Notes
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[1]
Étienne Anheim, « Pierre Bayard, Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ?, 2007 et id., Le plagiat par anticipation (comptes rendus) », Annales HSS, 65-2, 2010, p. 478-481.
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[2]
Marc Bloch, Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien, Paris, Armand Colin, [1949] 1952, p. 8.
-
[3]
Sophie Wahnich, « La Révolution française comme conflit d’intolérables. Comment définir l’inhumanité en période révolutionnaire », in P. Bourdelais et D. Fassin (dir.), Les constructions de l’intolérable. Études d’anthropologie et d’histoire sur les frontières de l’espace moral, Paris, La Découverte, 2005, p. 51-90.
-
[4]
Dominique Connan et Johanna Siméant, « John Lonsdale, le nationalisme, l’ethnicité et l’économie morale. Parcours d’un pionnier de l’histoire africaine », Genèses, 83-2, 2011, p. 133-154, ici p. 147.
-
[5]
Annie Geffroy, « Citoyen/Citoyenne (1753-1829) », in Dictionnaire des usages socio-politiques (1770-1815), t. 4, Paris, Klincksieck, 1988, p. 63-86, ici p. 72 ; Dominique Godineau, « Autour du mot citoyenne », J. Guilhaumou (dir.), nº spécial « Langages. Langue de la Révolution française », Mots, 16, 1988, p. 91-110.
-
[6]
Collection générale des décrets des assemblées révolutionnaires, dite Collection Baudouin, La Loi de la Révolution française 1789-1799, vol. 52, Thermidor an II, 19 juillet-17 août 1794, Agence nationale de la recherche et The ARTFL Project, https://artfl-project.uchicago.edu/collection-baudouin.
-
[7]
Alexandre Dumas et Auguste Maquet, Le chevalier de Maison-Rouge, éd. par S. Thorel-Cailleteau, Paris, Gallimard, [1845] 2005, p. 68.
-
[8]
Ibid., p. 503.
-
[9]
Léon Le Grand, « L’hospice national du tribunal révolutionnaire », Revue des questions historiques, 4, 1890, p. 133-174, ici p. 147, 148 et 145.
1Geneviève Dixmer est un personnage de roman. L’héroïne du Chevalier de Maison-Rouge (1845) est aussi l’amour fou de Pierre Bayard enfant. Devenu psychanalyste et professeur de littérature, P. Bayard ne peut se résoudre à laisser Alexandre Dumas et Auguste Maquet conduire leur héroïne certes, mais aussi son amour de jeunesse, à l’échafaud. Est-il possible de sauver Geneviève Dixmer sans, pour autant, réviser de fond en comble le Chevalier de Maison-Rouge ? C’est le défi que se fixe P. Bayard quand il décide d’entreprendre la réécriture du roman.
2Il y a réécriture et réécriture : P. Bayard l’explique longuement. Celle qu’il choisit entend respecter « à la fois les modes de pensée des personnes de l’époque et les principes qui les animaient, afin d’étudier comment, [s’il en avait] trouvé l’énergie, il aurait été possible d’agir autrement ». Et l’auteur d’ajouter : « Tentative pour sauver de la mort une femme aimée, ce livre sera donc également une réflexion sur la période révolutionnaire, ses points communs avec celle que j’habite, la manière dont mes nouveaux contemporains se comportent et réfléchissent, les choix éthiques devant lesquels ils sont placés » (p. 15). Par ces contraintes (le refus de l’anachronisme, la vraisemblance, le respect du cadre historique de l’action), P. Bayard s’impose, une nouvelle fois [1], à l’attention de l’historien de la culture, l’invitant à explorer l’intensité de la réception émotionnelle d’une œuvre, celle qui ici inspire cette entreprise un peu folle : réécrire sinon un chef-d’œuvre, du moins une œuvre connue.
3Dans les années 1930, Antonio Gramsci a consacré des pages éblouissantes à Dumas dans ses Cahiers de prison, ramenant le surhomme nietzschéen à un avatar du Comte de Monte-Cristo. Dumas n’en est pas moins resté, jusqu’à une période récente, un auteur mineur dans un genre suspect, le roman historique. « Les lecteurs d’Alexandre Dumas, écrit Marc Bloch, ne sont peut-être que des historiens en puissance auxquels manque seulement d’avoir été dressés à se donner un plaisir plus pur et, à mon gré, plus aigu, celui de la couleur vraie [2]. » À moins qu’entraîné dans l’univers de Dumas reconstruit par P. Bayard, le lecteur historien ne découvre un plaisir inédit : il existe des solutions imaginaires acceptables même par un positiviste convaincu (quand d’autres ne le sont pas).
4Pour concilier l’objectif « sauver Geneviève Dixmer » et la vraisemblance du récit du Chevalier de Maison-Rouge, P. Bayard décide d’entrer dans le roman. Il en devient l’un des personnages. Sous son nom et prénom – il y tient beaucoup –, P. Bayard prend la place de Maurice Lindey et renaît non seulement héros du roman, amant républicain de la royaliste Geneviève Dixmer, mais aussi lieutenant de la Garde nationale et accessoirement, secrétaire de la section Frères et Amis. Républicain fervent, Bayard-Lindey ne flirte pas moins, au réel comme au figuré, avec des contre-révolutionnaires convaincus, ces ultra-royalistes qui multiplient sans succès les complots (auxquels participe activement Geneviève Dixmer) pour faire échapper la reine de la prison du Temple, puis de la Conciergerie où elle est détenue en attendant son procès devant le Tribunal révolutionnaire.
5L’action du Chevalier de Maison-Rouge se déroule, en effet, entre le 10 mars et le 16 octobre 1793, jour de la condamnation à mort et de l’exécution de Marie-Antoinette, dans cette période fondatrice de la République où les conflits inhérents à l’émergence d’un nouveau système de valeurs, morales et politiques, sont, de l’avis partagé d’A. Dumas, P. Bayard et Sophie Wahnich d’une particulière intensité [3]. Ces conflits, P. Bayard les explicite en les subsumant sous deux grandes catégories : l’éthique des principes (les principes forment des obligations intangibles) s’oppose ainsi à l’éthique des conséquences (les principes doivent s’adapter à la situation vécue). Reste à plonger le tout dans le bain de la Terreur. La période est désignée, bien avant Victor Hugo, par une année calendaire au col tranché par la guillotine, Le chevalier de Maison-Rouge. Épisode de 93 – le sous-titre est trop souvent négligé. C’est sous la Terreur donc que ces deux éthiques sont appelées à devenir des morales d’action : « Je ne me demanderai pas de manière abstraite, écrit P. Bayard, ce qu’un intellectuel aurait fait sous la Révolution française, je m’interrogerai pour savoir comment je me serais personnellement comporté, avec une certaine vraisemblance, si je m’étais trouvé face à la série de situations très concrètes qu’a dû affronter le héros de Dumas et Maquet » (p. 43).
6Souvent présentée comme abstraite et rigide, l’éthique des principes offre un recours plus fréquent dans des situations de crise que ne l’admettent les esprits chagrins. Les circonstances fournissent, en définitive, peu d’excuses à celles et ceux qui choisissent de ne pas la respecter. Au philosophe, Jean-Paul Sartre en l’occurrence – « Quelqu’un à qui on demandait ce qu’il avait fait sous la Terreur répondit : J’ai vécu… » –, Bayard-Lindey rétorque : « Comment ? »
7« Ce n’est pas l’ignorance des conséquences comme le croient [Benjamin] Constant et ceux qui critiquent Kant qui affaiblit le choix du philosophe, commente P. Bayard, c’est l’ignorance du contexte […] » (p. 89). C’est le contexte qui fait le principe, ce dernier n’existant jamais qu’en situation. Ce en quoi la littérature est plus réflexive que la philosophie, car, comme le souligne Frédérique Leichter-Flack, la littérature ramène sans cesse à la question « qu’est-il juste de faire ? » et incarne ses réponses dans des études de cas. Ce faisant, « elle offre un espace privilégié pour réfléchir sur des questions éthiques, un espace beaucoup plus complexe que la philosophie morale, qui se fonde trop souvent sur des cas abstraits » (p. 42). Dans l’élaboration de cette éthique littéraire qui dominera le xixe siècle, P. Bayard démontre que, loin d’être un roman de « littérature industrielle », Le chevalier de Maison-Rouge tient une place centrale.
8Déférée au Tribunal révolutionnaire en octobre 1793, Geneviève Dixmer choisit de ne pas dénoncer son mari présent à l’audience, alors même que ce dernier est à l’origine de la tentative d’évasion de la reine à laquelle il lui a imposé de participer. Face à Antoine Fouquier-Tinville qui l’interroge, Geneviève se tait, non par souci de l’intérêt supérieur de la cause royaliste, non pour sauver son mari de l’échafaud, mais parce qu’elle le méprise au point de ne pas vouloir mourir en même temps que lui : « Rien de commun avec cet homme, pas même la mort ; il me semble que je serais infidèle à Pierre si je mourais avec Dixmer » (p. 136).
9L’éthique des principes est ici à son acmé : Geneviève sauve, au prix de son existence, la vie d’un être qu’elle abhorre (Dixmer) pour manifester une absolue loyauté envers son amant Bayard-Lindey : l’éthique de création, de soi-même et de nouvelles normes de comportement, que laisse entrevoir ce jusqu’au-boutisme dans l’éthique des principes, laisse interdit. Que cette jeune femme, ayant accepté un mariage de raison, qui jusqu’alors a toujours été sous l’emprise des hommes – de son mari, de son amant, même de son frère, le fameux chevalier de Maison-Rouge –, se révèle souveraine, galvanisée par sa proximité – intertextuelle au moins – avec ce comte de Monte-Cristo sur lequel Dumas et Maquet travaillent au même moment, emporte la conviction du lecteur face à cet amour fou pour Geneviève Dixmer qu’il finit sinon par éprouver, à l’instar de P. Bayard, du moins à trouver si légitime qu’il se sent, à son tour, tenu de vérifier si Geneviève Dixmer a bien été sauvée.
10« Si j’excepte [des] adaptations visant à me permettre de participer à l’action avec vraisemblance, je m’efforcerai de modifier le livre le moins possible et, chaque fois que plusieurs solutions se présentent, de choisir la plus économique, celle qui permettra à cette nouvelle version du roman de rester proche du texte initial » (p. 35). Il s’agit donc de respecter « autant que possible le texte initial pour aider [Geneviève Dixmer] à échapper au sort injuste qui lui a été réservé » (p. 15). Et c’est effectivement une solution dont l’économie de moyens enchante.
11Suite à des péripéties trop longues pour être rapportées ici, Bayard-Lindey est parvenu à se procurer un laissez-passer extorqué par Dixmer au greffier de la Conciergerie, qui lui permet d’entrer et de sortir librement de la « salle des morts » où les condamnés que sont Geneviève, Bayard-Lindey et Lorin attendent la charrette qui va les conduire à l’échafaud. « Le laissez-passer anonyme […] porte simplement comme mention citoyen ». Laissez-passer le citoyen porteur de la présente est-il écrit : « Chacun de nous trois, poursuit P. Bayard, peut donc l’utiliser, y compris Geneviève, à condition toutefois, ce qui ne paraît pas matériellement impossible, d’ajouter ‘ne’ après ‘citoyen’ » (p. 152). Mais comment convaincre Geneviève d’accepter d’utiliser ce laissez-passer pour sauver sa vie, alors que son amant et son ami vont être guillotinés et que sa conduite, au moins depuis la scène du Tribunal révolutionnaire, est régie par une éthique des principes sans concession ? En la persuadant qu’elle est enceinte : « À mesure que je parle et que je la supplie de m’écouter, Geneviève, qui a cessé de pleurer, me regarde avec de plus en plus d’attention […] et je sens que j’ai pour la première fois une chance de la convaincre et de survivre à travers elle » (p. 153). Ainsi finit le livre, sur un happy end (relatif) dont le lecteur est d’autant plus heureux qu’il estime ce presque rien (la substitution du mot « citoyenne » au mot « citoyen ») imparable.
12Les historiens exercent, selon John Lonsdale, une « profession très honorable » qui leur impose de « gâcher la fête des autres » [4]. En proposant de féminiser le mot « citoyen » inscrit sur le laissez-passer, P. Bayard ne sauve pas Geneviève Dixmer. Si le mot « citoyenne » est, comme le fait remarquer Annie Geffroy, un mot inventé par la Révolution – « aucune société je crois, avant la France de 1792, n’avait utilisé citoyenne comme appellatif quotidien [5] » –, le droit révolutionnaire ignore, résolument et délibérément, le néologisme « citoyenne ». C’est par l’homme que la femme est citoyen – ce qui ne signifie pas que la femme ne jouit pas des droits de citoyen, mais implique qu’elle exerce une citoyenneté empêchée ou dégradée. Quand le 29 thermidor an II (16 août 1794), la Convention doit examiner la proposition « d’ajouter dans le décret concernant la mise en liberté des citoyens ouvriers et cultivateurs, le mot citoyennes », l’assemblée « passe à l’ordre du jour, motivé sur ce que le mot citoyen est générique ». Comme l’explique l’imprimeur officiel des assemblées révolutionnaires, François-Jean Baudouin, dans l’index de sa Collection de lois, au mot « citoyenne » : « Citoyenne, ce mot est compris sous celui de Citoyen » [6]. En refusant tout débat, la Convention donne force de loi à l’usage en vigueur dans la pratique juridique de la Révolution : elle proscrit expressément l’usage du mot « citoyenne » dans la langue du droit.
13Objecter que le décret ici mentionné est anachronique ne tient pas. La préface très informée que signe Sylvie Thorel-Cailleteau dans l’édition « Folio » du Chevalier de Maison-Rouge signale, à plusieurs reprises, les anticipations chronologiques qui autorisent à mobiliser une loi échappant aux bornes temporelles du roman. De plus, Dumas et Maquet portent une attention aiguë au jeu des appellations, « Madame », « Monsieur », qui trahissent les opinions antirépublicaines de celles et ceux qui les utilisent : « Heureusement, […] le caporal […] l’a appelé monsieur : il s’est vendu lui-même [7] », rapporte un sergent de patrouille, au début du roman, en mars 1793 donc. Monsieur n’est plus, sous la Révolution, un appellatif, mais un titre de haute noblesse : Monsieur désigne le frère du roi, quand Madame et Mesdames qualifient les sœurs du roi. Dans Le chevalier de Maison-Rouge, celles et ceux qui emploient le terme « Monsieur » ou « Madame » comme nom d’usage se désignent immanquablement à l’attention des autorités révolutionnaires. Tout comme se désignerait immanquablement à l’attention de ces mêmes autorités la femme qui présenterait à un factionnaire un laissez-passer officiel portant le mot « citoyenne ».
14D’où il résulte qu’écrire le mot « citoyenne » sur le laissez-passer eût envoyé Geneviève Dixmer aussi sûrement à la mort que le jugement du Tribunal révolutionnaire qui la condamne. Et offert, en prime, à ses accusateurs, la preuve de ses liens (jamais établis) avec les milieux aristocratiques. Le stratagème découvert, on ne donne pas cher de la vie du greffier qui « ivre, étourdi, à demi-mort [8] » signe, dans le roman, un laissez-passer pour un citoyen (le mot est en italique). Deux morts donc. La solution vraisemblable que propose P. Bayard (le laissez-passer féminisé) pour sauver la vie de Geneviève Dixmer ne fonctionne pas. Serait-ce à dire que Geneviève ne peut être sauvée ? Que la vérité romanesque qui la tue est irréfutable ? Dumas et Maquet ne le pensent pas. Le laissez-passer est un stratagème auquel ils ont recours dans la pièce de théâtre tirée du Chevalier de Maison-Rouge, représentée après la sortie du roman, en août 1847. Deux laissez-passer sauvent Geneviève et Maurice Lindey, quand Lorin est désormais seul à être envoyé à l’échafaud.
15Si pour ses auteurs-père (après mûre réflexion), si pour le professeur de littérature P. Bayard, Geneviève Dixmer peut être sauvée, qu’en est-il pour l’historien ? Doit-il se contenter d’être un lecteur jaloux face à tant de libertés (les fins successives et contradictoires d’un même récit) qui laissent intouchée la vérité romanesque d’une impitoyable et injuste Terreur ? Ou relever le défi et démontrer qu’il est possible de sauver Geneviève Dixmer, même sous la Terreur, mais à condition de prêter une plus grande attention au contexte, cette notion malcommode à définir et rendue plus complexe encore à travailler quand il s’agit de reconstruire le passé (historique) tout en respectant la cohérence du récit (romanesque).
16Difficile ne signifie pas impossible. Geneviève Dixmer, dit P. Bayard, est probablement enceinte. Selon la jurisprudence du Tribunal révolutionnaire, respectant sur ce point (comme sur d’autres) une règle traditionnelle du droit pénal ancien, elle ne sera donc pas immédiatement exécutée avec Lindey et Lorin, mais transférée à « l’infirmerie provisoire » destinée aux prisonniers de la Conciergerie, instituée par le décret du 5 pluviôse an II (24 janvier 1794). On continue ici à prendre les libertés que tous les auteurs s’autorisent avec la chronologie. Or, le 12 pluviôse an II (31 janvier 1794), un citoyen Bayard (ne jamais sous-estimer le hasard heureux dans la quête documentaire de l’historien), chirurgien de profession, rejoint cette infirmerie, plus connue sous le nom d’hospice du Tribunal révolutionnaire. Sa douceur fait miracle : « Tous les malades de son département profitaient de sa bienveillance et les décès étaient fort rares parmi eux ». Pour employer le style de Paris de Lépinard, Bayard était « l’ange tutélaire des détenus », s’efforçant de « les arracher, quand cela est possible, aux fureurs du tribunal révolutionnaire » [9]. Cela ne l’est plus pour la condamnée Geneviève Dixmer : une fois accouchée, elle n’aura d’autre destin que la guillotine.
17À moins que lors de cette nuit de révolte, le 6 germinal an II (26 mars 1794), quand les prisonniers s’emparent du registre où le concierge geôlier enregistre les présents, Bayard, accouru, ne parvienne à rétablir le calme (ce qu’il fit). Profitant de la gratitude et de l’inattention du gardien, Bayard raye alors le nom de Geneviève Dixmer avant de favoriser sa fuite (ce qu’il aurait pu faire). La confusion est telle que cette fuite passe inaperçue. Bayard-chirurgien sauve alors trois vies : celle de Geneviève Dixmer, celle de l’enfant qu’elle porte et celle du greffier (qu’on voudra bien ne pas oublier). Que la fin d’un roman historique soit non vraie ne l’autorise pas à être fausse. Si le but de la réécriture est de sauver Geneviève Dixmer, alors son transfert à l’hospice de l’hôpital du Tribunal révolutionnaire où elle bénéficie de la protection du citoyen chirurgien Bayard tombé fou amoureux d’elle est plus vraisemblable que l’artifice de la féminisation du laissez-passer qui la conduit historiquement à la mort.
18Cette fin-là suppose toutefois un état d’esprit différent de l’état amoureux qui lie P. Bayard à Geneviève Dixmer, une passion plus aride : celle qui consiste à prendre le droit révolutionnaire au sérieux et à tenir compte des contraintes que le droit impose aux acteurs de la Révolution. Ce droit qui se mêle de tout, qui d’arrêtés de la Commune en décrets de la Convention, sature le quotidien des personnages du Chevalier de Maison-Rouge, fixe la grammaire de leur action romanesque. Négliger la loi se révèle autrement dommageable que citer Santerre à la place d’Hanriot comme commandant de la Garde nationale (ce que Dumas et Maquet font). Dans le régime du vraisemblable, c’est moins l’exactitude de la fresque que la justesse du détail qui emporte l’adhésion du lecteur historien et préserve à ses yeux la crédibilité du texte (alors même qu’il ou elle n’ignore pas que ce texte est bourré d’erreurs et fourmille d’anachronismes).
19Et on m’accordera, peut-être, que si le citoyen Pierre Bayard a fière allure sous les traits de Maurice Lindey, lieutenant de la Garde nationale, il n’est pas mal non plus sous le nom de Bayard, ce doux chirurgien de l’hospice du Tribunal révolutionnaire à qui Geneviève Dixmer (et quelques autres) doit d’avoir eu la vie sauve sous la Terreur.
20AHSS, 75-3/4, 10.1017/ahss.2021.37
Date de mise en ligne : 25/08/2021
Notes
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[1]
Étienne Anheim, « Pierre Bayard, Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ?, 2007 et id., Le plagiat par anticipation (comptes rendus) », Annales HSS, 65-2, 2010, p. 478-481.
-
[2]
Marc Bloch, Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien, Paris, Armand Colin, [1949] 1952, p. 8.
-
[3]
Sophie Wahnich, « La Révolution française comme conflit d’intolérables. Comment définir l’inhumanité en période révolutionnaire », in P. Bourdelais et D. Fassin (dir.), Les constructions de l’intolérable. Études d’anthropologie et d’histoire sur les frontières de l’espace moral, Paris, La Découverte, 2005, p. 51-90.
-
[4]
Dominique Connan et Johanna Siméant, « John Lonsdale, le nationalisme, l’ethnicité et l’économie morale. Parcours d’un pionnier de l’histoire africaine », Genèses, 83-2, 2011, p. 133-154, ici p. 147.
-
[5]
Annie Geffroy, « Citoyen/Citoyenne (1753-1829) », in Dictionnaire des usages socio-politiques (1770-1815), t. 4, Paris, Klincksieck, 1988, p. 63-86, ici p. 72 ; Dominique Godineau, « Autour du mot citoyenne », J. Guilhaumou (dir.), nº spécial « Langages. Langue de la Révolution française », Mots, 16, 1988, p. 91-110.
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[6]
Collection générale des décrets des assemblées révolutionnaires, dite Collection Baudouin, La Loi de la Révolution française 1789-1799, vol. 52, Thermidor an II, 19 juillet-17 août 1794, Agence nationale de la recherche et The ARTFL Project, https://artfl-project.uchicago.edu/collection-baudouin.
-
[7]
Alexandre Dumas et Auguste Maquet, Le chevalier de Maison-Rouge, éd. par S. Thorel-Cailleteau, Paris, Gallimard, [1845] 2005, p. 68.
-
[8]
Ibid., p. 503.
-
[9]
Léon Le Grand, « L’hospice national du tribunal révolutionnaire », Revue des questions historiques, 4, 1890, p. 133-174, ici p. 147, 148 et 145.