Couverture de ANSO_072

Article de revue

Jean carbonnier et l'année sociologique

Pages 555 à 569

Notes

  • [1]
    Voir Terré (2004, 1 et s.)
  • [2]
    L’Année sociologique, 1978, numéro spécial « Sociologie du droit et de la justice », Paris, PUF (livraison 1976).
  • [3]
    Voir déjà Carbonnier (1958 b).
  • [4]
    Cf. notamment Carbonnier, 1982.
  • [5]
    Cf. l’intervention de J. Carbonnier, 1993, 19.
  • [6]
    Cf. Terré, 2004, 1.
  • [7]
    Cf. toutefois, R. König, Vo Comte, Internat. Encycl. of the Social Sciences, t. 3, 1968, p. 201 ; M. Ginsberg, Essays in the Sociology and Social Philosophy, 1956, t. 1, p. 211, t. 3, p. 16.
  • [8]
    Cf. Terré, 2004, 7.

1Dans les relations entre la sociologie générale et la sociologie du droit, L’Année sociologique a occupé une place importante. Étant donné, au départ, le rôle de Durkheim et les liens qui liaient celui-ci à Duguit, il n’est pas douteux qu’il en soit résulté des analyses précieuses. Pas seulement du seul fait des ouvrages fondamentaux de Durkheim, mais aussi à travers les Leçons de sociologie, Physique des mœurs et du droit (Durkheim, 1950) ainsi qu’à la faveur des comptes rendus consacrés par cet auteur à des ouvrages divers et significatifs qui relevaient souvent d’études juridiques.

2Dans la famille des durkheimiens, l’intérêt porté aux choses du droit s’est manifesté à diverses reprises. L’anthropologie de la Grèce antique, spécialement en droit, doit beaucoup à Louis Gernet. La superbe compréhension de la pensée chinoise par Marcel Granet puise aux mêmes sources. La formation de Jean Carbonnier, son séjour en Allemagne pendant la décennie 1930 ont aussi contribué à élargir l’horizon de ses immenses connaissances. Ce n’est sans doute pas un hasard si le Bordelais a été pour lui ce terreau où se nourrirent, avant lui, Montaigne et Montesquieu.

3C’est au moins jusqu’à ce dernier auteur qu’il faut remonter pour situer Jean Carbonnier dans la pensée juridique d’Occident. Je dis « au moins », car, si l’on s’aventure à relire De l’esprit des lois, on doit bien constater que ni dans la forme ni dans le fond, cette œuvre plus souvent citée qu’elle n’est lue, se présente principalement comme une succession d’observations comparatives. Rapprochés de ceux de Jean Carbonnier, de tels écrits perdent une part de leur éclat.

4En droit, en théologie, en sociologie, l’œuvre de Carbonnier est considérable. L’actuelle recension de tous ses écrits, loin d’être achevée, impressionne. Cependant, il arrive que l’on constate l’ignorance de son influence, mieux : de son existence parmi des esprits que l’attirance affirmée pour la sociologie aurait pu rendre plus attentifs. Il est vrai que cet auteur avait coutume d’écarter les honneurs, décorations et Mélanges.

5L’intérêt que Carbonnier portait à la sociologie ne s’est pas seulement exprimé dans les colonnes de L’Année sociologique. Aux Archives de philosophie du droit (« et de sociologie juridique », de 1932 à 1940, lorsque Le Fur puis Gurvitch en furent les directeurs), il a participé de manière toujours concise et éclairante à de multiples recensions d’ouvrages de sociologie du droit, y compris du droit pénal ; il était pénaliste autant que civiliste et sociologue. Les choix étaient toujours pertinents : Giuseppina Nirchio, Introduzione alla sociologia giuridica (Carbonnier, 1957), Giovanni Ambrosetti, Contributi a una filosofia del costume, 1o Problematica e Storia (Carbonnier, 1961 a), Maria-Borucka-Arctowa, Die gesellschaftliche Wirkung des Rechts (Carbonnier, 1978), Umberto Cerroni, Metodologia e scienza sociale (Carbonnier, 1971 a) [1].

6C’est cependant à L’Année sociologique que l’on constate une participation importante de l’auteur, d’abord simplement comme auteur, ensuite comme président du Comité de 1964 à 1977, puis président d’honneur. Tout au long de ces années, il a su, sans nuire à personne, faire une place à la sociologie du droit. Il suscita, sans vouloir participer à cet ouvrage, un volume consacré à la sociologie du Droit et de la Justice en 1976 [2]. Les volumes ultérieurs devaient montrer la persistance d’une influence certaine.

7En 1957-1958, la troisième série de L’Année sociologique est aussi marquée par plusieurs éloges in memoriam au premier rang desquels figure celui d’Émile Durkheim par Georges Davy (Davy, 1958). Or, c’est dans ce même volume qu’est publié le fameux article de Jean Carbonnier : « Effectivité et ineffectivité de la règle de droit » (Carbonnier, 1958 a). Ce texte est véritablement fondateur d’un nouveau développement de la sociologie du droit en France, prolongeant et dépassant les apports de Georges Gurvitch et d’Henri Lévy-Bruhl. Il est révélateur qu’au fil des dix éditions de Flexible droit. Textes pour une sociologie du droit sans rigueur, Jean Carbonnier a toujours repris ce texte (Carbonnier, 1969 a).

8Le fait est que cette étude est centrale dans la sociologie considérée. Elle consiste en une réflexion menée en quelque sorte sur l’aval de la règle de droit, non pas dans son élaboration, mais dans son application. Or, c’est précisément à cette étape que nombre de distinctions et de réflexions sont nécessaires. D’abord parce qu’il y a lieu de s’interroger sur l’appartenance de son application à la pleine existence de la règle de droit. Deux orientations de la pensée sont alors concevables, toutes deux contestables. L’une consiste à s’en tenir à la formulation officielle de la règle, ce qui repose, s’il s’agit d’une loi, sur sa promulgation et sa publication, au point d’en arriver parfois à considérer, en toute innocence, que les lois sont faites pour être promulguées, non pas pour être appliquées, de sorte que ce n’est plus, en quelque sorte, qu’une affaire d’intendance. L’autre orientation, diamétralement opposée, faisant essentiellement prévaloir le concret sur l’abstrait ou la réalité sur l’art porte à penser qu’il n’est de droit que s’il y a une réalisation pratique.

9Qu’elle soit totale (impuissance des lois, désuétude), consciemment voulue ou non, ou individuelle, tenant aux réactions de chacun, l’ineffectivité ainsi envisagée est un concept clé de la sociologie du droit, ne permettant même plus de considérer seulement les phénomènes juridiques comme des faits sociaux, suivant la méthode durkheimienne. C’est pourquoi, du côté de celui qui élabore la règle, comme de celui qui en est le destinataire, les données psychosociologiques conduisent à distinguer ineffectivité et inapplication. Celle-ci est normalement envisagée de manière objective, si tant est que l’on puisse explorer suffisamment la face cachée du droit et tant de chiffres obscurs qui n’ont pas seulement trait à la délinquance. Mais cette approche ne suffit pas, car l’appréciation des résultats doit nécessairement être opérée, si c’est possible, par rapport à l’objectif retenu par celui dont émane la règle. Or la volonté de celui-ci est très variable, plus ou moins volontariste. Et il faut d’ailleurs ajouter que cette volonté, lorsqu’elle est fortement coercitive, peut être à ce point assurée que la nécessité de sanctionner la violation de la loi est pleinement satisfaite quand, à la limite, la crainte de la sanction suffit, à elle seule.

10Au-delà de la distinction dégagée, l’analyse peut conduire à s’interroger sur la corrélation entre l’effectivité et l’utilité, ce qui ouvre la porte à un champ encore plus étendu de réflexions. Dans cette voie, où la sociologie du droit est source d’un apport capital, ce n’est pas la distinction du fait et du droit, ni même le rôle du fait dans le droit, qui sert de guide à la recherche, mais la compréhension de l’écart qui peut exister entre eux. La suite des temps devait conduire Jean Carbonnier à poursuivre, sur le terrain de la législation, son investigation scientifique [3]. À l’intitulé de son livre Flexible droit (Carbonnier, 1969 a), il avait sans doute ajouté un sous-titre faisant état « du droit sans rigueur ». Prudence ou modestie ? Certains s’y trompèrent, trop prompts à ne voir dans des études de cet ordre ou d’un ordre voisin, que de la dogmatique éclairée. Il était clair que, de tout cela, résultait, sur le plus authentique terrain de la sociologie, un renouveau profond, corroboré par les études nombreuses, différentes par la forme comme par l’objet, que l’auteur publia dans les diverses livraisons de L’Année sociologique.

11C’était d’ailleurs négliger la contribution importante que Carbonnier a apportée à la sociologie empirique et à la méthode sociologique proprement dite en matière de droit. À s’en tenir aux limites de la présente évocation, il est précieux que dans L’Année sociologique ait été publiée, dans le volume daté de 1964, une note, par J. Carbonnier, intitulée « Un essai de statistique de la répartition des régimes matrimoniaux conventionnels à la veille de la réforme de 1965 » (Carbonnier, 1964 a). C’était la première enquête statistique réalisée sur ce sujet, en France, depuis 1898. L’analyse des résultats de l’enquête par Jean Carbonnier demeure un modèle du genre.

12L’ampleur et la cohérence de sa pensée se manifestent quel que soit le genre d’écriture utilisé. À commencer par l’in memoriam, illustré dans des circonstances nouvelles en tant que président du comité ; pour Gabriel Le Bras, Carbonnier (1970) insiste particulièrement sur la sociologie religieuse, objet et méthodes :

« Comme plus d’un dans les Facultés de droit, c’est par l’histoire que notre doyen était venu à la sociologie. Les sociologues d’aujourd’hui ne rendent peut-être pas assez justice à l’histoire : elle leur semble le passé alors qu’elle est le mouvement » (Carbonnier, 1970, 10).

13L’évocation de Le Bras se prolongeait naturellement par l’hommage que celui-ci avait présenté en 1960 à la Sorbonne lors des cérémonies du Centenaire de L’Année sociologique :

« Si l’idée d’une création du système religieux par cette société (la société globale) ne peut être admise par les croyants d’aucune religion positive, les croyants ont une raison de plus de rendre hommage à Durkheim pour le tact avec lequel il s’est toujours exprimé, et tous, sans distinguer les appartenances, reconnaissent avec lui l’interaction des sociétés religieuses et des sociétés civiles » (Carbonnier, 1970, 11).

14Cette situation du sociologue croyant, Jean Carbonnier la considéra en évoquant plus tard la mémoire d’un Protestant Roger Bastide (Carbonnier, 1974), l’étant lui-même [4]. Il loua d’ailleurs les comptes rendus de son coreligionnaire. Ils

« étaient un modèle du genre – ni projection de la table des matières, ni critique couperet, mais effort pour apporter aux auteurs ou pour discuter avec eux » (Carbonnier, 1974, 6).

15Carbonnier témoignera des mêmes qualités.

16Suit dans l’in memoriam un morceau d’anthologie qu’on ne peut résister à la tentation de citer en son entier :

« Pas plus que l’on n’aurait dessiné une image exacte de Gabriel Le Bras, si l’on avait tenté de séparer l’homme de science du Catholique breton, on ne rendrait raison de ce que fût réellement Roger Bastide si l’on ne rappelait que c’était aussi un protestant cévenol. Sous certains choix de sa vie, la filiation est frappante : comment expliquer mieux l’attirance éprouvée vers les minorités, vers les dissidences, vers les sectes agitées de transes, telles ces transes qui secouaient prophètes et prophétesses au temps des Camisards ? Mais peut-être d’autres traits moins voyants se laisseraient-ils rapporter à la même origine (pour ceux qui imaginent une ethnopsychologie pluraliste à l’intérieur de la nation) : l’extrême retenue, une certaine gravité de ton derrière l’humour, ou, sur un registre tout différent, l’absolue indépendance, et finalement, cette impossibilité si caractéristique où nous sommes tous de le classer, soit d’un côté, soit de l’autre, dans les divisions idéologiques de la sociologie, voire de la société française » (Carbonnier, 1974).

17Cette approche, à partir, à côté du protestantisme, correspondait évidemment à une perception fondamentale des rapports entre droit et religion [5].

« Comme Gaspard de Coligny, qui fut un de ses personnages favoris »,

18écrit Olivier Abel (Abel et al., 2003, 3),

« Carbonnier a ainsi porté la tension entre ses responsabilités civiles et son appartenance résolue, et même prosélyte, au “parti” protestant. Et il a réussi à les respecter ensemble, à les porter plus loin. C’est peut-être justement qu’il refusait tout droit aux racines, tout excès identitaire. »

19La présence religieuse n’est jamais loin (Carbonnier, 1986, 1990). Elle rejoint notamment, à travers la compréhension de la société bédouine (préface de la thèse de Joseph Chelhod : Carbonnier, 1971 b, IX), un riche terrain de réflexion des islamologues. Jean Carbonnier en viendra cependant à considérer dans cette direction les obstacles au droit comparé en ce qu’il ne croyait pas « qu’un véritable comparatisme soit possible entre un droit révélé et un droit profane » (Carbonnier, 2005, 3), car il supposerait une véritable conversion du chercheur à la révélation et, du même coup, un abandon de l’objectivité scientifique (Carbonnier, 2005, 4).

20Le fil conducteur des écrits publiés par Jean Carbonnier dans L’Année sociologique se relie non seulement à l’article phare « Effectivité et ineffectivité de la règle de droit » (Carbonnier, 1958 a), mais aussi aux ouvrages de l’auteur : Flexible droit (Carbonnier, 1969 a), Sociologie juridique (Carbonnier, 1972), Essais sur les lois (Carbonnier, 1979), Droit et passion du droit sous la Ve République (Carbonnier, 1996), sans oublier les incomparables Précis Thémis de droit civil. En outre, de multiples contrepoints sous forme de comptes rendus à L’Année sociologique révèlent une ampleur de vue et une originalité de pensée sans égales, ce qui permet, à partir de l’histoire, mais aussi d’autres sciences auxiliaires du droit, d’enrichir de tous côtés en la matière la démarche sociologique.

21Ainsi en est-il au sujet de la logique juridique (Carbonnier, 1968). Jean Carbonnier ne pouvait manquer d’évoquer un éloignement progressif par rapport à la sociologie :

« Eugène Ehrlich, en fondant la sociologie juridique, a communiqué à ses disciples – aux Allemands de la freie Erfindung, comme aux Américains de la sociological jurisprudence – le sentiment que, dans l’étude du droit, l’esprit logique était l’adversaire direct de l’esprit sociologique. Ce n’est pas un sentiment trompeur ; mais il ne devrait pas conduire les sociologues du droit à rejeter la logique juridique de leur champ d’observations, car toute logique est en soi un phénomène de sociologie » (Carbonnier, 1968, 366).

22Encore convenait-il, à notre époque, d’observer un « réveil de la logique juridique » tendant à dépasser la logique classique d’Aristote et de Port-Royal, bien que celle-ci

23« continue à faire le fond de la pensée juridique » (Carbonnier, 1968, 366).

24D’où deux orientations nouvelles. L’une, relevant de « la logique moderne ou scientifique, ou symbolique, issue de Hilbert et de Russell » est notamment prolongée en droit par la logique déontique de von Wright ou l’application au langage juridique de l’analyse logico-philosophique de Wittgenstein et du Cercle de Vienne. Jean Carbonnier souligne qu’une

25« objection se fait jour... quand on cherche à transposer la logique symbolique en logique juridique » (Carbonnier, 1968, 368).

26C’est précisément là que l’on retrouve la sociologie, disons une sociologie de la logique juridique que Jean Carbonnier met pleinement en évidence :

« Car la logique juridique n’est pas un instrument de science ; du moins, pas principalement cela. Principalement, elle est un mécanisme d’interprétation, ou d’une façon plus large, un mécanisme d’application des règles de droit. Si elle n’était qu’instrument de science, elle pourrait se satisfaire de n’être entendue qu’au sein d’une intelligentsia. Faisant partie du droit applicable à la masse, elle se doit d’être intelligible à tous. Il y a bien eu, dans les sociétés archaïques – faut-il citer la Rome d’avant Cnaeus Flavius ? – des phénomènes de droit ésotérique. Mais ce jus reconditum reposait sur un tréfonds de croyances, magiques ou religieuses, qui était le patrimoine commun de la tribu, tandis que l’ésotérisme auquel nous avons affaire est un ésotérisme d’intellectualité pure, d’université, ésotérisme de tableau noir, pourrait-on dire, sans rien d’affectif ni de populaire pour le soutenir. N’est-ce pas contradictoire à l’idée même du droit ? Le droit n’est pas fait pour le juriste, mais pour les justiciables : il doit pouvoir être perçu, reçu par eux. À un raisonnement judiciaire qui ne peut être suivi, refait par le public, il manque, au fond, un des caractères du droit. »

27L’autre orientation nouvelle de la logique est à l’opposé de la précédente. Elle s’est développée à l’Université libre de Bruxelles, sous l’impulsion de Chaïm Perelman, dans le sens d’un renouveau de la tradition rhétorique si consubstantielle au droit et d’une nécessaire distinction entre les sciences exactes et le droit quant aux méthodes de raisonnement et quant aux besoins de la pratique (Carbonnier, 1968, 370). Alors, « le respect de l’univocité des signes, la rigidité des règles de déduction » ne sont plus acceptables.

« Aussi, tandis que, dans les sciences exactes, règne la théorie de la démonstration ou du raisonnement nécessaire, objet de la logique formelle, l’univers des juristes est justiciable d’une théorie toute différente, la théorie de l’argumentation ou du raisonnement simplement vraisemblable... De surcroît, le choix des modèles d’argumentation demeure teinté, dans l’École, de cet idéalisme qui est, chez les juristes, une convention nécessaire, mais qui, chez les sociologues, risque de troubler l’observation » (Carbonnier, 1968, 371).

28Le regard sur les savoirs périphériques était consubstantiel à la pensée de Jean Carbonnier. C’est ce qui résulte encore de l’intérêt porté à la sociologie politique, notamment à la personnalité juridique, spécialement celle des groupements [6], en relation avec les déviations libertaires du pluralisme politique. Dans cet esprit, il a relevé, notamment, l’apport d’un ouvrage collectif Legal Personality and Political Pluralism (Carbonnier, 1960). De là, une suite de réflexions comparatives lumineuses sur la pensée anglo-saxonne et, de la part des auteurs du recueil commenté, sur le fait qu’à l’encontre de la vieille mystique des corps intermédiaires, il avait été montré au cours du XXe siècle les limites et même les démentis qui lui étaient apportés.

« L’expérience des corporations fascistes révélait trop clairement comment les corps intermédiaires savent se plier à l’État totalitaire. Depuis lors, la critique n’a fait que se développer, sur une base plus scientifique : l’étude des groupes de pression qui entourent la machine gouvernementale, celle des effets de domination qui se produisent dans les petits groupes, sont venues montrer, l’une par l’extérieur, l’autre par l’intérieur, que la fragmentation de la puissance publique est loin de résoudre le problème de la liberté. Les juristes peuvent se demander s’il ne s’ensuivra pas un choc en retour dans les théories de la personnalité morale, et si, tout comme la thèse de la réalité avait aidé le pluralisme politique, la désaffection pour ce pluralisme n’entraînera pas une remontée de la fiction » (Carbonnier, 1960, 428).

29Venons-en plus directement à la sociologie générale, fût-ce dans l’optique de la sociologie juridique. Précisément, sous le titre Journal sociologique, une anthologie des articles publiés par Durkheim dans L’Année sociologique entre 1896 et 1912 a été publiée en 1969, avec une introduction et des notes de Jean Duvignaud. Dans le compte rendu qu’il a consacré à ce livre, Jean Carbonnier (1971 c) a moins relevé la réédition des Mémoires originaux que les « innombrables notices », en particulier la note de Durkheim sur les systèmes juridiques. Quelques années plus tard, les Éditions de Minuit ont publié, en trois volumes, une somme des Textes de celui-ci, correspondant à la même considération. Leur relecture corrobore ce qu’a été l’influence de cet auteur sur la pensée d’Henri Lévy-Bruhl (Carbonnier, 1961 b, 353) et de Jean Carbonnier lui-même.

30La place du droit dans cet ensemble est très importante. Les travaux ultérieurs de Jean Carbonnier n’ont pu qu’en être influencés. N’observait-il pas déjà, dans la livraison 1969 de L’Année sociologique (Carbonnier, 1971 c, 80, n. 1) que la note de Durkheim sur les systèmes juridiques était « d’accent si curieusement structuraliste » ? Bien moins fournis et explorés – Jean Carbonnier le regrettait dans le même volume (Carbonnier, 1971 d) – ont été les

« rapports de Comte avec le droit – trop souvent dépeints comme rapports de mépris – mais surtout trop peu étudiés systématiquement [7]. Nous savons qu’il a des idées intéressantes et importantes sur le sujet.

31L’attention portée aux sociologues est aussi marquée dans le compte rendu du livre de Jacques Henriot Existence et obligation (Carbonnier, 1969 d, 413) où Jean Carbonnier évoque successivement Lucien Lévy-Bruhl et Durkheim. À partir de La morale et la science des mœurs, il relève à nouveau

« que, du mécanisme de l’obligation morale à celui de l’obligation juridique, une induction peut paraître légitime ».

32Ajoutant :

« L’image qui tremble dans l’eau ne laisse-t-elle pas deviner le paysage de la rive ? Ainsi raisonnent notamment ceux qui voient dans la règle morale comme un reflet embué de la règle de droit. »

33Pour en arriver

« à ce qui définit la règle de droit, parmi toutes les règles de conduite : sa judicialité, sa soumission au jugement – ce doute qui décide » (Carbonnier, 1969 d, 414).

34C’est une recherche de définition que rendent souvent difficile les « adiaphores moraux et juridiques » (Carbonnier, 1971 e, 367, au sujet de Système de philosophie juridique synthétique, par Thomas Givanovitch).

35Ce concept d’adiaphore – ignoré du Littré, mais relevé dans le Bailly – est aussi utilisé par Jean Carbonnier au sujet d’un livre important de K. Stoyanovitch, Marxisme et droit (Carbonnier, 1964 b). Au cours de son compte rendu, après avoir retenu l’idée que le marxisme pourrait, dans certaines circonstances, servir d’aiguillon, il développe l’idée suivante :

« Nous voudrions profiter de cet instant d’irénisme pour glisser une question que nous nous sommes posée, à maintes reprises, en lisant l’ouvrage : la théorie marxiste du droit, malgré le radicalisme, l’intransigeance qu’elle affiche, n’a-t-elle pas sa doctrine des adiaphores, des choses indifférentes ? D’autres théories, plus enragées, n’en avaient pas. Ainsi, les juristes nazis professaient que rien ne leur était indifférent et que, même dans des matières apparemment aussi peu politiques que, par exemple, la forme des testaments ou les conditions de la novation, la conception nationale-socialiste ne pouvait assumer le moindre cousinage avec la conception libéralo-marxiste. Au contraire, il semble que le marxisme admette la possibilité de solutions neutres sur des points définis. Tous les conflits juridiques ou judiciaires qui s’élèvent en régime capitaliste ne sont pas nécessairement des conflits de classe dans lesquels il lui faudrait nécessairement embrasser l’un des deux camps. Et une condamnation pour assassinat prononcée par un tribunal bourgeois pourrait bien conserver son autorité de chose jugée à travers la révolution prolétarienne. Marquons ce terrain d’accord technique pour valoir ce que de droit » (Carbonnier, 1964 b, 401).

36Jean Carbonnier ne pouvait qu’être attiré par l’évolution de la sociologie juridique dans la pensée italienne, en particulier par les travaux de Renato Treves. Au sujet de La sociologia del diritto, problemi e ricerche (Carbonnier, 1969 b), il a établi une comparaison des travaux menés notamment par les nations latines. Élargissant le débat, il a relevé notamment convergences et divergences.

« La sociologie et le droit sont tellement hétérogènes de nature, les juristes et les sociologues tellement dissemblables d’esprit (huppés et conservateurs les premiers, les autres plutôt plébéiens et avancés, c’est en Hollande qu’on l’affirme). Chez nous, toutefois, la distance à franchir pourrait être moindre qu’ailleurs : M. Treves le note finement comme une particularité française : Durkheim avait créé une sorte d’union personnelle entre les deux royaumes, et il a laissé derrière lui une double race, des sociologues qui prennent le droit pour matériau, des juristes qui prennent la sociologie pour horizon » (Carbonnier, 1969 b, 414).

37Jean Carbonnier a tenu une place importante dans L’Année sociologique. Irène Théry a présenté de cet auteur un portrait fidèle, dans le cadre d’une étude intitulée Le droit et les mœurs, un enjeu politique, la refonte du Code civil et le paradoxe de la situation française (Théry, 1993, spéc. 102-103). Cette étude se suffit à elle-même et dispense de plus amples commentaires quant à la corrélation réalisée par l’homme et son œuvre.

38On se contentera donc ici d’observer qu’il a développé, tant dans la réflexion scientifique et universitaire que sur le terrain, des talents de novateur incomparables. Des esprits chagrins n’ont même pas pu ramener aux seules vertus de l’intelligence des faits sociaux et aux qualités d’un esprit éclairé la réussite de son entreprise.

39Il est vrai qu’à partir de la réflexion sur l’effectivité et l’ineffectivité de la règle de droit, il a donné à la notion de non-droit une place très importante dans sa vision des phénomènes juridiques. Quand il a introduit cette expression dans le discours juridique, il ne se doutait peut-être pas de ce qu’allait être la fortune de ces deux mots. À telle enseigne que, saisie par tous, ils ont été utilisés de tous côtés, à tort et à travers. L’on a vu l’expression employée pour désigner des temps ou des lieux où la règle de droit est violée, où il cesse d’être prudent de s’aventurer, où la violence est reine et où se développent au mépris de la liberté les pouvoirs de l’ombre et de la nuit. Or, ce ne sont aucunement des zones de non-droit au sens où les entendait Carbonnier. Ce qu’il envisageait de cette manière – qu’il s’agisse de lieu, de temps ou de règles –, c’étaient des situations ou des matières dont le droit se retirait pour laisser à d’autres normes de conduite le soin de gouverner les comportements sociaux.

40Certains territoires prêtent justement à commentaires en matière de non-droit. En commentant les travaux de Michel Devèze sur La vie de la forêt française au XVIe siècle Jean Carbonnier a précisément relevé que

« de tout temps, la forêt a intéressé le droit – ou plutôt : elle lui a posé des questions. Car la forêt, par son impénétrabilité à l’autorité publique, par les isolements robinsoniens qu’elle favorise, peut être une localisation parfaite du non-droit sur la terre » (Carbonnier, 1962, 423).

41Certes, le droit, dans les Temps modernes, a conquis la forêt,

« mais cette conquête n’est jamais pleinement assurée, car l’épaisseur des bois dilue la pression sociale » (Carbonnier, 1962, 424).

42Huit ans plus tard, préfaçant une thèse modèle de sociologie juridique, usant de tous les moyens de la démarche empirique, Jean Carbonnier relève ceci :

« Dans cet ouvrage où abondent les notions très fines, il en est une faite en passant et comme sans trop y croire, que l’on éprouve un plaisir singulier à citer, tant elle exhale de poésie : c’est que les familles adoptives semblent aller par prédilection se nicher dans les forêts. Quelle sociologie voudrait canonner une institution, même sociologiquement discutable, au risque d’atteindre, plus en arrière, les verts paradis confusément devinés » (Carbonnier, 1969 c, IV).

43Plus généralement, il s’agit, dans cet ordre d’idées, de discerner ce qui était juridicisable, mais n’est pas juridicisé et les raisons de cette réserve ou de ce retrait. Celles-ci pouvaient être diverses et tenir à des considérations de tous ordres : politiques, religieuses, économiques, sociales et même juridiques, là où le droit peut être, devenir ou redevenir conscient des limites de son empire. C’est aussi dans une direction voisine que, transposant une formule d’éclairage fiscal ( « trop d’impôt tue l’impôt » ), on en vient à dire que trop de droit tue le droit. C’est pourtant là s’éloigner du présent axe de réflexion, car le phénomène alors étudié relève de l’abus du droit, du panjurisme ou du panjuridisme, mots expliqués et commentés par Carbonnier dans son approche historique des rapports des diverses sciences, en particulier de la sociologie, aujourd’hui science des sciences, à l’image de ce que la philosophie prétendait être, surtout dans le monde antique.

44Peut-être parce qu’il s’agissait de droit, l’articulation des savoirs appelait ici des précautions, voire des embarras de vocabulaire. En parlant de sociologie juridique, on risquait de donner à penser qu’en portant sur le droit et par l’effet réflexe de l’objet sur la nature, cette branche de la sociologie présentait des caractères particuliers. Mais en faisant état d’une sociologie du droit, il était à craindre que l’on ne dépouille de ses investigations la considération du fait, ce qui est inconcevable. Jean Carbonnier préférait la première formulation. Ce choix n’était pas neutre. Il exprimait à sa manière le souci de ne pas couper le droit de ce qui le fonde dans la vie des hommes, y compris par référence à la religion, lorsque, par l’effet d’un mécanisme de renvoi connu des internationalistes, l’aménagement des comportements juridiques est renvoyé à la souveraineté des hommes [8].

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

  • Abel O., Maury J., Robert J. Willaime J.-P., 2003, « Tel fut Jean Carbonnier », Réforme, no 3053, 13-19 novembre.
  • Carbonnier J., 1957, « Compte rendu de Giuseppina Nirchio, Introduzione alla sociologia giuridica, t. 1, Palerme, 1957 », Archives de philosophie du droit, vol. 3, 231-232.
  • Carbonnier J., 1958 a, « Effectivité et ineffectivité de la règle de droit », L’Année sociologique, livraison 1957-1958, 3-17.
  • Carbonnier J., 1958 b, « Législation et jurisprudence », L’Année sociologique, livraison 1957-1958, 344-352.
  • Carbonnier J., 1960, Recension de « L. C. Webb (sous la dir. de), Legal Personality and Political Pluralism, Canberra, Melbourne University Press, 1958 », L’Année sociologique, livraison 1959, 426-428.
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  • Carbonnier J., 1971 e, Recension de « Thomas Givanovitch, Système de philosophie juridique synthétique, Paris, LGDJ, 1970 », L’Année sociologique, livraison 1970, vol. 21, 367.
  • Carbonnier J., 1972, Sociologie juridique, Paris, Armand Colin ; nouvelles éditions, Paris, PUF, coll. « Thémis », 1978 ; coll. « Quadrige », 1994, 2004.
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  • Carbonnier J., 1982, Coligny ou les sermons imaginaires. Lecture pour le protestantisme français d’aujourd’hui, Paris, PUF.
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Date de mise en ligne : 01/02/2008

https://doi.org/10.3917/anso.072.0555

Notes

  • [1]
    Voir Terré (2004, 1 et s.)
  • [2]
    L’Année sociologique, 1978, numéro spécial « Sociologie du droit et de la justice », Paris, PUF (livraison 1976).
  • [3]
    Voir déjà Carbonnier (1958 b).
  • [4]
    Cf. notamment Carbonnier, 1982.
  • [5]
    Cf. l’intervention de J. Carbonnier, 1993, 19.
  • [6]
    Cf. Terré, 2004, 1.
  • [7]
    Cf. toutefois, R. König, Vo Comte, Internat. Encycl. of the Social Sciences, t. 3, 1968, p. 201 ; M. Ginsberg, Essays in the Sociology and Social Philosophy, 1956, t. 1, p. 211, t. 3, p. 16.
  • [8]
    Cf. Terré, 2004, 7.

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