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Article de revue

Michel de Boüard et l'écriture

Pages 85 à 87

1Je voudrais ajouter quelques mots sur un sujet qui lui tenait à cœur : Michel de Boüard et l’écriture, Michel de Boüard et la langue française. J’ai dit que lorsque je l’avais rencontré pour la première fois, il était en train d’écrire. Beaucoup de ceux qui ont fréquenté ses chantiers, ont vu comme il s’acquittait régulièrement de cette tâche. Il semblait écrire facilement. Pratiquement aucune rature dans ses manuscrits. D’emblée, un style clair et précis, semblant couler de source, toujours élégant comme lui-même, le mot et l’expression justes. Aucune recherche de style orné, aucune fioriture ou excès oratoire. Il m’a souvent parlé d’un ancêtre (grand-père ou arrière grand-père ?) qui était poète parnassien et avait fréquenté José-Maria de Heredia. Il admirait cette économie de moyens dans la description. Il était préoccupé d’exprimer très exactement ce qu’il avait découvert, ce qu’il avait vu. Ne pas forcer le témoignage par une expression débordante. Qu’on pense, par exemple, à ce qu’il a laissé sur sa déportation à Mauthausen : deux ou trois articles d’un style concis, serré. On sent qu’il se méfie de toute inflation, de tout effet de style. Jean-Jacques Bertaux a eu raison de publier, au printemps dernier, son « journal de bord au Musée de Normandie ». C’est un merveilleux exemple de concision, de justesse dans le récit ou la description, en même temps que de belle allure littéraire.

2C’était un épistolier scrupuleux. Il répondait à toutes les lettres et souvent sous une forme très heureuse. Il soignait même les formules de politesse, souvent extrêmement pesées. Il disait : « quand on a des responsabilités, le moindre des devoirs est de répondre à toutes les lettres ». Il le faisait, quelquefois jusqu’à la limite du possible. Je me souviens qu’en 1967, au retour de la première campagne de fouilles à Doué-la-Fontaine, après six ou sept semaines d’absence à Caen, je montai avec lui jusqu’à son bureau de doyen. Sur son bureau, le courrier que les secrétaires n’avaient pas jugé bon de faire suivre. « Regardez, dit-il, voilà ce qui m’attend ». Pas loin d’un mètre cube de courrier. Quelques semaines plus tard, il donnait sa démission de doyen. Je me suis toujours demandé si cela n’avait pas été la goutte d’eau…

3Pour en revenir à l’archéologie, je crois que l’une des leçons qu’il nous a laissée au sujet de l’écriture est toujours valable. Ce qui le préoccupait souvent, c’était la publication, c’est-à-dire la transmission d’un travail archéologique, la transmission des résultats d’une fouille. Pour répondre à cette ardente obligation, il agissait de deux façons :

  • oralement d’abord, il acceptait volontiers les conférences et les visites de chantier qu’on lui demandait ou qu’il proposait. Pour lui, c’était un devoir des archéologues de montrer et de faire comprendre la fouille. Les collectivités locales, communes, départements, finançaient souvent les fouilles. Cela pouvait être une gêne ou un mystère pour les citoyens, on avait le devoir et même la simple politesse, de les initier à la recherche, de leur faire comprendre l’intérêt des résultats pour l’histoire locale et pour l’histoire tout court. Il le faisait sans la moindre démagogie, sans vulgarisation au mauvais sens du mot. Il pensait que l’histoire et l’histoire éclairée par l’archéologie, devait se faire comprendre, dans ses problèmes les plus concrets ou les plus complexes. En fidèle disciple de Marc Bloch, le passé permettait aussi de mieux appréhender le présent : « Il n’y a qu’une science de l’homme dans le temps et qui sans cesse a besoin d’unir l’étude des morts à celle des vivants » (Marc Bloch, citation en exergue sur les Annales de Normandie).
  • la transmission écrite avait naturellement les mêmes devoirs. Toutes les fouilles qu’il a dirigées ont donné lieu à des publications relativement rapides : le Hague-Dike, le baptistère de Port-bail, le cimetière mérovingien de Fleury-sur-Orne, Notre-Dame-sous-Terre au Mont-Saint-Michel, le château de Caen, Doué-la-Fontaine. Transmission des résultats de la fouille en direction d’un grand public et en direction des historiens. À propos de l’échange indispensable, du va-et-vient qui doit s’établir entre historiens et archéologues, il avait fini par être très sévère avec les archéologues les accusant d’être responsables du peu d’impact des découvertes archéologiques sur la recherche historique. Malheureusement, il faut dire que ces reproches sont encore d’actualité. D’abord, par le nombre devenu intolérable de fouilles non publiées. On fouille trop, peut-être par nécessité, devant l’accélération des découvertes dues aux grands travaux ou au développement de l’urbanisme. Une fouille non publiée, c’est une perte sèche pour l’histoire. Même s’il y avait publication, Michel de Boüard n’était pas toujours satisfait : il critiquait la forme de ces publications. « Charabia, illisible ! » grondait-il souvent !
« Notre métier est trop facile, disait-il, un peu de courage physique, un peu d’esprit d’observation, un peu de logique dans la déduction ou le raisonnement. Avec ces qualités, on fait un bon fouilleur, mais la fouille n’est que la moitié du travail archéologique ». Il fallait absolument se faire comprendre d’un lecteur bien intentionné qui cherchait des renseignements mais aussi des preuves, des dates.

4Là encore, son message est d’actualité. Que de publications gâtées par un style obscur ou maladroit ou même par des fautes de français et d’orthographe, même dans des livres, même dans des revues de renom. On imagine facilement les colères de Michel de Boüard !

5Ce qu’il demandait : la description claire et précise des faits, des observations de terrain. La démonstration sans excès de vocabulaire pseudo-scientifique : « artefact » stratigraphie pour stratification… Encore n’a-t-il pas connu l’horrible et prétentieux « diagnostic ».

6Un point cependant l’a longtemps retenu hésitant. Fallait-il publier ce qu’il appelait la « cuisine archéologique », c’est-à-dire les descriptions de surface ou de coupe qui sont souvent les démonstrations de notre métier ? D’abord, il disait qu’il fallait les mettre en notes de bas de page ou en annexe de la publication, puis il revint sur cette opinion à cause du caractère probant de telle ou telle démonstration. Il finit par consentir la publication de quelques exemples bien choisis et de rejeter le reste en annexe.

7De ce côté, son exemple et ses écrits sur le sujet sont encore bien actuels. Qu’on relise ses livres, ses articles, ses carnets de fouille, on sera souvent étonné du bien-fondé de ses réflexions et l’on pourra prendre des leçons de style et même de style archéologique.

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