Notes
-
[1]
Camille Creyghton, Résurrections de Michelet. Politique et historiographie en France depuis 1870, Paris, Éd. de l’EHESS, 2019.
-
[2]
Marc Bloch et Lucien Febvre, Correspondance, t. 3, Les Annales en crises. 1938-1943, éd. par B. Müller, Paris, Fayard, 2003, p. 118, puis, pour les autres extraits cités infra, p. 126, 215 et 225.
-
[3]
Philippe Lançon, « La leçon nationale. Paul Viallaneix se souvient du cours de Lucien Febvre sur Michelet en 1943 », Libération, 3 déc. 2014.
-
[4]
Lucien Febvre, « Honneur et Patrie », éd. par T. Charmasson et B. Mazon, Paris, Perrin, 1996, p. 53.
-
[5]
C. Creyghton, Résurrections de Michelet, op. cit., p. 261.
-
[6]
Olivier Cayla, « La qualification ou la vérité du droit », Droits. Revue française de théorie juridique, 18, 1993, p. 3-16, ici p. 9.
-
[7]
Lucien Febvre, « La sensibilité et l’histoire : comment restituer la vie affective d’autrefois ? », Annales d’histoire sociale, 3-1/2, 1941, p. 5-20, ici p. 7 et 11.
-
[8]
Fernand Braudel, « Présence de Lucien Febvre », in Hommage à Lucien Febvre. Éventail de l’histoire vivante, offert par l’amitié d’historiens, linguistes, géographes, économistes, sociologues, ethnologues, t. 1, Paris, Armand Colin, 1953, p. 9.
-
[9]
Lucien Febvre, « De la Revue de Synthèse aux Annales. Henri Berr ou un demi-siècle de travail au service de l’Histoire », Annales ESC, 7-3, 1952, p. 289-292, ici p. 291.
-
[10]
Ulrich Raulff, Marc Bloch. Un historien au xxesiècle, trad. par O. Mannoni, Paris, Éd. de la MSH, [1995] 2005, p. 288.
-
[11]
Paule Petitier, « Le Michelet de Roland Barthes », Littérature, 119, 2000, p. 111-124.
-
[12]
C. Creighton, Résurrections de Michelet, op. cit., p. 255.
-
[13]
Lucien Febvre, « Une tragédie, trois comptes rendus (1940-1944) », Annales ESC, 3-1, 1948, p. 51-68, ici p. 58.
-
[14]
Id., « Face au vent. Manifeste des Annales nouvelles », Annales ESC, 1-1, 1946, p. 1-8, ici p. 3.
-
[15]
Id., « Une tragédie… », art. cit., p. 68.
1En 1943-1944, Lucien Febvre choisissait, pour la seconde année consécutive, de faire cours au Collège de France sur Jules Michelet. Intégralement rédigés, ses cours offrent un exemple topique d’un art d’écrire et d’un art d’entendre entre les lignes sous la persécution, pour paraphraser Leo Strauss, d’autant plus dignes d’attention que l’enseignement est, a priori, cet espace public surexposé (on ne fait pas cours sous pseudonyme) où l’art de dire des choses interdites avec des mots autorisés (Aragon) est une pratique à haut risque face à une audience anonyme. Jean Guéhenno a évoqué dans son Journal des années noires la hantise et la chape de plomb que faisait peser la présence d’espions dans sa salle de classe. Quel français, mi-écrit, mi-oral, a donc parlé L. Febvre, en 1943, dans son cours Michelet, créateur de l’histoire de France ? La réponse apportée ici à cette question jette un éclairage inédit sur le vivre en France occupée – ce que confirme le récent Résurrections de Michelet [1].
2Si nous ne disposons pas de l’édition de l’ensemble des cours professés par L. Febvre sous l’Occupation, du moins les années 1940 sont-elles la période la plus documentée de son activité de professeur au Collège de France. Entre 1940 et 1944, hormis quelques mois de l’année 1942 où la menace d’arrestation qui pèse sur lui l’incite à rester dans sa maison du Jura, L. Febvre a toujours fait cours. Ses leçons exigeaient de lui un travail de titan – « Mon cours est terminé au Collège. Ouf ! Il m’aura donné plus de mal que jamais. Il a été plus suivi que jamais, ce qui m’obligeait à un effort chaque fois plus grand […] [2] » –, pour un public clairsemé, du moins dans les souvenirs de celui qui fut son auditeur, avant de devenir son élève et l’un des futurs grands spécialistes de J. Michelet, Paul Viallaneix : « Il n’y avait pas trop de monde pour l’écouter, simplement quelques amateurs », confiera-t-il à Philippe Lançon en 2014, ajoutant : « Comment voulez-vous, qu’à cette époque, nous fussions nombreux ? Mais dans le grand silence général, on entendait une voix [3]. »
3Contrairement au Rabelais, qui fut un « cours » avant d’être le livre publié en 1942, Le problème de l’incroyance au xviesiècle. La religion de Rabelais, J. Michelet sera exclusivement un cours – l’anthologie préfacée par L. Febvre en 1946, aux Éditions des Trois Collines, Michelet 1798-1874. Michelet ou la liberté morale faisant un peu figure d’apéritif servi après le repas. Rien de comparable, en tout cas, à la complexité du J. Michelet des années d’Occupation où se saisit à chaud une pensée face aux circonstances, où s’exprime le rapport à la cité et à l’actualité d’un historien qui n’a cessé d’exiger de ses homologues une méthode qui invente un temps pour l’histoire – « le présent du passé » (p. 50) – et lui impose de rester « servante de la vie, disciple de la vie [4] ». Avec une ambition moult fois réitérée : comprendre et ne pas juger. Comprendre ? C’est « comprendre qu’il ne faut pas, qu’il ne faut jamais pratiquer dans l’esprit d’un homme de ces coupes arbitraires qui séparent ses activités maîtresses », pose L. Febvre, en janvier 1944, dans sa quatorzième leçon sur J. Michelet (p. 232 et 221). L’histoire, comme l’homme, est un tout. Précepte que l’on serait bien inspiré d’appliquer à l’ensemble des choix faits par L. Febvre sous l’Occupation (faire deux fois cours sur J. Michelet en 1942 et 1943 en est un) plutôt que de pratiquer des coupes, d’isoler des décisions qui ne prennent tout leur sens que liées ensemble et inscrites dans le dialogue ininterrompu que L. Febvre entretient, durant ces années-là, avec J. Michelet.
4Dans le cours de 1943 sur J. Michelet, origine d’une histoire de France contredisant la philosophie sulpicienne de la défaite, socle de la révolution nationale promue par le régime de Vichy, Camille Creyghton lit « un acte de résistance intellectuelle à l’Occupation » : « Febvre tente de se présenter de plus en plus ouvertement en continuateur de Michelet » [5]. En mainteneur grâce à Michelet serait plus juste. « Je n’ai pas senti dans le cours de Febvre une opposition ouverte à Vichy. S’il l’avait fait, il aurait tout de suite été interrompu », nuance P. Viallaneix, qui, toutefois, n’assista pas aux derniers cours. Or, c’est là que les allusions critiques de L. Febvre au présent se multiplient, indique Yann Potin. « Mais, précise P. Viallaneix, j’ai été marqué par ce que [Febvre] disait : l’Histoire, ça s’invente, ça se saisit. Ça se maintient à hauteur d’une certaine idée de la France. » Bref, en 1943, ça parle Michelet.
5Les historiens du contemporain produisent peu de concepts. L’accommodement en est un. Philippe Burrin, dans La France à l’heure allemande 1940-1944 (Éd. du Seuil, 1995) a choisi d’en faire la clef d’explication de la relation des Françaises et des Français occupés avec l’occupant, s’efforçant de dégager une voie moyenne entre deux comportements extrêmes et minoritaires, la résistance et la collaboration. Mot que l’on trouve sous la plume de l’écrivain J. Guéhenno, du philosophe Jean-Paul Sartre, de l’historien L. Febvre, l’accommodement est un mot d’époque, d’usage courant, qui a priori permet d’atteindre la réalité du temps de l’Occupation, d’en comprendre et d’en faire comprendre la façon de vouloir, de sentir, de penser et de croire. Et d’échapper à ce péché que L. Febvre déclarait, en 1942, entre tous irrémissible pour l’historien : l’anachronisme.
6Quand P. Burrin décrit le comportement des Françaises et des Français envers l’occupant, il dresse la liste des motivations – l’intérêt matériel, la complaisance personnelle, la conviction ou la connivence idéologique – de celles et ceux qui, sous la contrainte de l’Occupation, se sont « accommodés ». Cette définition de l’accommodement le conduit à évaluer de façon extrêmement sévère la conduite de L. Febvre. Cette dernière, selon P. Burrin, offrirait l’exemple topique d’un accommodement où l’opportunisme le disputerait à l’antisémitisme, avec comme fin la poursuite de la publication des Annales en France occupée, au prix du sacrifice de Marc Bloch en tant que codirecteur et copropriétaire de la revue. Cette prise à partie de L. Febvre a déclenché une intense polémique. Les historiens qui y ont pris part (Peter Schöttler, Marleen Wessel, Natalie Zemon Davis, Bertrand Müller, Michel Trebitsch, André Burguière, Camille Creyghton) ont réfuté cette vision à charge sans insister suffisamment sur le fait que c’est la définition de l’accommodement retenue par P. Burrin qui pose problème.
7Un mode de pensée, par nature juridique, est, en réalité, au fondement (dénié) d’une opération historiographique qui « s’affiche ostensiblement comme un imparable jugement de fait » alors que cette opération est « en définitive, entièrement conditionnée par un fondamental jugement de valeur » [6]. Parce qu’il fait de l’accommodement une qualification, P. Burrin est conduit à juger coupables d’indignité morale les Françaises et les Français qui se sont accommodés – quand il laisse aux juridictions d’exception la tâche de les sanctionner « indignes nationaux » (en quoi l’historien pense se distinguer du juge). Or l’accommodement, aurait pu lui suggérer L. Febvre, ce n’est pas une qualification. L’accommodement est une émotion.
8Émotion : le sujet pour l’historien est « neuf ». L. Febvre le livre à sa réflexion dans un article publié dans les Annales d’histoire sociale en janvier-juin 1941 : « La sensibilité et l’histoire : comment reconstituer la vie affective d’autrefois ? » L’émotion selon L. Febvre est ce sentiment ambivalent par nature, éprouvé par un individu sous un choc singulier qui devient, par « contagion » écrit-il, un sentiment collectif et, parfois, un dispositif d’action à la suite « d’oscillations, de changements brusques qui déconcertent la logique, de conversions soudaines, etc. » [7]. L’émotion, par définition instable, qu’est l’accommodement, écrit L. Febvre à Fernand Braudel en août 1941, nulle image ne la décrit mieux que la « soupe au lait » : « Les soupes au lait cependant, ont réputation de monter vite. Je crois que l’image, pour une fois, est assez juste [8]. »
9« Ici, passivité apparente », écrivait-il au même correspondant en février 1941, de sa maison du Souget, en zone dite libre. « On essaie de s’accommoder. On n’a plus de sucre, on prend de la saccharine […]. Le malheur c’est que tous les actes, tous les gestes du pouvoir sont pour troubler cette quiétude et, sitôt qu’une accommodation semble réussir, pan ! oukase, édit, interdiction, contrôleurs, gendarmes, policiers et contrôleurs de contrôleurs, et dénonciations (par kilos) […]. Alors n’est-ce pas, on a beau être bressan, fort peu nerveux, ultra-paisible et dépourvu de toute résistance native : on est bien forcé de serrer le poing dans sa poche. Et de maudire. Et d’attendre que la roue tourne […] ».
10Alors oui, L. Febvre s’est accommodé sous l’Occupation, a cru nécessaire de céder temporairement au diktat des circonstances, mais pas pour les raisons d’opportunisme de boutique que retient contre lui P. Burrin : parce que J. Michelet. « Lettre plus pénible à écrire, je ne crois pas l’avoir écrite », dit-il à M. Bloch le 19 avril 1941 quand il exige de lui le renoncement volontaire à la direction des Annales : « Mais je l’ai écrite. Parce qu’au-dessus de la peine d’un homme, si émouvante fût-elle pour moi, il y avait quelque chose de plus sacré. » Quoi ? « Le souci de maintenir – le plus, le mieux possible : voilà ce qui m’a donné la force, après de si longues hésitations, de vous écrire ma dernière lettre. Maintenir les Annales […]. » Durate est la devise choisie par L. Febvre, héritée, disait-il, de son « cher Granvelle », cardinal et ministre de Philippe II. Rien dans une thèse de 800 pages, soutenue en 1912, ne laissait présager une telle ferveur envers une devise alors mentionnée deux fois, et encore sans commentaire. À partir de 1940, en revanche, Durate devient pour L. Febvre un mot talisman pour lequel il ne cesse d’inventer des traductions : « Maintenir », évidemment, mais aussi « Patience ! » ; « Maintenir et se maintenir » ; « Attendons ! Espérons ! Et refusons de désespérer » ; « Oui, maintenir et durer » [9].
11Le cardinal Antoine Perrenot de Granvelle avait, en réalité, pour devise non pas ce seul mot, Durate, mais un vers de Virgile, tiré de l’Énéide (I, 207), « Durate, et vosmet rebus servate secundis » – « Endure et attends des jours meilleurs », mots par lesquels Énée réconforte ses compagnons échoués. Le blason de Granvelle déployait cette devise au-dessus d’un navire voguant, toutes voiles dehors, sur une mer houleuse, tout rapprochement avec les circonstances n’étant pas ici fortuit. Nul besoin, avec ce latiniste de formation qu’était M. Bloch, dont l’ex-libris était un vers de Virgile (« Veritas vinum vitae », « La vérité est le vin de la vie »), de poser une note de bas de page [10]. Quand L. Febvre lui disait et répétait « maintenir », M. Bloch, même blessé, entendait – pas seulement, mais aussi –, que de la destruction de Troie, Rome devait naître.
12« Faut-il vous le répéter ? », écrit M. Bloch à L. Febvre le 20 octobre 1942, « je suis heureux, maintenant, que nous en ayons continué. Puissiez-vous continuer à continuer ! Et pensons, sans trop de regards sur le passé, à l’avenir ». En quoi s’exprime le ralliement de M. Bloch au maintenir. Dit autrement, à l’accommodement version L. Febvre. Avec des réticences que L. Febvre n’oublie pas – et pour les dissiper, il refusera à Anatole de Monzie, en 1941, la poursuite de L’encyclopédie française ; il publiera les Mélanges de façon irrégulière (seule manière d’échapper à la censure de l’occupant) ; il demandera à Henri Berr de préfacer son Problème de l’incroyance (doit-on préciser qu’Henri Berr était juif ?) ; il n’envisagera jamais d’interrompre la collaboration de M. Bloch au sommaire des Mélanges, ce dernier écrivant sous le pseudonyme transparent de « M. Fougères ».
13Mais le sacrifice imposé à M. Bloch exigeait davantage : alors L. Febvre réinventa J. Michelet. J. Michelet en « mainteneur de la liberté humaine » (p. 56 et 59) : ce n’était pas très neuf. J. Michelet en promoteur d’une histoire nationale plus soumise à l’influence italienne qu’allemande, c’était déjà plus risqué. Mais J. Michelet en 1943, c’est encore autre chose : la porte « toujours ouverte au non quand on dit oui » (p. 354). La formule atteste que, pour L. Febvre, la lecture et l’interprétation de J. Michelet recouvrent aussi un enjeu, appelons-le philosophique ou existentiel – ce dont la littérature se doutait un peu. L’historien Roquentin, le héros de La nausée de J.-P. Sartre (1938), en particulier : la femme qu’il a aimée, Anny, ne s’était-elle pas jetée par la fenêtre quand son oncle s’était avisé de lui confisquer le volume illustré de l’Histoire de France de J. Michelet toujours posé sur sa table de nuit [11] ?
14Dans la « résurrection » de J. Michelet que L. Febvre accomplit à son tour, venant s’inscrire dans une lignée dont C. Creyghton retrace de façon très informée la longue durée, il lui revient d’avoir imposé J. Michelet comme l’historien-mainteneur, celui dont, en ces temps d’Occupation, il faut partir pour, de la France, refaire la France. « Par-delà Michelet, dit L. Febvre, j’ai toujours voulu que se profile l’histoire de France » (p. 296) : une histoire de France à la fois savante et stylée, riche d’informations permettant de déjouer les mensonges de la propagande, mais aussi une histoire porteuse d’une exigence, imposant, comme le dit C. Creyghton, de renouer avec « la vocation civique de l’historien [12] ».
15La race ? Ce par quoi le régime de Vichy et les nazis ont prétendu « purifier », « régénérer » l’histoire de France, en éliminant les juifs ? Dehors ! « S’il y a une conception sur quoi il est impossible, radicalement impossible, de fonder l’histoire de France, c’est de toute évidence le concept de race » (p. 51). Avec dans les valises : les œuvres complètes d’Augustin Thierry (non, nos ancêtres ne sont pas les Gaulois), celles de l’anglophile François Guizot et du ravi de Genève, Victor Cousin, pour « faire propreté » comme aurait dit Rabelais. Et faire place, toute sa place à J. Michelet, « l’homme qui le premier porta un coup de grâce » à l’histoire mythique du combat entre races franque et gauloise, posée comme origine de l’histoire de France (p. 53). J. Michelet, dit L. Febvre, « a fondé l’Histoire sur le document d’archives, […] sa grande œuvre, c’est d’avoir substitué le témoignage du document à la tradition de la chronique » (p. 69). J. Michelet est créateur de l’histoire de France dans un rapport au document et au style mêlés – et pas l’un plutôt que l’autre, l’étiquette « romantisme » égare (p. 22).
16« L’histoire de France commence avec la langue française » (p. 107 et, de nouveau, dans les mêmes termes, p. 285), c’est le grand enseignement de J. Michelet. C’est le récit qui fait la France, qui donne vie à la nation grâce à l’invention par J. Michelet de l’histoire-synthèse : « Michelet qui ne s’est pas enfermé dans une période, mais qui les a toutes évoquées devant lui, savamment, changeant de formes et d’idées chaque fois que l’Histoire en changeait […] » (p. 137, souligné par le recenseur). C’est J. Michelet qui a inscrit la nation dans l’imaginaire national en l’incarnant non pas dans la « princesse des contes » chère au général de Gaulle, mais dans un personnage historique, Jeanne d’Arc : « Attaquez Michelet. Dénigrez Michelet. Ridiculisez Michelet, c’est facile […]. Mais dressez donc une autre Jeanne d’Arc que la Jeanne d’Arc de Michelet, dressez donc une autre France que la France historique de Michelet. Je vous attends » (p. 157). Jeanne d’Arc « l’anti-juive », « l’armure de la Révolution nationale », comme se complaisent à l’écrire les plumes de la collaboration ?
17Arracher Jeanne d’Arc à la propagande vichyste : l’attaque est là, frontale, et n’est pas celle que L. Febvre pratique le plus communément dans ses cours. Par lâcheté ? Un cours au Collège de France, même dans des circonstances d’exception, n’est pas une tribune : « Je respecte trop et l’enseignement du Collège et la dignité de l’historien et mon public pour hésiter un instant, cent ans après, cent onze ans, en 1944, à apporter ici ces textes bien connus, quelles que soient les circonstances » (p. 253, souligné par l’auteur) – il s’agit des citations anglophobes de J. Michelet. L. Febvre revendique parler en « historien pur » (p. 253), en historien « qui se dégage de tout souci présent pour parler du présent » (p. 137), attitude idéelle qu’il ne tient pas, ainsi que l’atteste le relevé établi par Y. Potin de ses multiples allusions à l’histoire immédiate.
18Mais alors qu’il consacre ses quatre dernières leçons à Paris – Paris qui n’est pas la France, mais dont la France attendra la Libération pour se dire « libérée » le 26 août 1944 alors que des parties de son territoire seront toujours occupées, et que la guerre ne se terminera que plusieurs mois plus tard, le 8 mai 1945 –, L. Febvre a besoin de poser cette revendication de principe de l’inactuel. De sa chaire, il ne recrute pas, il n’essaye pas d’enrôler (et sous quelle bannière ?), il ne milite pas : il « débarbouille » ceux qui viennent l’écouter « des tracas d’une propagande si douteuse, si gluante [13] ».
19Le 17 mars 1944, le dernier mot de son dernier cours, L. Febvre l’emprunte à J. Michelet : « Ne perdons pas des yeux la France, cette étoile fixe » (p. 406). Doit-on voir là profession de « nationalisme méthodologique », comme invite à le penser C. Creyghton ? Ou plutôt l’expression de la croyance que la France de J. Michelet, patrie de l’universel, a maintenu au nord la boussole de la France occupée, dévastée par les nazis, défigurée par Vichy ? « Oui, écrira L. Febvre en 1946, […] Gémir ne sert à rien. Il faut s’accommoder. Et d’abord ne pas se perdre. Faire le point tous les jours. Se situer dans le temps et dans l’espace [14]. » Avec J. Michelet toujours à portée de main. Quant aux historiens ? « Ils viendront j’en ai peur avec un sourire satisfait – celui qu’ils prennent déjà quand ils nous expliquent, à nous qui n’y avons rien compris du tout, cette France de 1900 qu’ils composent de traits qu’aucun de nous d’ailleurs ne vit jamais. Quelle étrange France occupée nous dessineront-ils dans leurs manuels [15] ? »
20AHSS, 75-3/4, 10.1017/ahss.2021.36
Date de mise en ligne : 25/08/2021
Notes
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[1]
Camille Creyghton, Résurrections de Michelet. Politique et historiographie en France depuis 1870, Paris, Éd. de l’EHESS, 2019.
-
[2]
Marc Bloch et Lucien Febvre, Correspondance, t. 3, Les Annales en crises. 1938-1943, éd. par B. Müller, Paris, Fayard, 2003, p. 118, puis, pour les autres extraits cités infra, p. 126, 215 et 225.
-
[3]
Philippe Lançon, « La leçon nationale. Paul Viallaneix se souvient du cours de Lucien Febvre sur Michelet en 1943 », Libération, 3 déc. 2014.
-
[4]
Lucien Febvre, « Honneur et Patrie », éd. par T. Charmasson et B. Mazon, Paris, Perrin, 1996, p. 53.
-
[5]
C. Creyghton, Résurrections de Michelet, op. cit., p. 261.
-
[6]
Olivier Cayla, « La qualification ou la vérité du droit », Droits. Revue française de théorie juridique, 18, 1993, p. 3-16, ici p. 9.
-
[7]
Lucien Febvre, « La sensibilité et l’histoire : comment restituer la vie affective d’autrefois ? », Annales d’histoire sociale, 3-1/2, 1941, p. 5-20, ici p. 7 et 11.
-
[8]
Fernand Braudel, « Présence de Lucien Febvre », in Hommage à Lucien Febvre. Éventail de l’histoire vivante, offert par l’amitié d’historiens, linguistes, géographes, économistes, sociologues, ethnologues, t. 1, Paris, Armand Colin, 1953, p. 9.
-
[9]
Lucien Febvre, « De la Revue de Synthèse aux Annales. Henri Berr ou un demi-siècle de travail au service de l’Histoire », Annales ESC, 7-3, 1952, p. 289-292, ici p. 291.
-
[10]
Ulrich Raulff, Marc Bloch. Un historien au xxesiècle, trad. par O. Mannoni, Paris, Éd. de la MSH, [1995] 2005, p. 288.
-
[11]
Paule Petitier, « Le Michelet de Roland Barthes », Littérature, 119, 2000, p. 111-124.
-
[12]
C. Creighton, Résurrections de Michelet, op. cit., p. 255.
-
[13]
Lucien Febvre, « Une tragédie, trois comptes rendus (1940-1944) », Annales ESC, 3-1, 1948, p. 51-68, ici p. 58.
-
[14]
Id., « Face au vent. Manifeste des Annales nouvelles », Annales ESC, 1-1, 1946, p. 1-8, ici p. 3.
-
[15]
Id., « Une tragédie… », art. cit., p. 68.