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Article de revue

Communauté politique, Etat et droit dans la sociologie wébérienne : grandeur et limites de l'entreprise

Pages 275 à 301

Notes

  • [1]
    Les éditeurs de la Max Weber Gesamtausgabe (MWG) ont entrepris la publication en volumes séparés des textes jusque-là rassemblés dans la seconde partie de Wirtschaft und Gesellschaft – en fait la plus ancienne – sous le titre « Die Wirtschaft und die gesellschaftlichen Ordnungen und Mächte » ; on peut en particulier accéder, dans le cadre de cette édition savante, à la première version de la sociologie de la domination (I/22-4, Herrschaft [Weber, 2005 a]), tout comme au fragment sur les « communautés politiques » (I/22-1, Gemeinschaften [Weber, 2001]). Certes on ne dispose pas encore du volume I/23 consacré à la formulation ultime des « Catégories de la sociologie » et reprenant donc la seconde version de la sociologie de la domination. Pour ce qui est des « Écrits politiques », ils ont donné lieu à différents volumes selon les périodes, en particulier I/10 : Zur Russischen Revolution von 1905 (Weber, 1989), I/15 : Zur Politik im Weltkrieg (Weber, 1984), I/16 : Zur Neuordnung Deutschlands (Weber, 1988) et I/17 qui comporte Politik als Beruf (Weber, 1992).
  • [2]
    On se bornera ici à mentionner les ouvrages de Stefan Breuer (Breuer, 1991, 1994), d’Andreas Anter (Anter, 1995) et enfin le volume collectif consacré, sous la responsabilité d’Édith Hanke et Wolfgang Mommsen, à la « sociologie de la domination » (Hanke, Mommsen, 2001).
  • [3]
    À notre connaissance, la première sociologie de la domination serait actuellement en cours de traduction. On dispose cependant, grâce à Jean-Pierre Grossein, de la traduction des pages d’ouverture du texte (Weber, 2005 b) ainsi que de la section consacrée à « l’État et la hiérocratie » (Weber, 1996, 241-328).
  • [4]
    Sans doute vaut-il la peine de rappeler que déjà pour Rudolf von Jhering, le pouvoir de la contrainte physique est le « monopole absolu de l’État » (Jhering, 1893 [1877]). Par ailleurs le thème de la rationalisation du droit, en liaison avec l’État, a été développé par Georg Jellinek (1911-1913). Mais l’existence de stimulations liées aux débats de l’époque ne doit en rien occulter le travail de clarification conceptuelle opéré par Weber, comme le souligne avec beaucoup de force Andreas Anter à la dernière page de son livre (Anter, 1995).
  • [5]
    Ainsi Weber cite conjointement l’ « État égyptien », l’État assyrien et l’État européen moderne, bureaucratique « au terme d’une série d’exemples destinés à illustrer le rôle joué par la discipline militaire dans la constitution de diverses formations politiques » (Weber, 2005 a, 550-551). Quant à l’Empire chinois, qui représente avec l’Égypte pharaonienne le modèle le plus accompli de « bureaucratie patrimoniale », il se voit appliquer pour cette raison par Weber le qualificatif d’ « État de fonctionnaires (Beamtenstaat) » (Weber, 2005 a, 419).
  • [6]
    L’imperium sert à désigner d’une manière générale « tous les pouvoirs qui ne sont pas [liés à la sphère] domestique » (Weber, 1976, 393). À cet égard, il convient de noter le contraste entre la sociologie du droit, qui fait une large place à cette notion, et la sociologie de la domination qui n’y fait qu’à peine référence. Le volume consacré au droit (Max Weber-Gesamtausgabe, I/22-3) sous la responsabilité de Werner Gephart devrait être prochainement disponible. Il existe une traduction française de la Sociologie du droit (Weber, 1986) dont il nous paraît permis de dire qu’elle n’est pas toujours à la hauteur des difficultés considérables de ce texte.
  • [7]
    Sur la distinction de ces deux « rationalisations » et de leurs porteurs spécifiques, on pourra se reporter à un passage significatif de l’ « Introduction » à L’éthique économique des religions mondiales (trad. franç. in Weber, 1996, 374). Dans le paragraphe de la sociologie du droit auquel nous nous référons Weber souligne l’opposition entre un droit formel forgé par des spécialistes et l’aspiration du pouvoir princier à une justice matérielle. Stefan Breuer propose, à notre sens à juste titre, d’abandonner la conception élargie du patriarcalisme défendue ici par Weber et de réserver l’usage de la notion à ce qui relève de la communauté domestique (Breuer, 1991, 103).
  • [8]
    Compte tenu de son originalité, cette proposition finale mérite d’être citée dans son intégralité : « Ein von allen historischen “Vorurteilen” freies Gesetz..., welches (vermeintlich) seinen Inhalt nur von dem sublimierten gesunden Menschenverstand in Verbindung mit der spezifischen Staatsräson der dem Genie, und nicht der Legitimität, ihre Macht verdankenden grossen Nation empfängt. »
  • [9]
    Weber traite en effet longuement, dans le cadre de la première sociologie de la domination, des partis politiques modernes et de la lutte que s’y livrent charisme et bureaucratie (Weber, 2005 a, 506-513). Il en tire la conclusion que l’existence de dominations charismatiques n’est nullement limitée « aux stades primitifs de développement » et que les trois types fondamentaux de structure de domination, bien loin de pouvoir être rangés sur « une ligne [unique] de développement », « apparaissent [sous la forme] des combinaisons les plus diverses ». Il ajoute toutefois que « le destin du charisme est de reculer avec le développement croissant de formations institutionnelles durables » (Weber, 2005 a, 513).
  • [10]
    Weber se réfère ici explicitement à Robespierre et donc au culte de l’être suprême, combinant une orientation déiste avec l’insistance sur les « vertus » républicaines.
  • [11]
    Tout en admettant, à la suite de Jellinek (1902), que la liberté de conscience est vraisemblablement « “le droit de l’homme” le plus ancien », Weber propose d’y voir « le premier “droit de l’homme” sur le plan des principes » (Weber, 1996, 327).
  • [12]
    Comme nous l’avons vu, l’expression d’ « étatisation » des normes juridiques est utilisée par Weber dans le fragment consacré aux « communautés politiques ». En revanche celle de « juridicisation » (Verrechtlichung) est empruntée à Andreas Anter (Anter, 1995, 188).
  • [13]
    Weber prend le soin de préciser que les particularités juridiques n’ont pas pour autant disparu mais que celles qui ont été créées par l’État moderne reposent sur une autre base que les anciens privilèges liés aux corporations et aux ordres.
  • [14]
    Pour Breuer, on pourra se reporter, entre autres passages, à la seconde section du chapitre intitulé « Die Rationalisierung des Staates » (Breuer, 1994, 39-42). Quant à Anter, il est catégorique sur ce point (Anter, 1995, 207).
  • [15]
    Il n’est donc guère surprenant qu’un auteur aussi sensible à la dimension juridique des phénomènes politiques que Norberto Bobbio ait mis en évidence ce rôle crucial de la rationalité formelle dans la création de l’État moderne (Bobbio, 1987).
  • [16]
    Pour autant que nous puissions en juger, tous les ingrédients constitutifs de la définition de l’État à laquelle aboutit Weber sont déjà présents dans la première sociologie de la domination, à l’exception de la dimension d’ « activité continue » (Betrieb). Mais ils ne sont pleinement intégrés les uns aux autres qu’à partir du moment où Weber a élaboré sa typologie de la domination légitime et dispose donc du concept de « domination rationnelle », selon l’expression utilisée dans la première version de l’ « Introduction » à L’Éthique économique des religions mondiales (1915). Sur les étapes dans la sociologie de la domination – et en particulier la construction progressive de la typologie – le tableau synthétique d’Édith Hanke apporte un précieux éclairage (2001, 40-41).
  • [17]
    On cite souvent aussi la définition placée au début de Politik als Beruf, qui met l’accent sur « le monopole de la contrainte physique légitime ». Mais il convient également de rappeler que cette même conférence comporte une définition plus complète de l’État insistant non seulement sur le monopole mais aussi sur son caractère institutionnel et enfin – ce qui en fait l’originalité – sur « la [réunion] dans les mains des dirigeants des moyens matériels de gestion » (Weber, 1959, 120). En tout cas, que l’on se réfère aux « Concepts fondamentaux » ou à Politik als Beruf, on ne peut qu’être frappé par la concision de la définition par rapport à la formulation laborieuse servant à caractériser l’institution étatique dans la « sociologie du droit » (Weber, 1976, 393-394).
  • [18]
    Dans sa contribution au volume collectif Max Webers Herrschaftssoziologie, Andreas Anter dresse en quelques pages un utile bilan sur ce plan, étayé de multiples références (Anter, 2001, 133-136). Même si elle n’a pas ce seul objectif, la discussion entamée par Breuer sur le devenir de la « domination rationnelle » à la fin de son livre de 1991 comporte à cet égard maintes remarques éclairantes.
  • [19]
    C’est en effet en tant que type original de « bureaucratie patrimoniale » que l’Empire chinois fait l’objet d’une longue analyse dans la première sociologie de la domination (Weber, 2005 a, 326-335).

1Un tel thème d’investigation, compte tenu de l’ampleur de chacun des domaines cités comme de la complexité des questions portant sur leurs éventuelles relations, peut éveiller d’emblée chez le lecteur le scepticisme sur la pertinence du projet. Aussi faut-il bien marquer dès l’abord que cette étude cherche avant tout à mettre en lumière certaines dimensions cruciales de la pensée de Weber, sans nourrir le moins du monde l’ambition d’épuiser un sujet dont les multiples facettes appellent une pluralité d’approches. Pour autant, il n’est pas interdit de s’y confronter ; et il est même opportun de s’y risquer pour deux raisons essentielles.

2D’une part, la grandiose entreprise de publication, à visée scientifique, des œuvres complètes de Max Weber a permis d’attirer l’attention sur la sociologie politique de l’auteur. La Max Weber Gesamtausgabe (MWG) aide, en effet, à s’en faire une idée globale [1]. D’autre part, ce pan sociopolitique de l’œuvre de Max Weber a donné lieu à d’importants travaux qui ont contribué à une compréhension plus aiguë des textes et renouvelé en partie leur interprétation [2].

3Un des premiers objectifs de cet article consiste donc à fournir au public francophone une appréhension plus adéquate de la pensée de Max Weber sur des concepts et des problèmes souvent mal maîtrisés en France en l’absence, notamment, d’une traduction intégrale de Wirtschaft und Gesellschaft qui aurait facilité l’accès à la première sociologie de la domination ou au chapitre sur les communautés politiques [3]. Dans cette perspective la notion de « communauté politique » nous paraît constituer un point de départ approprié pour notre investigation, même si ce n’est pas le seul envisageable : d’un point de vue conceptuel, elle se caractérise par un haut degré de généralité ; et, même si toute datation stricte du texte inachevé que Weber a consacré aux « communautés politiques » s’est avérée impossible, sa rédaction a sans doute précédé l’élaboration de la première sociologie de la domination. Dès lors, il n’est pas illégitime de voir dans ce texte une étape significative dans la construction progressive d’un jeu de concepts pertinents en sociologie politique, qui trouvera son ultime expression dans les « Concepts fondamentaux » d’une part, dans les « Types de domination » d’autre part.

4Le texte s’ouvre sur une longue et minutieuse définition de la communauté « politique » dans laquelle s’exprime le souci quasi obsédant de précision, si caractéristique de la manière wébérienne. Il ne s’en dégage pas moins un trait essentiel de la communauté « politique », constituant sa base conceptuelle minimale (das begriffliche Minimum), à savoir le « maintien, par le recours à la force, de la domination ordonnée sur un territoire et sur les hommes [qui l’occupent] » (Weber, 2001, 204). Ainsi, aux yeux de Weber, dans le cadre de la communauté « politique », le fait d’être prêt (Bereitschaft) à employer la contrainte physique (Gewaltsamkeit) se conjugue avec l’exercice de la domination sur un territoire (Weber, 2001, 205). Weber souligne avec force les implications qui découlent de cet usage potentiel de la contrainte physique : elles peuvent aller jusqu’à la peine ultime de la mort, à la fois pour les personnes extérieures et pour les membres de la communauté ; mais à ceux-ci seuls il est éventuellement demandé de risquer leur vie pour elle, ce qui tend à créer à son égard des affects forts et durables. La formulation de Weber a quelque chose d’abrupt ; elle met crûment en évidence une dimension centrale, toujours réaffirmée, de sa conception, c’est-à-dire le lien privilégié entre contrainte physique et groupement politique, au-delà des formes différenciées que peut revêtir ce dernier.

5En même temps s’exprime dans ce passage un refus, typiquement associé à la démarche de Weber, qui consiste à faire abstraction des « contenus » vers lesquels « s’oriente » l’action de la communauté politique (Weber, 2001, 205). On peut estimer que s’annonce déjà ici le rejet radical par Weber de toute définition de l’État fondée sur une fin qui lui reviendrait en propre.

6Communauté « singulière et séparée » (gesonderte), une communauté spécifiquement politique « [n’existe] pas partout et de tout temps » (Weber, 2001, 204) ; elle est susceptible d’apparaître de façon « intermittente », en cas de besoin ; et le recours éventuel à la force en vue de préserver la domination est souvent partagé entre plusieurs communautés. Les formes modernes de la communauté politique, incarnées dans l’État, sont donc le produit et le fruit d’un « développement (Entwicklungsprozess) très lent » (Weber, 2001, 208). Le fragment est trop court pour que Weber puisse décrire dans le détail cette création progressive de l’État ; mais il n’en met pas moins en lumière les processus complexes et complémentaires qui ont abouti à ce résultat original.

7Il s’agit fondamentalement d’un processus de plus en plus poussé de monopolisation de la force pour faire respecter l’ « ordre » instauré par l’État. Or cet ordre est un « ordre de droit » (Rechtsordnung) qui confère une légitimité spécifique à la mise en œuvre (ou à la menace) de la contrainte physique de la part de la communauté étatique. Il s’agit donc aussi d’un processus de monopolisation du droit qui s’orienterait dans le sens d’une « étatisation (Verstaatlichung) de toutes les règles de droit » (Weber, 2001, 208). Weber résume l’ensemble de ces développements en une formule concise : « En suivant cette voie, la communauté politique monopolise l’application légitime de la force pour son appareil de contrainte et se change progressivement en une institution de protection du droit » (Weber, 2001, 214). Peut-être n’est-il pas sans intérêt de relever qu’au moment même où Weber souligne la liaison des deux processus, il se réfère, pour la seule et unique fois dans ce fragment, à la notion d’institution (Anstalt).

8À la dernière page du texte, Weber nous invite à prendre également en compte un autre processus, parallèle aux deux précédents, à savoir « la pacification et l’élargissement du marché » (Weber, 2001, 215). C’est pourtant sur les deux autres aspects signalés par Weber que notre propos nous conduit à mettre l’accent : la monopolisation du recours légitime à la force trouve son aboutissement dans le concept moderne d’État, tout comme la « rationalisation des règles » dans celui d’ordre juridique légitime [4]. La monopolisation ne présente donc pas simplement une double face, selon que l’on l’envisage du point de vue de la contrainte physique ou du point de vue du droit ; on doit encore prêter attention au fait que, dans ce dernier domaine, la monopolisation est allée de pair avec la rationalisation du droit, à en juger au moins par les résultats ultimes du développement dans le cadre de la modernité.

9Ce serait simplifier la pensée de Weber que de voir ici un seul processus, qui se décomposerait analytiquement en trois manifestations distinctes : sa subtilité l’a plutôt poussé, comme on le sait, à mettre l’accent sur la « logique intrinsèque » (Eigengesetzlichkeit) des diverses sphères de l’action sociale. Il n’en reste pas moins que monopolisation de la contrainte physique, monopolisation et rationalisation du droit entretiennent des relations significatives. Nous chercherons à montrer, dans la suite de ce texte, comment ces trois processus ont pu s’influencer et plus spécifiquement se renforcer ; et cela ne peut se faire qu’en mettant en évidence le rôle significatif joué sur ce plan par certains agents ou types d’agents. On touche ainsi à un ensemble de questions pour le traitement duquel la sociologie politique ne peut se passer du concours de la sociologie du droit. On laissera aux experts en la matière le soin de décider s’il est approprié de parler dans ce contexte de « sociologie politique du droit ».

***

10Avant d’aller plus loin, nous tenons à apporter quelques précisions, qui sont peut-être de nature à prévenir certaines objections et à dissiper d’éventuels malentendus. D’abord, la priorité accordée ici à l’État moderne et à son développement propre n’implique pas de notre part une adhésion à la thèse largement répandue, et défendue notamment par Carl Schmitt, selon laquelle Weber aurait vu dans l’État un phénomène exclusif de la modernité. Il suffit en effet de parcourir la première sociologie de la domination pour y trouver de multiples références à d’autres formes d’État, en particulier aux États égyptien, assyrien et chinois [5]. Ensuite, il ne faut pas s’attendre à trouver dans l’œuvre de Weber une réponse à la question de l’origine de l’État : ce n’est pas à ce type de problème que s’intéressait Weber, comme l’a souligné, il y a déjà longtemps, Reinhard Bendix. Enfin, il serait illusoire de chercher dans ses analyses une description historique – au sens étroit du terme –, retraçant pas à pas l’un ou l’autre des processus qui retiennent notre attention. Certes Weber adopte bien sur ce sujet comme sur d’autres une perspective sociohistorique mais il dresse un tableau à grands traits, permettant de faire ressortir des étapes significatives du développement.

11Prétendre au monopole de la force légitime – qui est, rappelons-le, le critère de base pour Weber – constitue un défi pour le patrimonialisme, confronté à « la lutte permanente du pouvoir central avec les divers pouvoirs locaux [s’exerçant] dans un sens centrifuge » (Weber, 2005 a, 343). L’ « État » moderne s’annonce tout au plus avec le développement, propre à l’Occident, « de corps territoriaux constitués en états » : le degré d’unité qu’ils comportent et, par là, l’indivisibilité du pouvoir du seigneur en sont « les signes avant-coureurs » (Weber, 2005 a, 343). Weber ne va pas plus loin dans les concessions à l’égard de la théorie, typiquement allemande, qui voyait dans la propriété du territoire la source du pouvoir étatique.

12Il est une autre dimension, également capitale, même si nous n’y avons pas encore explicitement fait référence, par laquelle une configuration de domination patrimoniale se distingue d’un « État » proprement moderne, à savoir le caractère de son administration. Weber différencie en effet de façon radicale le mode d’administration patrimonial et le mode d’administration bureaucratique : d’un point de vue « sociologique » [les deux modes sont] « d’autant plus distinct[s] que le type de chacun d’entre eux est plus accusé » (Weber, 2005 a, 291). Et il fait aussitôt valoir un facteur majeur de différenciation : « Ce qui manque avant tout à l’administration patrimoniale, c’est la séparation bureaucratique de la sphère “privée” et de la sphère “publique” (amtlicher) » (Weber, 2005 a, 291). Mais ce n’est pas le seul trait par lequel s’affirme l’originalité de la bureaucratie : ainsi « la configuration politique patrimoniale ne connaît ni la notion de “compétence” ni celle d’ “autorité constituée” (Behörde) dans leur acception moderne » (Weber, 2005 a, 313). Entendue en un sens strict, l’administration bureaucratique est intimement associée aux formes modernes de l’État et à elles seules.

13Ces distinctions idéaltypiques permettent d’apprécier la distance qui sépare une domination foncièrement patrimoniale, y compris celle qui s’incarne dans un « État patrimonial », de l’ « État » spécifique à la modernité. Le travail du sociologue ne se réduit pas pourtant à cet effort de clarification et de rigueur conceptuelle ; à partir du moment où ses recherches s’inscrivent, comme celles de Weber, dans une perspective sociohistorique, le sociologue est amené à s’interroger sur les voies mêmes du développement (Entwicklung). Le point de vue s’en trouve modifié : l’attention se déplace en conséquence de l’établissement des différences essentielles entre deux modes de domination vers la mise en lumière des transitions, voire des étapes, qui ont marqué le passage progressif du patrimonialisme à l’ « État ».

14Weber peut ainsi parler « du chemin (Weglinie) [menant] du patrimonialisme à la bureaucratie » (Weber, 2005 a, 417) et, à petites touches, fournir à cet égard quelques précieuses indications, au cours de différentes analyses. Un premier facteur est lié à ce que Weber appelle l’ « extension quantitative » de la bureaucratie, typiquement associée à « la grande puissance ». L’évocation de l’Occident, si ponctuelle soit-elle, prend ici un relief particulier pour notre propos : d’une part, Weber signale qu’au Moyen Âge « les germes » de l’État « moderne » se sont développés concurremment avec des formes bureaucratiques (Weber, 2005 a, 179) ; d’autre part, il voit dans l’option résolue de certains princes d’Europe continentale en faveur de la bureaucratisation de l’administration la raison décisive de leur aptitude à concentrer entre leurs mains les pouvoirs étatiques, au début des Temps modernes (Weber, 2005 a, 181). Si l’on considère plus globalement cette dernière période, et non pas seulement ses commencements, on peut y lire, selon Weber, « une renaissance du patrimonialisme », en tout cas pour les formations politiques d’Europe continentale : le pouvoir du souverain s’y est accru avec le champ d’intervention de la bureaucratie, avec cette conséquence essentielle, d’un point de vue sociohistorique, que « plus [cette variante du patrimonialisme] a duré, plus [elle] s’est rapprochée de la bureaucratie pure » (Weber, 2005 a, 412).

15Un tel développement n’a été possible qu’à partir du moment où l’extension de la bureaucratie a été non seulement quantitative mais aussi « qualitative », avec la confrontation de l’administration à de nouvelles tâches et des exigences accrues dans l’ « intensité » de son action. Il convient, sur ce plan, de faire une place aux instances plus anciennes qui, en servant déjà l’élargissement qualitatif de l’administration, ont représenté un premier niveau (Vorstufe) de bureaucratisation, sous la forme de grands corps constitués au niveau central, de nature collégiale. Dans leurs fonctions d’abord consultatives puis dans leur participation croissante à la délibération, elles ont progressivement pris « le caractère d’une “autorité” collégiale prenant ses décisions par des procédures réglées » et, à ce titre, constituent une expression typique d’un début de bureaucratie (Frühbürokratismus) (Weber, 2005 a, 416-417). Elles ont, de cette manière, contribué à l’élaboration du « concept moderne d’autorité constituée (Behörde) en tant que formation durable indépendante de la personne » (Weber, 2005 a, 224).

16Ce qui est ainsi à l’œuvre, c’est un double processus de centralisation et de bureaucratisation, au moins partielle, dont il convient de rappeler la relative lenteur. Il a eu une importante conséquence, quant à l’issue de la lutte, déjà signalée, du souverain avec les pouvoirs locaux : c’est le développement même de la bureaucratie qui a permis à celui-ci de triompher de ces pouvoirs concurrents, qu’il s’agisse de celui des notables implantés localement ou plus globalement des « ordres » (Stände). Cet ensemble de traits s’accorde, dans une large mesure, avec la vision tocquevillienne d’une centralisation progressive qui se serait accompagnée d’une défaite de l’ « aristocratie ». Cette proximité partielle, qui nous paraît difficilement contestable, est-elle le signe d’une parenté profonde entre les deux auteurs ? Il serait sans doute excessif de l’affirmer, compte tenu de l’originalité des analyses wébériennes dont nous rencontrerons des expressions marquantes, en procédant à l’examen de l’ultime – et décisive – étape dans la construction de l’État. Mais auparavant nous voudrions insister sur les liens profonds entre bureaucratisation et développement du droit.

17La vision riche et complexe que Weber propose de ce développement mériterait d’être examinée pour elle-même mais nous mettrons ici prioritairement l’accent sur l’un des facteurs qui l’ont affecté : il s’agit de l’intervention du prince dans le droit, sur la base de son imperium et, en l’occurrence, de son pouvoir administratif [6]. Or il se trouve que, dans le cadre de l’Occident, « les besoins propres de l’administration patrimonialo-princière » ont pu, pendant les Temps modernes, faciliter « la pénétration d’éléments de rationalité formelle » dans un droit resté largement irrationnel ou ne connaissant que des principes matériels. « Les intérêts de pouvoir » bien compris, qui poussaient le prince à substituer aux « privilèges des ordres » le « règlement », consistant en un ensemble de règles stables et objectives, sont allés de pair avec une « rationalité croissante ». La volonté du prince que règne l’ « ordre » sur son territoire, et donc qu’il y soit satisfait à des principes d’ « unité » et d’ « harmonie » a, de ce fait, ouvert la voie à une « unification » et une « systématisation » du droit (Weber, 1976, 487-488).

18De cet ordre unitaire, ou tout au moins visant à l’être, le prince n’a pas été le seul bénéficiaire : certes l’application de règles communes lui a permis d’utiliser « indistinctement » ses agents administratifs (Beamte) sur toute l’étendue du territoire ; mais, de leur côté, ces derniers ne pouvaient que tirer avantage de cette situation, avec les plus larges perspectives de carrière qu’elle leur offrait. On ne doit pas non plus passer sous silence – c’est même l’aspect d’emblée signalé par Weber – les garanties qui étaient ainsi apportées à la validité juridique des contrats par un « droit fonctionnant de manière prévisible » : Weber insiste sur la profonde congruence qui aurait existé, de ce fait, entre les intérêts économiques de la bourgeoisie et ceux du prince. En définitive, sans qu’une « coopération » effective se soit révélée nécessaire, comme la prudence de Weber l’amène à le spécifier, trois types d’acteurs ont été les principaux « porteurs » (Träger) de ces processus de codification du droit (Weber, 1976, 488) : les princes visant à renforcer leur pouvoir, les agents administratifs tendant à élargir leur champ d’action et les couches bourgeoises recherchant un cadre sûr pour leurs opérations commerciales.

19Ce tableau resterait pourtant incomplet, si l’on ne tenait pas compte de deux autres éléments, qui contribuent à la fois à l’enrichir et à le corriger. Les « codifications » des princes patrimoniaux n’auraient jamais présenté ces qualités formelles en l’absence d’un facteur interne au droit : la réception du droit romain et la formation universitaire, en tout cas sur le continent, des juristes familiarisés, à travers l’enseignement romaniste, avec le formalisme juridique. Weber en conclut qu’il faut voir dans les codifications princières du début des Temps modernes de pures « créations du rationalisme de juristes formés à l’Université » (Weber, 1976, 492). On peut mesurer, dans ce cas précis, l’importance de la notion de « logique intrinsèque » (Eigengesetzlichkeit) en même temps que ses limites de pertinence : Weber affirme en effet que les codifications sont un produit direct de l’activité des juristes et en même temps que des couches porteuses ont contribué, pour les raisons indiquées précédemment, à leur émergence. Le second élément nous amène à insister sur la complexité des relations entre juristes et agents patrimoniaux. Dans une large mesure, ils avaient partie liée : en particulier la formation juridique, privilégiant la dimension formaliste, s’accordait avec le besoin du fonctionnaire de disposer d’un droit clair, qu’il pouvait appréhender dans sa globalité. Les uns et les autres n’en tendaient pas moins à défendre prioritairement deux formes distinctes de rationalité : d’une part une rationalité matérielle, à visée utilitaire, portée par les agents administratifs, qui satisfaisaient ainsi aux ambitions profondes d’un pouvoir politique resté foncièrement « patriarcal », de l’autre une rationalité formelle aux exigences de laquelle devait se conformer le travail de juristes professionnels [7]. C’est le heurt de ces deux logiques qui s’est exprimé dans les tentatives du « despotisme éclairé » de rogner sur le caractère formel du droit : le prince s’appuyait en effet sur sa « bureaucratie » dans cette offensive contre les représentants du formalisme juridique, qui ne connut qu’un succès limité (Weber, 1976, 493).

20On s’explique, dans ces conditions, pourquoi la constitution de l’État ne pouvait pas être achevée, même si elle avait été sensiblement avancée, par le patrimonialisme princier de l’Europe continentale. Les résultats restaient en quelque sorte ambivalents : le processus d’unification du droit, pour poussé qu’il ait été, laissait subsister des poches de droits spéciaux, avec une certaine complaisance de la part du pouvoir princier. On était donc encore loin de « la monopolisation officielle de création du droit [qu’opèrent] les groupements politiques modernes, organisés institutionnellement » (Weber, 1976, 416). En quoi a consisté cette dernière étape ? Quels en ont été les facteurs essentiels ? C’est à ces questions que nous allons tenter de répondre, avec l’aide de Max Weber.

***

21La prudence est en effet de mise, compte tenu de l’ampleur et de la centralité des problèmes auxquels doit faire face l’analyste. Il ne peut d’abord manquer d’être confronté à l’immense question de la portée de la Révolution française : certes elle n’est ici abordée que sous un angle spécifique, la constitution de l’État moderne et le rôle qu’y joue le développement du droit, mais cette délimitation ne rend pas pour autant l’entreprise anodine. Ensuite la manière même dont Weber procède, sur ce plan comme sur des thèmes apparentés, en faisant ressortir tel ou tel aspect par des formulations denses et aiguës plutôt que par des développements systématiques, laisse plus de marge pour les reconstructions interprétatives. Enfin, il convient de se demander de quelle rationalité l’État moderne est porteur, de s’interroger sur le sens de cette « rationalisation » dont il se trouve être l’un des produits, même si avec le développement des études wébériennes les incertitudes en la matière se sont largement dissipées.

22Partons avec Weber lui-même d’un constat relatif à la nature du droit. Si l’on compare aux produits de l’époque prérévolutionnaire le Code civil, « l’enfant de la Révolution », du point de vue des propriétés formelles, la différence est frappante : le Code civil est en effet « pur de toute immixtion d’éléments non juridiques, de toute note [à visée] didactique et d’exhortation purement morale, de toute casuistique » (Weber, 1976, 496). Tout en avançant des éléments d’appréciation globale du Code, de caractère plus technique, Weber dégage à la fois la spécificité du Code, « en tant que produit de la législation rationnelle », et ce qui est au fondement de cette spécificité, c’est-à-dire « une forme de rationalisme, s’exprimant par la conscience souveraine qu’ici pour la première fois était créée d’une manière purement rationnelle une loi libre de tout “préjugé” historique » (Weber, 1976, 496).

23La phrase s’achève par une formulation brillante sur les facteurs dont cette loi tirerait son contenu : « Le sens commun sublimé en liaison avec [un mode] spécifique [de] raison d’État. » [8] On ne s’attardera pas pourtant, en dépit de son intérêt manifeste, sur cette hypothèse interprétative – à l’égard de laquelle Weber exprime peut-être avec vermeintlich une nuance de réserve pour faire ressortir deux aspects essentiels du rationalisme qui aurait inspiré le Code civil : ce sont, d’une part, l’idée d’une création radicale ( « pour la première fois » ), de l’autre, celle d’une rationalité s’exerçant sans partage. On peut en tirer une première et essentielle conclusion : la Révolution française, considérée dans sa dimension idéelle, est porteuse d’une rupture fondamentale avec le passé, quelle qu’elle ait pu être par ailleurs.

24On est ainsi amené à se demander de quels instruments conceptuels disposait Weber pour penser une rupture de ce type. Or il en est un qui paraît prédisposé à cet office, à savoir le charisme. Weber nous invite en effet à y voir « cette croyance [qui] révolutionne les hommes de l’intérieur et cherche à façonner les choses et les ordres conformément à son vouloir révolutionnaire » (Weber, 2005 a, 481). On n’en est pas moins confronté à deux difficultés : si le charisme est par excellence un agent de rupture par rapport à la tradition – dans le cas présent, ce serait par rapport à cette forme élaborée que représente le patrimonialisme princier – il reste foncièrement irrationnel : comment pourrait-il donc s’accorder avec une exigence de rationalité ? Par ailleurs, dans ses phases créatrices, le charisme est généralement porté par des personnes spécifiques ; sa dépersonnalisation est en général le signe de son affaiblissement. On ne sait si Weber s’est posé ces questions ; mais sa formulation répond largement à ces objections. D’une part, l’alliance du charisme et de la raison n’est possible que par une « transfiguration » (Verklärung) de celle-ci, qui en fait un analogue ou un substitut du religieux ; d’autre part, « la transfiguration charismatique de la raison » ne peut être qu’un développement tardif : elle est même présentée comme son « ultime » incarnation (Weber, 2005 a, 679 ; trad. franç., 1996, 327-328), ce qui ne s’accorde pas d’ailleurs avec d’autres passages de la première sociologie de la domination, sans parler des écrits politiques ultérieurs [9].

25Certes cette « apothéose » de la raison, pour reprendre le terme employé par Weber lui-même [10], représente le produit final d’un mouvement séculaire de pensée qui puise ses racines dans l’affirmation radicale de la liberté de conscience par les sectes protestantes [11] et se généralise progressivement, avec l’apport des Lumières, à un ensemble de « droits fondamentaux ». Mais il fallait précisément que ces nouveaux principes soient clairement posés pour que la rupture avec le passé puisse être tout à la fois envisagée et justifiée. En ce sens, comme le signale Weber, les « revendications d’égalité formelle en droit et de libre initiative économique ont ouvert la voie à la destruction de tous les fondements spécifiques des ordres juridiques patrimoniaux et féodaux, au profit d’un cosmos de normes abstraites, et donc indirectement ouvert la voie à la bureaucratisation » (Weber, 2005 a, 679 ; trad. franç., 1996, 328).

26On voit donc que, si le patrimonialisme princier avait pu ébranler le pouvoir des « ordres » et des « corps » intermédiaires de toute nature, seule la Révolution française a été à même de le ruiner définitivement, dans la mesure où elle s’en est prise à ses fondements ; et elle a pu élargir son travail de sape aux bases mêmes de la domination traditionnelle, en l’occurrence du pouvoir absolu. Contre les privilèges se sont dressés les droits de l’individu raisonnable ; au pouvoir tenu pour usurpé s’est opposée la souveraineté de la « Raison ». De tels principes affirmaient tout à la fois la dévalorisation radicale de l’ordre ancien et l’exigence d’un ordre nouveau : on reconnaît là le double mouvement caractéristique du charisme qui revêtirait ici une forme supra-personnelle, figurée par une Raison sublimée. Vue sous cet angle, la Révolution française serait porteuse d’un charisme spécifique, le charisme de la Raison, qui conférerait une radicalité idéelle à la rupture qu’elle instaure comme à la proclamation des droits fondamentaux dont elle est indissociable. Weber procède ainsi à un véritable décodage de la composante proprement charismatique qu’il conviendrait de reconnaître à la Révolution française.

27Si cruciale que soit cette dimension, on ne saurait pourtant y réduire la Révolution française ; on doit encore s’interroger sur la reconstruction qu’elle a entreprise et sur ses résultats durables. À cet égard, il vaut la peine de souligner d’emblée qu’elle s’est délibérément interdit d’emprunter certaines voies. La méfiance des révolutionnaires vis-à-vis des corps intermédiaires est bien connue et s’est exprimée dans des mesures drastiques. Weber ne manque pas d’en souligner la portée dans sa sociologie du droit : « La Révolution française a, dans la sphère où elle a exercé une influence persistante, non seulement empêché toute formation de corporation mais encore détruit tout mode de constitution d’association qui n’était pas expressément concédé pour des finalités étroitement limitées et globalement toute autonomie associative » (Weber, 1976, 435-436). Le silence du Code civil sur la personnalité morale, qu’évoque Weber quelques lignes plus loin, traduit la même défiance fondamentale à l’égard de tout groupement susceptible de prétendre à l’exercice d’un quelconque pouvoir intermédiaire ou du moins jugé comme tel. Cette orientation, compte tenu de la vigueur avec laquelle elle s’est exprimée, en particulier dans la législation, s’est avérée décisive pour le cours même de la Révolution comme pour la période ultérieure. Elle a tendu en effet à fermer une voie potentielle de développement, fondée sur ce qu’on peut appeler le pluralisme associatif : c’est sur lui qu’a reposé le dynamisme de la société américaine, célébré, comme on le sait, par Tocqueville mais aussi par Weber, à partir du noyau porteur des sectes protestantes.

28L’impossibilité d’emprunter tout ou partie de cette voie a contribué à engager plus complètement la Révolution française dans une direction profondément différente, celle d’une centralisation et d’une concentration renforcées du pouvoir. Point n’est besoin ici, nous semble-t-il, d’invoquer l’idée d’un rapport mimétique entre pouvoir royal et pouvoir révolutionnaire ou d’un décalque du premier par le second ; si l’on tient à tout prix à parler ce langage, ce serait plutôt l’unité et l’indivisibilité de la Raison qui serviraient ici de référent au pouvoir. On reste en tout cas avec cette hypothèse, même si elle n’est pas explicitement formulée par Weber, dans la continuité de l’argumentation wébérienne.

29La centralisation et la concentration du pouvoir auxquelles il vient d’être fait référence ont incontestablement pesé dans la constitution définitive de l’État moderne. Mais il convient encore, comme Weber nous invite à le faire, de dégager analytiquement ce qui est en jeu dans ces phénomènes globaux. Trois processus différenciés mais complémentaires sont ainsi mis en lumière : ce sont l’étatisation du droit, la juridicisation de l’État et la poursuite accélérée de la bureaucratisation [12].

30Les deux premiers processus doivent être pensés dans leur interdépendance : étatisation du droit et juridicisation de l’État constituent en effet les deux faces d’un seul et même développement. « L’institution étatique (Staatsanstalt) moderne a complètement absorbé les droits particuliers, [liés aux ordres et aux corps] » (Weber, 1976, 483), par « incorporation (Einschmelzung) de tous les autres groupements, qui étaient porteurs d’une formation du droit » (Weber, 1976, 397). L’étatisation représente la voie suivie par la monopolisation du droit dont on a antérieurement souligné l’importance.

31On comprendrait pourtant mal la portée d’un tel processus si l’on ne voyait qu’il a son pendant dans le développement du droit : il va de pair avec l’ « unification » de ce dernier, qui implique sa « rationalisation » (Weber, 1976, 416). À cette unification la législation de la période révolutionnaire a fortement contribué, en s’employant à « anéantir toutes les particularités de droit » (Weber, 1976, 419). La négation principielle de tout « droit de privilège » a été alors posée et elle s’accorde sur le fond avec les orientations juridiques de l’institution étatique [13]. Faisons avec Weber lui-même un pas de plus dans l’approfondissement des relations entre État moderne et droit. Ils apparaissent comme unis par une sorte de réciprocité fonctionnelle : si l’État a pour rôle de garantir la règle de droit par le recours éventuel à la contrainte physique, il puise sa légitimité dans la conformité au droit (Rechtmässigkeit) – ou plutôt la croyance à la conformité au droit – des actions entreprises en son nom ; il n’est pas dissociable d’une régulation normative qui s’exprime essentiellement à travers le droit, plus spécifiquement l’ordre de droit (Rechtsordnung). C’est à cette pénétration de l’État par le droit que correspond la juridicisation mentionnée plus haut. En ce sens, selon la formule du cours d’Histoire économique, « l’État rationnel repose sur le droit rationnel » (Weber, 1991, 357).

32Mais il est dit aussi, dans la même phrase, qu’il repose sur l’expertise bureaucratique. Encore fallait-il, pour qu’il en soit ainsi, que la bureaucratie centrale se soit à la fois étendue et renforcée ; et nous touchons ici au troisième processus signalé plus haut. Les conditions à cet égard se sont révélées particulièrement favorables. D’abord, au-delà de toutes les divergences qui pouvaient exister entre eux, les fonctionnaires administratifs et les juristes professionnels se rejoignaient sur un point en une entente profonde, une quasi-affinité élective : l’exigence de l’égalité formelle. Cette exigence exprime, de la part de la bureaucratie, son « horreur du “privilège” [comme] son refus par principe du traitement “au cas par cas” » (Weber, 2005 a, 201) : c’est le respect de la règle abstraite qui guide son action. Or c’est précisément autour de ce type de règles qu’a pu s’opérer l’unification du droit sur une base rationnelle. Ensuite « la Révolution [française] et, d’une manière décisive, le Bonapartisme ont rendu la bureaucratie toute-puissante » (Weber, 2005 a, 205) : la Révolution a en effet, par sa destruction de l’ancienne société d’ordres et de rangs, supprimé les obstacles multiples qui subsistaient à l’emprise croissante de la bureaucratie ; Napoléon Bonaparte, de son côté, a établi sur des bases durables la centralisation administrative issue de la Révolution. Ajoutons enfin que la bureaucratie s’est révélée un instrument particulièrement adapté à la complexité croissante des tâches et à la spécialisation qu’elle entraîne dans le cadre de la société et de la culture modernes. C’est pourquoi Weber s’est cru autorisé à écrire, en se référant à un cas particulièrement saillant, que « tous les progrès de l’organisation administrative prussienne ont été et seront aussi à l’avenir des progrès du principe bureaucratique, et plus particulièrement monocratique » (Weber, 2005 a, 186).

33On est désormais en mesure d’esquisser la figure prise par l’État moderne qui se reconnaît à une « combinaison de traits déterminants » : c’est, selon la caractérisation proposée par Weber dans l’ « Avant-propos » à la Sociologie des religions, « une institution politique dotée d’une “constitution” établie rationnellement, d’un droit fixé rationnellement et d’une administration conduite par des agents spécialisés conformément à des règles établies et rationnelles, c’est-à-dire des lois » (Weber, 1996, 493). Ce qui en fait l’originalité, c’est sa dimension fondamentalement rationnelle, qui s’exprime dans toutes ses composantes : l’État est en effet le fruit – plus exactement l’un des fruits – d’un développement propre à l’Occident, à savoir un processus global de « rationalisation ». Par son insistance même sur cet aspect, Weber nous pousse à nous demander quelle est la signification de cette rationalité que nous nous étions jusque-là contenté de mentionner.

34Des penseurs éminents, tels que Jürgen Habermas, ou des spécialistes reconnus de Weber, comme Wolfgang Mommsen, ont estimé que la principale force à l’œuvre, le moteur essentiel de cette dynamique, était la rationalité en finalité (Zweckrationalität), réduite par certains de ces interprètes – en tout cas par Habermas (1987) – à une pure rationalité instrumentale. Il paraît pourtant bien difficile de s’en tenir aujourd’hui à cette thèse : un examen plus attentif de l’œuvre wébérienne conduit en effet à penser, comme l’ont soutenu à la fois Stefan Breuer et Andreas Anter [14], qu’il faut chercher la source de cette dynamique du côté de la rationalité formelle. L’attention portée au droit et à son développement se révèle à cet égard une voie extrêmement féconde, dans la mesure où elle permet justement de mettre en évidence la signification et la portée de la rationalité formelle [15].

35Celle-ci ne consiste pas, en matière juridique, en un simple effort de généralisation, ni non plus en un pur « travail synthétique de “construction juridique” » ; elle implique une « systématisation » qui vise à « réunir par les moyens de la logique les diverses règles de droit reconnues comme valides en un ensemble de prescriptions juridiques abstraites ne comportant pas de contradiction interne » (Weber, 1976, 397). L’ « interprétation signifiante » (Sinndeutung) procède ici par abstraction et fait fondamentalement appel à la logique. Ce type de formulation pourrait laisser penser qu’on reste ainsi enfermé dans le cadre de la pensée juridique ou tout au moins, pour parler comme Weber, dans le domaine de la « création du droit » (Rechtsschöpfung). Mais en fait il n’en est rien : la « découverte du droit » (Rechtsfindung) consiste à « appliquer » les normes générales constitutives des prescriptions juridiques aux situations concrètes qui relèvent de telle ou telle d’entre elles. C’est l’univers juridique tout entier que pénètre la rationalité formelle : c’est pourquoi Weber se réfère à « la systématisation rationnelle du droit et de la procédure » (Weber, 1976, 468) et ne manque pas de signaler que le développement des qualités formelles du droit s’exprime par un accroissement à la fois dans la rigueur logique des déductions juridiques et dans la rationalité des techniques relevant de la procédure (Rechtsgang) (Weber, 1976, 504-505). Cette rationalité est une rationalité méthodique – « méthodologique », pour citer le terme exact employé par Weber (Weber, 1976, 397) – et elle ne peut être mise en œuvre que par des professionnels spécialisés, qui ont reçu à l’Université la formation appropriée.

36D’une manière plus générale, la rationalité formelle n’est pas soumise à des finalités extérieures à elle – des finalités extra-juridiques, dans le cas du droit – à la différence de la rationalité que Weber qualifie de « matérielle ». Elle se reconnaît plutôt à une démarche visant à introduire une plus grande cohérence : cette cohérence est aisément repérable au niveau des produits de la pensée et a notamment favorisé, au plan du droit, le travail d’unification mais elle s’est exprimée aussi dans un renforcement de la régularité des pratiques juridiques et administratives, et donc de leur prévisibilité ou, selon le terme wébérien, de leur calculabilité (Berechenbarkeit), si propice, comme Weber n’a cessé de le répéter, au développement du capitalisme d’entreprise moderne.

***

37Telles sont, nous semble-t-il, les lignes de force de la fresque imposante dressée par Weber, même si, pour la retracer, nous sommes allé puiser à de multiples passages, disséminés notamment dans la première sociologie de la domination et dans celle du droit. Nous voudrions pourtant en proposer une vue encore plus globale, avec les risques que comporte tout essai de reconstruction. On peut en effet distinguer dans le développement global – telle est du moins notre hypothèse – trois moments différenciés. Dans le premier, le processus de rationalisation se met en branle, mais d’une manière ambiguë dans la mesure où la rationalité formelle y est en concurrence avec le rationalisme utilitaire des princes et de leurs agents administratifs : le pouvoir des États des Temps modernes s’en trouve accru, en même temps que s’élargit le marché. Le second moment est celui du « charisme de la raison », de la rupture avec les fondements de l’ordre traditionnel comme de la mise en œuvre de principes nouveaux. Mais son effet, bien loin d’arrêter le processus de rationalisation, est au contraire de l’amplifier et de l’accélérer : le droit rationnel s’impose définitivement avec la promulgation des Codes civils (depuis le Code Napoléon jusqu’au Bürgerliches Gesetzbuch de 1896, auquel il arrive à Weber de se référer) et la bureaucratie rencontre désormais moins d’obstacles pour étendre son emprise. L’État moderne s’est constitué de façon définitive à travers la rencontre ou plutôt la conjonction de ce double processus.

38À cette constitution les juristes ont pris une large part, comme Weber ne cesse de le souligner. Ce rôle majeur des juristes formés dans les universités est en particulier mis en relief dans un de ses derniers textes, Politik als Beruf : ils auraient exercé une influence « [déterminante] sur toute la structure politique du continent européen », reconnaissable au « fait suivant : la révolution de la chose publique, si l’on entend par là la progression vers une forme étatique rationnelle, a partout été l’œuvre de juristes éclairés » (Weber, 1959, 139). C’est dire que la construction progressive de l’État moderne a été, en quelque sorte, portée par le « rationalisme juridique sans [lequel] on ne pourrait comprendre ni la naissance de l’absolutisme royal ni la grande Révolution » (Weber, 1959, 140).

39C’est justement le rationalisme juridique qui a conduit, par la systématisation, à faire du droit « un cosmos de règles abstraites établies intentionnellement » et à « sublimer », pour risquer ce terme wébérien, la prépondérance de la loi dans la définition d’un « ordre impersonnel » : on retrouve là deux caractéristiques centrales et étroitement solidaires de « la domination légale » (Weber, 1971, 223). Or celle-ci trouve son « type le plus pur » dans la direction administrative bureaucratique (Weber, 1971, 226) ; si l’on ajoute encore avec Weber qu’il faut voir dans « la formation de la bureaucratie le germe (Keimzelle) de l’État occidental moderne » (Weber, 1971, 229 ; trad. modifiée par l’auteur), il est difficile de ne pas en arriver à la conclusion, même si elle n’est pas explicitée par Weber, que ce dernier est, sinon l’incarnation, du moins une expression clairement identifiable de la domination légale [16].

40Il y a en tout cas un point sur lequel le doute n’est pas permis : « Dans son développement achevé l’État est absolument moderne » (Weber, 1971, 58). En ce sens, il représente le point d’aboutissement d’un long et complexe ensemble de processus, que Weber contribue précisément à démêler et à éclairer. On peut certes distinguer dans le cadre de l’histoire universelle une pluralité de formes d’État ; mais, en tant que produit de la modernité, l’État acquiert des traits caractéristiques dont il importe de tenir compte pour la définition même de son « concept » (Weber, 1971, 58).

41La définition wébérienne de l’État conçu, rappelons-le, comme « une institution politique à activité continue (Anstaltsbetrieb) [dont] la direction administrative revendique avec succès pour l’exécution des règlements établis le monopole de la contrainte physique légitime » (Weber, 1971, 57) [17], a connu une très large diffusion, qui appellerait une étude par elle-même. Pour notre propos, le point essentiel tient au fait qu’elle n’est pas dissociable de la mise en œuvre d’une perspective sociohistorique soucieuse de dégager les lignes de force et les résultats majeurs du « développement » propre à l’Occident.

42On est, bien sûr, en droit de se demander si une telle définition reste appropriée pour l’État contemporain, tout au moins celui des sociétés occidentales ; et nous ne manquerons pas d’y revenir, fût.ce brièvement. Il nous semble pourtant que certaines critiques ne rendent pas justice à la démarche de Weber, même si leur formulation ne manque pas de brio. Nous pensons en particulier à la thèse défendue par Helmut Willke, selon laquelle Weber n’aurait pas pensé le processus de désenchantement (Entzauberung) du monde jusqu’à ses ultimes limites, impliquant « le désenchantement de l’État lui-même » (Willke, 1987). Or, si, comme nous l’avons soutenu, la construction de l’État moderne a été sous-tendue par des processus entraînant une emprise croissante de la rationalité formelle, celui-ci apparaît comme un produit caractéristique du désenchantement, auquel ce type de rationalité contribue, plus que tout autre. La formulation de Willke n’a donc de valeur que métaphorique.

43Cela ne signifie pas, pour autant, que les observations empiriques de Willke ne doivent pas être prises en considération. La sociologie des organisations, dans son application à l’analyse des politiques publiques, a permis en quelque sorte de procéder à une déconstruction de l’État : à l’image d’un centre unifié de commandement, elle a tendu à substituer celle d’une pluralité de décideurs engagés dans la négociation de compromis ; la bureaucratie elle-même est partie prenante dans ce processus puisqu’elle se trouve souvent représentée par plusieurs instances plus ou moins concurrentes entre elles. Certes on a parfois tiré de cet ensemble d’analyses la conclusion forcée que l’État ne constituait qu’un acteur parmi d’autres, ce qui est sans doute faire bon marché de sa dimension proprement institutionnelle ; mais il n’y a guère de doute sur la tendance lourde du développement, allant dans le sens d’une érosion du double monopole de la contrainte physique et de la création du droit que Weber avait conféré à l’État.

44Nous ne nous attarderons pas davantage sur ce thème qui a été largement débattu [18], si ce n’est pour faire observer qu’un autre facteur contribue à cette érosion, en l’occurrence l’émergence de modes de pouvoir supra-national : ainsi la transposition requise des directives européennes dans le droit français souligne crûment que l’État n’est plus la source unique du droit, même si de telles mesures doivent encore faire l’objet, si l’on peut dire, d’une appropriation juridique.

45Il est une autre piste de discussion que nous nous contenterons d’évoquer, sans pour autant prendre forcément position en la matière. Elle offre l’intérêt d’avoir été ouverte par Weber lui-même, dans le dernier chapitre de sa sociologie du droit. Il y développe assez longuement l’idée que le développement moderne du droit se caractériserait par des tendances, par ailleurs diverses et éventuellement rivales, qui ont favorisé un « affaiblissement », voire une « dissolution » (Auflösung) du rationalisme juridique (Weber, 1976, 505). On est ainsi conduit à se demander s’il y aurait eu une rupture dans le processus de rationalisation juridique croissante ou, en termes plus brutaux, si le mouvement se serait en quelque sorte inversé. Weber nous invite plutôt à la prudence dans la conclusion du chapitre en mettant en évidence, à partir du contraste entre le formalisme du droit pour ce qui touche à la sécurité du commerce et son caractère non formel dans l’interprétation de la loyauté commerciale, ce que l’on pourrait appeler les ambivalences du développement moderne du droit (Weber, 1976, 212).

46Nous resterons encore sur le terrain du droit pour aborder une dernière et, nous semble-t-il, essentielle question, relative à la différenciation entre ordre bureaucratique et ordre légal. Selon Roberto Unger, le « droit bureaucratique » se reconnaît à « son caractère public et positif » : « Il consiste en règles explicites établies et imposées par un gouvernement » (Unger, 1976, 50) tandis que le droit propre à l’ « ordre légal », tout en étant public et positif, satisfait de surcroît à des exigences d’ « autonomie » et de « généralité » (Unger, 1976, 52-58). Sur cette base conceptuelle, Unger en vient à opposer deux voies antithétiques de développement, celle de l’ancienne Chine conduisant à l’instauration d’un ordre bureaucratique d’une part, celle de l’Europe moderne de l’autre, avec la formation unique d’un ordre légal.

47Ce sommaire raccourci suffit, nous semble-t-il, à faire prendre conscience de la tonalité wébérienne de l’argumentation développée par Unger ; et il y a déjà là une première raison qui peut faire douter que Weber ait méconnu la distinction première, qui sous-tend la construction sociohistorique d’Unger. Certes, il est vraisemblable que Weber la reformulerait : il dissocie fondamentalement, comme on l’a vu, la bureaucratie inhérente à l’État moderne des « bureaucraties patrimoniales », dont l’Empire chinois constitue un exemple privilégié [19] ; dans la mesure où la bureaucratie, sous sa forme achevée, est, elle aussi, liée à la modernité, l’adoption de la perspective wébérienne amènerait à proposer une vision moins contrastée de l’ordre bureaucratique et de l’ordre légal. Mais Weber n’en reconnaît pas moins, fut-ce de manière implicite, le bien-fondé de la distinction. Dans le cadre de l’État moderne, les trois sphères de la création du droit, de la découverte du droit et de l’administration stricto sensu sont différenciées, quelle que puisse être la complexité de leurs rapports, alors que la justice du prince patrimonial – au moins sous son mode patriarcal – tendait à se confondre avec l’administration, plus spécifiquement à « revêtir la forme de l’administration » (Weber, 1976, 486).

48Et l’on ne peut pas davantage reprocher à Weber d’avoir sous-estimé les caractères propres de l’ordre légal, même s’il ne raisonne pas strictement en ces termes. Si l’on reprend tour à tour les deux grandes propriétés mises en avant par Unger, celles d’autonomie et de généralité, on peut d’abord observer que le monde juridique, dans l’analyse qu’en propose Weber, satisfait aux quatre critères de l’autonomie : la systématisation formelle du droit lui confère son autonomie « substantielle » comme l’application au cas particulier de la règle abstraite et générale lui fournit son autonomie « méthodologique » ; Weber a tout particulièrement mis en lumière l’importance des spécialistes du droit (autonomie « professionnelle ») dans la formation du droit moderne et il se réfère à maintes reprises aux tribunaux, qui sont les lieux privilégiés de l’autonomie « institutionnelle » du droit. Quant à la généralité, nous avons suffisamment insisté sur le rôle attribué par Weber à l’égalité formelle pour pouvoir affirmer qu’elle a été pleinement prise en compte dans son traitement du droit.

49Weber a donc clairement identifié les caractéristiques majeures de l’ordre légal. Il reste cependant permis de se demander s’il n’a pas tendu à sous-estimer la portée de la différenciation entre ordre bureaucratique et ordre légal. N’aurait-il pas privilégié à l’excès un « modèle » forgé à partir de l’expérience de l’Europe continentale aux dépens d’un modèle de type anglo-saxon ? Il semble raisonnable de répondre oui à cette question, même si la subtilité de sa pensée l’amène à multiplier les correctifs. Weber avait sous les yeux un exemple d’État fort, sinon avec l’État allemand, du moins avec son épine dorsale, l’État prussien et sa puissante organisation bureaucratique : peut-être n’est-il pas sans intérêt de noter en passant qu’a contrario pour Unger « le cas allemand représente un défi pour [son] argumentation et le contraint à la nuancer » (Unger, 1976, 181). Mais, tout en soulignant la « supériorité technique » de la bureaucratie, Weber n’a pas cessé de dénoncer, en particulier dans la période wilhelminienne, ses empiétements politiques : il s’est toujours gardé d’idéaliser cette forme d’État. Du point de vue du droit, il a sans doute constamment défendu l’idée que son développement dans le sens d’un formalisme abstrait, tel qu’il s’est produit sur le continent, était tout à fait adapté aux besoins, propres au capitalisme, de calculabilité et de prévisibilité ; mais l’originalité de la Common Law et son émergence sur la terre nourricière du capitalisme, maintes fois évoquées dans le cadre de la sociologie du droit, sont un constant rappel à son lecteur qu’il ne saurait exister en la matière de voie unique. L’exemple même du Canada, où la concurrence des deux types de droit a plutôt tourné à l’avantage de la conception anglo-saxonne, l’amène à formuler sur ce plan une conclusion de portée générale, dépourvue de toute ambiguïté : « Il n’existe dans le capitalisme comme tel aucun motif décisif [susceptible de] favoriser cette forme de rationalisation du droit qui, depuis la formation universitaire du Moyen Âge à la romanistique, est restée caractéristique de l’Occident continental » (Weber, 1976, 511). On peut encore ajouter qu’il a gardé de sa discipline initiale une certaine fascination pour la systématique juridique ; cela ne l’a pas pourtant, on l’a vu, empêché de signaler des tendances récentes allant dans une direction souvent opposée.

50C’est un trait du génie propre de Weber que d’apporter des retouches au tableau, sans pourtant dévier de sa ligne argumentative. On peut néanmoins admettre que, du point de vue de la sociologie comparée – le seul pertinent ici –, il n’accorde pas au modèle « libéral – constitutionnel » la place que celui-ci aurait mérité. Or c’est précisément dans le cadre d’un tel modèle que la différenciation entre bureaucratie gouvernementale et ordre légal est la plus prononcée : pour parler en termes parsoniens, l’administration bureaucratique est renvoyée du côté du système politique ( « sous-système de réalisation des fins » ), tandis que le droit constitue le cœur même de la « communauté sociétale » ( « sous-système intégratif » ). Il convient donc d’accepter l’invitation de Roberto Unger à examiner la nature et l’évolution du droit dans ce contexte différent.

51Mais on n’est nullement obligé pour autant de faire de ce modèle le cas exemplaire, en succombant ainsi à une tentation à laquelle Unger lui-même n’a pas su entièrement résister. On ne doit pas non plus oublier une des leçons essentielles de Max Weber, à savoir le souci de penser les relations entre bureaucratie et droit. Il se peut que ces relations soient moins intimes que dans le cadre de l’Allemagne et de la Prusse de son temps ; il est vraisemblable que l’administration centrale est, même en France, tombée de son piédestal ; mais la clarification des rapports entre l’administration, ses partenaires, et le droit reste au cœur de la nouvelle sociologie de l’action publique, qui a su se défaire de la vieille prévention de la sociologie des organisations à l’égard du formalisme juridique.

Bibliographie

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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  • — 2004, Œuvres politiques (1895-1919), trad. par E. Kauffmann, J.-P. Mathieu et A. Roy, présentation d’E. Kauffmann, introd. de C. Colliot-Thélène.
  • — 2005 a, Max Weber-Gesamtausgabe, I/22-4 : Herrschaft, E. Hanke (ed.) en collab. avec T. Kroll, Tubingen, Mohr (Siebeck).
  • — 2005 b, « Puissance et domination. Formes de transition », trad. par J. P. Grossein, Revue française de sociologie, 46-4, « Lire Max Weber », sous la dir. de F. Chazel et J.-P. Grossein, 937-940.
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  • Willke H., 1987, « Entzauberung des Staates. Grundlinien einer systemtheoretischen Argumentation », in T. Ellwein, J. J. Hesse, R. Mayntz, F. W. Scharpf (Hsg.), Jahrbuch für Staats- und Verwaltungswissenschaft, 1, 285-308.

Notes

  • [1]
    Les éditeurs de la Max Weber Gesamtausgabe (MWG) ont entrepris la publication en volumes séparés des textes jusque-là rassemblés dans la seconde partie de Wirtschaft und Gesellschaft – en fait la plus ancienne – sous le titre « Die Wirtschaft und die gesellschaftlichen Ordnungen und Mächte » ; on peut en particulier accéder, dans le cadre de cette édition savante, à la première version de la sociologie de la domination (I/22-4, Herrschaft [Weber, 2005 a]), tout comme au fragment sur les « communautés politiques » (I/22-1, Gemeinschaften [Weber, 2001]). Certes on ne dispose pas encore du volume I/23 consacré à la formulation ultime des « Catégories de la sociologie » et reprenant donc la seconde version de la sociologie de la domination. Pour ce qui est des « Écrits politiques », ils ont donné lieu à différents volumes selon les périodes, en particulier I/10 : Zur Russischen Revolution von 1905 (Weber, 1989), I/15 : Zur Politik im Weltkrieg (Weber, 1984), I/16 : Zur Neuordnung Deutschlands (Weber, 1988) et I/17 qui comporte Politik als Beruf (Weber, 1992).
  • [2]
    On se bornera ici à mentionner les ouvrages de Stefan Breuer (Breuer, 1991, 1994), d’Andreas Anter (Anter, 1995) et enfin le volume collectif consacré, sous la responsabilité d’Édith Hanke et Wolfgang Mommsen, à la « sociologie de la domination » (Hanke, Mommsen, 2001).
  • [3]
    À notre connaissance, la première sociologie de la domination serait actuellement en cours de traduction. On dispose cependant, grâce à Jean-Pierre Grossein, de la traduction des pages d’ouverture du texte (Weber, 2005 b) ainsi que de la section consacrée à « l’État et la hiérocratie » (Weber, 1996, 241-328).
  • [4]
    Sans doute vaut-il la peine de rappeler que déjà pour Rudolf von Jhering, le pouvoir de la contrainte physique est le « monopole absolu de l’État » (Jhering, 1893 [1877]). Par ailleurs le thème de la rationalisation du droit, en liaison avec l’État, a été développé par Georg Jellinek (1911-1913). Mais l’existence de stimulations liées aux débats de l’époque ne doit en rien occulter le travail de clarification conceptuelle opéré par Weber, comme le souligne avec beaucoup de force Andreas Anter à la dernière page de son livre (Anter, 1995).
  • [5]
    Ainsi Weber cite conjointement l’ « État égyptien », l’État assyrien et l’État européen moderne, bureaucratique « au terme d’une série d’exemples destinés à illustrer le rôle joué par la discipline militaire dans la constitution de diverses formations politiques » (Weber, 2005 a, 550-551). Quant à l’Empire chinois, qui représente avec l’Égypte pharaonienne le modèle le plus accompli de « bureaucratie patrimoniale », il se voit appliquer pour cette raison par Weber le qualificatif d’ « État de fonctionnaires (Beamtenstaat) » (Weber, 2005 a, 419).
  • [6]
    L’imperium sert à désigner d’une manière générale « tous les pouvoirs qui ne sont pas [liés à la sphère] domestique » (Weber, 1976, 393). À cet égard, il convient de noter le contraste entre la sociologie du droit, qui fait une large place à cette notion, et la sociologie de la domination qui n’y fait qu’à peine référence. Le volume consacré au droit (Max Weber-Gesamtausgabe, I/22-3) sous la responsabilité de Werner Gephart devrait être prochainement disponible. Il existe une traduction française de la Sociologie du droit (Weber, 1986) dont il nous paraît permis de dire qu’elle n’est pas toujours à la hauteur des difficultés considérables de ce texte.
  • [7]
    Sur la distinction de ces deux « rationalisations » et de leurs porteurs spécifiques, on pourra se reporter à un passage significatif de l’ « Introduction » à L’éthique économique des religions mondiales (trad. franç. in Weber, 1996, 374). Dans le paragraphe de la sociologie du droit auquel nous nous référons Weber souligne l’opposition entre un droit formel forgé par des spécialistes et l’aspiration du pouvoir princier à une justice matérielle. Stefan Breuer propose, à notre sens à juste titre, d’abandonner la conception élargie du patriarcalisme défendue ici par Weber et de réserver l’usage de la notion à ce qui relève de la communauté domestique (Breuer, 1991, 103).
  • [8]
    Compte tenu de son originalité, cette proposition finale mérite d’être citée dans son intégralité : « Ein von allen historischen “Vorurteilen” freies Gesetz..., welches (vermeintlich) seinen Inhalt nur von dem sublimierten gesunden Menschenverstand in Verbindung mit der spezifischen Staatsräson der dem Genie, und nicht der Legitimität, ihre Macht verdankenden grossen Nation empfängt. »
  • [9]
    Weber traite en effet longuement, dans le cadre de la première sociologie de la domination, des partis politiques modernes et de la lutte que s’y livrent charisme et bureaucratie (Weber, 2005 a, 506-513). Il en tire la conclusion que l’existence de dominations charismatiques n’est nullement limitée « aux stades primitifs de développement » et que les trois types fondamentaux de structure de domination, bien loin de pouvoir être rangés sur « une ligne [unique] de développement », « apparaissent [sous la forme] des combinaisons les plus diverses ». Il ajoute toutefois que « le destin du charisme est de reculer avec le développement croissant de formations institutionnelles durables » (Weber, 2005 a, 513).
  • [10]
    Weber se réfère ici explicitement à Robespierre et donc au culte de l’être suprême, combinant une orientation déiste avec l’insistance sur les « vertus » républicaines.
  • [11]
    Tout en admettant, à la suite de Jellinek (1902), que la liberté de conscience est vraisemblablement « “le droit de l’homme” le plus ancien », Weber propose d’y voir « le premier “droit de l’homme” sur le plan des principes » (Weber, 1996, 327).
  • [12]
    Comme nous l’avons vu, l’expression d’ « étatisation » des normes juridiques est utilisée par Weber dans le fragment consacré aux « communautés politiques ». En revanche celle de « juridicisation » (Verrechtlichung) est empruntée à Andreas Anter (Anter, 1995, 188).
  • [13]
    Weber prend le soin de préciser que les particularités juridiques n’ont pas pour autant disparu mais que celles qui ont été créées par l’État moderne reposent sur une autre base que les anciens privilèges liés aux corporations et aux ordres.
  • [14]
    Pour Breuer, on pourra se reporter, entre autres passages, à la seconde section du chapitre intitulé « Die Rationalisierung des Staates » (Breuer, 1994, 39-42). Quant à Anter, il est catégorique sur ce point (Anter, 1995, 207).
  • [15]
    Il n’est donc guère surprenant qu’un auteur aussi sensible à la dimension juridique des phénomènes politiques que Norberto Bobbio ait mis en évidence ce rôle crucial de la rationalité formelle dans la création de l’État moderne (Bobbio, 1987).
  • [16]
    Pour autant que nous puissions en juger, tous les ingrédients constitutifs de la définition de l’État à laquelle aboutit Weber sont déjà présents dans la première sociologie de la domination, à l’exception de la dimension d’ « activité continue » (Betrieb). Mais ils ne sont pleinement intégrés les uns aux autres qu’à partir du moment où Weber a élaboré sa typologie de la domination légitime et dispose donc du concept de « domination rationnelle », selon l’expression utilisée dans la première version de l’ « Introduction » à L’Éthique économique des religions mondiales (1915). Sur les étapes dans la sociologie de la domination – et en particulier la construction progressive de la typologie – le tableau synthétique d’Édith Hanke apporte un précieux éclairage (2001, 40-41).
  • [17]
    On cite souvent aussi la définition placée au début de Politik als Beruf, qui met l’accent sur « le monopole de la contrainte physique légitime ». Mais il convient également de rappeler que cette même conférence comporte une définition plus complète de l’État insistant non seulement sur le monopole mais aussi sur son caractère institutionnel et enfin – ce qui en fait l’originalité – sur « la [réunion] dans les mains des dirigeants des moyens matériels de gestion » (Weber, 1959, 120). En tout cas, que l’on se réfère aux « Concepts fondamentaux » ou à Politik als Beruf, on ne peut qu’être frappé par la concision de la définition par rapport à la formulation laborieuse servant à caractériser l’institution étatique dans la « sociologie du droit » (Weber, 1976, 393-394).
  • [18]
    Dans sa contribution au volume collectif Max Webers Herrschaftssoziologie, Andreas Anter dresse en quelques pages un utile bilan sur ce plan, étayé de multiples références (Anter, 2001, 133-136). Même si elle n’a pas ce seul objectif, la discussion entamée par Breuer sur le devenir de la « domination rationnelle » à la fin de son livre de 1991 comporte à cet égard maintes remarques éclairantes.
  • [19]
    C’est en effet en tant que type original de « bureaucratie patrimoniale » que l’Empire chinois fait l’objet d’une longue analyse dans la première sociologie de la domination (Weber, 2005 a, 326-335).
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