Comme d’autres idées abstraites fréquemment évoquées dans le discours public, la justice a connu une riche fortune iconographique. Depuis plus d’un siècle, les historiens de l’art, du droit et des institutions étudient les représentations de cette vertu sur la longue durée. Influent historien des rapports entre religion et pouvoir, auteur d’essais incontournables sur l’Inquisition, l’hérésie et la discipline des consciences, Adriano Prosperi contribue à cette tradition d’études par ce livre paru en italien en 2008 et traduit dix ans plus tard en anglais.
Son point de départ est l’illustration parue en 1493 dans l’édition du poème satyrique Das Narrenschiff, écrit par le juriste allemand Sebastian Brant : la Justice, accompagnée des attributs de l’épée et de la balance, a les yeux bandés par un fou (p. 2). Cette façon de représenter la justice est inédite. Bien qu’elle ait pour but de dénoncer la perversion dans l’exercice du droit, elle gagne rapidement un sens positif, pour exprimer l’idée d’impartialité que nous tenons aujourd’hui pour acquise.
À la suite des travaux d’Ernst von Möller et de Mario Sbriccoli, A. Prosperi relie le premier succès de cette figuration ambiguë à l’inquiétude provoquée par l’affirmation dans le Saint-Empire romain germanique du droit commun sur la justice coutumière. Pour certains, comme Brant, cette nouvelle justice doit être dénoncée comme aveugle ; pour d’autres, comme Martin Luther, il faut au contraire l’exalter, car c’est par elle que la souveraineté politique peut se démarquer vis-à-vis du pouvoir spirituel…