Couverture de ANSO_012

Article de revue

Enjeux de l'interdiscipline

Pages 337 à 354

Notes

  • [1]
    A.-M. Thiesse, 1999, La création des identités nationales, Paris, Le Seuil.
  • [2]
    Le groupe Théorie et Pratiques scientifiques de la Société française des Sciences de l’Information et de la Communication, autour de Robert Boure, réalise cette tâche (ouvrage à paraître).
  • [3]
    D. Wolton, 1984, « Vieux problème - idées neuves », Cahiers STS, 1, Paris, CNRS.
  • [4]
    1986, Cahiers STS, 9-10, « Jeux de réseaux », Paris, CNRS / La Documentation française.
  • [5]
    Le département du CNRS Sciences de l’Homme et de la Société, dans sa Lettre du département (numéro spécial, juillet 2000) donne la liste suivante de ses « orientations stratégiques » : « Sciences historiques, anthropologiques, du langage, philosophie (histoire des sciences, littératures, musicologie...), économiques et de gestion, sociologie, recherche juridique, sciences politiques, géographie et aménagement, politique de site et relations internationales ».
  • [6]
    On consultera à ce sujet Les cahiers de médiologie, dont la rédaction rassemble autour de Régis Debray une équipe comprenant des membres des SIC (Daniel Bougnoux, Jacques Perriault, L. Merzeau...), dont les thèmes successifs montrent bien l’orientation (la route, le papier, la bicyclette...). Voir en particulier le no 6, 1998, Pourquoi des médiologues ?
  • [7]
    R. Debray, 1998, « Histoire des quatre M », Cahiers de médiologie, no 6, p. 13.
  • [8]
    B. Miège, 2000, « Le communicationnel et le social : déficits récurrents et nécessaires (re)-positionnements théoriques », Les enjeux de l’information et de la communication, 1.
  • [9]
    D. Bougnoux, 1993, « Naissance d’une interdiscipline ? », introduction à Sciences de l’Information et de la Communication, Larousse.
  • [10]
    Ibid., p. 17.
  • [11]
    M. Ferguson, G. Golding, 1997, Cultural Studies and changing times, An Introduction, London, Sage, p. XXI-XXII.
  • [12]
    J.-Y. Grenier, C. Grignon, P.-M. Menger (sous la direction de), 2001, Le modèle et le récit, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, Paris.
  • [13]
    Dans les méthodologies des Cultural Studies, on peut ainsi relever « l’analyse textuelle, la sémiotique, la déconstruction, l’ethnographie, les entretiens, l’analyse phonique, la psychanalyse, la rhizomatique, l’analyse de contenu, l’enquête... », C. Nelson, P. A. Treichler, L. Grossberg, 1992, Cultural Studies, New York, Routledge.
  • [14]
    M. Ferguson, 1997, p. XVIII.
  • [15]
    Y. Winkin, 1996, Anthropologie de la communication, De la théorie au terrain, Bruxelles, De Boeck.
  • [16]
    Ibid., p. 7.
  • [17]
    Ibid., p. 87.
  • [18]
    On pourra se reporter à C. Méadel, 1999, « Passage en revue », Les dossiers de l’audiovisuel, 85, INA qui est notre source sur cette question.
  • [19]
    Les Cahiers de la presse en 1937-1939.
  • [20]
    Une Revue juridique internationale de la radio-électricité existe dans les années 1930.
  • [21]
    Les Cahiers de la publicité créés après la guerre par les publicitaires.
  • [22]
    Voir Presse Actualité qui devient en 1985 Médiaspouvoirs.
  • [23]
    Revue française de sciences politiques.
  • [24]
    Beaux-Arts, Revue d’esthétique.
  • [25]
    N° 1, 1954.
  • [26]
    Communication et langages, no 1, mars 1969.
  • [27]
    Quaderni, no 1, printemps 1987.
  • [28]
    Solaris, revue électronique née en 1994.
  • [29]
    TIS (Technologies de l’information et société).
  • [30]
    Réseaux, avec le CNET, à partir de 1983.
  • [31]
    Avec l’INA dans le domaine de l’audiovisuel (Les Dossiers de l’audiovisuel, 1985), Mscope avec le Centre régional de Documentation pédagogique (CRDP) de Versailles (1992), récemment transformé en Médiamorphoses ou encore les Cahiers de l’audiovisuel (1994). Antérieurement, cette tradition de collaboration était présente avec les Cahiers d’études de radio-télévision (1954-1960) du Centre d’études de la radio-télévision française ou écrivaient des universitaires et des professionnels.
  • [32]
    On a déjà évoqué Les cahiers de médiologie (1996).
  • [33]
    Enquête réalisée en 2000, compte rendu dans Hermès, 30, 2001, CNRS.
  • [34]
    Les filières de formation en information et Communication en Europe de l’Ouest : Acquis et complexité des enjeux, hhhttp:// wwww. orbicom. uqam. ca/ fr/ conference/ recherche. html.
  • [35]
    R. Escarpit, 1976, Théorie générale de l’information et de la communication, Paris, Hachette ; A. Moles, 1986, Théorie structurale de la communication et société, Paris, Masson.
  • [36]
    B. Miège, 1995, La pensée communicationnelle, Presses Universitaires de Grenoble.
  • [37]
    Ce que fait fondamentalement la communication des organisations, issue de la communication d’entreprise, mais qui intègre aussi l’étude du secteur non marchand.
  • [38]
    B. Ollivier, 2000, Observer la communication. Naissance d’une interdiscipline, Paris, CNRS Éditions.
  • [39]
    Synthèse présentée au XIIe Congrès de la SFSIC, Paris, UNESCO, Yves Jeanneret, à paraître.
  • [40]
    Celle de Jacques Perriault, 1989, La logique de l’usage. Essai sur les machines à communiquer, Paris, Flammarion.
  • [41]
    D. Morley, dans M. Ferguson, 1997, p. 125, qui adressent par ailleurs cette critique aux Cultural Studies : « Cultural Studies’ debates with itself and growing unease with the textualist and postmodernist trends that facilitated the moving away of cultural analysis from its substantive political, social and material roots raise further questions. As internal dust storms continue to swirl, perhaps the notion of a cross-national, like the notion of cross-disciplinary, cultural studies is oxymoronic. When all boundaries are essentialist and epistemological eclectism is canonical, out of many throats does not always come one clear chorus » (Marjorie Ferguson, Peter Golding, 1997, « Cultural studies and changing times : an Introduction », dans Cultural Studies in question, Londres, Sage).

1Comme le peuple ou la langue, la discipline scientifique se prête aisément à la métaphore spatiale. Leurs identités respectives peuvent, en effet, être représentées comme reposant sur un territoire institutionnellement délimité, borné par des frontières qui permettent, à partir de normes légitimes, de savoir qui (ou ce qui) est à l’intérieur et qui (ou ce qui) est à l’extérieur. Ni les nations, ni les peuples, ni les langues, ni les disciplines ne possèdent de frontières étanches, ni ne vivent en autarcie. Les uns et les autres importent, exportent (quelquefois avec un solde négatif), assimilent ou rejettent, s’étendent (gagnent du terrain) ou régressent (perdent du terrain), chacun de ces processus mettant en jeu la conception que les acteurs se font de l’identité de l’ensemble. C’est au fil de cette métaphore qu’on proposera ici de lire certains des enjeux actuels des Sciences de l’Information et de la Communication (SIC) françaises. Comme le peuple, la nation ou la langue, la discipline tire d’abord son identité de normes fonctionnelles, qui diront qui (ce qui) en fait partie. La norme linguistique stigmatisera l’emprunt illégitime et l’incorrection en indiquant ce qui est du français, et ce qui n’en est pas. La loi déterminera qui est français et qui ne l’est pas. Le CNU ou la section de rattachement du CNRS précisera la discipline d’appartenance d’un chercheur, en distinguant par exemple le sociologue des médias du spécialiste des SIC.

2Ces normes se révèlent être des points des plus sensibles dès qu’elles sont soumises à débat ou remises en cause, qu’il s’agisse de textes régissant la nationalité, touchant à l’orthographe de la langue ou réglant la définition institutionnelle d’une discipline. Les tout premiers enjeux d’une discipline se situent donc dans les normes et les frontières qui la définissent, même si elles sont insuffisantes pour produire une identité, car il faut qu’existe aussi une reconnaissance « de l’intérieur ». On sait que tout locuteur possède une conscience linguistique immédiate de ce qui appartient à sa langue (ce que Chomsky nomme la compétence), et que le citoyen doit sentir son appartenance intime à une communauté (le sentiment patriotique) pour que la patrie existe. Le scientifique pense, travaille et s’exprime pour, dans et à travers sa discipline. Il est aussi doué d’un sentiment d’appartenance à une communauté scientifique, et sans doute un autre type d’enjeux gît-il dans le développement de ce sentiment d’appartenance, d’autant plus complexe qu’il s’agit d’interdiscipline.

3Sans s’attacher directement à la norme et au sentiment d’appartenance, on s’attachera ici principalement à trois points, qui sont souvent des points masqués ou aveugles de l’intérieur, signe de leur importance stratégique.

4Le premier de ces points touche aux origines : origines historiques, discours sur les origines et, le cas échéant, mythe fondateur. Questionner ce point revient à scruter des filiations, pour comprendre ce qui pouvait exister avant la langue française, avant le peuple français ou avant les Sciences de l’Information et de la Communication, afin de comprendre comment s’est constitué le système actuel et quels éléments lui ont donné naissance. L’approche diachronique permet parfois d’éclairer les structures actuelles.

5Le second point tient dans les frontières, et dans leur nature double de ligne de séparation et de point de passage et d’échanges. L’Alsace et le Pays basque sont en France, certes, mais entretiennent des relations particulières avec les régions transfrontalières qu’ils jouxtent. Questionner ce point revient à se demander quels sont nos voisins, quels échanges et relations existent avec eux, quelles parentés sont repérables aux frontières (sentiments de double appartenance culturelle, bilinguisme, identités frontalières, stratégies spécifiques...). Les enjeux sont ici des enjeux de territoires, d’échanges, de proximité, et portent parfois sur l’originalité (ou non) des SIC face à des objets de recherche et des méthodes que d’autres disciplines ont aussi.

6Le troisième point aveugle consiste en une observation du territoire non pas dans une perspective de construction de l’unité, de repérage de points communs, mais pour déconstruire (analyser) les contradictions internes et l’hétérogénéité qui est une donnée fondamentale de tout territoire. Les enjeux portent ici sur la part relative de l’inter et du disciplinaire, du divers et de ce qui unit : le champ des SIC produit-il des connaissances si hétérogènes que le champ en apparaîtrait ne pas avoir d’unité scientifique, mais virerait à la pure construction institutionnelle, ou tend-il à une intégration des problématiques et des objets, mouvement qui lui donnerait une figure de discipline, quitte à lui faire perdre de son ouverture originelle ? En d’autres termes, et pour reprendre la même métaphore, gère-t-il son hétérogénéité sur le modèle du melting-pot, de la coexistence de ghettos ou de la nation assimilatrice ? Les enjeux portent alors sur les poids relatifs des minorités présentes dans le territoire (économistes, sémioticiens, linguistes, sociologues...) et les changements de ces équilibres au cours du temps.

7Tels sont les trois points que nous nous proposons d’évoquer ici. S’agissant de la genèse, nous n’aurons pas à décider si les ancêtres du peuple français sont les Gaulois, les Gallo-Romains ou les Francs (question hautement politique qui fut au XIXe siècle essentielle dans la fondation de l’identité française), ou si les Sciences de l’Information et de la Communication, sont d’essence structuralo-linguistique, sémiotique/sémiologique, littéraire, économico-politique ou technique. Nous indiquerons, pour le lecteur qui ne connaît pas leur histoire, ce que nous en savons « de l’intérieur », sans avoir vécu nous-même cette naissance. S’agissant de nos voisins, nous chercherons à les identifier et le propos, modeste, visera à repérer quelques enjeux actuels forts. Enfin, la diversité interne nous intéressera dans les conflits, les revendications, les positionnements et repositionnements successifs, la variété des objets scientifiques et des manières de les construire comme la diversité des revues ou des filières d’enseignement développées.

Les origines et le discours sur les origines

8Anne-Marie Thiesse [1] a montré comment, dans la construction des identités nationales en Europe au XIXe siècle, on pouvait repérer une série d’éléments qui constituent un kit obligé de l’identité nationale (le territoire, la langue, la littérature, les héros...). De même, on sait bien que l’établissement d’une langue passe par un certain nombre d’étapes (imposition d’un code orthographique, utilisation dans l’administration, enseignement systématique, référence à des ancêtres, inscrits eux-mêmes dans des récits, littérature de référence avec des grands auteurs...). Ces outils permettent de constituer une histoire des origines.

9Les Sciences de l’Information et de la Communication ont leurs discours des origines, et revendiquent leurs pères fondateurs. Sur certains points, les récits divergent et l’établissement scientifique de cette histoire reste à faire [2]. La tenue d’un discours reconnu sur les origines est un enjeu politique majeur dans toute communauté, et, sans prétendre le tenir ici, on relèvera certains points d’une vulgate répandue dans les SIC.

10— C’est à la création, dans les Instituts Universitaires de Technologie, de cours de Techniques d’expression (parfois « et de communication »), que tient la nomination d’enseignants, souvent littéraires d’origine, chargés d’enseigner cette discipline sans programme. Ils se mettront rapidement en réseau pour réfléchir à leurs pratiques et élaborer des contenus.

11C’est à la rencontre, éphémère pour certains, durable pour d’autres, autour de l’École pratique des Hautes Études, de personnalités représentant des courants scientifiques différents (A. G. Greimas, R. Barthes, pour la sémiologie et la sémiotique, Jean Meyriat pour les sciences de l’information et de la documentation, Robert Escarpit, pour les sciences de la communication...), que tient l’idée d’un projet de constitution d’une interdiscipline regroupant ces courants.

12— C’est à une décision ministérielle (la création d’une section ad hoc du Comité consultatif des universités, devenu plus tard 71e section du CNU), que tient l’institutionnalisation d’un territoire. Les SIC prendront quelques années plus tard leur plein essor dans l’université française en multipliant départements et filières, comme cela était le cas dans d’autres pays.

13On nous pardonnera cette simplification schématique, qui met en relation l’existence d’un groupe (les enseignants en poste), de représentants de courants scientifiques déjà porteurs d’une histoire (communication, sémiologie, sémiotique, sciences de l’information...) et d’une décision politique avec sa part d’aléatoire (la création d’une section universitaire). Ce récit rapporté a le mérite d’expliquer la présence de diverses matrices épistémologiques dès la naissance des SIC françaises. Une culture souvent littéraire et/ou philosophique va rencontrer les concepts de la sémiologie, de la théorie de l’information, de la sémiotique, de la communication. D’où le souci de traiter l’objet technique, d’établir un lien avec des sciences exactes, celui d’envisager la communication comme un phénomène social, en usant, entre autres de concepts issus de la linguistique, en particulier pragmatique. Ces éléments croiseront des préoccupations liées aux métiers successifs auxquels l’interdiscipline va préparer.

14L’histoire de la généalogie esquisse un certain nombre des enjeux actuels. Notons en deux.

15— Les SIC naissent d’une rencontre et de l’institution d’un territoire, facteurs à eux seuls insuffisants pour créer une identité scientifique. La première génération des enseignants et chercheurs en SIC possédera une double identité : celle des SIC, acquise, s’ajoute à celle d’une discipline d’origine (linguiste, sociologue, sémioticien, philosophe...). Quoi de plus naturel dans cette situation d’identité double que de parler d’interdiscipline ? Chacun, arrivé dans ce champ avec ses méthodes, ses objets, ses problématiques, peut, s’il en ressent le besoin, se tourner vers cette discipline d’origine, dont il tire ce qu’il apporte aux SIC, ou y revenir. Dans ce premier moment, l’interdiscipline vit du fait que des chercheurs formés dans diverses disciplines travaillent au sein de la même structure territoriale.

16— La situation change avec une seconde génération d’acteurs qui n’a plus de discipline d’origine extérieure, puisqu’elle a été formée en SIC. Si leur intégration, puisqu’ils sont nés dans le cadre du territoire actuel, ne pose pas de problème, leur méconnaissance des disciplines pleinement reconnues peut en poser. Elle remet en jeu le sens premier de l’interdiscipline.

17L’observation des origines suggère ainsi l’existence de deux premiers enjeux pour les SIC : l’explicitation des conditions de leur création, au niveau historique et épistémologique, et la prise en compte du fait que nombre de jeunes chercheurs ne peuvent plus obéir à l’injonction de puiser des ressources dans une « discipline d’origine ».

18Au premier enjeu peuvent répondre soit la recherche soit la production d’un discours mythique à vocation identitaire, enjeu hautement politique. Le second de ces enjeux oblige, de par la succession des générations, à prendre en compte le fait que le discours des origines porte une revendication d’interdiscipline qui ne correspond parfois plus aux réalités vécues par ceux que la discipline a formés intégralement en son sein.

Les frontières

19Un second point critique pour tout territoire est celui de ses frontières. À n’envisager que la communication qui passe par des machines, les SIC ont à voir avec la technique (objet technique, technologie, normes...), mais aussi avec les messages qui circulent (mode de fabrication, de circulation, de distribution, rôle social...) et le sujet (qui produit, fabrique, reçoit ou interprète ces messages). Une première série de territoires mitoyens, dans lesquels ces phénomènes sont aussi étudiés, est ainsi repérable. Mais les SIC envisagent aussi la communication interpersonnelle, ce qui les met en contact avec d’autres sciences (anthropologie, psychologie...). Enfin, elles peuvent traiter de discours, institutions ou processus qui sont aussi l’objet d’autres disciplines (sciences de l’éducation, droit...), ce qui leur crée une troisième série de voisinages.

20Institutionnellement, le CNU de la 71e section, garant des recrutements universitaires, donc d’une partie importante de l’identité de la discipline à long terme, a énoncé dans un texte les frontières qui séparent les SIC du droit, des sciences politiques, des sciences de l’éducation, etc., énonçant de manière performative ce qui est dans le champ et ce qui est hors du champ.

21On a vu que, depuis leur constitution initiale, elles forment une somme de pays, de régions, pour lesquels l’institution d’une unité territoriale n’a pas signifié ipso facto une unicité de problématiques, de méthodes ou d’objets. Leur territoire est en outre contigu de celui d’autres disciplines, avec lesquelles les échanges seront plus faciles et les parentés fréquentes. Se posent dès lors des problèmes (qu’on nous pardonne la métaphore filée) de métissage, de bornage de terrains et d’importation. On tentera ici une cartographie dans laquelle la frontière est ce qui sépare (lieu de litige éventuel), mais aussi ce qui permet le passage des personnes et des biens (émigration/immigration, importation/exportation de méthodes, concepts, objets et problématiques), où elle est lieu de disjonction (elle structure) et de contact (elle enrichit).

22Les voisinages sont nombreux, et comme pour les nations, les peuples ou les langues, l’emprunt, l’allogène, l’étranger sont à la fois suspects de nuire à l’unité, mais aussi susceptibles de favoriser renouvellement ou adaptation. Quels sont-ils ?

Une frontière avec la technique, les sciences de l’ingénieur...

23Un premier terrain adjacent est constitué par la sphère technique. La frontière est âprement disputée dans ce qui touche à l’information, et l’usage du même mot (traitement de l’information chez les ingénieurs, sciences de l’information du côté des SIC, société de l’information dans l’espace public – médias, industriels et hommes politiques confondus) correspond à un enjeu majeur en termes politiques, épistémologiques comme en termes de programmes de recherche. Le CNRS fournit un exemple de ces enjeux.

24L’importance croissante des réseaux et de la « société de l’information » (terme dont les ambiguïtés montrent une partie des enjeux) se traduit, à cette frontière, par une situation tendue entre des approches informatiques, mathématiques, physiques, et d’autres issues des sciences humaines et sociales (étude des usages, de l’économie, des procédés de signification, des conséquences sociopolitiques...). Une approche interdisciplinaire des relations entre science, technique et société avait été tentée dans les années 1980 dans les cahiers du même nom édités par le CNRS. Il s’agissait « à partir d’objets concrets de recherche de démêler les différentes logiques à l’œuvre dans les rapports entre la science, la technologie et la société » [3]. Des spécialistes de sciences sociales, de la physique, de la biologie, des mathématiques et de l’informatique de la technologie éclairaient « la notion de réseau dans ses divers champs d’application, repèrent les modes d’étude, de formalisation et d’utilisation des réseaux et enfin (voient) comment les résultats, les métaphores circulent d’un domaine à l’autre » [4].

25Mais, de fait, depuis des dizaines d’années, le CNRS ne connaît pas directement les sciences de la communication [5]. Leur territoire y est inexistant et il faut chercher entre les sciences sociales (sociologie, sciences du langage, sciences politiques...) et les sciences de l’ingénieur pour trouver ce que serait l’équivalent de la 71e section universitaire.

26La création d’une nouvelle section Sciences et Techniques de l’Information et de la Communication au CNRS, en 2000, redessine les frontières entre les Sciences de l’ingénieur et les SHS et le degré de reconnaissance des SIC par cette institution. Le département STIC, articulé autour des sciences de l’ingénieur, représente ainsi un enjeu politique et territorial majeur à l’époque du développement des réseaux informatiques. S’il se confirme que le contact qu’il va établir avec les sciences humaines et sociales se limite à des liaisons entre informatique, ergonomie, psychologie et linguistique, les sciences de l’information et de la communication ne se trouveront pas renforcées dans leurs positions à la frontière qui les sépare des sciences de l’ingénieur.

27Hors du CNRS, un autre type de phénomène territorial est repérable avec la médiologie [6] qui observe la technique, dans une tradition philosophique et dans le prolongement de Mac Luhan, et dont nul ne sait encore si elle se constituera comme discipline autonome ou si elle n’aura été qu’un phénomène éphémère. Elle relève d’une sorte de mouvement séparatiste des SIC. La recherche de l’articulation de la communication (ou de la culture) sur les rapports économiques et sociaux, mais aussi sur les objets matériels (parmi lesquels la technologie) que veut être la médiologie lie les phénomènes de communication (entendus comme relevant de l’espace) et de la transmission (entendus comme se déroulant dans le temps, d’une génération à l’autre), aux conditions matérielles de la production de la communication (routes, lumière, voies ferrées, supports...). Pour Régis Debray, elle repose sur l’étude « du message (pas de l’énoncé), du médium », la prise en compte simultanée « du procédé de symbolisation (parole, écriture, image analogique, forme digitale), du code social de communication (la langue), du support matériel d’inscription (argile, papyrus, papier, etc.) du dispositif d’enregistrement et de diffusion (manuscrit, imprimerie, photo, télévision, informatique), du milieu, de la médiation » [7]. L’enjeu interdisciplinaire est clair. Est-on encore dans le territoire des SIC ? L’intéressé le nie, tout comme certains des membres de la communauté des SIC. Mais il s’agit de constituer un territoire disciplinaire autonome, à la même frontière, qui sépare la sphère technique des sciences sociales, à l’aide de spécialistes issus des SIC. Signe encore d’une frontière sur les bords de laquelle enjeux épistémologiques et conflits sont vifs.

Les frontières avec les sciences humaines et sociales

28Une autre série de frontières sépare les SIC des diverses sciences sociales. On se contentera ici de donner quelques indications, pour repérer des processus de différenciation et d’assimilation épistémologique, qui contribuent à construire (par renforcement de la frontière) ou à enrichir (par porosité de cette frontière) la discipline.

29Une frontière nette sépare les SIC de la linguistique, qui, surtout dans son paradigme structuraliste, les a influencées. L’usage de mots (sinon de concepts) communs (émetteur, code, récepteur et message étant les plus fréquents) en témoigne. Mais si le prêt à penser, auquel la simple transposition de mots d’une discipline à l’autre donne lieu, a pu quelques temps faire illusion (certains érigeant Jakobson en penseur de la communication, alors qu’il était linguiste et critique littéraire), si les théories de l’énonciation, la pragmatique ont été assimilées par certains secteurs des SIC, la frontière semble maintenant clairement établie. Les analyses en termes d’émetteur/récepteur/message/code ont été dépassées par les SIC qui loin de se cantonner à l’étude du code ou du système, prennent en compte de plus en plus le social.

30La frontière qui sépare les SIC de la sociologie est à la fois marquée (les deux champs s’ignorent parfois superbement) et poreuse, dans la mesure où les apports réciproques et les importations dans les deux sens enrichissent les zones frontalières. Bernard Miège [8] tire de ce qu’il nomme des déficits récurrents les contours d’une proposition de travail qui constitue un autre de ces enjeux à la fois frontaliers et internes.

L’hétérogénéité des SIC ou les enjeux de l’interdiscipline au quotidien

31Un troisième point aveugle du territoire (langue, nation ou discipline), est son irréductible hétérogénéité, à première vue contradictoire avec l’unité qu’il revendique. On a évoqué l’origine de l’hétérogénéité des SIC. Comment est-elle gérée au quotidien ? Sur le modèle des ghettos (développement séparé des communautés), du melting-pot ou de l’assimilation des différences dans un modèle unique (c’est-à-dire de la dominante d’une des composantes) ?

32Daniel Bougnoux déplorait, il y a quelques années, que le pluriel employé à propos des SIC « disqualifie l’idée même d’une discipline ». Il ajoutait : « Cet insurmontable pluriel [...] se traduit sur le terrain par la cacophonie des méthodes, des sensibilités, des échelles d’analyse ou des langages utilisés. Faut-il la blâmer ? Notre discipline est encore dans l’enfance. Elle a du mal à communiquer avec elle-même, donc à exister pleinement face aux autres, auxquelles elle emprunte » [9] et proposait de structurer la cartographie des SIC autour du primat de la relation, du sujet de l’énonciation, de la question technique pour réconcilier trois cultures : la littéraire, la scientifico-technique et la culture de masses [10].

33Les SIC constituent un territoire qui correspond pour partie à des problématiques variées dans les structurations scientifiques étrangères (Media Studies, Cultural Studies, Communication Sciences, Information Science, journalistique, bibliothéconomie...). Historiquement, les paradigmes dominants semblent s’y succéder (primat des études sémiologiques, puis de l’étude des industries de la culture, microsociologie des usages...). On relèvera ici quelques enjeux que cette hétérogénéité soulève : l’homogénéisation ou non des concepts, les rôles respectifs de l’empirique et du théorique, la reconnaissance des diversités de parcours, la légitimité des revues.

Les concepts

34Une première caractéristique des SIC est que, grâce à leur hétérogénéité fondamentale, elles manifestent une capacité à intégrer les outils, méthodes et problématiques d’autres approches.

35La contrepartie de cette perméabilité peut être, faute d’avoir encore constitué un socle de concepts communs, une tendance chez certains à user de jargons qui masqueront le flou conceptuel. Une pensée faite d’emprunts peut mener à l’imprécision, au flou, et à la possibilité d’encourir le reproche fait ailleurs aux Cultural Studies : « Certains terms became the coded cant of imprecise analysis. Such concepts as “terrain”, “site of struggle”, “problematic” (as anoun), “configuration”, “articulation”, “moment”, “project”, “turn”, all lost any focus with which they had been endowed in the literature from which they had borrowed and became merely the calling card of the cognoscenti. » [11]

36De ce point de vue, la constitution d’un arsenal de concepts communs, condition nécessaire à leur exportation, est un enjeu des SIC. Un terme comme médiation change encore de sens selon les auteurs, et il n’est pas sûr que les représentations de l’espace public soient identiques sur le territoire des SIC... C’est la monnaie commune qui permet les échanges sur le territoire qu’elle contribue à unifier. Les concepts communs sont, en sciences, la monnaie qui crée les conditions de l’échange, même si les origines des chercheurs les incitent à ne connaître que les concepts de leur discipline d’origine...

L’empirique et le théorique

37Un second enjeu, lisible dans l’hétérogénéité des recherches se réclamant des SIC est le rôle des études empiriques et leur articulation sur la recherche théorique. La question des relations entre le modèle et le récit n’est ni nouvelle, ni propre aux SIC [12]. Autant un discours théorique qui ne connaît aucune étude empirique peut virer à l’essai, autant une somme d’observations ne crée aucun apport scientifique. Il faut toujours une théorie de la communication pour pouvoir étudier un phénomène ou un média et ses effets. Les SIC s’appuient sur des discours théoriques constitués, mais variés (de la psychanalyse à la linguistique, de la pragmatique à l’économie politique...). Cette diversité de sciences de référence peut les contraindre à une explicitation épistémologique permanente, plus importante que dans d’autres disciplines stabilisées, donc à une part de discours théorique plus grande au détriment de l’empirique.

38Sur ce point aussi, le parallèle avec les critiques faites aux Cultural Studies dans leur difficulté à tenir un équilibre entre les analyses empiriques et le discours théorique est possible, d’autant que certains des fondements théoriques sont communs [13]. Ce n’est que récemment que sous l’effet d’une « nostalgie épistémo-méthodologique, on (y) revient à plus de sciences sociales et d’études empiriques » [14].

Parcours et légitimités

39Cette hétérogénéité se manifeste dans les parcours, les recherches et la manière de constituer l’objet scientifique. Yves Winkin décrit son parcours initial de chercheur en SIC en ces termes : « Après avoir cherché (sous la guidance de Jacques Dubois) à utiliser les travaux de Pierre Bourdieu en matière de sociologie des biens symboliques, pour étudier l’histoire et la dynamique de l’édition belge d’expression française, je me suis plongé dans l’exploration du champ américain dans la recherche en communication interpersonnelle. C’est là que j’ai connu Ray Birdwhistell, Dell Hymes, Erving Goffman. » [15] Riche de ces apports, c’est à l’occasion d’opportunités institutionnelles qu’il pourra « dessiner les contours d’un domaine de recherche » et développer l’anthropologie de la communication [16]. Ce qui ne va pas sans difficulté note-t-il incidemment, car cela consiste à « voir de la communication partout » [17].

40Les parcours à la marge de plusieurs disciplines, l’importance des rencontres (toujours un peu aléatoires), le rôle d’opportunités institutionnelles et la difficulté à cerner l’objet de la recherche (il est partout) ne sont pas l’apanage d’un seul chercheur. Mais la légitimation des itinéraires atypiques par une communauté préoccupée de son unité identitaire reste difficile.

Revues

41Cette légitimation repose sur des revues scientifiques, qui constituent un autre enjeu [18]. Avant la constitution officielle du champ universitaire, il existe des revues professionnelles, centrées sur les métiers du journalisme [19], le droit [20] ou la publicité [21]. Des universitaires et des professionnels peuvent s’y rencontrer [22]. Dans les années 1950, des travaux sont publiés dans des revues de diverses disciplines (sociologie, sciences politiques [23], droit, esthétique [24], psychologie). Ils portent sur des objets frontaliers : l’audition, la perception du son, les représentations... D’autres projets représentent une visée clairement axiologique et critique. Les Cahiers d’études de radio-télévision veulent être « une sorte de laboratoire préservé du tumulte habituel, ouvert aux esprits attentifs qui ne se contentent pas de subir, mais aspirent d’abord à comprendre, ensuite à contrôler, en l’animant, l’infernale machinerie des ondes » [25]. Communication et langages (anciennement Cahiers de la publicité) pense que « l’homme moyen ne pourra plus supporter passivement l’information politique, les slogans publicitaires, l’enseignement magistral ou le spectacle audiovisuel » [26]. Lucien Sfez, dans Quaderni appelle à « débusquer, discriminer, distinguer entre les usages » [27].

42Communications, revue fondée en 1962, soutiendra longtemps dans sa quatrième de couverture que les médias (photo, radio, TV, publicité...) vont créer « une nouvelle civilisation, une nouvelle culture, de nouvelles valeurs ». Jusqu’aux années 1970, cette revue va publier de nombreux articles de sémiologie et de sociologie des médias. Barthes et Friedmann y jouent alors un rôle notable mais aucune rencontre durable avec les SIC n’aura lieu et ce projet sera abandonné. Une grande partie des revues correspondra à des segments particuliers des SIC, marque de l’éclatement relatif du territoire en ce domaine : revues de sciences de l’information [28], de technologies de l’information [29], de sémiologie... sans qu’aucune grande revue indiscutable ne puisse prétendre représenter le champ scientifique des SIC dans ses deux dimensions d’information et de communication. Il reste que certaines signent la rencontre de l’Université et des milieux professionnels ou industriels, avec les secteurs des télécommunications [30] et de l’audiovisuel [31].

43Les grandes revues ouvertement interdisciplinaires (Hermès publié par le CNRS, et Sciences de la société [32]) coexistent avec une multiplicité de revues à vocations diverses, ce qui fait de la légitimation de la production scientifique par des revues en SIC un enjeu ouvert, tant qu’une revue de référence ne représentera pas le champ en tant que tel. Une enquête du ministère de la Recherche a tenté de faire le point en 2000 pour établir une échelle de notoriété [33].

Formations et métiers

44Enfin, présentes dans les filières à visée professionnelle, les SIC regardent la formation comme un enjeu majeur, alors que, dans ce domaine en mutation constante, les étudiants seront appelés à exercer des métiers de la communication et de l’information qui n’existent pas encore lors de leur formation. Elles y ont fait la preuve de l’efficacité de l’interdiscipline. Bernard Miège [34] note ainsi que les universités dans le domaine de la communication, « disposent d’atouts certains pour affronter les enjeux marquants de cette fin de siècle, tout particulièrement si elles s’organisent autour des quatre axes suivants, tous aussi indispensables les uns que les autres :

45« — les technologies intellectuelles ;

46« — les techniques et dispositifs matériels de l’information et de la communication ;

47« — la double dimension de la communication, à la fois anthropologique (fait de culture) et sociologique (fait social) ;

48« — la connaissance des organisations, champs et pratiques professionnels, qui ont recours à la communication. »

Sans prétendre conclure...

49Les principaux enjeux des SIC françaises ne sont plus dans leur quête d’unité (elles sont plurielles, et l’époque des traités de théorie générale [35] est passée), ni dans le risque qu’elles courraient de passer de l’hétérogène à l’inconsistant.

50La vitalité de la pensée communicationnelle [36] se nourrit de sa capacité à intégrer des paradigmes, des méthodes, des concepts venus d’ailleurs. Elle constitue un premier enjeu, tant dans la recherche que dans la formation à des métiers dont beaucoup n’existent pas encore.

51Un second enjeu de l’interdiscipline est lié à son intégration interne, à la capacité à travailler ensemble que manifestent les sciences de l’information et celles de la communication, intégration que les objets et les métiers en émergence rendent inévitable. Le spécialiste des bibliothèques travaille sur les réseaux, les procédures de recherche et d’indexation qui y ont cours. L’économiste des médias, le sociologue des médias et le sémioticien les rencontrent aussi.

52Ce ne sont pas les objets étudiés qui définissent les SIC (elles ne sont pas des Media Studies, puisqu’elles observent la télévision, mais aussi le musée, l’entreprise, le supermarché...). Elles construisent des analyses de situations (avec les outils classiques de l’observation socio-anthropologique), mais aussi d’objets, qui peuvent être des messages, mais aussi des systèmes de classement, des interfaces... (matrice sémiologique ou sémiotique, mais aussi analyses politique et sociologique, approche en termes d’industrie des contenus, approches cognitivistes). Elles étudient des acteurs sociaux et leurs pratiques communicationnelles, mais aussi des discours, des institutions ou des entreprises [37] ou des dispositifs.

53Si ce n’est pas l’objet qui constitue l’originalité des SIC, c’est leur manière de constituer l’objet en articulant des problématiques. Nous avons pour notre part posé [38] que dans toute communication se trouvaient impliquées les trois dimensions, systémiquement liées, de sens, de pouvoir et d’identité, chacun de ces trois pôles (sémiotique, politique et social) renvoyant (et étant défini par) les deux autres. Or cette prise en compte multiple n’est pas acquise.

54Les principaux enjeux de l’interdiscipline sont repérables dans la constitution des analyses des phénomènes de ce qui a donné à l’expression toute faite de « société l’information » et l’analyse de cette expression elle-même. Toute domination d’un des paradigmes aux dépens des autres constitue un risque, donc un enjeu pour l’interdiscipline.

55— L’hégémonie du discours structuraliste ou sémiologique dans l’interdiscipline n’étant plus d’actualité, c’est l’intégration des perspectives d’analyse de sens à des problématiques sociales, appuyées sur l’analyse de productions techniques, qui constitue un premier enjeu. Il est d’ordre épistémologique. Les SIC peuvent-elles apporter quelque chose de plus que les autres sciences sociales à l’étude de la production de sens face au développement des réseaux ?

56— Un deuxième enjeu, au voisinage de la sphère technique, se traduit en termes de postes et d’orientations de travail dans les universités et les laboratoires de recherche. L’attraction produite par la technique et la fascination qu’elle produit dans la sphère politique se traduisent par des moyens techniques, humains et matériels accrus dans le champ des Technologies d’Information et de Communication. Les SIC sauront-elles produire des analyses valides du multimédia, et faire que les postes créés avec un fléchage multimédia ne deviennent pas des postes d’ingénieurs multimédia ou d’informaticiens ?

57— Un troisième enjeu est repérable à la frontière des autres sciences humaines et sociales et consiste en l’évitement d’un discours politiquement correct qui capte une demande sociale et politique d’analyse de la supposée société de l’information pour y répondre sans en analyser le contexte et les motivations, c’est-à-dire en entrant complètement dans cette demande. L’analyse de contenu des communications proposées au dernier congrès de la SFSIC [39] montre une forte propension du milieu à développer des études portant sur les usages des TIC, conjuguée à un effacement tout aussi spectaculaire des concepts de pouvoir et de politique... Apparaissent massivement des études microsociologiques des usages des TIC déconnectées de la prise en compte des politiques publiques (ou de leur absence), des enjeux sociaux et identitaires, qui ne relient pas la réalité observée et les facteurs collectifs qui la déterminent. On passe facilement ainsi d’une étude des usages empiriquement, socialement et théoriquement argumentée [40] à la reprise d’un terme (usage) propre à satisfaire la commande de recherche, mais traité de manière totalement dépolitisée, d’une approche des produits en termes de processus d’industrialisation à une utilisation aseptisée du paradigme interactionnel, qui ne peut que rappeler la tendance fondamentale qu’a l’idéologie libérale de présenter les processus sous une forme exclusivement interindividuelle, sans dimension historique et apolitique.

58Cette perte de la dimension sociale et politique qui a été repérée dans le passage des Cultural Studies britanniques aux Cultural Studies américaines, dont on sait le lien qu’elles entretiennent avec le concept de politiquement correct. C’est ainsi qu’a disparu, aux États-Unis, « any sense of culture and communications as having material roots, in broader social and political processes and structures, so that the discursive process of the constitution of meanings often becomes the exclusive focus of analysis, without any reference to its institutional or economic setting » [41].

59Peut-être un des enjeux fondamentaux des SIC est-il le maintien d’un caractère réellement interdisciplinaire (intégrant des approches sémiotiques, politiques, sociales, économiques...) dans les analyses qu’elles sauront produire du développement des réseaux. Avec les objets nouveaux (ville numérique, militantisme électronique, université virtuelle...) s’impose de fait la prise en compte simultanée des paradigmes des sciences de l’information (classement, indexation, accès à l’information...) et de la communication (dans ses paradigmes sémiotique, politique, technologique, économique, social...).

60Les SIC, de par leur nature d’interdiscipline sont donc armées pour analyser ces phénomènes. Produiront-elles des analyses interdisciplinaires utilisables hors de leur champ propre ? L’enjeu d’une langue n’est pas sa pureté, mais son usage dans les échanges. Celui d’un territoire national est d’organiser les échanges en son sein et avec l’extérieur. L’enjeu pour une (inter)discipline ne se trouve pas dans son unité (rêvée) ou sa pluralité (obligée), mais dans sa capacité à produire des analyses avec l’ensemble des paradigmes dont elle dispose, et à exporter ses problématiques.

BIBLIOGRAPHIE

  • P. Breton, S. Proulx, 1996, L’explosion de la communication, Paris, La Découverte.
  • A. et M. Mattelart, 1995, Histoire des théories de la communication, Paris, La Découverte.
  • Bernard Miège, 1995, La pensée communicationnelle, Grenoble, PUG.
  • Bruno Ollivier, 2000, Observer la communication. Naissance d’une interdiscipline, Paris, CNRS Éditions.

Date de mise en ligne : 01/02/2008

https://doi.org/10.3917/anso.012.0337

Notes

  • [1]
    A.-M. Thiesse, 1999, La création des identités nationales, Paris, Le Seuil.
  • [2]
    Le groupe Théorie et Pratiques scientifiques de la Société française des Sciences de l’Information et de la Communication, autour de Robert Boure, réalise cette tâche (ouvrage à paraître).
  • [3]
    D. Wolton, 1984, « Vieux problème - idées neuves », Cahiers STS, 1, Paris, CNRS.
  • [4]
    1986, Cahiers STS, 9-10, « Jeux de réseaux », Paris, CNRS / La Documentation française.
  • [5]
    Le département du CNRS Sciences de l’Homme et de la Société, dans sa Lettre du département (numéro spécial, juillet 2000) donne la liste suivante de ses « orientations stratégiques » : « Sciences historiques, anthropologiques, du langage, philosophie (histoire des sciences, littératures, musicologie...), économiques et de gestion, sociologie, recherche juridique, sciences politiques, géographie et aménagement, politique de site et relations internationales ».
  • [6]
    On consultera à ce sujet Les cahiers de médiologie, dont la rédaction rassemble autour de Régis Debray une équipe comprenant des membres des SIC (Daniel Bougnoux, Jacques Perriault, L. Merzeau...), dont les thèmes successifs montrent bien l’orientation (la route, le papier, la bicyclette...). Voir en particulier le no 6, 1998, Pourquoi des médiologues ?
  • [7]
    R. Debray, 1998, « Histoire des quatre M », Cahiers de médiologie, no 6, p. 13.
  • [8]
    B. Miège, 2000, « Le communicationnel et le social : déficits récurrents et nécessaires (re)-positionnements théoriques », Les enjeux de l’information et de la communication, 1.
  • [9]
    D. Bougnoux, 1993, « Naissance d’une interdiscipline ? », introduction à Sciences de l’Information et de la Communication, Larousse.
  • [10]
    Ibid., p. 17.
  • [11]
    M. Ferguson, G. Golding, 1997, Cultural Studies and changing times, An Introduction, London, Sage, p. XXI-XXII.
  • [12]
    J.-Y. Grenier, C. Grignon, P.-M. Menger (sous la direction de), 2001, Le modèle et le récit, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, Paris.
  • [13]
    Dans les méthodologies des Cultural Studies, on peut ainsi relever « l’analyse textuelle, la sémiotique, la déconstruction, l’ethnographie, les entretiens, l’analyse phonique, la psychanalyse, la rhizomatique, l’analyse de contenu, l’enquête... », C. Nelson, P. A. Treichler, L. Grossberg, 1992, Cultural Studies, New York, Routledge.
  • [14]
    M. Ferguson, 1997, p. XVIII.
  • [15]
    Y. Winkin, 1996, Anthropologie de la communication, De la théorie au terrain, Bruxelles, De Boeck.
  • [16]
    Ibid., p. 7.
  • [17]
    Ibid., p. 87.
  • [18]
    On pourra se reporter à C. Méadel, 1999, « Passage en revue », Les dossiers de l’audiovisuel, 85, INA qui est notre source sur cette question.
  • [19]
    Les Cahiers de la presse en 1937-1939.
  • [20]
    Une Revue juridique internationale de la radio-électricité existe dans les années 1930.
  • [21]
    Les Cahiers de la publicité créés après la guerre par les publicitaires.
  • [22]
    Voir Presse Actualité qui devient en 1985 Médiaspouvoirs.
  • [23]
    Revue française de sciences politiques.
  • [24]
    Beaux-Arts, Revue d’esthétique.
  • [25]
    N° 1, 1954.
  • [26]
    Communication et langages, no 1, mars 1969.
  • [27]
    Quaderni, no 1, printemps 1987.
  • [28]
    Solaris, revue électronique née en 1994.
  • [29]
    TIS (Technologies de l’information et société).
  • [30]
    Réseaux, avec le CNET, à partir de 1983.
  • [31]
    Avec l’INA dans le domaine de l’audiovisuel (Les Dossiers de l’audiovisuel, 1985), Mscope avec le Centre régional de Documentation pédagogique (CRDP) de Versailles (1992), récemment transformé en Médiamorphoses ou encore les Cahiers de l’audiovisuel (1994). Antérieurement, cette tradition de collaboration était présente avec les Cahiers d’études de radio-télévision (1954-1960) du Centre d’études de la radio-télévision française ou écrivaient des universitaires et des professionnels.
  • [32]
    On a déjà évoqué Les cahiers de médiologie (1996).
  • [33]
    Enquête réalisée en 2000, compte rendu dans Hermès, 30, 2001, CNRS.
  • [34]
    Les filières de formation en information et Communication en Europe de l’Ouest : Acquis et complexité des enjeux, hhhttp:// wwww. orbicom. uqam. ca/ fr/ conference/ recherche. html.
  • [35]
    R. Escarpit, 1976, Théorie générale de l’information et de la communication, Paris, Hachette ; A. Moles, 1986, Théorie structurale de la communication et société, Paris, Masson.
  • [36]
    B. Miège, 1995, La pensée communicationnelle, Presses Universitaires de Grenoble.
  • [37]
    Ce que fait fondamentalement la communication des organisations, issue de la communication d’entreprise, mais qui intègre aussi l’étude du secteur non marchand.
  • [38]
    B. Ollivier, 2000, Observer la communication. Naissance d’une interdiscipline, Paris, CNRS Éditions.
  • [39]
    Synthèse présentée au XIIe Congrès de la SFSIC, Paris, UNESCO, Yves Jeanneret, à paraître.
  • [40]
    Celle de Jacques Perriault, 1989, La logique de l’usage. Essai sur les machines à communiquer, Paris, Flammarion.
  • [41]
    D. Morley, dans M. Ferguson, 1997, p. 125, qui adressent par ailleurs cette critique aux Cultural Studies : « Cultural Studies’ debates with itself and growing unease with the textualist and postmodernist trends that facilitated the moving away of cultural analysis from its substantive political, social and material roots raise further questions. As internal dust storms continue to swirl, perhaps the notion of a cross-national, like the notion of cross-disciplinary, cultural studies is oxymoronic. When all boundaries are essentialist and epistemological eclectism is canonical, out of many throats does not always come one clear chorus » (Marjorie Ferguson, Peter Golding, 1997, « Cultural studies and changing times : an Introduction », dans Cultural Studies in question, Londres, Sage).

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