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Article de revue

Les différentes dimensions de la notion d'abstraction dans le modèle du choix rationnel

Pages 437 à 455

1Il y a une longue tradition d’association entre l’analyse des sciences sociales et la notion d’abstraction. Celle-ci est généralement considérée comme légitime dans la mesure où l’abstraction apparaît comme un procédé inévitable de toute science (Hempel, 1942 ; Boyer, 1992, 25). En même temps, des critiques s’élèvent régulièrement contre cette abstraction, jugée irréaliste et excessive, comme en témoigne la citation de Durkheim mise en exergue de ce recueil critiquant les procédés de l’analyse économique.

2Il est sans doute utile, antérieurement à toute approche nouvelle de ce débat, de s’intéresser aux différentes modalités de cette abstraction. L’objet central de cet article est de distinguer plusieurs modes, fondamentalement hétérogènes, de l’abstraction. À partir de là, cette catégorisation devrait permettre d’établir une séparation entre les usages légitimes et les usages illégitimes de la démarche d’abstraction. À notre sens, il ne suffit pas aujourd’hui, pour justifier une démarche « abstraite », de se référer à la légitimité de principe de celle-ci, qui serait exemplifiée par la pratique des sciences de la nature ou la tradition des sciences sociales. En effet l’abstraction peut être problématique et elle est de surcroît polysémique. Pour clarifier donc les problèmes, il faut partir de cette polysémie et tenter de repérer ses différentes dimensions. En même temps, il s’agit de réfléchir aux critères de légitimité des différents types d’abstraction.

3Dans la mesure où il serait trop difficile de s’aventurer simultanément sur les vastes continents des sciences sociales, nous partirons d’un cas particulier, celui du modèle du choix rationnel, dont on présupposera connues, dans le cadre de cet article, les grandes lignes (voir Heap et al., 1992 pour une présentation générale), ainsi que les ambiguïtés : nous ne chercherons pas à établir celles-ci (nous nous permettrons toutefois de renvoyer à différents articles que nous avons consacrés à cette question), mais nous les prendrons comme illustration des problèmes généraux que peut poser une démarche abstraite en sciences sociales. Ce modèle du choix rationnel (dont le locus classicus pour la sociologie est l’œuvre de Coleman, 1990) présente des avantages nombreux pour notre recherche : il est transversal à plusieurs disciplines ; il donne lieu à des formalisations nombreuses ; il est abstrait en même temps que jugé fécond pour l’explication de nombreux phénomènes ; il subit en même temps l’attaque récurrente des sociologues, au moins depuis Auguste Comte (sous la forme plus ancienne du modèle économique), du fait même de cette abstraction (Steiner, 2005).

4Nous partirons, à titre de première illustration, de deux passages très connus de Max Weber qui décrivent la théorisation du comportement économique comme abstrait, à travers la notion d’idéal type, afin de montrer la complexité de cette procédure d’abstraction. Ces passages ont le triple avantage de figurer parmi les premières théorisations de cette dimension d’abstraction du choix rationnel ; d’avoir ainsi eu inévitablement une influence importante sur les représentations communes des chercheurs en sciences sociales ; et enfin d’être multidimensionnels, précisément, dans leur formulation. En même temps, ces formulations, par leur complexité et leur finesse extrêmes, permettent de justifier une entreprise de dénombrement des différents éléments qui y sont engagés dans la perspective d’une plus grande clarification conceptuelle. Notre but dans cet article n’est cependant pas du tout de clarifier la notion d’idéal type chez Weber, dans une perspective philologique ou épistémologique, mais de proposer, partant de ces textes simplement à titre d’exemple emblématique et préliminaire, une classification des différents sens en lesquels une démarche de type abstrait peut être entreprise relativement aux actions économiques ou mues par l’intérêt. Les extraits ici rappelés n’ont pour but que de souligner la complexité des critères impliqués dans ces définitions.

Dans tous les cas, « comprendre » signifie saisir par interprétation le sens ou l’ensemble significatif visé réellement dans un cas particulier (dans une étude historique, par exemple), en moyenne ou approximativement (dans l’étude sociologique des masses, par exemple), à construire scientifiquement (sens « idéal typique ») pour dégager le type pur (idéal type) d’un phénomène se manifestant avec une certaine fréquence. Les concepts ou les « lois » qu’établit la pure théorie de l’économie politique constituent, par exemple, des constructions idéal typiques de ce genre. Elles décrivent comment une activité humaine d’une nature déterminée, se déroulerait, si elle s’orientait de façon rigoureusement rationnelle en finalité, en dehors de toute perturbation provenant d’erreurs ou d’affects, et si en outre elle s’orientait de façon entièrement univoque d’après une seule fin (l’économie). Ce n’est qu’en de très rares cas (celui de la Bourse), et encore de façon approximative, que l’activité réelle se déroule telle qu’elle est construite dans l’idéal type (Weber [1922], 1995, 35).
Les constructions de l’activité sociale qu’élabore par exemple la théorie économique sont « étrangères à la réalité » [wirklichkeitsfremd] en ce sens qu’elles se demandent toujours – du moins dans le cas présent – comment l’on agirait dans le cas d’une rationalité en finalité idéale et en même temps orientée dans un sens purement économique, pour pouvoir saisir de la sorte l’activité pure en tant qu’elle a été coconditionnée [mitbestimmt] pour le moins par des obstacles de caractère traditionnel, des affections, des erreurs, par l’intervention de buts non économiques et d’autres précautions, et ainsi 1 / la comprendre dans la mesure où elle a été effectivement coconditionnée de façon économiquement rationnelle par finalité dans le cas concret ou qu’elle l’est d’ordinaire dans le cas d’une étude portant sur la moyenne, 2 / discerner plus facilement, grâce à l’écart entre le développement effectif et le développement idéal typique quels en ont été les véritables motifs (Weber [1922], 1995, 50).

I. Les différents sens de la démarche « abstraite »dans le modèle du choix rationnel

51 / La première dimension d’abstraction relève d’une délimitation de l’objet. Elle tient au fait d’isoler, dans la pluralité de l’enchevêtrement des actions, une séquence particulière, associée plus ou moins clairement à un début et à une fin. Cette séparation est le plus souvent conventionnelle, car, de fait, il n’y a généralement pas de début ou de fin tout à fait clairs d’une action ou d’une interaction. Ce début et cette « fin » existent quelquefois concrètement (on se met au lit le soir pour dormir et on quitte le lit le matin), mais le premier effet d’une modélisation tient justement à cette procédure d’isolement lorsqu’il n’y a pas de limites naturelles de l’action. La notion même de choix des moyens par rapport à une fin délimite ainsi un ensemble qui n’a que l’apparence d’une clôture, puisque les processus de l’action effective débordent généralement ce cadre strict. C’est ainsi que Simmel considérait que cette délimitation avait un caractère conventionnel, puisqu’il y a enchevêtrement des fins et des moyens (Simmel [1900], 1987). On peut d’ailleurs remarquer que la conceptualisation de l’action rationnelle qui, d’abord, délimite son objet, est elle-même assez variable, la notion de Zweckrationalität étant par exemple, dans sa description webérienne, plus large que la simple rationalité instrumentale (choix des moyens par rapport à une fin) qui n’inclut pas dans son concept par exemple la comparaison des fins entre elles que retient Weber pour sa part. L’abstraction consiste ici à imposer dans le réel une sélection d’objets, indépendamment du flux continuel et multi-dimensionnel de l’activité.

62 / Il s’agit ensuite de trouver une « forme » commune à un ensemble de phénomènes ou d’actions, relevant ici en l’occurrence du choix rationnel. On parlera alors de mise en évidence des formes communes. Certes, Weber établit, pour sa part, une distinction entre la catégorie du genre et celle de l’idéal type, qu’il refuse de confondre. En revanche, il est certain que l’une des dimensions les plus fréquentes de la démarche d’abstraction consiste à repérer des traits communs récurrents qui peuvent être isolés soit des contextes particuliers où ils interviennent, soit des scénarios variés d’interaction où ils peuvent se révéler. La désignation de la recherche de l’intérêt comme action instrumentale relève ainsi de la mise en évidence d’une forme commune. On caractérisera de même comme situation de type dilemme du prisonnier (DP), au-delà de sa première formalisation par Tucker, le passage de voitures à un croisement, indépendamment de telle ou telle voiture particulière ; mais on retrouve aussi bien une situation de type DP dans une interaction entre deux grandes puissances, qui n’a en première approche aucune ressemblance avec le passage de voitures à un carrefour. On notera ici que l’on a l’un des sens principaux associés à la notion de « forme » chez Simmel, de manière tout à fait classique d’ailleurs par rapport à la tradition philosophique isolant, depuis au moins Platon, la forme des phénomènes empiriques. Il en va de même, évidemment, pour une théorie du choix rationnel, qui se retrouve dans plusieurs épisodes distincts d’un comportement similaire, comme le fait d’acheter plusieurs fois les biens comparativement les moins chers, mais qui renvoie aussi bien à des types distincts d’action, subsumables toutefois en un schéma commun : acheter moins cher, ou au contraire chercher à vendre le plus cher possible, c’est-à-dire à chaque fois maximiser son profit monétaire. L’abstraction consiste ici à dégager une forme commune qui s’incarne ensuite dans des occurrences particulières qui ne remettent en rien en cause son schéma général. Il s’agit là du sens principal de la notion d’abstraction et qui est sans doute le moins problématique.

73 / Un des aspects principaux d’une démarche abstraite consiste à effectuer des rapprochements signifiants entre différents aspects du réel, sans pour autant dégager une forme commune ou une structure invariante, même si la limite avec le type d’abstraction précédent peut être relativement difficile à établir. Il ne s’agit plus ici directement d’établir une forme commune, mais de mettre en évidence des prédicats communs, indépendamment de la diversité réelle des actions concernées. Le fait d’établir une proximité (subsumable sous le concept de choix rationnel) entre la recherche du profit, celle des honneurs et celle du pouvoir, par exemple, peut ainsi relever d’une abstraction, dans la mesure où ces actions n’ont pas une structure commune (si ce n’est peut-être le concept plus général d’action instrumentale, mais qui est quant à lui applicable également à d’autres domaines d’action, comme l’agir technique, ou l’agir conforme à des normes juridiques, etc.), mais que ces finalités pourraient être rapprochées par un prédicat commun, en l’occurrence l’égoïsme. Celui-ci n’épuise cependant pas leur manifestation, puisqu’en effet il est possible d’imaginer une recherche de pouvoir non égoïste, comme l’effort de triompher d’un ennemi inique qui conduit à se sacrifier. L’abstraction consiste donc ici à rapprocher différents types d’action, en laissant de côté ce qui les sépare ou les oppose.

84 / L’abstraction correspond ensuite à une traduction formalisée en un autre langage, plus ou moins directement correspondant à la manière dont le langage naturel rend compte de la situation visée. Il y a en particulier une formalisation possible par la traduction en un langage mathématisé. La recherche de l’intérêt individuel est ainsi représentée par une fonction d’utilité. Une situation de type DP est de même caractérisée à l’aide d’une matrice où les acteurs ont des préférences désignées par des chiffres rendant compte symboliquement des différentes récompenses ou frustrations qu’ils peuvent envisager, au-delà des années effectives de prison du schéma initial. Il faut d’emblée considérer que cette traduction en un langage formalisé peut être plus ou moins « fidèle » aux éléments d’origine. Cette traduction peut également être ambivalente (puisque les chiffres peuvent aussi bien par exemple désigner des préférences ordinales que des préférences cardinales). Toujours est-il que le simple recours à un tel langage formalisé (en l’espèce mathématique) introduit inévitablement une certaine distance à l’objet initial. Le fait de présenter sous la forme d’une structure de DP formalisée aussi bien les passages à un carrefour que les relations entre grandes puissances établit une équivalence chiffrée entre ces situations, mais les situe en même temps dans une grande distance vis-à-vis des scénarios réels considérés initialement, qu’ils soient effectifs ou possibles. L’abstraction correspond ici à un changement de langage qui pose le problème de la plus ou moins grande fidélité au réel de langages concurrents (le langage naturel et le langage formalisé).

95 / L’abstraction consiste ensuite à isoler les conséquences prévisibles d’un motif d’action dans son déploiement continu sur un ensemble d’épisodes, et en différentes circonstances. On parlera ici de systématisation. C’est ainsi que J.-S. Mill ([1843], 1988) décrivait le propos de l’économie politique. Il s’agit de supposer un acteur mû uniquement par le désir de richesse, et d’envisager l’ensemble des conséquences sociales de ce comportement dans le domaine de l’économie, indépendamment de toute autre considération. On sait bien entendu que ces motifs peuvent être contrecarrés dans une vie réelle par des interférences ou des bifurcations diverses, mais il revient alors précisément à la théorie d’établir une continuité à l’écart de tout égarement ou de tout balancement des finalités : on s’oriente alors soit vers une situation contre-factuelle, car de telles cohérences ou continuités dans les motifs seraient improbables, soit vers une situation réaliste, correspondant à des processus effectivement repérables sous certaines conditions. Le réel ici permet de confirmer ou d’infirmer, compte tenu de l’intervention d’autres variables, ce que la théorie abstraite prédit. Une dimension d’abstraction essentielle de cette manière d’abstraction tient à supposer la continuité de conditions initiales, permettant de prédire, sous celles-ci, certains résultats.

106 / L’abstraction permet de considérer ensuite la typicité d’un phénomène : typiquement, par exemple, les entrepreneurs cherchent à maximiser leur profit, même si certains ne se plient pas vraiment à cette finalité. Mais que veut dire exactement « typique » ici ? On peut évoquer un caractère majoritaire, même si Weber pour sa part refuse l’association univoque entre un critère numérique et cette typicité. Il s’agit donc ici de retenir cette notion en un sens plus étroit. Il serait toutefois contre-intuitif qu’un comportement jugé typique d’une certaine catégorie d’acteurs ne fût pas attendu comme prévalent dans les situations ordinaires où il pourrait se manifester. Indépendamment de l’exégèse webérienne, il faut donc faire un sort à cette idée de désignation d’un trait plus fréquent (voire majoritaire) qu’un autre dans une catégorie d’actions, trait qu’isole ainsi abstraitement l’analyse en le caractérisant comme typique. Il est clair alors que l’abstraction consiste à retenir un ensemble de comportements convergents, et à laisser de côté ceux qui ne lui correspondent pas, et qui peuvent s’opposer à eux. Il ne s’agit pas ici de dégager une forme commune, mais de s’intéresser à la prévalence de celle-ci dans un ensemble de comportements différenciés.

117 / Une septième dimension d’abstraction apparaît lorsqu’une régularité empirique agrégée est rapportée à un ensemble de comportements individuels en principe identiques qui lui donneraient naissance, sachant néanmoins que dans la réalité tous les acteurs individuels n’ont pas ce même comportement. On peut parler ici de stylisation. Par exemple, on s’attendra à ce que, si le prix des cigarettes augmente, leur consommation diminue. On représente alors une fonction stylisée de consommation individuelle telle que la consommation soit une variable inverse de l’augmentation des prix. Mais l’on sait que des consommateurs individuels peuvent ne pas diminuer, voire augmenter, leur consommation de cigarettes, même si celles-ci renchérissent. Par ailleurs ceux qui diminuent leur consommation ne le feront pas tous de la même manière. Dans ce cas de figure, la corrélation entre le phénomène macro et le phénomène micro n’est pas absolue, mais il est possible d’interpréter le phénomène macro à partir d’une figure stylisée de comportement micro. Il ne s’agit plus de considérer que cette figure stylisée est typique (ce qu’elle est ou n’est pas par ailleurs) mais d’établir une correspondance entre un niveau agrégé et un niveau individuel stylisé et donc abstrait en ce sens. À la limite, ce comportement stylisé ne correspondra à aucune action concrète réelle. Ainsi la description d’une moyenne de comportement (qui peut être le principe de cette stylisation) pourra ne se retrouver en aucune action empirique repérable. Il est possible de comparer cela à un exemple tiré de la géographie, qui décrit différentes altitudes par des lignes de niveaux qui désignent bien différentes hauteurs repérables physiquement, sans que les lignes elles-mêmes aient aucune matérialité dans ce réel physique. De même la stylisation permettrait de repérer une ou plusieurs lignes de comportement homogénéisées. Le réel empirique est alors moins univoque et régulier que ces figures construites.

128 / L’idéalisation relève ensuite d’une dimension d’abstraction, en un sens différent. Il s’agit d’interpréter un comportement à partir d’une signification idéale, qui peut avoir aussi bien une signification normative que descriptive (cette dernière présupposant néanmoins un critère par rapport auquel des actions sont comparées). L’introduction de la notion de rationalité pour caractériser une action correspond ainsi à cette intention. On considère par exemple qu’une action est cohérente (ou incohérente) à partir d’un certain critère. Il s’agit de poser ici un critère unifiant différents aspects d’un comportement. On met ainsi en place le principe d’une transitivité des préférences à partir d’une mise en ordre de celles-ci. On considère ce que serait « idéalement » un tel comportement cohérent, qui est alors dit abstrait par rapport aux vicissitudes de l’action réelle. Cette notion de cohérence ne consiste donc pas uniquement en la description d’une constance ou d’une répétition des actions, indépendamment de tout contenu. Mais il y a visée d’une unité fondée sur quelque chose qui, d’un certain point de vue normatif, « devrait » orienter l’action. On peut d’ailleurs distinguer alors deux point de vue abstraits : celui d’une norme idéale de comportement, et celle d’un comportement limité par les ressources cognitives d’un acteur, de type Simon. Le second cas est plus réaliste que le second, et en ce sens moins abstrait ; il représente néanmoins lui-même un concept permettant d’interpréter « idéalement » un ensemble de comportements donnés.

139 / Enfin, une neuvième dimension d’abstraction correspondrait à la constitution d’un être de raison, imaginaire et ne correspondant tel quel à aucune dimension empirique concevable, même si le point de départ de cette abstraction tient à des situations concrètes possibles, dont la généralisation devient néanmoins inactuelle. Elle relève ainsi d’une extrapolation. À bien des égards l’acteur omniscient de la théorie économique néo-classique correspond à une telle extrapolation générale d’un trait particulier. Quelquefois, et relativement à des objets limités, l’acteur est en situation d’information complète, on imagine alors un acteur qui serait constamment en situation d’information complète. Il y a donc au départ une correspondance avec une dimension empirique, et la généralisation de celle-ci relève d’une abstraction dans la mesure où cette généralisation cesse de renvoyer à un donné empirique.

14Nous avons essayé de montrer que ces différentes démarches d’abstraction sont hétérogènes les unes aux autres. À chaque fois, cependant, elles correspondent à un certain « écart » par rapport à une réalité empirique. Mais ces écarts sont différenciés et à notre sens hétérogènes les uns aux autres. Il y a alors une « proximité » plus ou moins grande à un réel empirique (qui est lui-même néanmoins toujours appréhendé à partir de concepts et de catégories générales, comme l’ont indiqué aussi bien Weber que Durkheim). Mais cette approximation relève de schémas différenciés. Il va de soi qu’ensuite un modèle particulier peut regrouper plusieurs des différentes dimensions d’abstraction ainsi séparées, et qui sont regroupées soit de manière explicite, soit de manière implicite. Tel est le cas de la notion d’idéal type chez Max Weber, illustrée dans les citations placées au début de cet article. Il serait intéressant de réinterpréter les différents éléments des extraits cités précédemment de Weber à partir de ces différentes catégories d’abstraction, ce que nous ne pouvons faire dans les limites de ce travail. Toujours est-il que la notion d’approximation, transversale aux différentes dimensions de l’abstraction, ne constitue pas une dimension unique, mais renvoie à plusieurs aspects hétérogènes.

15Ces abstractions sont elles légitimes, et au nom de quoi peut-on les accepter ou les refuser ? Notre thèse sera ici que ce sont les critères mêmes de la démarche abstraite, dérivée d’une intention de description du réel, qui permettent, à chaque fois, de déterminer si une abstraction est légitime ou non. En d’autres termes, les abstractions sont légitimes dans la mesure où elles n’outrepassent pas leurs propres finalités et les possibilités associées à celles-ci. Elles peuvent s’écarter du réel, mais ne sauraient à partir de là conduire à une perception erronée de la réalité à travers ces conceptualisations. Il convient donc de reprendre chacune de ces dimensions d’abstraction pour en mesurer le sens. D’une manière générale, pour interpréter la vie sociale, il faut faire appel à la catégorie de « sens » qui sert de point d’appui interprétatif. Ce sens intervient également dans le domaine épistémologique, la notion de description ayant une signification normative, puisqu’elle implique que l’on parvienne à des descriptions « correctes ». C’est ainsi que Putnam indique que la visée d’une description « correcte » du monde implique des « valeurs épistémiques » (en l’occurrence le souci de la « correction » de la description) qui font l’objet d’un choix, mais qui dépendent de la visée descriptive elle-même, plutôt que d’une justification « externe » (Putnam, 2004, 41).

16L’idée ici défendue est que l’abstraction intervient pour servir des objectifs légitimes et inévitables d’une démarche d’investigation du réel, dans ses deux dimensions, descriptive et explicative. Ces abstractions correspondent à des possibilités propres de la connaissance descriptive et explicative. En même temps, ces finalités « intrinsèques » peuvent conduire à des dépassements qu’il convient de critiquer à partir même des critères légitimant la démarche abstraite dans ses différentes dimensions. Autrement dit, il ne s’agit pas de critiquer l’abstraction en tant que telle, comme cela est à notre sens trop souvent fait, tout simplement car on n’échappe pas à l’abstraction dans la dimension d’investigation des sciences sociales. Il s’agit d’indiquer que, du fait de ses différentes dimensions, il peut advenir que des usages inadéquats de la démarche abstraite apparaissent, qui semblent alors pertinents au nom du principe général d’ « approximation ». Il convient alors de restituer une plus grande précision dans les usages du modèle, en essayant de préciser les modes de dévoiement des principales dimensions de la démarche abstraite.

II. Pertinence et limites des différents types d’abstraction

17Chacun des types d’abstraction rencontrés précédemment donne des informations sur certains aspects du réel : ils permettent 1 / de délimiter un ensemble d’objets ; 2 / d’en déterminer la forme commune ; 3 / d’effectuer les rapprochements possibles avec d’autres aspects du réel partiellement congruents, mais partiellement divergents ; 4 / d’envisager leur traductibilité en un langage formel ; 5 / d’en suivre l’extension possible sur un ensemble de phénomènes ; 6 / d’en mesurer la fréquence au regard d’une séquence de réalité ; 7 / de les synthétiser en des figures homogènes stylisées ; 8 / d’en interpréter le sens idéal ; 9 / de supposer ensuite généraux certains traits particuliers du comportement.

18Chacune de ces démarches est pertinente car elle permet d’envisager la réalité de manière comparative, à partir de certains de ses traits, et de confronter un réel empirique aux différentes dimensions de sa conceptualisation. Elles permettent de donner une lisibilité à cette diversité empirique, de manière descriptive et explicative. Toutefois, il y a à chaque fois un risque inhérent, qui est d’oublier la spécificité de la dimension d’abstraction liée à la démarche considérée, et d’outrepasser alors les limites de l’entreprise considérée, au nom du principe général d’ « approximation » qui tend à réunir toutes les dimensions de l’abstraction et à gommer ainsi leurs spécificités.

191 / Au regard de la délimitation de l’objet, se pose le problème du caractère effectif de cette délimitation. Une mise en ordre des préférences d’un acteur suppose ainsi de caractériser ces préférences. D’où viennent-elles ? Le MCR est partagé entre deux tendances : l’une visant à endogénéiser ces préférences à travers la notion d’utilité, qui aurait alors un sens univoque, et qui permettrait de clôturer effectivement le modèle (Becker, 1976 ; Harsanyi, 1982) ; l’autre au contraire visant à considérer ces préférences comme exogènes, issues soit de la psychologie, soit des normes sociales (Hollis, 1994 ; Sen, 1993). Dès lors, si la notion d’utilité est endogène, il faut vérifier qu’elle corresponde effectivement aux choix des acteurs ; si tel n’est pas le cas, on aura d’emblée une limite du modèle, qui devra statuer sur l’origine extrinsèque de ces préférences. Une erreur serait alors de considérer que le modèle serait complet relativement à l’explication des préférences, soit que les préférences ne correspondent pas à l’utilité spécifiée, soit que l’utilité renvoie à des normes sociales. De manière générale, un des avantages classiques du modèle du choix rationnel tient à cette possibilité d’interpréter la réalité à partir de séquences d’actions « fermées » : les acteurs ont des buts, et ils cherchent les moyens adaptés à ces buts. Mais toute la question est de savoir si l’on est vraiment dans une situation fermée, ce qui correspond au problème de la nature des buts. Comme l’on sait, par exemple, Parsons avait souligné, à la suite de Durkheim, l’ancrage des finalités utilitaires dans les normes sociales.

202 / L’ambition de dégager des formes communes désigne elle-même les conditions de sa validité. Le principe général est le suivant : la mise en évidence de formes communes doit correspondre à des traits qui sont réellement communs et structurants des objets concernés, indépendamment de traits particuliers contingents pouvant être laissés de côté par cette formalisation. L’abstraction est pertinente lorsque cette visée est atteinte, et elle correspond à une modalité de la description du réel. Le risque est alors que cette forme supposée commune ne soit pas réellement commune, c’est-à-dire qu’elle remplace des traits effectifs par des traits différents modifiant substantiellement l’objet considéré, appréhendé à travers une forme inappropriée. Par exemple, le scénario du DP implique que les protagonistes n’ont pas un pouvoir inégal, et n’ont en particulier pas un pouvoir d’influence les uns sur les autres. Dès lors, interpréter comme relevant de cette catégorie une situation ressemblant par certains aspects à celle du DP, mais où les acteurs ont par ailleurs une réelle capacité d’influence les uns sur les autres, ou du pouvoir inégal, serait inadapté. Il serait en effet abusif de laisser de côté ces traits, car ils ne sont pas accidentels et contingents, mais constitutifs de la situation considérée. Par exemple, le désir de protection sur un marché, dans la vie économique, contre la concurrence peut être rapproché d’un certain point de vue d’une situation de type DP : si tous les acteurs obtiennent une protection contre la concurrence, il n’y a forcément plus de concurrence, et le bénéfice global atteint est inférieur pour chacun des protagonistes à celui qui serait obtenu si aucune limitation n’était mise en place. On peut en déduire une norme favorable au libre-échange général. Toutefois, l’analogie, partiellement pertinente, ne l’est cependant pas réellement, précisément car les acteurs, dans un processus de concurrence, n’ont pas tous le même pouvoir, et n’ont pas tous les mêmes bénéfices et les mêmes pertes, ce qui éloigne radicalement ces situations de celles formalisables en termes de DP (Demeulenaere, 2005). Il ne conviendrait pas ici de dire qu’il y a un rapprochement pertinent mais abstrait : car des réquisits fondamentaux d’une situation de type DP ne se retrouvent pas dans un jeu concurrentiel ordinaire. On est tenté d’accepter un rapprochement au nom de l’approximation constitutive de toute abstraction : mais s’il s’agit de dégager une forme commune, il faut bien que celle-ci existe et n’altère pas les traits fondamentaux d’une situation.

213 / La constitution de rapprochements à partir de prédicats communs conduit à des avantages et à des difficultés similaires à ceux de la mise en évidence de formes communes. D’un côté, par exemple, il est clair que la recherche du pouvoir, des honneurs et de la richesse peuvent être rapprochés dans la mesure où ils consisteraient en la poursuite d’un intérêt « égoïste ». Il ne s’agit pas, comme on l’a déjà dit, d’une forme commune, mais de la mise en évidence d’un prédicat commun à certaines actions. Le risque est alors ici de parvenir à une interprétation erronée de certains motifs, du fait de rapprochements en partie justifiés, mais abusifs par ailleurs. Par exemple, dans la mesure où tout « altruisme » se manifeste à travers des choix qui, d’un certain point de vue, peuvent entrer en conflit avec les finalités d’autres acteurs, et que, d’un autre côté, ces finalités altruistes peuvent produire un sentiment de satisfaction chez l’acteur qui les poursuit, on peut être tenté, ces deux caractéristiques étant communes aux finalités égoïstes, de faire entrer dans le lot de celles-ci les finalités altruistes. Pourtant cela serait paradoxal, car précisément une action altruiste n’est pas une action égoïste, même si elles peuvent avoir des traits communs. Il convient alors de veiller à ce que l’existence de prédicats communs n’occulte pas des différences plus importantes, qui, si elles étaient négligées, rendraient incompréhensibles les phénomènes considérés. Même si des actions égoïstes et des actions altruistes ont toutes les deux en commun de pouvoir entrer en conflit avec des finalités poursuivies par autrui, et de fournir des satisfactions psychologiques à celui qui les entreprend, il n’en demeure pas moins que, dans certains cas, un choix égoïste et un choix altruiste conduisent à des actions exactement opposées, et donc ne sauraient être identifiées sous un critère « abstrait » qui manquerait ainsi l’essentiel.

224 / Il en va de même pour la traduction en un langage formalisé. Celle-ci peut être très fidèle à son objet : par exemple la matrice désignant la structure des préférences des prisonniers dans leur dilemme reflète exactement les données de leur choix. Au contraire, il existe des cas où la traduction formalisée correspond à une modification substantielle des situations ordinaires dont elle est néanmoins supposée rendre compte. Par exemple, il est clair que la supposition d’une mise en ordre des préférences complète par un acteur pour constituer sa fonction d’utilité est issu d’un schéma surdéterminé par les besoins de la formalisation, et conduit à une supposition irréaliste (relevant dans notre taxinomie de la neuvième dimension d’abstraction). De fait, c’est ce qui sépare la tradition de l’analyse autrichienne de l’économie, et la tradition néo-classique : la première considère qu’il n’est pas légitime de traduire les processus concurrentiels effectifs, marqués par l’indétermination et l’incertitude, en des courbes de préférence, qui ne correspondent pas à des situations réalistes (von Mises, 1985) ; la seconde cherche au contraire à construire des modèles qui, à des fins de formalisation, introduisent des abstractions non fidèles à la réalité empirique. Il ne nous appartient pas ici de trancher de tels débats. Nous voudrions simplement préciser et localiser l’enjeu : il s’agit bien d’un rapport de l’abstraction au réel, où toutefois ici la traduction en un langage formalisé traduit à modifier tendanciellement, non à restituer simplement en un autre langage, les séquences empiriques. Il y a donc là un problème sérieux : car on n’est pas dans un processus où la traduction formalisée conduirait à préciser les données empiriques, mais dans une démarche qui conduit à les modifier substantiellement (Demeulenaere, 1996).

235 / Lorsqu’un modèle envisage toutes les conséquences regardées comme possibles d’un comportement, indépendamment des facteurs « perturbateurs » qui pourraient intervenir, il y a là une démarche tout à fait légitime en ce qu’elle permet, dans un processus explicatif d’un ensemble de phénomènes empiriques, de partir d’hypothèses minimales de comportement. Dans la mesure où une réalité empirique donnée peut toujours être expliquée de diverses manières, l’utilité de cette procédure est de parvenir à un ensemble explicatif homogène qui permette d’éviter la multiplication des hypothèses. On retrouve ici trois principes d’explication scientifique. Le premier est de proposer la théorie la plus économique, conformément au principe d’Occam qui prescrit d’éviter d’introduire des entités superflues ; cela revient donc simultanément à écarter les hypothèses ad hoc ; enfin, cette unification théorique doit permettre d’avoir des résultats prédictifs. Le scénario anticipe par exemple les réactions des acteurs, toutes choses égales par ailleurs, face à une mesure de blocage ou de libéralisation des loyers.

24Il y a deux risques alors. Celui, complexe à évaluer, d’une confusion possible entre les causes. En effet, si la réalité peut être expliquée par des causes concurrentes, on est conduit dans certains cas à expliquer par un modèle causal donné ce qui en réalité dépend peut-être d’autres facteurs. Par ailleurs, il peut y avoir erreur sur l’interprétation des conséquences d’une action, ou, plus spécifiquement, introduction subreptice d’hypothèses supplémentaires de comportement. Par exemple, il y a un décalage entre une théorie « officielle » de l’économie qui suppose que les préférences peuvent être de n’importe quel ordre, et l’introduction d’hypothèses plus spécifiques de comportement sans lesquelles certains phénomènes ne sauraient être expliqués (Simon, 1986). En soi, il n’est évidemment pas problématique d’introduire des hypothèses particulières de comportement : toutefois la difficulté tient alors à la continuité de l’analyse, sachant que les justifications apportées à la théorie des préférences révélées, impliquant l’indétermination de contenu de celles-ci, ne sauraient être les mêmes que celles apportés à l’introduction d’hypothèses particulières spécifiques.

25C’est dans cet ordre de problèmes qu’intervient la célèbre clause ceteris paribus. Par définition, le fait de prendre en considération un seul motif d’action, éventuellement associé à quelques hypothèses auxiliaires de comportement, implique de ne pas envisager que l’acteur considéré dévie de cette trajectoire. Il ne le fait pas, ceteris paribus, c’est-à-dire s’il n’a pas de raisons de changer de conduite. Or, de fait, les acteurs peuvent avoir des raisons de changer de conduite. Ce changement est une perturbation du modèle, qui ne l’affecte pas puisque le modèle précisément laisse de côté de tels changements. Toutefois, en même temps, il est intéressant de savoir pourquoi, dans certaines circonstances, les acteurs peuvent être amenés à ne pas se conformer aux attentes du modèle. La clause ceteris paribus ne devrait pas conduire à une cécité envers le fait qu’elle n’est qu’une hypothèse de comportement, qui ne saurait rendre compte des comportements opposés lorsque ceux-ci sont observables. Recourir au principe de l’abstraction n’explique en rien pourquoi, tantôt les individus ont un comportement donné, tantôt un autre.

266 / L’indication de la typicité, entendue ici dans un sens restreint de plus grande fréquence, est bien entendu elle-même légitime, à partir du moment où elle révèle le sens même de son projet qui est de montrer que, dans une situation donnée, un comportement particulier est prépondérant. Il est certain, par exemple, que les patrons cherchent à maximiser le profit de leurs entreprises. L’abstraction laisse ici de côté des cas minoritaires ne correspondant pas à ce schéma. Une erreur (très fréquente) est alors de transformer cette typicité en considération normative (relevant de la dimension 8) : les phénomènes minoritaires sont alors interprétés comme inessentiels, ou comme anormaux, à partir de la transformation de la fréquence en norme, qui correspond clairement à une erreur de catégorie, puisque la fréquence est un fait en soi contingent, qui ne saurait servir d’étalon normatif permettant de juger des comportements minoritaires. Le recours à l’abstraction synonyme de typicité, qui permet de souligner le caractère prévalent, dans certaines circonstances, d’un comportement, ne correspond pas à la possibilité de transformation de cette prévalence en norme. De ce fait, les cas minoritaires ne sont pas inessentiels, et méritent d’être expliqués tout autant que les cas majoritaires.

277 / La stylisation est également un procédé intéressant dans la mesure où elle permet de raisonner, à partir de régularités macrosociologiques, ou macroéconomiques, sur les éléments micro qui permettent de les expliquer, ce qui conduit alors à anticiper les conséquences prévisibles de certaines mesures, sur la base de cette stylisation. Par exemple, on peut imaginer que le consommateur moyen de cigarettes va diminuer sa consommation si le prix des cigarettes augmente. Toutefois l’erreur serait ici d’interpréter ce comportement moyen comme un comportement général, ou même normal (comme précédemment). La stylisation ne restitue pas la variété des comportements effectifs qu’une description pertinente complète ne saurait omettre. D’une manière générale, une régularité macro peut être expliquée à partir de comportements micro dont aucun n’existe en particulier. On peut ainsi styliser une courbe de consommation de cigarettes pour rendre compte de l’évolution générale de la consommation, sans qu’aucun comportement particulier ne corresponde exactement à cette courbe. Mais cela ne signifie pas à notre sens qu’il faille accepter toute théorie uniquement au regard de ses conséquences prédictives, comme le pensait Friedman (1953). En effet, pour avoir une vue fine des événements, il convient de ne pas sous-estimer la diversité des comportements possibles et de ne pas les réduire à leur stylisation, quand bien même cette stylisation aurait une utilité par ailleurs.

288 / L’idéalisation correspond à une démarche fondamentale en ce qu’elle introduit directement une dimension de normativité (Demeulenaere, 2003) qui permet d’éclairer en regard les comportements réels des individus. Il ne s’agit pas de dégager une forme commune, ou d’établir factuellement ou contre-factuellement la systématicité d’un comportement, mais de constituer un comportement idéal conforme à une norme donnée, par exemple la norme de cohérence ou de transitivité des choix. Il s’agit là d’une procédure essentielle de la démarche des sciences sociales, même si elle est souvent occultée, le modèle du choix rationnel ayant été historiquement associé plutôt à une entreprise de type positiviste, peu soucieuse de reconnaître des dimensions normatives de ses présupposés méthodologiques. Il est clair en revanche que Weber lorsqu’il parle de « justesse » introduit directement cette dimension de normativité. On comprend ainsi que les individus pensent que 2 et 2 font quatre, car il en va bien ainsi, et que les individus devraient le penser. Dans le modèle du choix rationnel cette dimension de normativité existe, soit du point du vue du modèle le plus formalisé qui implique la transitivité des préférences ; soit du point de vue de sa version la plus courante qui associe à la notion d’action instrumentale le concept de rationalité qui a une signification normative : un individu, ayant certains buts qu’il cherche à atteindre, doit alors retenir les moyens, toutes choses égales par ailleurs (c’est-à-dire si les moyens sont connus et ne contreviennent pas à d’autres choix qu’il peut avoir par ailleurs) permettant d’atteindre ces fins ; il serait irrationnel de choisir des moyens inadéquats aux fins visées, en connaissance de cause (et si rien ne s’oppose par ailleurs au choix de ces moyens). Mais du coup, dès lors que s’introduit cette dimension de normativité, se pose le problème de son origine et de sa validité. Quelles sont les normes de rationalité pertinentes ? Or, dans le cas du MCR s’est introduit un glissement de sens déplaçant le concept de rationalité des moyens vers les fins (Demeulenaere, 1998).

299 / Enfin, pour terminer, on évoquera le fait que des traits qui sont à certains égards pertinents pour caractériser des situations empiriques et qui peuvent alors être isolés, abstraitement donc, cessent néanmoins d’être acceptables lorsqu’ils sont généralisés. Par exemple, une information complète existe dans certains cas ; mais, le plus souvent, non seulement elle n’existe pas, mais elle est même impossible à supposer de manière généralisée. Dès lors, il n’est plus légitime, au nom d’une abstraction, de supposer l’existence d’une telle information parfaite alors qu’elle est par essence inactuelle, pour rendre compte de situations concrètes où elle est impossible à atteindre. Ce serait ici une erreur de considérer que l’ignorance correspond à un écart contingent par rapport à une situation de référence qui serait l’omniscience, lorsque celle-ci ne peut pas être obtenue, et que les cas d’incertitude sont dans la réalité plus structurants que les cas d’information parfaite. Dès lors la procédure d’abstraction conduirait à des résultats imaginaires.

30Il nous semble donc que le débat sur l’abstraction gagne à être précisé en tenant compte de la multiplicité des démarches qui la caractérisent. En illustrant ce débat sur le MCR, on gagnerait à ne pas confondre les différentes dimensions que nous avons évoquées précédemment. Cela renforcerait manifestement la pertinence possible du modèle. En même temps, cela permettrait de mieux déterminer ses limites.

31D’un point de vue descriptif d’abord, il importe de déterminer tout ce qui ne saurait correspondre au modèle du point de vue des différents points de vue évoqués. D’un point de vue normatif et explicatif, il conviendrait alors de développer les différentes raisons qu’un acteur peut avoir d’effectuer d’autres choix que ceux prédits par le MCR (Boudon, 2003), mais aussi d’essayer de constituer un modèle qui permette d’étudier de manière prédictive les situations où, les deux types de choix étant possibles, les acteurs choisissent soit de faire leur intérêt, soit de ne pas le faire (Boudon, 2001 ; Forsé et Parodi, 2004 ; Demeulenaere, 2003). Ce type de modèle devrait dépasser une explication ad hoc qui dirait que les acteurs font leur intérêt, quand c’est leur intérêt de le choisir, ou qu’ils ne font pas leur intérêt, quand ils ont des raisons de ne pas le faire. Pour cela néanmoins, on est amené à développer à nouveau des modèles d’analyse qui ont un caractère abstrait. On est donc confronté à nouveau aux caractéristiques générales de la démarche abstraite énoncées précédemment, avec ses programmes ambitieux, ses difficultés et ses risques d’égarement.

Bibliographie

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