langue et de l’histoire du pays récipiendaire, par l’absence d’accord entre les opérateurs et les destinataires sur les critères de réussite de la coopération (Bafoil et al., 2004). Le stratégie de coopération des fondations allemandes semble échapper à ces travers et se rapprocher de celle des Américains (Dakowska, 2004).
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[11]
La faible connaissance qu’ont les administrations centrales du fonctionnement de leurs services locaux et, plus largement, des destinataires des politiques publiques est, dans une large mesure, un héritage du régime communiste (Bafoil et al., 2004, 175).
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[12]
Center for the Study of Democacy, Program for Judicial Reform in Bulgaria, Sofia, CSd Judicial Reform Initiative, 2000 ; voir aussi Judiciary and Corruption, 2000, et Judicial Anti-Corruption Program, 2003.
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[13]
La coopération américaine mise sur la création de comités interministériels, de groupes de réflexion ouverts aux représentants de la société, ainsi que d’équipes d’experts pluridisciplinaires, afin de diminuer le poids des juristes, souvent extrêmement conservateurs, dans les forums où sont élaborés les programmes de réforme.
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[14]
USAId, Office of Democracy and Governance, Guidance for Promoting Judicial Independence and Impartiality, Washington (DC), US Agency for International Development, Technical Publication Series, 2002, 176.
Introduction
1Les transferts internationaux de réformes judiciaires connaissent, depuis le début des années 1990, un essor sans précédent. L’import-export d’éléments de systèmes judiciaires constitue un aspect majeur de l’accompagnement par les pays occidentaux des processus de transition ou de transformation des régimes politiques, économiques et sociaux dans les nouveaux pays démocratiques. Ce mouvement de promotion de designs institutionnels présentés comme conformes aux modèles de l’ « État de droit » ou de la « règle de droit » constitue l’une des manifestations de l’engagement des acteurs internationaux les plus puissants (États-Unis, Union européenne, institutions financières internationales...) en faveur de la démocratisation des modes de gouvernement et de l’adoption de standards de « bonne gouvernance ». Les promoteurs de transferts partagent la croyance selon laquelle la construction de l’État de droit, elle-même conçue comme un préalable au développement politique, économique et social, passe nécessairement par le renforcement des « capacités institutionnelles » de l’appareil judiciaire d’un pays.
2Deux courants de recherche en sciences sociales, principalement anglo-saxons, ont produit des analyses consacrées aux phénomènes de transferts internationaux juridiques et judiciaires : les travaux sur les relations entre droit et développement dans les pays périphériques (law and development studies) et, d’autre part, ceux consacrés aux transferts internationaux de politiques publiques (policy transfer studies). Le premier courant ressortit du champ disciplinaire « droit et société » (law and society studies), tandis que le second relève plus classiquement de l’ « analyse des politiques publiques » telle qu’elle est développée par la science politique. Ces deux courants consacrent, chacun dans sa propre perspective, une attention très soutenue à l’analyse des acteurs internationaux qui s’investissent dans la diffusion et l’aide à la mise en œuvre de modèles de réformes. Cette catégorie d’acteurs est désignée au moyen de plusieurs vocables : « opérateurs de transfert » (Wolman, Page, 2002), « entrepreneurs de transfert » (Dolowitz, Marsh, 1996), « agents de transfert », « exportateurs » ou « passeurs ». Policy transfer studies et law and development studies leur confèrent ainsi une place prépondérante dans l’explication des processus d’import-export.
3Le présent article mobilise les apports scientifiques et la boîte à outils conceptuels élaborés par ces deux courants de recherche pour interroger la dimension politique de l’action des exportateurs de réformes à partir d’une étude empirique. Celle-ci porte sur le déroulement de plusieurs programmes d’assistance technique américains destinés à transformer les pratiques professionnelles de magistrats dans un pays post communiste d’Europe orientale en voie d’intégration à l’Union européenne : la Bulgarie.
4La Bulgarie constitue un terrain privilégié pour l’analyse sociopolitique des activités de transferts de réformes judiciaires, car la plupart des exportateurs influents sur la scène internationale y ont déployé des projets, voire ont utilisé le pays comme champ d’expérimentation. Le poids des agents de transferts étrangers dans les décisions prises par les autorités bulgares en matière de réformes judiciaires a néanmoins varié durant la période considérée. Deux phases peuvent être distinguées à cet égard. Pendant une première séquence de sortie du régime communiste (1989-1997), les recommandations des conseillers étrangers ne rencontrent qu’un écho très limité dans les sphères dirigeantes de la politique bulgare. Les débats autour de la réforme du système judiciaire occupent une position secondaire à l’agenda de la transition et sont focalisés sur la question de l’indépendance du pouvoir judiciaire. Le pouvoir politique, presque constamment dominé jusqu’en 1997 par les héritiers du Parti communiste, se contente de réformer les organes dirigeants de la justice sans remettre en cause les modes de fonctionnement qui avaient cours avant 1989, ni augmenter les moyens matériels et humains de l’appareil judiciaire, malgré l’explosion du contentieux provoquée par le passage à l’économie de marché. Le maintien du statu quo dans la plus grande partie du système judiciaire est, en effet, favorable à l’ancienne élite du régime communiste en voie de reconversion, qui profite de la complicité de magistrats promus sous le régime précédent pour mener à bien des stratégies irrégulières d’appropriation des dépouilles de l’économie planifiée. Cette situation, conjuguée à la défection massive des magistrats vers la profession d’avocat, conduit à l’effondrement de l’efficience du système judiciaire (Delpeuch, 2001).
5En 1997, la Bulgarie traverse une crise économique et financière très sévère dont l’une des causes désignées est la faillite de l’appareil judiciaire. Un gouvernement véritablement favorable à l’entrée du pays dans l’Union européenne est porté au pouvoir par des élections anticipées. L’amélioration de l’efficience et de l’efficacité de l’appareil judiciaire devient, dès lors, une priorité à l’agenda politique bulgare. Le gouvernement fait largement appel à l’expertise internationale pour poser un diagnostic sur les problèmes de la justice, puis pour élaborer et accompagner la mise en œuvre de programmes de réformes visant à transformer l’organisation du travail et les pratiques professionnelles dans les juridictions. La justice bulgare reçoit une aide matérielle considérable de la part des donateurs internationaux, au premier rang desquels les États-Unis et l’Union européenne.
6Une palette très variée d’agents de transfert étrangers est intervenue dans les réformes judiciaires en Bulgarie. Les premiers à proposer leur assistance, au tout début des années 1990, ont été les États d’Europe occidentale et d’Amérique du Nord, à travers leurs ministères des Affaires étrangères, leurs agences d’aide au développement (la plus puissante étant l’US Agency for International Development, USAID) et les services de coopération internationale de leurs institutions judiciaires. Dans la foulée, les organisations de professionnels du droit de ces mêmes pays (notamment l’American Bar Association, à travers sa Central East European Law Initiative, ABA-CEELI) et des fondations philanthropiques (la principale étant la fondation américaine de Georges Soros à travers l’Open Society Institute de Sofia) ont mis à disposition leur expertise. À partir de 1998, les institutions financières internationales (IFI), les organisations internationales (Programme des Nations Unies pour le développement, PNUD, Conseil de l’Europe) et l’Union européenne (notamment à travers le programme Phare et le processus d’adhésion) exercent une influence croissante, sans toutefois éclipser la coopération américaine [1]. L’acteur qui dispose du pouvoir de contrainte le plus important, grâce aux mécanismes de conditionnalité prévus dans le cadre du processus d’adhésion, est la Commission européenne. Celle-ci a menacé à plusieurs reprises le gouvernement bulgare de suspendre ou de supprimer les aides et de reculer la date de l’adhésion en raison des progrès insuffisants enregistrés par les réformes judiciaires. Toutefois, les agents de transfert qui ont eu le plus d’influence sur les politiques de justice menées en Bulgarie sont les exportateurs « washingtoniens », c’est-à-dire le réseau d’organisations de coopération et d’experts, pour la plupart américains, travaillant dans l’orbite de l’USAID et de la Banque mondiale.
7Le présent article examine la dimension politique de l’action de ces promoteurs washingtoniens de réformes judiciaires, tant au niveau des buts poursuivis que des modalités d’intervention dans le pays importateur.
8La coopération américaine peut être qualifiée de politique en ce qu’elle a pour objectif de modifier le statut et les pouvoirs de la justice au sein de l’État bulgare. Les Américains interviennent en tant que source de transferts formels afin d’impulser, au moyen de pressions exercées sur le gouvernement de Sofia, l’alignement de l’institution judiciaire – au sens d’institution publique et d’organisation formelle – et des politiques de justice sur un ensemble de standards présentés comme universels (le modèle washingtonien). Cette reconstruction institutionnelle de la justice est conçue comme un moyen de remédier à la crise de légitimité du droit héritée du communisme et accentuée par la transition (1 . 1).
9L’assistance américaine peut, d’autre part, être considérée comme politique dans la mesure où elle vise à rehausser le rôle et la place du droit et de la justice dans la vie politique, économique et sociale en Bulgarie. Les exportateurs américains ont pour ambition d’instaurer de nouvelles modalités pratiques de gestion des activités juridiques et judiciaires, de nouvelles normes, valeurs et pratiques professionnelles, de nouveaux usages sociaux du droit et de la justice conformes à leur conception de la rule of law, une nouvelle distribution des pouvoirs entre les acteurs du système juridique. Ils veulent, en d’autres termes, réhabiliter le droit et la justice en tant qu’institutions sociales ayant vocation, selon eux, à occuper une position éminente dans la polity bulgare (1 . 2).
10L’aide technique américaine est, enfin, politique au sens où les opérateurs de projets de coopération n’hésitent pas, pour promouvoir auprès du gouvernement bulgare leurs conceptions en matière de réformes, à prendre part aux affrontements sur la scène politique domestique.
11La coopération américaine constitue donc une triple ingérence dans la politique intérieure de la Bulgarie, puisqu’elle touche à la fois policy, polity et politics. Pour rendre acceptable ce haut degré d’immixtion dans un domaine où l’idée de souveraineté nationale conserve une force considérable, la stratégie adoptée par les opérateurs américains consiste à proposer des programmes de réformes qui ont la particularité de coupler des mesures à caractère technique (par exemple, l’informatisation de la gestion des flux de dossiers judiciaires) et des mesures à finalité politique (par exemple, la lutte contre la corruption). Ces programmes sont présentés comme des blocs dont les différentes composantes ne sauraient être dissociées les unes des autres sous peine d’échec de la réforme (1 . 3). Une telle stratégie d’assemblage de mesures politiques et techniques s’avère particulièrement efficace en Bulgarie, car les acteurs domestiques y sont démunis de capacités propres d’analyse des politiques publiques. Les conseillers américains, qui disposent, pour leur part, de moyens d’expertise considérables, mettent à profit le savoir local qu’ils constituent pour imposer leur vision des problèmes affectant le système judiciaire, pour persuader le pouvoir politique d’adhérer à leur programme de réforme et pour justifier leur intervention à tous les stades de l’élaboration et de la mise en œuvre des solutions préconisées. Cette capacité d’expertise permet à la coopération américaine de promouvoir des programmes de réformes qui sont, en même temps, fidèles au modèle washingtonien et adaptées au contexte local (2 . 1). Pour s’assurer que les réformes prescrites, une fois qu’elles ont été adoptées par le gouvernement, sont effectivement mises en application sur le terrain, les conseillers américains s’efforcent d’identifier et de mobiliser les acteurs domestiques susceptibles d’être des agents ou des facilitateurs du changement, tant à l’intérieur du système judiciaire que dans la « société civile » (2 . 2).
12L’examen de l’action des conseillers américains en Bulgarie permet, en même temps, de remettre en question la validité de certaines critiques adressées par les law and development studies et les policy transfer studies aux exportateurs de réformes judiciaires. Nombre de travaux s’inscrivant dans ces courants de recherche attribuent le faible impact de l’aide technique internationale sur le changement des cultures et des pratiques juridiques à tout un ensemble de défauts imputés aux modalités d’intervention des opérateurs occidentaux. Il est reproché à ceux-ci de méconnaître leur contexte d’intervention, d’adopter une approche trop technocratique et top down des réformes, de se focaliser sur la réorganisation des tribunaux au détriment des autres acteurs sociaux ayant un rôle à jouer dans le fonctionnement de l’État de droit. Notre analyse montre que les entrepreneurs américains de transferts parviennent, dans l’ensemble, à éviter de tels écueils. Les causes de la faible efficacité de la coopération internationale sont à rechercher ailleurs, dans la capacité des acteurs dominants au sein des systèmes judiciaires est-européens à neutraliser les transferts qui menacent leurs intérêts.
1. Exporter des réformes de la justice pour restaurer la légitimité du droit dans les pays en transition
13L’intervention des IFI et des gouvernements occidentaux en faveur des réformes judiciaires dans les pays en transition est liée à la prise de conscience, au milieu des années 1990, des effets négatifs engendrés par l’état de discrédit et de débâcle dans lequel se trouvent les institutions juridiques et judiciaires est-européennes au sortir du communisme.
1 . 1. L’imputation des difficultés du postcommunisme à la délégitimation du droit et de la justice
14La faiblesse du droit et de la justice dans la régulation sociale des sociétés de l’ancien bloc soviétique est, pour partie, un héritage du régime politique antérieur. La façon dont le pouvoir communiste concevait et utilisait la « légalité socialiste » a, en effet, provoqué la délégitimation des normes juridiques aux yeux de la grande majorité de la population. Les élites du « socialisme d’État » refusaient d’avoir les mains liées par le droit. Elles rejetaient l’idée que puisse exister un champ juridique partiellement autonome dans la société, susceptible de menacer ses privilèges et de faire contrepoids à la domination de l’État-parti. Le droit socialiste était principalement mis en œuvre afin d’obliger les simples sujets à remplir leurs devoirs envers le régime politique et ne leur offrait pas, en retour, une protection effective contre l’arbitraire des dirigeants (Dupré, 2003). Le droit s’appliquait différemment en fonction du statut et des connexions politiques des personnes concernées. Les autorités faisaient un usage sélectif et opportuniste du droit. Elles ne mobilisaient et ne respectaient les règles formelles que lorsque cela servait leurs intérêts et leurs objectifs du moment. Les simples sujets du régime ne bénéficiaient, sauf dans un nombre très réduit de cas, d’aucune voie effective de recours juridictionnel afin de défendre leurs intérêts et de faire prévaloir leurs droits face aux divers organes de l’État-parti.
15D’autre part, dans la mesure où les régimes communistes se caractérisaient par une très grande opacité des processus sociaux réels, les dirigeants ne disposaient pas des informations nécessaires pour produire des lois et des directives pertinentes, si bien que leurs injonctions étaient, en pratique, inapplicables sur le terrain. Les systèmes juridiques de type soviétique comportaient un petit nombre de lois dont la fonction essentielle consistait à créer l’illusion d’un État conférant des droits – notamment sociaux – à ses citoyens (Lesage, 1990). La teneur des textes constitutionnels et législatifs était moins principielle et normative que narrative et idéologique : les lois avaient pour fonction de conter le développement de l’État-parti et d’affirmer la justesse de la ligne politique fixée par la classe dirigeante. Une grande partie de la législation imitait des textes d’origine soviétique sans tenir compte des spécificités du pays. Mais l’essentiel des prescriptions et des restrictions officielles n’était pas inscrit dans la loi. Les commandements qui devaient impérativement être obéis étaient véhiculés par une pléthore de décrets et de réglementations dont le contenu se trouvait bien souvent en contradiction flagrante avec la législation [2]. La plupart de ces directives n’avaient pas un caractère public. Elles n’étaient diffusées qu’auprès des fonctionnaires concernés, pour un usage exclusivement interne. Un vaste répertoire de prérogatives discrétionnaires et de châtiments administratifs était mis à disposition des autorités administratives afin de punir, en dehors de toute procédure juridictionnelle, l’éventail fluctuant et indéterminé des conduites licites mais considérées comme intolérables par le régime. Confrontés à l’expérience quotidienne du mépris de la légalité et de l’usage arbitraire des règles formelles de la part des dirigeants, les peuples d’Europe de l’Est tenaient le droit socialiste pour illégitime et despotique. Ils le voyaient comme profondément étranger à leur tradition nationale et comme inadapté aux besoins de la société. En l’absence d’adhésion volontaire au droit, identifié à l’oppression soviétique, le niveau de soumission des destinataires des règles juridiques était principalement lié à l’intensité de la répression étatique (Hendley, 1996, 170). Il existait, de ce fait, un écart beaucoup plus important que dans les démocraties occidentales entre la doctrine juridique et la mise en œuvre des textes.
16Par conséquent, pour les populations de l’autre Europe, il ne semblait ni anormal, ni immoral de désobéir, autant que faire se pouvait, aux injonctions centrales. Au contraire, il leur paraissait légitime et inévitable d’enfreindre en permanence les règles officielles, ce qui impliquait de nouer diverses formes de collusions avec les personnes censées contrôler l’obéissance aux commandements du pouvoir central. Ce que le droit socialiste suscitait, c’était la production de documents administratifs attestant la fiction du fonctionnement satisfaisant du système socialiste (Kurkchiyan, 2003). Ni les dirigeants, ni les vérificateurs n’étaient dupes du caractère rituel et fictif de ces écrits bureaucratiques, mais ils fermaient les yeux dans la mesure où leurs administrés semblaient satisfaire à toutes les exigences officielles. Ils participaient eux-mêmes à des circuits économiques « gris » et comptaient parmi les principaux bénéficiaires des mécanismes parallèles de production et de distribution des biens. Les mécanismes de redressement des abus et de résolution des conflits qui prévalaient étaient individualisés et informels, fondés sur des relations personnalisées d’échanges de faveurs, de protection, de piston, d’allégeance, de dépendance personnelle. Ils se caractérisaient par un degré élevé d’arbitraire, d’injustice et d’imprévisibilité (Ashwin, 2003, p. 103).
17Les transitions politiques opérées en 1989-1990 n’ont, bien évidemment, pas fait table rase des cultures juridiques constituées durant quatre décennies de communisme. La chute du Mur a, certes, marqué l’effondrement de la sphère officielle, mais la sphère informelle a, quant à elle, persisté. Les citoyens des nouvelles démocraties d’Europe ont réinvesti dans le nouveau contexte les savoir-faire qu’ils avaient développés sous le régime communiste en vue d’échapper aux règles officielles ou de tricher avec elles. Pour les groupes dominants durant les premières années de transition – à savoir les différentes fractions de l’ancienne classe dirigeante – « la rationalité a consisté à puiser dans le réservoir des ressources représentées par l’expérience » (Bafoil, 1997, 177), c’est-à-dire à opérer une sélection dans le stock des anciennes modalités d’usage du droit afin de conserver la maîtrise des transformations.
18L’adoption, au début des années 1990, de constitutions démocratiques et l’introduction de lois visant à libéraliser la société n’ont pas supprimé d’un trait de plume la défiance généralisée à l’égard du droit. La légalité restait perçue, depuis la base jusqu’au sommet des sociétés en transition, comme un instrument au service des intérêts particuliers de ceux qui parvenaient à occuper une position dominante dans le champ du pouvoir d’État. En même temps qu’elles clamaient haut et fort leur ralliement aux principes de l’État de droit, les anciennes élites communistes en voie de reconversion continuaient à instrumentaliser le droit au service de leurs stratégies d’appropriation des dépouilles de l’économie planifiée. Un grand nombre de lois étaient votées de façon ad hoc, sans autre motif que de permettre à des personnes particulières de réaliser de juteuses opérations économiques : acquisition d’entreprises privatisées, échanges de dettes contre des titres, exemptions de taxes... (Pistor, Sachs, 1997, 17) Dans un contexte de foire d’empoigne pour la redistribution des pouvoirs et des richesses, ces anciennes élites savaient tirer parti des innombrables failles, ambiguïtés et incohérences dans la législation en plein bouleversement pour développer des illégalismes lucratifs et pour maintenir, en dehors du droit étatique, un système applicable de normes informelles (Sapir, 1996, 126). Quand bien même ces vides et lacunes de la loi se trouvaient comblés par les réformes juridiques, les pratiques informelles pouvaient généralement se perpétuer dans l’illégalité, car les institutions publiques censées contrôler et sanctionner le respect de la légalité se trouvaient, à cette époque, en situation de complète désorganisation, du fait des restructurations, des épurations [3], des défections [4] et du turnover qui les frappaient. Dans ces conditions, les nouveaux corps de règles juridiques avaient peu de chances de remplir efficacement les fonctions pour lesquelles ils avaient été conçus, ce qui diminuait encore davantage la considération et l’attention vouées au système juridique (Galligan, 2003, 3-4).
19Deux autres phénomènes ont contribué à accentuer encore davantage la délégitimation du droit et de la justice durant la période de transition. Le changement de régime avait fait naître l’espérance d’un développement économique rapide et d’une distribution plus équitable des richesses. Au lieu de cela, les pays est-européens ont traversé, durant la première moitié des années 1990, une période d’effondrement de l’économie et d’appauvrissement de l’immense majorité de la population. Dans le même temps, le recours massif aux illégalismes d’affaires permettait à quelques-uns de réaliser des gains vertigineux. Le spectacle de cette accumulation primitive a généré, dans une grande partie de la population, un ressentiment profond à l’égard des institutions juridiques et judiciaires, qui apparaissaient incapables de redresser les abus et les torts commis par l’infime minorité de gagnants au détriment de la grande masse des perdants.
20D’autre part, il était difficile, pour la plupart des citoyens, de s’identifier aux lois adoptées à cette époque. En effet, la suppression du droit socialiste s’est déroulée en très grande partie par transposition pure et simple de textes en vigueur dans des pays occidentaux. L’urgence des réformes juridiques – dans la mesure où le pouvoir politique était contraint de mener de front une multiplicité de transformations institutionnelles – et le volume considérable de textes à revoir rendait impossible l’élaboration des nouvelles lois par les acteurs nationaux. Les aménagements apportés aux textes importés étaient superficiels et n’avaient, bien souvent, d’autre but que de préserver les intérêts de personnes proches du pouvoir politique. Des experts étrangers en tous genres, dont la plupart méconnaissaient les contextes est-européens, affluaient pour dispenser aux gouvernements une profusion de conseils censés les aider à bâtir un système de type occidental en un minimum de temps. Ces recommandations, souvent contradictoires entre elles, contribuaient à entretenir la situation de confusion qui régnait dans la sphère juridique et suscitaient, dans l’opinion, le sentiment d’être dépossédé de la souveraineté nationale fraîchement reconquise. La loi restait, de ce fait, largement perçue comme l’expression d’une domination exercée par des forces extérieures à la collectivité nationale, qu’il s’agisse des puissances étrangères ou des « élites prédatrices » issues du régime antérieur. Pour toutes ces raisons, le droit demeurait, dans une large mesure, associé à un monde de formalités dissocié du monde vécu et étranger à la notion de bien commun (Kurkchiyan, 2003, 27).
21La faiblesse persistante du droit et de la justice, ainsi que le renforcement des régulations informelles, sont devenus un problème public et un enjeu électoral majeur en Bulgarie au cours des années 1994-1997. Des voix de plus en plus nombreuses, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays, se sont élevées pour imputer la détérioration de la situation économique [5] à la « corruption » des sphères dirigeantes (ici entendue comme leur propension massive à l’illégalisme), elle-même favorisée par la déliquescence des mécanismes institutionnels de contrôle et de sanction. Des questions telles que la criminalisation de l’économie, l’impunité des élites politico-administratives [6], l’inféodation de nombre de magistrats aux clientèles politiques, leur connivence avec des réseaux d’entrepreneurs économiques de type mafieux, la piètre qualité des prestations vendues par les juristes privés, ou encore la désorganisation, l’irresponsabilité et le manque de moyens dans les tribunaux, ont acquis une visibilité inédite dans les médias et ont permis l’émergence d’un débat public sur les défaillances de l’institution judiciaire. À la même époque, un nombre croissant d’experts internationaux a commencé à dépeindre l’État bulgare comme un prototype de « mauvais gouvernement », caractérisé par l’imprévisibilité des décisions des autorités publiques et l’insécurité juridique, la désaffection généralisée vis-à-vis des cadres légaux, l’incapacité étatique de contraindre au respect du droit. Réalisant que cette image de faillite du système juridique bulgare compromettait les chances d’intégration du pays au sein de l’Europe communautaire et le plaçait en position de faiblesse vis-à-vis des investisseurs étrangers, les forces politiques et sociales favorables à l’européanisation de la Bulgarie se sont mises à réclamer que des mesures soient prises en vue de renforcer l’efficacité et l’indépendance de l’appareil judiciaire. Par la suite, avec la candidature à l’adhésion, l’incapacité de la Bulgarie de se soumettre aux règles juridiques et aux pratiques judiciaires exigées par l’Union européenne est devenue un sujet permanent de frictions entre Bruxelles et Sofia. À partir de 1997, les recommandations internationales concernant les réformes judiciaires à réaliser deviennent de plus en plus précises, dans la mesure où elles sont reprises dans le rapport annuel de la Commission européenne dressant le bilan des progrès restant à accomplir par la Bulgarie vers l’adhésion, le but étant de clore le chapitre « Justice et affaires intérieures » des négociations d’adhésion (officiellement ouvertes en 2000).
1 . 2. L’amélioration du système judiciaire conçue comme moyen de consolider la règle de droit
22La mise des réformes judiciaires à l’agenda de l’assistance internationale aux transitions postcommunistes n’est pas seulement la conséquence de l’émergence du thème de la « faillite de la légalité » en tant que problème public à l’intérieur des pays d’Europe de l’Est. Elle est également le fruit de l’évolution des approches déployées par les entrepreneurs internationaux de transferts en vue de promouvoir la règle de droit [7] dans les sociétés en voie de démocratisation.
23Au début des années 1990, les réformes judiciaires n’étaient pas considérées comme une priorité par les prescripteurs internationaux de réformes institutionnelles. Les conseillers économiques occidentaux considéraient que les quatre objectifs de stabilisation macroéconomique, de libéralisation, de privatisation, ainsi que d’ouverture des marchés nationaux au commerce international et aux investissements étrangers, devaient primer sur la restructuration des appareils administratifs. La transformation des modes d’organisation et de fonctionnement des institutions publiques était vue comme un chantier extrêmement compliqué et politiquement périlleux, comme une entreprise de longue haleine nécessitant une phase prolongée de gestation. Les experts les plus influents estimaient que la privatisation donnerait naissance à un puissant groupe de pression en faveur des réformes institutionnelles. On pensait qu’il était inutile de précipiter la mise en place d’un soubassement juridique sophistiqué pour l’économie de marché avant qu’une classe de propriétaires et d’entrepreneurs conscients de leurs intérêts ne se soit formée et que le secteur privé n’ait acquis un poids significatif dans l’économie (Clement, Murrell, 2001, 3). L’expertise juridique internationale était principalement mobilisée pour accompagner la construction des nouveaux régimes politiques, c’est-à-dire pour la fabrication des constitutions et des cours constitutionnelles, la refonte des codes électoraux, la création de garanties des libertés politiques et des droits de l’homme. La mise en place des mécanismes du marché était effectuée par transposition de codes étrangers et de standards juridiques internationaux.
24Ce n’est qu’à partir de 1994, au moment où l’échec des thérapies de choc administrées aux ex-pays socialistes depuis le début des années 1990 devient patent, que certains spécialistes commencent à s’inquiéter des conséquences de la faiblesse du droit et de la justice en termes de dysfonctionnements du marché, de dépression de l’économie, de résultats décevants du processus de privatisation, d’inefficience et de corruption systémique dans les administrations. L’idée s’impose rapidement selon laquelle la transition économique ne doit pas être conçue comme le passage du plan au marché, mais des institutions du plan aux institutions du marché (Johnson, Kaufman, Shleifer, 1997). Le changement institutionnel que les exportateurs de réformes veulent promouvoir ne se limite pas à la refonte des institutions publiques, mais vise à transformer, plus largement, la culture juridique dans les sociétés du postcommunisme. L’objectif des interventions internationales est de contribuer au renforcement et à l’extension du rôle et de la place du droit dans la régulation des activités économiques. Il s’agit de favoriser la diffusion dans la société de dispositions favorables au respect et à la soumission à l’égard du droit, ainsi que d’amener les acteurs sociaux à recourir plus fréquemment aux tribunaux, ou pour le moins à des mécanismes fonctionnant à l’ombre du droit, pour résoudre leurs différends.
25Mais comment impulser de l’extérieur une telle transformation des idées et des attitudes sociales à l’égard du droit ? Les entrepreneurs internationaux de transferts institutionnels estiment que le meilleur moyen d’y parvenir est de multiplier les pressions sur les gouvernements est-européens afin de contraindre ceux-ci à mettre les appareils judiciaires de leur pays en conformité avec les standards occidentaux. Ces acteurs internationaux sont en effet convaincus qu’il est possible de réhabiliter le droit dans les pays en transition en restaurant l’efficience, l’efficacité et la crédibilité des institutions judiciaires. Les conseillers internationaux placent dorénavant l’accent sur la transformation des modalités concrètes de fonctionnement des institutions, organisations et professions chargées de mettre en œuvre le droit, de détecter la commission d’irrégularités et de réprimer les infractions. Ils insistent, en outre, sur l’élargissement des capacités d’action juridique des personnes physiques et morales, ainsi que sur l’extension de leurs possibilités d’accès aux prestations juridiques et aux tribunaux. Les intervenants occidentaux dans le domaine des réformes juridiques et judiciaires, qui sont eux-mêmes en très grande majorité des juristes, partagent l’un des postulats fondamentaux de l’idéologie propre à cette profession. Selon ce présupposé, les sanctions encourues en cas d’infraction à la règle de droit sont capables, quand elles sont systématiquement et efficacement administrées, de dissuader durablement les individus de déroger à la norme juridique et de les amener à corriger les modèles de comportement hérités du passé dans le sens d’une mise en conformité avec les nouvelles lois.
26Ce passage d’une approche formaliste de l’assistance juridique internationale, vouée à la transposition de textes à des fins d’édification de nouvelles institutions formelles, à une approche pragmatique, visant à transformer en profondeur les processus et pratiques de mise en œuvre du droit dans la société, implique une transformation radicale des modalités d’intervention des exportateurs de réformes dans les pays importateurs. En effet, il ne s’agit plus, pour les entrepreneurs internationaux de transferts, de pousser les autorités publiques d’un État souverain à renouveler les cadres légaux en s’inspirant de modèles extérieurs, mais de changer les modes de régulation effectivement à l’œuvre dans la société, de veiller à l’assimilation des normes juridiques par leurs destinataires (pour éviter qu’elles ne restent formelles) et de faire évoluer les dispositions à l’égard du droit dans la population. Une telle ambition nécessite, aux yeux des exportateurs, de mener des opérations ciblant directement les « metteurs en œuvre » des nouvelles règles, sans passer par la médiation de l’État souverain. Comme le dit Nicolas Guilhot, l’action de la coopération juridique internationale ne consiste plus à « encadrer de l’extérieur » la souveraineté des pays récipiendaires par des pressions exercées sur les gouvernements, mais à « reconstruire de l’intérieur » les cultures juridiques dans ces pays (Guilhot, 2008). Cette approche pragmatique et décentralisée de l’aide juridique suppose un degré d’ingérence particulièrement prononcé de la part des exportateurs dans les affaires intérieures des pays récipiendaires, puisque c’est le principe selon lequel la mise en œuvre du droit est du ressort exclusif des États souverains qui est battu en brèche.
27Comment les entrepreneurs internationaux de transferts parviennent-ils à rendre cette ingérence acceptable par les gouvernements des pays appelés à réformer leur justice. La plupart des spécialistes des law and development studies et des policy transfer studies soutiennent la thèse suivante : si les autorités des pays récipiendaires tolèrent les immixtions des promoteurs internationaux de réformes judiciaires, c’est parce que ces derniers camouflent le caractère politique de leurs interventions en les présentant comme étant de nature purement technique et comme ayant mécaniquement un impact positif sur les performances économiques du pays (Kennedy, 2003). Les exportateurs seraient parvenus à imposer l’idée selon laquelle l’édification d’un système judiciaire doté de tout un ensemble de vertus – impartialité et prévisibilité des sentences, rapidité, équité et transparence des procédures, accessibilité, compétence et honnêteté des professionnels de la justice, efficience, efficacité (notamment de l’exécution des jugements) – participerait, non de l’exercice du pouvoir politique, mais de l’amélioration de la gouvernance, définie comme la façon plus ou moins rationnelle, rigoureuse, précautionneuse, transparente et participative dont les autorités publiques d’un pays en gèrent les ressources économiques. Les experts des institutions financières internationales, et tout particulièrement de la Banque mondiale, ont joué un rôle important dans la diffusion de ce discours sur le caractère apolitique des réformes judiciaires, car le mandat de ces organisations leur interdit toute ingérence dans la politique intérieure de leurs membres. Pourtant, à y regarder de plus près, l’étude de plusieurs guides d’action et documents d’orientation rédigés par la BM et par l’USAID à l’intention des opérateurs de projets d’assistance technique révèle tout un ensemble d’objectifs politiques énoncés sans détours.
1 . 3. Le couplage du politique et du technique dans les prescriptions internationales en matière de réformes judiciaires
28Les agents de transferts qui ont exercé l’influence dominante sur la conception des réformes judiciaires en Bulgarie sont l’USAID et l’ABA-CEELI (Delpeuch, Vassileva, 2007). Les référentiels d’action de ces deux organisations sont semblables aux conceptions développées par la Banque mondiale (BM) et la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD). Cette similitude d’approches entre les IFI et la coopération américaine s’explique, en grande partie, par le fait que ces différents exportateurs s’appuient sur les mêmes experts américains pour élaborer tant leurs prescriptions globales en matière de réformes judiciaires que leur méthodologie d’assistance.
29Pour justifier leur prétention à orienter les politiques de justice dans les pays en transition, la BM et l’USAID affirment que les réformes judiciaires constituent une condition sine qua non pour résoudre un large spectre de problèmes : instauration d’un ordre juridique propice à la stabilité politique, au développement économique et à la « bonne gouvernance » dans la société, restauration de l’autorité de l’État, recul de la corruption, attraction des capitaux étrangers, développement du secteur privé, protection des pauvres contre les traitements arbitraires et injustes (vice-présidence juridique de la Banque mondiale, 2002).
30La littérature technique publiée par la BM et par l’USAID ne dissimule pas la finalité politique du modèle de réformes judiciaires qui est prôné. Les programmes de transformations conseillés aux pays bénéficiaires affichent – de façon on ne peut plus explicite – leur vocation à modifier en profondeur la répartition des pouvoirs au sein de l’État, du système judiciaire, des tribunaux et de la magistrature. En ce qui concerne le statut de la justice au sein de l’État, les réformes doivent, selon la BM et l’USAID, accroître ses garanties d’indépendance vis-à-vis du pouvoir exécutif (conformément au principe de checks and balances) en coupant les relations de subordination et de dépendance qui existent entre les tribunaux et les autorités politiques aussi bien centrales que locales. Il est suggéré de confier aux institutions judiciaires le pouvoir d’élaborer leur propre budget et d’en contrôler l’exécution, ainsi que de fixer leurs propres règles de gestion en matière d’administration des juridictions, de recrutement, de carrières et de contrôle disciplinaire des magistrats. Si la justice doit être rendue indépendante, c’est pour qu’elle puisse assurer pleinement son rôle dans la responsabilisation, la limitation et le contrôle de légalité de l’action des responsables politiques. La sanction judiciaire des irrégularités commises par les dirigeants politiques est conçue comme un moyen privilégié pour briser la domination des élites prédatrices héritées du régime antérieur au sein de l’État, des administrations locales et de l’économie, ainsi que pour favoriser l’ascension de nouvelles élites moins réfractaires à l’exercice légal-rationnel du pouvoir. Cet affranchissement de la justice du pouvoir politique implique notamment de retirer au ministère de la Justice, identifié à la mainmise du politique sur le judiciaire, le pouvoir de définir et de conduire les politiques de justice, pour le confier à un organe présumé indépendant du gouvernement, tel un conseil supérieur de la justice, composé en majorité de représentants élus de la magistrature.
31Le rééquilibrage des pouvoirs au sein du système judiciaire doit être opéré au profit, d’une part de l’ordre des avocats, présenté comme un groupe de pression tendanciellement favorable à la consolidation de l’État de droit et, d’autre part en faveur des instances dites « alternatives » de résolution des litiges – c’est-à-dire les dispositifs d’arbitrage, de médiation, de conciliation et les autorités de régulation indépendantes. En effet, ces mécanismes d’alternative dispute resolution sont perçus, en raison de leur création postérieure à la transition, comme étant davantage émancipés de l’ancienne élite juridique et comme étant moins frileux que les tribunaux à l’égard du changement. Quant à la redistribution des pouvoirs au sein de l’appareil judiciaire, elle doit favoriser les juges par rapport aux procureurs (décrits comme le groupe le plus attaché à la préservation du statu quo en raison de sa position au sommet de l’ancien système judiciaire), les juridictions de base par rapport aux juridictions suprêmes (vues comme le refuge des élites juridiques conservatrices et comme accaparant une part disproportionnée du budget de la justice), les organisations représentatives des personnels judiciaires par rapport aux chefs de juridiction (pointés du doigt comme les orchestrateurs du clientélisme politique, de la corruption, du favoritisme et de la résistance au changement dans les tribunaux), les nouvelles associations de professionnels du droit contre les structures issues des anciennes unions professionnelles qui servaient de courroie de transmission au Parti communiste.
32Parallèlement à ces recommandations dont la nature politique est assumée comme telle, le modèle washingtonien de réformes comporte une vaste pharmacopée de mesures type relative à l’organisation, à la gestion et à l’équipement des tribunaux visant à remédier à l’ensemble bien identifié des manques de moyens, lourdeurs procédurales, déficiences administratives, retards technologiques et autres « mauvaises pratiques » imputés aux appareils judiciaires des pays en transition. Cette gamme de solutions techniques a surtout pour but d’améliorer l’efficience du fonctionnement des organisations judiciaires. Il s’agit, par exemple, d’accélérer le traitement des affaires par l’introduction de nouvelles procédures et d’instruments informatiques de gestion des flux de dossiers, ou encore de susciter un accroissement de la qualité juridique des sentences en professionnalisant le personnel judiciaire au moyen de réformes de l’enseignement du droit dans les universités, de la mise en place d’écoles spécialisées, de la consolidation d’associations et d’ordres professionnels, de la privatisation des notaires et des huissiers, etc.
33La BM et l’USAID sont parfaitement conscientes que leur modèle de réformes judiciaires n’a guère de chance de soulever un niveau suffisant d’adhésion au sein des puissants groupes sociaux dont la position sociale et les intérêts matériels sont remis en cause : élites politiques et économiques irrégulières bénéficiant de collusions dans l’appareil judiciaire, avocats profitant de leur position d’intermédiaire dans les échanges corrompus entre justiciables et magistrats, procureurs exploitant les possibilités d’extorsion liées aux pouvoirs discrétionnaires que les réformes veulent leur enlever. La catégorie présumée la plus hostile aux réformes serait celle des présidents de tribunaux. En effet, ceux-ci sont menacés de perdre les rentes liées à leur gestion patrimonialiste de leur juridiction, car ce sont précisément les conditions qui permettent l’existence de telles rentes que les réformes veulent modifier, à savoir l’autorité absolue du président sur les magistrats et greffiers de son ressort, l’absence de système efficace de suivi statistique et de contrôle de gestion au sein de l’appareil judiciaire, l’immunité pénale presque complète dont jouissent les magistrats, qui empêche de sanctionner les abus. Comme l’admet un bilan d’activité de la BM : les réformes judiciaires sont une entreprise délicate pour les pays clients car « elles risquent d’ébranler l’équilibre du pouvoir d’État » (vice-présidence juridique de la Banque mondiale, 2002, 12). Pour convaincre les autorités des pays récipiendaires de reprendre à leur compte l’ensemble des dispositions contenues dans leur modèle, la BM et l’USAID tentent d’accréditer l’idée selon laquelle seul un programme de réforme globale de la justice, combinant mesures techniques et mesures politiques, peut réussir. La question de l’indépendance de la justice, dont dépend son impartialité, son équité et, au bout du compte, sa légitimité dans la société, est présentée comme indissociable des questions d’efficience, de transparence des procédures et de qualité juridique des décisions [8].
34Une illustration de cette stratégie est le document intitulé Court Improvement Plan (CIP), qui a été conçu par l’East West Management Institute (EWMI) – un cabinet de conseil travaillant pour le compte de l’USAID à Sofia – à l’intention des dirigeants de tribunaux bulgares souhaitant moderniser leurs modes de gestion. Ce guide d’action propose un catalogue de changements procéduraux et organisationnels censés améliorer l’efficience de la juridiction, ainsi qu’une démarche concrète pour mettre ces mesures en œuvre et, en même temps, suggère une série de modifications du mode de management du tribunal, dont la teneur correspond à l’ambition américaine de démocratiser la gestion administrative de l’appareil judiciaire. L’un des objectifs majeurs du CIP est, en effet, de diminuer le poids du chef de juridiction dans les processus décisionnels au profit des magistrats de grade inférieur et des auxiliaires de justice. Cet accroissement du pouvoir de la base passe en particulier par le renforcement de l’assemblée générale (AG) du ressort, ainsi que par la participation des greffiers aux décisions concernant l’organisation du travail et la gestion des dossiers judiciaires. Des recommandations extrêmement détaillées sont faites concernant la manière d’organiser les AG, la marche à suivre qui est suggérée ne pouvant que favoriser le caractère collectif des décisions : diffusion préalable de l’ordre du jour, possibilité offerte à tous les juges d’y inscrire un sujet, publicité interne faite aux délibérations par le biais de la prise de notes pendant l’AG (cette habitude n’existe pas en Bulgarie) et de la diffusion d’un compte rendu. Les conseillers américains vont jusqu’à énumérer les sujets qui peuvent être abordés en AG, dont certains ont un caractère politiquement sensible : questions déontologiques, relations du tribunal avec le barreau et l’environnement politico-administratif local, répartition des affaires entre les juges. L’EWMI prône, en outre, de convoquer des assemblées du personnel administratif de la juridiction. D’autres suggestions contenues dans le CIP visent à accroître les possibilités de contrôle externe sur la manière dont le tribunal est géré : production de rapports d’activité bimensuels et semestriels étayés par des statistiques, invitation de membres du barreau local aux assemblées générales du tribunal, organisation de réunions rassemblant des représentants de tous les tribunaux d’arrondissement de la région (équivalent du tribunal d’instance français) pour discuter les décisions du président du tribunal régional (équivalent du TGI). L’EWMI ne se donne pas seulement vocation à changer le mode d’exercice du pouvoir dans les juridictions en conférant un rôle accru aux différentes assemblées et comités, il a également pour ambition de convertir les chefs de juridiction à un style de management davantage participatif. Pour ce faire, il propose aux magistrats ayant des fonctions d’encadrement des formations portant sur les méthodes de direction, l’animation et la supervision d’équipe, la planification stratégique. Dans le même esprit, l’EWMI incite les associations de magistrats et de greffiers à revendiquer une gestion plus collégiale des juridictions.
35Un autre argumentaire employé par la coopération américaine pour persuader les autorités de Sofia de se ranger à ses vues concernant les orientations à imprimer aux réformes consiste à les présenter comme conformes aux critères. Les exportateurs américains affichent leur volonté, non pas de transposer leurs solutions nationales en Bulgarie, mais d’aider ce pays à remplir les conditions juridico-techniques d’adhésion à l’UE, ce qui implique qu’une partie des réformes transférées par les opérateurs américains n’ont pas leur source aux États-Unis, mais en Europe. Il n’y a donc pas à proprement parler de lutte d’influence entre Américains et Européens en matière d’exportation de réformes judiciaires (contrairement à ce qu’affirment une grande partie des sociologues des law and developement studies qui adoptent une perspective réaliste) : les conseillers états-uniens soutiennent sans état d’âme le transfert de solutions européennes quand ils estiment que cela sert leur objectif général d’amélioration de la sécurité juridique et de l’efficience judiciaire. Par exemple, l’USAID ne cherche pas à promouvoir en Bulgarie le modèle américain de sélection et de formation des magistrats, mais appuie l’exportation du modèle français d’école nationale de la magistrature et de recrutement par concours.
2. Les conseillers américains comme entrepreneurs politiques à l’intérieur de la Bulgarie
36Les orientations politiques imprimées par la coopération américaine aux réformes judiciaires bulgares sont une déclinaison locale du modèle global élaboré dans les forums d’experts washingtoniens. Ce qu’attend l’USAID des opérateurs qui travaillent pour elle dans les pays récipiendaires, ce n’est pas qu’ils agissent en faveur de la transposition pure et simple des solutions génériques imaginées à Washington, mais c’est qu’ils adaptent ces solutions pour répondre aux conditions locales.
2 . 1. La monopolisation par la coopération américaine de l’expertise sur les problèmes du système judiciaire bulgare
37Dans quelle mesure la coopération américaine en Bulgarie est-elle capable de développer un savoir local suffisant pour concevoir des ajustements programmatiques pertinents ?
38Tant les law and development studies que les policy transfer studies reprochent fréquemment aux entrepreneurs internationaux de transferts de fonder leurs stratégies de diffusion de réformes sur des diagnostics approximatifs ou biaisés, qui occultent aux yeux des exportateurs la complexité de la situation dans les systèmes judiciaires destinataires (Carothers, 2003 ; Upham, 2002 ; Jacoby, 2001 ; Evans, 2004 ; James, Lodge, 2003).
39Pourtant, ce que révèle notre étude de la coopération américaine en Bulgarie, c’est bien plutôt l’aptitude de celle-ci à mobiliser des outils de sciences sociales pour mesurer les problèmes et les besoins du système judiciaire de ce pays. Tout l’arsenal existant des techniques d’évaluation est employé pour scruter la justice bulgare, depuis les focus group composés de membres des différentes professions concernées par les réformes jusqu’aux enquêtes de satisfaction auprès du public des juridictions, en passant par l’analyse des maigres statistiques disponibles. Qui plus est, la vingtaine de « tribunaux modèles » dans lesquels l’USAID a expérimenté, pendant plusieurs années, diverses innovations organisationnelles a constitué un fabuleux terrain d’observation directe du fonctionnement quotidien de la justice bulgare. Le capital de connaissances ainsi accumulé sur les difficultés du système judiciaire et sur leurs causes est mis en valeur à travers des rapports d’évaluation périodiques, le Judicial Reform Index et le Legal Profession Reform Index [9], qui sont librement consultables sur le site internet de l’ABA-CEELI (dont les projets en Bulgarie sont en grande partie financés par l’USAID).
40Une telle aptitude à produire des données et des interprétations apparemment objectives sur l’état de la justice bulgare confère à la coopération américaine une capacité à imposer ses vues quant aux réformes nécessaires, tant vis-à-vis des autorités bulgares que des autres opérateurs étrangers présents dans le pays, qui ne disposent pas, pour leur part, d’instruments équivalents d’observation et d’analyse de l’état de la justice du pays. L’une des clés d’explication de la surprenante absence de conflit entre les coopérations américaine et européenne réside précisément dans le fait que les « experts » européens – y compris ceux qui produisent l’évaluation annuelle des progrès de la Bulgarie sur la voie de l’adhésion – ne font, bien souvent, que reprendre à leur compte les constats, analyses et suggestions contenus dans les rapports américains [10].
41Quant à l’expertise bulgare, elle brille tantôt par son absence, tantôt par son inféodation à la coopération américaine. Du côté de l’État bulgare, il n’existe pas de tradition d’analyse scientifique des politiques publiques. Les statistiques produites par les administrations sont lacunaires et peu fiables. La démarche consistant à réaliser des études préalables et des rapports écrits pour préparer les réformes demeure largement étrangère à la haute fonction publique (et à la haute magistrature). Les dirigeants ont l’habitude d’échafauder leurs positions concernant les réformes, soit à partir de leur propre expérience professionnelle, quand ils en ont une en relation avec le secteur concerné, soit à partir d’échanges de vues avec des amis ou des proches travaillant dans ce secteur. De telles informations sont, bien évidemment, subjectives, partielles, datées et situées. Elles ne font guère le poids face aux abondantes et solides données d’enquête produites par la coopération américaine [11].
42Du côté de la société civile, l’expertise est rare et manque d’autonomie vis-à-vis des conseillers étrangers. Le seul diagnostic de l’appareil judiciaire réalisé par un acteur pouvant être, dans une certaine mesure, qualifié de domestique, est celui qui a été produit, en 1999-2000, par le Centre pour l’étude de la démocratie. Ce think tank rassemble plusieurs organisations professionnelles de juristes, parmi lesquelles figurent l’Association des juges de Bulgarie (fondée en 1997), la Chambre des magistrats d’instruction (créée en 1999), l’Union des juristes bulgares (l’organisation officielle des professions juridiques sous le régime communiste). Il convient toutefois de préciser que la plupart des associations bulgares participant à ce forum de réflexion, intitulé Judicial Reform Initiative, fonctionnent grâce aux fonds et à l’aide technique prodigués par divers donateurs internationaux, au premier rang desquels on retrouve les Américains. Les vues exposées dans ce rapport rejoignent, pour l’essentiel, celles exprimées par les experts de la mission conjointe de la Banque mondiale et de l’USAID. Les analyses et les recommandations du CSD se distinguent de celles des experts washingtoniens en ce qu’elles sont fondées sur une vision d’ensemble des problèmes du système juridique – et non pas seulement du système judiciaire – ainsi que sur une connaissance plus approfondie du contexte national : les dysfonctionnements liés au droit substantiel et aux codes de procédure sont pointés du doigt et la question de la corruption est abordée de façon plus frontale [12].
43Cependant, contrairement au contenu du rapport BM/USAID, les idées et les positions défendues par la Judicial Reform Initiative semblent ne pas avoir eu d’influence directe sur le processus de conception des réformes mené dans les cercles gouvernementaux et au sommet du pouvoir judiciaire. Ce désintérêt est révélateur de l’attitude générale des dirigeants politiques et judiciaires bulgares vis-à-vis des éléments programmatiques émanant de la société civile. Les détenteurs du pouvoir politique n’accordent aucun crédit aux producteurs locaux de connaissances et d’idées dès lors que ceux-ci n’appartiennent pas à leurs propres clientèles politiques. Le travail intellectuel consistant à produire une évaluation sur l’action de l’État et à imaginer des solutions possibles n’est pas conçu comme pouvant être détaché, dans une certaine mesure, des luttes politiques. L’héritage du communisme, durant lequel les sciences sociales étaient au service du pouvoir, reste à cet égard très présent. Les acteurs domestiques souhaitant que leurs doléances et leurs aspirations soient prises en considération par les responsables politiques doivent passer par l’intermédiaire de conseillers européens ou américains, de manière à ce que leurs vues en matière de réformes passent pour, ou deviennent, des recommandations internationales.
44Malgré la connaissance approfondie du système judiciaire bulgare dont la coopération américaine a su s’équiper, celle-ci n’échappe pas à l’ethnocentrisme qui la conduit à sous-estimer certains problèmes et à ne pas soutenir certains types de changements. Ainsi, les diagnostics américains ne pointent pas les sources de dysfonctionnements qui correspondent à des aspects consensuels de leur propre système judiciaire. Par exemple, l’oralité de la procédure, qui est en grande partie responsable de la lenteur des procès en Bulgarie, n’est jamais remise en cause. Les Américains tiennent un discours très critique vis-à-vis des procédures écrites qui donnent, selon eux, la possibilité aux juges et aux greffiers de perdre intentionnellement ou de falsifier des pièces de dossier dans le but d’empêcher la poursuite du procès ou d’en modifier l’issue.
45Pourtant, la procédure orale telle qu’elle existe en Bulgarie a l’inconvénient de rendre terriblement ardue la tâche du juge. En effet, celui-ci doit, de façon simultanée, conduire le déroulement de l’audience en donnant la parole aux différents protagonistes, contrôler le comportement des personnes présentes dans la salle, dicter au greffier le protocole de l’audience et s’assurer que l’ensemble des déclarations des parties et que ses propres décisions y sont convenablement retranscrites, réfléchir aux requêtes et aux objections exprimées par les parties et décider des suites à donner, examiner les preuves écrites et pièces à conviction apportées par les parties et choisir de les joindre ou non au dossier, vérifier que les copies de documents apportées par les parties sont conformes à l’original, établir les faits et les circonstances sur la base des preuves fournies par les parties et énoncer ses conclusions afin qu’elles soient inscrites dans le protocole, évaluer la recevabilité et la pertinence des arguments oraux avancés par les parties, ainsi que des questions qu’elles posent aux experts et aux témoins, interroger lui-même les experts et les témoins, fixer la date des audiences ultérieures en appréciant le temps nécessaire aux parties pour accomplir les actes qu’il exige d’elles (fournir une preuve supplémentaire, répondre à une objection de la partie adverse). Les juges bulgares, dont beaucoup sont jeunes et manquent d’expérience du fait d’un turnover considérable jusqu’au début des années 2000, sont facilement dépassés par la situation, surtout quand ils siègent seuls, d’autant que leur formation les préparait mal, avant la création en 2004 d’une école de la magistrature (l’Institut national de la justice), à affronter la gestion des audiences.
2 . 2. La construction de coalitions de soutien politique aux réformes
46Comme nous l’avons indiqué plus haut, la coopération américaine est parfaitement consciente qu’une partie des prescriptions qu’elle adresse aux pays en transition risquent, en raison des partis pris politiques qu’elles recèlent, de soulever de très vives oppositions de la part des élites domestiques – parmi lesquelles les élites judiciaires – que le modèle washingtonien veut déclasser. Pour tenter de surmonter ces résistances, les opérateurs américains consacrent un soin particulier à l’identification et à la mobilisation d’acteurs locaux susceptibles d’appuyer leurs initiatives. Comme le relève un bilan d’activité de la Banque mondiale : « Les pressions exercées par les groupes de défense d’intérêts catégoriels qui cherchent à maintenir le statu quo, ou à orienter les programmes pour servir des intérêts particuliers, font obstacle aux réformes. Il est donc important de former des coalitions pour y faire contrepoids » (vice-présidence juridique de la Banque mondiale, 2002, 12).
47Ces coalitions associent des groupes situés à l’intérieur de l’appareil judiciaire et d’autres situés à sa périphérie : jeunes magistrats « modernisateurs », mais aussi jeunes avocats et professeurs de droit, nouvelles associations professionnelles de juristes, responsables politiques et hauts fonctionnaires désireux d’accélérer l’européanisation de leur pays [13], journalistes et universitaires spécialisés dans les questions de justice, ONG domestiques spécialisées dans la défense des droits, think tanks locaux reprenant à leur compte les idées en vogue dans les forums internationaux. Quand ces alliés potentiels n’existent pas, la coopération américaine s’emploie à provoquer leur apparition, puis elle leur fournit diverses ressources (idées, expertises techniques, reconnaissance internationale, moyens financiers et matériels, leviers institutionnels, etc.) afin de renforcer leur position sur les scènes politique et médiatique. Les Américains espèrent ainsi provoquer la formation progressive d’un « environnement politique favorable aux réformes » [14], ainsi que d’acteurs de la société civile et de communautés d’experts spécifiquement dévolus à la promotion des réformes. Ces groupements sont attirés par la possibilité de capter des ressources matérielles et symboliques en échange de leur adhésion au discours et à l’agenda porté par l’USAID, qui correspond également à celui véhiculé par les acteurs communautaires. Les conseillers américains leur fournissent des savoirs sur les règles européennes et les standards internationaux. Ils leur apprennent des méthodes d’action telles que les techniques de lobbying et la mobilisation de travaux d’évaluation. Ils les poussent également à s’insérer dans des institutions et des réseaux internationaux où prédominent les idées et les valeurs qui sont celles des exportateurs washingtoniens. Les acteurs domestiques les plus courtisés par la coopération américaine sont les organisations patronales. Les Américains s’efforcent de les convaincre, à grands renforts de communication, de l’existence d’un lien de causalité entre réforme des tribunaux et croissance économique.
48Le rôle que doivent jouer les « facilitateurs de transfert » enrôlés par les Américains est double. D’une part, la coopération américaine utilise ses alliés locaux comme relais pour défendre auprès des responsables politiques ses programmes de réforme « clé en main », qui peuvent, grâce à cette caution domestique émanant d’acteurs présentés comme proches du terrain, être présentés comme « ce qu’attendent les citoyens et les élites bulgares ». Un bon exemple de cette stratégie est le lobbying exercé conjointement par l’USAID et plusieurs organisations patronales bulgares pour demander que la gestion des registres du commerce soit retirée aux tribunaux régionaux pour être confiée à une instance administrative. Par certains côtés, on peut considérer que l’USAID a été en grande partie à l’origine de cette réforme, dans la mesure où ce sont des opérateurs américains qui ont orchestré les prises de position du patronat bulgare sur ce thème, puis qui ont fourni une assistance à la rédaction des textes législatifs.
49D’autre part, la formation d’une coalition de soutien doit, selon les Américains, élargir l’éventail des acteurs locaux impliqués dans le monitoring des réformes judiciaires. L’objectif est d’aiguillonner la volonté réformatrice des responsables politiques et judiciaires en les plaçant dans l’obligation de rendre des comptes à des acteurs non gouvernementaux quant aux transformations réellement accomplies. La coopération américaine cherche, en particulier, à instaurer des contrôles croisés entre les barreaux et les tribunaux, ainsi qu’à promouvoir les enquêtes scientifiques et journalistiques sur le fonctionnement de la justice.
Conclusion
50La stratégie de couplage thématique employée par les opérateurs américains confère-t-elle un surcroît d’efficacité à leur action ? Rien n’est moins certain. En effet, les groupes hostiles aux réformes à l’intérieur de la justice bulgare disposent de multiples possibilités pour limiter la portée et manipuler les effets des initiatives américaines. Ainsi, les dirigeants de l’appareil judiciaire, qui ont intérêt à préserver les conditions favorisant leur gestion patrimonialiste des juridictions, résistent aux changements visant à réduire leurs pouvoirs en matière de recrutements, de promotions, de pilotage du traitement des affaires, de contrôle disciplinaire, ainsi qu’aux réformes ayant pour but d’accroître la transparence des processus décisionnels et la responsabilité des magistrats. En particulier, ils traînent des pieds quand il s’agit d’adopter des outils de gestion visant à empêcher la personnalisation de certaines décisions (système aléatoire d’attribution des nouvelles affaires aux magistrats du ressort, indicateurs statistiques de performances professionnelles, tests psychologiques pour les recrutements...). Ils redoutent tout ce qui est susceptible d’accroître la marge d’autonomie de leurs subordonnés, car ils veulent conserver la possibilité d’intervenir à tout moment dans toutes les affaires traitées dans leurs ressorts. On peut, à cet égard, se demander si la stratégie américaine consistant à s’allier avec les magistrats de base pour vaincre les résistances de la hiérarchie n’aboutit pas, au bout du compte, à exacerber l’opposition du sommet de l’appareil judiciaire à l’égard des mesures inspirées par les Américains. La haute magistrature inquiète des immixtions américaines trouve un soutien de poids auprès des professeurs de droit et de certains juristes reconvertis dans la politique, qui partagent un fort attachement à la préservation de la tradition juridique nationale. Dans le cas de la Bulgarie, cette opposition a pu s’appuyer à de nombreuses reprises sur une Cour constitutionnelle beaucoup moins sensible aux pressions internationales que le parlement et le gouvernement. Dans le même temps, les conseillers américains ne trouvent pas le soutien escompté tant à l’intérieur du système judiciaire qu’à l’extérieur, en raison de la faiblesse des organisations professionnelles de personnels judiciaires et, plus largement, du caractère embryonnaire la société civile. En somme, les Américains s’allient avec les acteurs locaux les plus faibles, voire créent ces acteurs de toutes pièces, puis s’efforcent de les renforcer au détriment d’acteurs puissants. Bien évidemment, ces derniers ne restent pas sans réagir et déploient des stratégies de résistance passive visant à préserver le statu quo tout en évitant de s’opposer frontalement aux acteurs internationaux.
51L’examen des rapports d’activité de l’USAID portant sur le travail accompli avec les tribunaux modèles suggère des résultats très en dessous des ambitions affichées. Il ressort de ces enquêtes que si des innovations de gestion et technologiques ont bien été introduites et sont effectivement appliquées au quotidien, et si la collaboration avec les Américains a globalement été très appréciée, les rapports de pouvoir à l’intérieur de la juridiction n’ont pas évolué pour autant. Cet échec du transfert d’éléments de réforme à caractère politique peut être illustré à partir des propos tenus par le président d’un tribunal de district concernant l’introduction d’un concours de recrutement des magistrats : « À mon avis, le mode de recrutement qui avait cours avant la réforme [recrutement direct par le chef de juridiction] était bien meilleur car le président obtenait facilement la nomination de candidats habitant dans la région et bien connus de lui. [...] Le recrutement sans concours est-il propice au favoritisme, au clientélisme et au népotisme ? Bien entendu. Ici, il est impossible de fonctionner sans ces choses-là. Le concours est censé sélectionner les meilleurs candidats, mais il n’est pas sûr que ceux qui réussissent soient les meilleurs pour nous. »
52La réception limitée des transferts américains en Bulgarie confirme la thèse selon laquelle la réception des greffes exogènes dans un système juridique local est moins tributaire des efforts déployés par les prescripteurs que des éventuelles stratégies d’instrumentalisation mise en œuvre par les destinataires (Dezalay, Garth, 2002). La bonne fortune des éléments exportés par le biais de la coopération internationale dépend en effet de leur appropriation par de puissants acteurs locaux. Ceux-ci n’acceptent de devenir passeurs, traducteurs et promoteurs de programmes étrangers de réforme que dans la mesure où ils escomptent de cette importation un accroissement de leur pouvoir local. Les éléments jugés dangereux pour la préservation de leur statut d’élite sont écartés ou dénaturés. Le déploiement d’initiatives de coopération bien organisées, bien pensées et disposant d’abondantes ressources, comme l’ont généralement été les actions américaines en Bulgarie, ne garantit en rien le succès des transferts à partir du moment où ces initiatives sont rejetées par des élites locales majoritairement hostiles au renforcement de la règle de droit dans leur pays.
Bibliographie
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Mots-clés éditeurs : Bulgarie, coopération internationale, États-Unis, transferts de politiques publiques, réformes judiciaires, droit et développement
Date de mise en ligne : 01/10/2009.
https://doi.org/10.3917/anso.092.0371Notes
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[1]
Il faut aussi compter avec une multitude d’initiatives de taille modeste, impliquant des universitaires, des think tanks, des cabinets de consultants.
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[2]
La hiérarchie des normes était ainsi inversée par rapport au modèle de l’État de droit.
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[3]
La « décommunisation » des appareils judiciaires, immédiatement après l’instauration de la démocratie, n’a été que la première de ces épurations dans le cas de la Bulgarie. Par la suite, après chaque alternance politique, le nouveau gouvernement s’est efforcé d’évincer de la magistrature les membres des clientèles politiques adverses.
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[4]
Principalement pour embrasser la profession d’avocat, bien mieux rémunérée que celle de magistrat et moins exposée politiquement.
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[5]
Entre 1989 et 1997, plus de la moitié de la population bulgare tombe en dessous du seuil de pauvreté. Le niveau de vie moyen, qui était proche de celui de la Pologne, régresse vers celui de l’Albanie. En même temps, la forte croissance enregistrée à partir de 1994 dans les pays d’Europe centrale et orientale ayant réussi à consolider leur État de droit fait ressortir, par effet de contraste, la nocivité du mode patrimonialiste et prébendier de gestion des transformations économiques adopté par l’ex-nomenklatura bulgare. Simultanément, l’effondrement de l’économie réduit la capacité des patrons politiques à redistribuer les faveurs et les prébendes. Par conséquent, les attentes de leurs clientèles sont déçues et la légitimité patrimoniale des partis politiques se trouve ébranlée, d’où la montée des revendications en faveur du renforcement de la légalité, qui culminent lors de la campagne pour les élections législatives anticipées de 1997.
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[6]
Comme le relève Pierre Lascoumes, dans les contextes de restriction des politiques distributives et de raréfaction des ressources économiques, la question des conditions d’accès aux richesses devient un enjeu primordial et la légitimité des profits fondés sur des pratiques irrégulières connaît une réévaluation significative.
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[7]
La rule of law est définie comme un système juridique caractérisé par la primauté des règles universelles et transparentes, appliquées avec équité, uniformité, neutralité, efficience et efficacité par une pyramide de juridictions dotées d’un personnel professionnalisé et protégé des pressions politiques et autres influences extralégales. Les processus de décision judiciaire doivent être rationnels et prévisibles par les personnes formées au droit. Les intérêts juridiquement légitimes doivent être informés du droit en vigueur et convenablement représentés devant les tribunaux. L’appareil judiciaire doit disposer de ressources suffisantes pour attirer et conserver des personnels de talent. Le pouvoir politique doit respecter l’autonomie du droit et de la justice et accepter que ses propres actes soient soumis à des contrôles judiciaires. Les citoyens doivent, en outre, bénéficier d’un accès aisé à des voies de recours contre les actes administratifs qui leur sont préjudiciables, ainsi qu’à une défense juridique lorsque leur responsabilité civile ou pénale est mise en cause (Upham, 2002, 14).
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[8]
L’USAId a édité un manuel de 188 pages pour étayer cette thèse : USAId, Office of Democracy and Governance, Guidance for Promoting Judicial Independence and Impartiality, Washington (DC), US Agency for International Development, Technical Publication Series, 2002.
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[9]
ABA-CEELI, Judicial Reform Index for Bulgaria, Washington (DC), American Bar Association, 2002, 2004 et 2006 ; ABA-CEELI, The Legal Profession Reform Index for Bulgaria, Washington (DC), American Bar Association, 2004 et 2006 ; voir aussi Open Society Institute, Judicial Capacity in Bulgaria, Monitoring the Accession Process, Sofia, OSI, 2002.
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[10]
Les études consacrées aux initiatives européennes de coopération montrent que, contrairement aux opérateurs américains, la plupart des opérateurs européens ne parviennent pas à mettre en place des projets adaptés au contexte du pays d’accueil. La coopération européenne est décrite comme déconnectée des besoins et des intérêts des récipiendaires. Elle se caractérise par des ambitions démesurées en termes de nombre de problèmes à traiter, par la lenteur de la mise en place des actions par rapport à la rapidité des évolutions dans les administrations ciblées, par le profil inadéquat des experts envoyés et leur méconnaissance de la culture, de la langue et de l’histoire du pays récipiendaire, par l’absence d’accord entre les opérateurs et les destinataires sur les critères de réussite de la coopération (Bafoil et al., 2004). Le stratégie de coopération des fondations allemandes semble échapper à ces travers et se rapprocher de celle des Américains (Dakowska, 2004).
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[11]
La faible connaissance qu’ont les administrations centrales du fonctionnement de leurs services locaux et, plus largement, des destinataires des politiques publiques est, dans une large mesure, un héritage du régime communiste (Bafoil et al., 2004, 175).
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[12]
Center for the Study of Democacy, Program for Judicial Reform in Bulgaria, Sofia, CSd Judicial Reform Initiative, 2000 ; voir aussi Judiciary and Corruption, 2000, et Judicial Anti-Corruption Program, 2003.
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[13]
La coopération américaine mise sur la création de comités interministériels, de groupes de réflexion ouverts aux représentants de la société, ainsi que d’équipes d’experts pluridisciplinaires, afin de diminuer le poids des juristes, souvent extrêmement conservateurs, dans les forums où sont élaborés les programmes de réforme.
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[14]
USAId, Office of Democracy and Governance, Guidance for Promoting Judicial Independence and Impartiality, Washington (DC), US Agency for International Development, Technical Publication Series, 2002, 176.