1Clôturant les États généraux de la condition pénitentiaire, l’ancien garde des Sceaux Robert Badinter a pris sa voix la plus solennelle pour marteler avec distinction : « La prison doit demeurer l’ultime recours. »
2L’art de Jean Carbonnier, loin de se cantonner à la matière du droit civil, embrasse aussi le droit pénal. Dans un ouvrage consacré par un prix de l’Académie des sciences morales et politiques, il livre en 1937 sur le sujet de la détention préventive et la détention avant jugement, un essai étincelant et étonnant par sa vibrante actualité, intitulé Instruction criminelle et liberté individuelle. Étude critique de la législation pénale (Carbonnier, 1937). Il s’agit véritablement d’un morceau d’anthologie qui offre au lecteur l’occasion de constater une fois de plus la multiplicité des talents de l’auteur aussi bien que la profondeur de sa vision. C’est une étude fouillée, précise, sensible, attentive aux apports scientifiques de l’époque, qu’il s’agisse de science criminelle ou de psychanalyse, dont la lecture se révèle presque parfaitement adéquate aujourd’hui. Rien n’échappe ici à l’analyste qui met toute son imagination au service de la recherche de la vérité des situations et de la bonne solution. La description du choc initial de l’arrestation, des dégâts provoqués par l’incarcération sur l’individu, de sa ruine, de son déshonneur, de l’effet déplorable suscité chez le juge par l’état même de détention, chaque moment est perçu, reconnu, intégré à la réflexion. Les perspectives en droit comparé enrichissent encore l’éclairage, et tout au long de cette lecture, l’esprit navigue de port en port, ne sachant s’il faut abolir la détention préventive parce que c’est un mal, ou bien la maintenir parce que ce mal est nécessaire. La détention provisoire est un cas limite du droit. C’est une institution contradictoire puisqu’il y a incarcération, et que cette incarcération n’est pas une peine. Si toutefois l’incarcération peut être considérée comme une anticipation sur la peine, on ne le sait qu’après qu’a eu lieu le jugement, l’individu étant déclaré coupable.
3On prendra le temps de dégager les principales étapes de l’étude de Carbonnier avant de la confronter aux règles d’aujourd’hui, près de soixante-dix ans après sa publication. On touche là une manière d’accéder à la compréhension d’un droit en train de se faire. On sent, de façon presque palpable, l’aspiration à la liberté s’efforçant d’adoucir toujours plus les contraintes et la coercition, quand bien même elle n’y parvient pas totalement. On voit, sur cet exemple, comment la liberté, et non pas seulement la contrainte, est une des forces créatrices du droit, pour reprendre l’expression de Georges Ripert.
4L’étude de Carbonnier est intitulée Instruction criminelle et liberté individuelle. En effet, son objet, la détention préventive, se situe précisément au point de rencontre entre la liberté individuelle et l’instruction criminelle. Du reste Carbonnier se méfie de la notion de liberté individuelle dont l’on abuse en procédure pénale. Il préfère parler de droits de la défense. Il note d’ailleurs que la liberté individuelle peut être menacée dans bien d’autres domaines que le procès pénal. L’habeas corpus, au sens où le comprennent les philosophes, s’applique, lui, à toutes les situations où un individu est privé de liberté. Mais cette conception n’étant pas tout à fait exacte, il faut ici préciser ce que désigne en réalité l’habeas corpus, bien méconnu sous nos cieux : il s’agit, dans ce cas, d’un droit de l’individu, qui ne condamne pas la détention où il peut être jeté, mais qui oblige à ce que cet individu puisse disposer d’un avocat dès les premières heures de sa détention. Carbonnier estime néanmoins que le législateur a été sage d’aborder séparément la matière de la détention préventive.
5La perspective historique est indispensable à la compréhension du problème. Il faut distinguer la période qui précède le Code d’instruction criminelle, promulgué en 1808 et le moment de sa mise en vigueur en 1811. On passe du droit romain aux législations modernes via les chartes municipales du Moyen Âge. La période de la monarchie absolue entraîne la disparition de toutes les franchises et se caractérise par le passage du système accusatoire au système inquisitoire. Déjà, en 1539, l’ordonnance de Villers-Cotterets mettait au point la technique procédurale de la détention préventive. Pierre Airault énonce : « Si les accusés ne tiennent prison, il est impossible d’en convaincre pas un... la prison facilite les preuves. » Dans la grande ordonnance de 1670 qui unifie et codifie l’instruction criminelle, la période qui concerne la détention préventive est moins étrangère à nos mœurs que le reste de l’ordonnance. L’ordonnance de 1670 fragmenta le problème de la détention préventive en une série de problèmes d’interprétation et de construction juridique. Les grands commentateurs – Jousse, Muyart de Vouglans, Rousseau de La Combe, Pothier, Serpillon – ignorent les débats philosophiques sur le sujet.
6La seconde moitié du XVIIIe siècle est fortement influencée par la pensée de Beccaria (1764), auteur des Délits et des peines ; on en sent la trace, entre 1788 et 1790, dans les écrits du clerc d’avoué Brissot de Warville, et des magistrats Bernardi et Pastoret. Les peines doivent être modérées, certaines et promptes, proportionnées aux infractions. D’autres développements sont propres à Beccaria : principe d’égalité de la peine pour tous les individus, principe des peines fixes interdisant toute intervention du juge dans la gradation des châtiments, diatribe contre la peine de mort, mais incertaine car Beccaria prévoit qu’elle peut subsister ainsi pour quelques cas extrêmes, suppression de la grâce. Parmi les autres points qui enthousiasmèrent les contemporains, on peut encore citer le principe général de la légalité du droit pénal, la considération du seul dommage subi par la société, ce qui conduisait à supprimer de la liste des crimes ceux qui ne causaient aucun trouble apparent à l’ordre public : lèse-majesté divine, blasphème, hérésie, suicide, homosexualité, suppression de la question, du serment de dire la vérité imposé aux accusés, du système des preuves légales et son remplacement par l’intime conviction, et même l’introduction du jury. Trois points, concernant cette période, sont à noter. D’abord la politique obscurcit le problème. On ne sépare pas nettement la détention préventive des détentions arbitraires ordonnées par le souverain. La lutte contre les lettres de cachet est le moteur de la réforme de la détention préventive. Pourtant les lettres de cachet n’intéressent pas l’instruction criminelle, mais c’est l’habitude des libéraux de lier les deux aspects. Ensuite, il apparaît que contre la détention préventive, la critique est mesurée, même chez Voltaire. Malgré le déchaînement de l’esprit critique, les institutions sont ménagées. Aucun auteur ne réclame l’abolition de la détention préventive. Enfin, les réformes proposées concernent non la procédure même de la détention préventive, mais deux questions accessoires : il faut des établissements distincts pour l’exécution des peines et l’exécution de la détention préventive.
7Louis XVI s’intéressa personnellement à la question de l’indemnisation des accusés innocents. Un édit d’août 1788 ordonne la révision de l’ordonnance criminelle de 1670, mais les réformes sont contrecarrées par les Parlements. Toutefois la sellette et la question préalable sont supprimées. La grande idée de Beccaria consiste à faire déterminer par la loi les indices nécessaires pour légitimer la détention préventive. Il est souvent question de la détention préventive dans les cahiers des États généraux.
8La Révolution française a fait un apport décisif au régime de la détention préventive. On passe de l’idée d’un sentiment de pitié à l’égard de l’individu incarcéré à l’affirmation d’un droit imprescriptible de l’homme à être défendu.
9Le Code d’instruction criminelle opère un retour à l’ordonnance de 1670, sauf à maintenir la prohibition de la détention préventive dans les cas non punis de peines corporelles. Carbonnier distingue avec insistance l’aspect technique et l’aspect politique du problème de la détention provisoire. La subtilité de son analyse procède notamment de cette fine distinction qui vise aussi à dégager le nerf du droit en éliminant les notions floues qui sont des pièges pour le progrès de la discipline. Le Code d’instruction criminelle « consacre un chapitre pompeux aux moyens d’assurer la liberté individuelle contre les détentions illégales ou d’autres actes arbitraires ». Les lettres de cachets n’étant pas si éloignées, il fallait bien prodiguer des apaisements. Mais le Premier Empire rétablit les prisons d’État et se chargea lui-même de prouver promptement l’inanité des garanties dont il avait orné ses codes. À partir de 1815 la France n’a plus connu de prisons d’État. Il semble donc que le problème de la détention préventive aurait dû se débarrasser du fantôme des lettres de cachet et redevenir exclusivement technique. Or la confusion a continué de plus belle. Le danger des séquestrations gouvernementales n’a pas disparu. Un gouvernement n’hésite pas à faire arrêter des adversaires gênants pour quelques heures ou pour quelques jours. C’est la détention préventive qui paraît porter la responsabilité de ces mesures. Le préfet de police à Paris a ce droit, mais l’article 10 du Code d’instruction criminelle confère aussi aux préfets le droit de faire des actes d’instruction. La détention préventive devient une idée de droite, la liberté de l’inculpé une idée de gauche.
10Ce cadre a évolué à la faveur des lois du 17 juillet 1856 et du 14 juillet 1865. C’est donc le Second Empire qui, malgré ses origines antilibérales, commence à satisfaire les revendications du libéralisme. Le XIXe siècle fait apparaître le juge d’instruction, selon la formule de Balzac, comme l’homme le plus puissant de France. On assiste par réaction à une poussée d’anglomanie : « L’habeas corpus fait alliance avec les Manchesteriens qui sont en faveur aux Tuileries. » « Enfin la classe ouvrière devient une force dont les gouvernements recherchent l’appui. » La loi du 14 juillet 1865, obéissant à une tendance démocratique, institue la liberté sans caution qui s’oppose au dispositif ploutocratique de la liberté sous caution.
11Un projet complet de réforme du Code d’instruction criminelle fut présenté au Sénat par le ministère Dufaure en 1879. Il proposait des innovations méthodiques dans la détention préventive appuyées sur des systèmes de mandats à échéance. Ce projet ne put aboutir.
12En 1901 eut lieu un grand débat à la Société des prisons sur les garanties de la liberté individuelle. Les idées libérales étaient à leur apogée. Le débat fut exhaustif et étendu. L’hostilité aux réformes venait principalement de certains fonctionnaires de la préfecture de police. Ce débat fit passer le problème de la détention préventive au 1er plan de l’actualité. Puis intervint un mémoire – devenu célèbre – de Morizot-Thibault sur l’instruction préparatoire et la question de la liberté individuelle dans le procès pénal. En 1907, Clemenceau, anglomane, dépose une loi se rapprochant de l’habeas corpus. Ce n’est que le 7 février 1933 que nous avons une loi. La France semble enfin avoir son habeas corpus. Mais il est trop tard, l’esprit a changé. Très vite se déchaînent des campagnes véhémentes contre la nouvelle loi. La magistrature la dénonce comme une entrave permanente à la marche des instructions, comme la ruine de la répression. La loi du 25 mars 1935 opère un retour en arrière et les garanties apportées sont retirées. « La plupart des Français espèrent bien n’être jamais inculpés et c’est pourquoi la liberté de l’inculpé leur apparaît comme une liberté de luxe », explique Carbonnier.
13Que se passe-t-il, dans les années 1920-1930, dans les pays voisins de la France ? Carbonnier se réfère à l’Angleterre, à l’Allemagne, à la Belgique et à l’Italie. Le bilan est contrasté, à l’image de la dialectique du libéralisme et du fascisme. En Angleterre, l’arrestation semble facile, c’est la détention qui est difficile. « Il y a toujours, en France, une mystique de l’habeas corpus », c’est pourquoi il ne faut, selon Carbonnier, faire appel au témoignage de l’Angleterre qu’avec beaucoup de réserves. Il se peut que l’habeas corpus ne soit qu’une façade. Il n’est peut-être pas mauvais, au surplus, de rappeler que l’Angleterre est une île d’où il n’est pas facile de sortir sans passer sous les yeux vigilants de la police des ports, alors que la France a cinq frontières perméables à surveiller.
14C’est dans l’Allemagne démocratique et surlibérale de Weimar que l’institution de la détention préventive a été pesée au crible de la critique la plus virulente. La mort de l’ex-ministre Höffe, alors qu’il était placé en détention préventive, suscita une violente campagne contre les juristes libéraux, et en 1926 fut votée une loi instituant l’obligation d’un débat contradictoire périodique pour décider du maintien de l’inculpé en détention. Le « légalisme » est très accentué. La loi ne laisse rien au hasard, ni à l’initiative du juge. Mais le régime hitlérien suspend en février 1933 la garantie constitutionnelle de la liberté individuelle. Une loi de 1934 supprime l’obligation pour le juge d’ouvrir à termes fixes un débat sur le maintien de l’inculpé en prison. Carbonnier salue cependant ici la supériorité allemande de la technique juridique sans laquelle, rappelle-t-il, il n’y aurait point de progrès en droit.
15L’Italie, qui prétend être la patrie du droit pénal, pratique une approche plus politique que technique. Le Code de procédure pénale de 1931 est très dur.
16La Belgique se situe à l’avant-garde du libéralisme par sa loi du 20 avril 1874 qui donne « à l’inculpé la garantie d’une véritable juridiction de la détention préventive » ; et elle est à l’avant-garde du progrès scientifique par sa loi du 9 avril 1930 où elle a essayé d’adapter la détention préventive à la classification anthropologique des inculpés. Les expériences législatives belges sont toujours très intéressantes aux yeux de la France. La loi de 1874 y a été transposée trop tard, c’est la seule raison de son échec. Cette dernière remarque fait apparaître l’importance que Carbonnier accorde au moment, au kairos, dans l’art de légiférer.
17En France, la législation de la détention préventive laisse une faible importance à la loi. Le renvoi à l’appréciation du juge d’instruction est la règle. Le principe d’opportunité triomphe sur le principe de légalité. Voilà pourquoi le système, si souvent médiocre dans la loi, fonctionne tolérablement dans la pratique.
18Quelles sont les sources du droit de la détention préventive ? La Déclaration de 1789 est trop abstraite pour servir de support à une action en justice. Les Constitutions de 1791, de l’an III et de l’an VIII contenaient des dispositions précises en matière de détention préventive, mais elles n’ont plus force constitutionnelle aujourd’hui. Il n’est d’ailleurs pas souhaitable que la réforme de la détention préventive soit soumise à la procédure peu maniable de la révision constitutionnelle. Il est préférable que la loi s’en charge. On a tort en France, selon Carbonnier, d’accepter comme une chose allant de soi la compétence du pouvoir réglementaire pour fixer le régime d’exécution de la détention préventive. Dans cette matière, c’est avec la coutume que se complète la loi. La détention préventive, insiste Carbonnier – et il ne faut jamais l’oublier – n’est pas une peine. Si en droit pénal, la coutume n’est pas admise à jouer un rôle, il n’en va pas de même en procédure pénale. Nombre de règles de la détention provisoire ont été peu à peu dégagées par la pratique des parquets et des magistrats d’instruction.
19De cette pratique, créatrice de droit, Carbonnier distingue ce qui relève de l’interprétation. L’interprétation de la loi a en effet une grande importance en matière de détention préventive dans le sens d’une favor libertatis, comme à Rome et à Byzance. La position de Carbonnier, à travers cette étude, semble elle-même se rapprocher de cette favor libertatis. Et peut-être même que cette favor libertatis donne au droit dans son ensemble son impulsion.
20Une fois exposées ces perspectives de droit comparé, Carbonnier entre dans le vif de son étude critique de la détention préventive, selon le critère, soit de la répression, soit de la liberté individuelle. Il propose une nouvelle manière d’envisager la critique d’une législation : il s’agit d’apprécier la valeur de cette règle par rapport à l’ensemble de la technique juridique. Chaque règle, dit-il, doit être analysée à la lumière de la technique juridique au risque de perdre en grâce et en élégance. Maintien ou abolition de la détention préventive ? Le dilemme du principe ne peut être éludé. La question se pose de savoir ce que vaut cette institution.
21Carbonnier consacre un premier chapitre au problème de la détention préventive avant d’envisager, dans un deuxième chapitre, les limitations à lui apporter. La détention préventive, affirme-t-il, est un mal, mais c’est un mal nécessaire. La détention préventive est un mal parce qu’elle inflige à des individus qui, en fait, sont souvent innocents, et en droit, sont présumés innocents, une certaine souffrance. Le mal apparaît ici comme subordonné à un intérêt supérieur qui en relativise la portée. Carbonnier s’arrête sur la notion d’innocence et de présomption d’innocence dans leurs rapports avec la détention préventive. Toute la matière pénale s’articule sur ce concept de l’innocence, réelle ou légalement présumée, de l’inculpé. L’analyse est ici particulièrement forte et originale. Elle ne vise rien moins qu’à écarter l’argument de l’innocence qui nous égare.
22Elle en fait tout d’abord apparaître « l’outrance ». La notion d’innocence est morale. Elle est difficile à transposer dans le domaine juridique. « Pour apprécier sérieusement ce que l’innocence des inculpés ajoute à la cruauté de la détention préventive, il faudrait disposer d’une statistique idéale où le concept d’innocence serait pour ainsi dire décanté, les non-coupables étant séparés de la masse des non-condamnés (...). Le cœur dit : une seule victime est de trop. La raison répond : la détention préventive est une institution sociale dont il convient de mesurer le mal statistiquement. »
23L’argument est encore excessif lorsque, posant la question en droit, on prétend que la détention préventive est incompatible avec la présomption d’innocence. Il n’y a pas, en effet, de contradiction entre l’innocence de l’accusé et la licéité de l’arrestation. Il y a une « appréciation raisonnable des faits par un organe compétent de l’État ».
24L’argumentation de Carbonnier fait ensuite apparaître le contraire de l’outrance, c’est-à-dire la timidité de l’argument. Il a le tort de limiter le problème de la détention préventive aux inculpés innocents. Or la détention préventive peut représenter un mal considérable pour les inculpés qui sont coupables, par exemple dans les cas où la peine prononcée est moins sévère que la détention préalablement subie. Il y a plus : la détention préventive représente un mal pour les « coupables » parce que sans elle, beaucoup de ceux qui ont été reconnus coupables auraient pu, très légitimement, être reconnus « non coupables ». La détention préventive est un impondérable qui agit contre l’inculpé de deux façons. D’une part, le tribunal a tendance à condamner pour justifier, après coup, la détention préventive ; d’autre part, il est certain que l’accusé détenu, est placé, pour l’organisation de sa défense, dans des conditions matérielles et morales beaucoup plus défavorables que l’inculpé libre.
25Il faut donc abandonner sans regret l’argument de l’innocence. Carbonnier se montre alors visionnaire parce qu’il suggère la création d’un statut de l’inculpé, à l’écart de l’une ou l’autre présomption, c’est-à-dire une condition neutre qui se rapproche de ce que nous avons aujourd’hui avec la mise sous contrôle judiciaire.
26Quittant l’argument de l’innocence, Carbonnier passe à un autre argument : la souffrance résultant de la détention préventive. Premièrement, la liberté individuelle, précise-t-il, n’est que le résultat d’une limitation objective que l’État apporte à son propre pouvoir. L’obligation de « tenir prison » rentre parfaitement dans le cadre de cette coopération active que l’inculpé doit à l’État. Cette idée d’un devoir civique de l’inculpé est encore aujourd’hui valide.
27Deuxièmement, la liberté physique est d’autant plus précieuse qu’elle ne saurait se définir comme un mouvement sans frein ; c’est à la rigueur la faculté de déménager. Surtout la liberté consiste dans l’enchaînement de l’homme aux habitudes qu’il s’est lui-même créées. Il n’est jamais aussi libre qu’au creux de la nuit. Un des signes de cette liberté consiste, tout simplement, selon l’auteur, à dormir dans son lit. En être empêché est une véritable lésion. À travers ces remarques, on perçoit que le moteur de la réflexion est une très profonde intuition de la liberté.
28Troisièmement, les souffrances de la détention préventive sont indéniables. Carbonnier relève la soudaineté de l’arrestation, l’incertitude de la durée de la détention, le choc de la surprise qui frappe à l’improviste. Il suffit de voir, écrit-il, « comment l’arrestation transforme, moralement et physiquement, les individus les plus courageux en loques humaines pour se faire une idée des tragiques souffrances qu’elle doit impliquer ». L’individu arrêté est d’emblée déshonoré aux yeux du monde. La dominante de l’état psychologique de l’individu est l’angoisse. Le désespoir, le désir de sortir de prison vont troubler sa défense. Les troubles psychiques qu’il éprouve sont-ils vraiment favorables à la recherche de la vérité ?
29En conclusion la détention préventive est un mal, qui n’est ni fonction de sa durée, ni fonction de la relaxe postérieure de l’accusé.
30Malgré tous ces arguments, Carbonnier admet que la détention préventive est une nécessité. C’est d’abord une garantie d’exécution de la peine. En effet, elle prévient le danger de fuite. Mais la question se pose alors de savoir si l’exécution de la peine est indispensable à la société ; l’exécution de la peine représente-t-elle un bien si considérable qu’il puisse justifier tant de mal ?
31Ensuite, la détention préventive est un moyen d’instruction.
32Premièrement elle garantit la présence personnelle de l’inculpé dans la procédure. L’inculpé qui ne comparaît pas ne jouit pas pour sa défense des mêmes garanties que celui qui comparaît. Par ailleurs, la détention préventive permet aussi l’observation médicale et psychiatrique exigée par la situation. Carbonnier introduit ici une des idées qui lui tiennent le plus à cœur : la détention provisoire sera amenée à se dédoubler : à côté de la mise en détention vieux style, il y aura une observation moderniste. L’une sera destinée à la criminalité biologique, atavique ; l’autre, à la criminalité évolutive, juridique.
33Deuxièmement, la détention préventive empêche l’inculpé de corrompre les preuves. Elle écarte – partiellement – le danger de collusion, mais inversement, on l’a vu, l’inculpé ne se trouve pas dans la meilleure situation possible pour préparer convenablement sa défense.
34Troisièmement, la détention préventive facilite l’aveu de l’inculpé. C’est le laboratoire de l’aveu. C’est un si puissant instrument de pression pour briser la résistance de celui qui ne veut pas avouer qu’on peut se demander si tout aveu fait en état d’arrestation n’est pas suspect. Il y a selon Carbonnier un effort à faire pour délivrer notre procédure pénale de la tyrannie de l’aveu. On a tendance à le provoquer n’importe comment, à n’importe quel prix.
35Enfin, la détention préventive est une mesure de sûreté. Une mesure de sûreté se définit par opposition à la peine. C’est une précaution prise contre les individus que leur infraction a révélés socialement dangereux. Alors que la peine est dirigée vers le passé, la mesure de sûreté est orientée vers l’avenir. Elle permet de rétablir la tranquillité publique en calmant une foule ou en rassurant l’opinion publique. Elle représente aussi une défense sociale contre l’état dangereux de l’inculpé. Mais elle n’est admissible qu’à condition que le danger soit sérieux et qu’il ne puisse être écarté autrement.
36Pourtant, l’abondance des matériaux réunis dans cette si riche et sensible présentation n’empêche pas Carbonnier de proposer une conclusion ferme et précise. Dès lors que la détention préventive constitue un mal en soi, on ne peut plus la regarder d’un œil indifférent. Est-elle justifiée par sa nécessité sociale ? « Nous répondons nettement : la détention préventive est une institution qu’il ne peut être sérieusement question d’abolir en totalité, mais son domaine d’application est, dans notre droit positif (...) hors de proportion avec ce que commande la nécessité. » Ce que Carbonnier propose, c’est de pratiquer une dichotomie qui conduit à renoncer à traiter de la détention préventive en général. D’après lui, la valeur de la détention préventive est essentiellement variable selon qu’il s’agit de l’une ou de l’autre des deux grandes catégories de délinquants entre lesquels paraît se partager le monde criminel. Cette distinction serait cruciale pour tempérer les effets nocifs de la détention préventive.
37Dans une première catégorie, il range les vagabonds, les mendiants, les délinquants d’habitude, les aliénés, les anormaux et aussi la plupart des délinquants mineurs. Pour eux tous, affirme Carbonnier, la somme des avantages de la détention préventive dépasse de beaucoup la somme de ses inconvénients. La détention préventive se légitime alors par un faisceau de nécessités : nécessité de garantir la présence à l’instruction, intérêt de l’observation médicale et psychiatrique, nécessité d’empêcher la continuation de l’activité délictueuse, nécessité d’assurer le traitement immédiat de l’état dangereux. À l’égard des inculpés de cette catégorie-là, la détention préventive apparaît comme une institution pleinement rationnelle pourvu qu’elle sache se réformer assez profondément dans son régime.
38Mais il est une autre catégorie d’inculpés qui correspond à la majorité d’entre eux. Elle comprend tous les délinquants d’occasion ; elle comprend aussi ceux dont l’activité délictueuse, occasionnelle ou non, se limite à des infractions de pur droit positif : délits d’imprudence, délits politiques, délits fiscaux, délits financiers, etc. Tout inculpé, du moins tout inculpé majeur, doit être présumé appartenir à cette catégorie. Dans ce cas, c’est presque entièrement qu’il fallait prohiber la détention préventive et même l’arrestation. Appliquée à des inculpés de cette sorte, la détention préventive garde une valeur certaine dans quelques utilisations exceptionnelles ; pour prévenir le danger de fuite, et exceptionnellement, pour faire face à un violent mouvement de foule. « Mais hors de là, et spécialement dans l’hypothèse du prétendu danger de collusion, la justification de l’institution traditionnelle ne repose que sur d’inavouables arguments de commodité et de paresse. »
39Que penser de cette distinction ? Il semble s’agir de l’introduction de la notion de récidive, qui est, comme l’idée de statistiques, appliquée à la matière de la procédure pénale. La probabilité d’un nouveau délit ou d’un nouveau crime est supérieure chez un récidiviste que chez un individu qui n’en n’a jamais commis. Toutefois cette façon de procéder n’est pas sans risque. En effet, la seconde catégorie semble recouvrir une population plus respectable que celle du premier groupe. Ne court-on pas le danger de favoriser ceux dont l’assise sociale est meilleure et de classer les individus selon leur apparence ?
40Dans le deuxième chapitre de son étude, Carbonnier aborde les limitations à apporter à la détention préventive. Elles concernent soit son domaine d’application, soit sa durée. La durée de la détention provisoire est souvent due aux longueurs du procès pénal, notamment en raison des interminables délais accordés aux experts. Mais l’essentiel du mal, selon lui, est fait lors de l’arrestation. On peut tempérer cette appréciation dans la mesure où la durée d’une absence ne saurait être indifférente quand il s’agit de la vie d’un ménage ou de la poursuite d’un travail.
41Pour ce qui est du domaine d’application de la détention préventive, le grand principe qui domine notre conception est le principe d’opportunité, auquel il faudrait pourtant préférer le principe de légalité. Le droit français a fait de rares exceptions en faveur de ce dernier en apportant quelques limitations subjectives à la détention préventive. C’est le cas en ce qui concerne l’inviolabilité parlementaire. On a proposé les vieillards et les malades, les femmes mariées, les mineurs de plus de 13 ans. Mais cela a été écarté. Deux limitations importantes concernent, l’une, les personnes possédant un domicile fixe en France, l’autre, les individus n’ayant pas été antérieurement condamnés. Encore ces personnes n’échappent-elles qu’à la détention préventive prolongée. Néanmoins Carbonnier voit là le début du triage scientifique des inculpés qu’il estime souhaitable. Selon lui, la législation de 1933-1935 n’a pas osé pratiquer la division majeure : la délinquance d’occasion, la criminalité évolutive, « c’est la zone interdite à la détention préventive ; la délinquance d’habitude ou de tendance, la zone toujours ouverte à la détention préventive ».
42La détention provisoire connaît aussi des limitations objectives. Il s’agit par exemple des délits de presse pour lesquels il est défendu, en principe, d’arrêter les prévenus domiciliés en France. Le dernier mot du progrès consistera sans doute à supprimer la détention provisoire pour les délits, à la refouler en matière criminelle. Aujourd’hui, en matière correctionnelle, notre droit rejette la détention préventive lorsque la peine encourue est une peine d’emprisonnement inférieure à trois ans (art. 144, 2o, CPP).
43Comment ce type de mise en détention a-t-il évolué ? Une loi importante est intervenue près de quarante ans après que ce texte a été écrit, en 1970. À cette date, par la loi du 17 juillet 1970, la mise en détention préventive se transforme en mise en détention provisoire, comme si le progrès juridique consistait à remplacer la définition par la fonction par la définition par la durée. L’idée que la personne incarcérée représente un danger a été reléguée et remplacée par la mention du caractère limité dans le temps par l’incarcération. Surtout, afin de limiter les mises en détentions pour des faits de peu de gravité, la loi du 17 juillet 1970 a institué une mesure intermédiaire entre la liberté et l’incarcération, le contrôle judiciaire, qui devait théoriquement désencombrer les prisons, tout en permettant à la justice d’éviter la réitération d’infractions ou de parvenir, sans trop d’inconvénients, à la manifestation de la vérité. Nous nous rapprochons ainsi de l’idée suggérée par Carbonnier consistant à donner un statut à l’inculpé, à l’écart de toute présomption, l’innocence comme la culpabilité.
44De plus la loi de 1970 a souligné que la détention ne devait être ordonnée qu’à raison des nécessités de l’instruction ou à titre de mesure de sûreté. Aussi, a-t-elle limité les cas pour lesquels la mise en détention est possible et oblige, du moins en matière correctionnelle, à une motivation précise et concrète. Enfin elle a tenu à organiser un régime d’indemnisation en cas de détention injustifiée. Après une série de lois très importantes qui ont suivi celle du 17 juillet 1970, les cas de détention provisoire sont limités à la matière criminelle et en matière correctionnelle pour les délits les plus graves. Les voies de recours contre les placements en détention provisoire se sont multipliées tant et si bien que le 15 juin 2000 a été créé le juge des détentions et des libertés.
45La loi du 6 août 1975 a accentué la libéralisation de ce régime. D’une part, elle a fixé une limite à la durée de la détention en ce qui concerne certains délinquants ; d’autre part, elle a prévu que le conseil de l’inculpé pouvait intervenir avant la mise en détention initiale, lors des interrogatoires prévus à l’occasion des mandats d’arrêt et de dépôt.
46Sans doute l’accroissement de la criminalité et la surcharge des cabinets n’ont pas permis à ces réformes de diminuer de façon très sensible le nombre des détentions provisoires ; elles en ont quand même réduit la durée.
47Ultérieurement, à côté de réformes tendant à accélérer l’examen des recours formés par les détenus (1981, 1983) ou à réduire le nombre des incarcérations par l’obtention de renseignements sur la situation des délinquants grâce à des « enquêtes rapides » inspirées de certaines réalisations des États-Unis (1981), une réforme importante a été apportée par la loi du 9 juillet 1984. Désormais la mise en détention intervient au terme d’une procédure contradictoire, le juge d’instruction statuant « en audience de cabinet », et en matière correctionnelle, la détention ne doit pas normalement dépasser un an. En outre, une mise en liberté décidée par le juge est exécutoire nonobstant appel.
48La loi du 24 août 1993 avait restitué au juge d’instruction ses pouvoirs juridictionnels de mise ou de maintien en détention des personnes mises en examen, ce dont la loi du 4 janvier 2004 l’avait privé tout en permettant un premier contrôle rapide sur les mises en détention, qui ne « seraient pas manifestement nécessaires ».
49On constate donc que le mouvement du droit tend vers cette indulgence que préconisait et prévoyait presque Carbonnier. Sans doute, du point de vue de la personne détenue, le régime en vigueur doit-il paraître encore trop sévère. En toute rigueur, puisque, comme Carbonnier l’a dit, la détention provisoire n’est pas une peine, le mieux serait de la considérer comme un acte par lequel l’individu détenu collabore activement à la recherche de la vérité judiciaire. Ce serait un acte civique. On pourrait parler de civisme d’abnégation. C’est pourquoi il faudrait continuer à aller dans le mouvement d’une limitation toujours plus grande de la détention provisoire, et l’assortir d’une pédagogie civique destinée à la faire mieux accepter par les personnes concernées en la découplant de l’idée de punition.
50L’intérêt de Carbonnier pour le droit pénal ne faiblira pas au cours des années, comme l’attestent deux articles posthumes en 2004, l’un dans les Mélanges Buffet – « Sans autre forme de procès » (Carbonnier, 2004 a) –, l’autre dans les Mélanges Lombois – « Le double visage du droit pénal aux lueurs de sa triple genèse » (Carbonnier, 2004 b). Jean Carbonnier envisageait même la publication d’une sociologie du droit pénal, dont le dernier article cité posait les bases. En 1997, soit soixante ans après le livre couronné par l’Académie des sciences morales et politiques, il s’exprime à nouveau sur le sujet de la présomption d’innocence et de la détention provisoire et l’on est frappé par la constance de ses préoccupations. Sa pénétration psychologique est tout aussi vive : « Aux yeux des proches comme aux yeux du public, la matérialité de l’opération dramatise le soupçon et le renforce d’une espèce d’anticipation de la pénalité. » Encore une fois, il insiste sur le fait que la durée n’est pas le facteur essentiel : « En fait, pour ruiner la présomption d’innocence, c’est assez d’une nuit. »
51Il radicalise son analyse en imaginant la mise en détention provisoire d’un individu un tant soit peu fragile : « Même dans un système pénal tempéré tel que le nôtre, il arrive que l’individu, pris dans le tourbillon d’une investigation policière ou judiciaire, finisse par se sentir, non pas coupable, mais moins sûr de son innocence qu’il ne le présumait. C’est une manière de défendre la présomption d’innocence que de faire barrage à son contraire : la diffusion du sentiment de culpabilité. » Carbonnier pénaliste n’ignore rien des ressorts de l’âme humaine. Le grand juriste est ici profond psychologue.
52Il nous convainc que l’art du pénaliste consiste à ne rien ignorer des zones les plus secrètes de l’âme humaine, et se fonde sur le souci – ô combien précieux – de la liberté.
53En guise de conclusion, on mentionnera un des derniers écrits de l’immense penseur du droit qui nous a quittés. Il s’agit d’un article intitulé « Le double visage du droit pénal aux lueurs de sa triple genèse », publié dans les Mélanges Lombois. L’extrême pénétration de Carbonnier est bien au rendez-vous, et l’inspiration qui anime l’article de 1937 est toujours la même. Il s’agit de saisir la profonde ambivalence du droit pénal, qui est son véritable conatus. L’idée de Carbonnier est que la non-répression a dans tous les droits positifs un champ immense, plus considérable que celui de la répression, et qu’il est dès lors légitime de présenter la réaction de la société à la transgression comme duale : non plus la peine uniquement, mais la peine et la non-répression d’un même élan. De cette importance de la non-répression, les indices sont multiples. Il existe des institutions de clémence : la grâce, l’amnistie, et même le sursis, cette grâce au détail. Il signale qu’hors ou peut-être avant la non-répression par le droit, il existe une non-répression populaire. Les usages, les mœurs qui jaillissent du peuple incitent souvent à la mansuétude, comme en témoignent les phénomènes de rescousse dont témoignent, par exemple, les chroniques du XVIe siècle : autour d’une arrestation la foule des badauds s’échauffe, se rebelle et finit par arracher leur captif aux agents du guet.
54L’inspiration dominante de ces mouvements de non-répression a longtemps été religieuse ; le lexique de la non-répression – pardon, grâce, indulgence, rémission, rédemption – a été emprunté au christianisme. Aujourd’hui ce sont plutôt les valeurs humaines, voire humanitaires, qui sont invoquées comme ressort nécessaire de la non-répression.
55Carbonnier relève aussi une non-répression matérielle, par force majeure. C’est alors brutalement que le droit pénal ne peut pas punir, et sa non-répression désormais s’absorbe dans le phénomène plus ample de l’ineffectivité des lois. Les causes de l’ineffectivité sont multiples : l’oubli, la saturation, la fatigue du corps social. Pour désigner ce phénomène, Carbonnier forge une formule splendide sur laquelle on s’arrêtera : « Cette fatigue de la punition qui creuse les sommeils du droit pénal. »
Bibliographie
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
- Carbonnier J., 1937, Instruction criminelle et liberté individuelle. Étude critique de la législation française, fasc. I, Paris, E. de Boccard, éditeur.
- Carbonnier J., 2004 a, « Sans autre forme de procès », in Mélanges en l’honneur de J. Buffet. La procédure en tous ses états, Paris, Petites affiches.
- Carbonnier J., 2004 b, « Le double visage du droit pénal aux lueurs de sa triple genèse », in J.-P. Marguénaud, M. Massé, N. Poulet-Gibot Leclerc (éd.), Apprendre à douter. Questions de droit, questions sur le droit. Études offertes à Claude Lombois, Limoges, Pulim.