Dans un article retentissant publié dans Communications en 1972, Pierre Nora faisait de l’affaire Dreyfus « l’événement monstre » par excellence. Beaucoup l’avaient précédé, puis suivi dans une telle appréciation. Au temps même de l’Affaire, Charles Péguy, Théodore Reinach et, quelques années plus tard, Georges Sorel ou Léon Blum élevèrent les événements dreyfusiens au rang d’une révolution. Révolution politique pour les uns, morale pour les autres, la « révolution dreyfusienne » ne s’expliquait guère que par elle-même. La plupart de ses historiens modernes restèrent dans cette lignée interprétative, saluant l’héroïsme des dreyfusards, fustigeant la noirceur de leurs opposants, réduits à l’état d’ennemis de la République en rassemblant les forces sombres de l’antisémitisme, du nationalisme sous toutes ses espèces, voire d’un cléricalisme mal domestiqué par le Ralliement des années 1890.
C’est avec cette veine interprétative que l’important et riche livre de Bertrand Joly vient rompre. Celui-ci entreprend une démonstration à laquelle il est bien difficile de résister tant son érudition est dense et, plus encore, tant l’énergie déployée à sa mobilisation impressionne. Peu d’ouvrages savent à ce point combiner un savoir de cette ampleur et d’une robustesse à toute épreuve avec les charmes du livre d’auteur, qui vous regarde dans les yeux, laisse épancher ses irritations tout en s’appuyant sur les acquis les plus solides de l’historiographie. Si un fond de mauvaise humeur qui alimente les vertes corrections que l’historien administre sur un ton grognon se laisse toujours entrevoir, nulle mesquinerie dans le propos, nulle raideur professorale, mais plutôt une immense ambition visant ni plus ni moins qu’à dépouiller l’Affaire de sa mystique pour mieux la réinsérer dans son tissu politique…