1L’ouvrage désormais classique d’Abdelmalek Sayad est une publication posthume, parue un an après sa mort grâce au travail de son épouse, Rebecca Sayad, de Pierre Bourdieu, à qui l’auteur avait confié ses manuscrits, ainsi que d’une équipe de chercheurs constituée d’Éliane Dupuy, de Salah Bouhedja et de Patrick Champagne. Il ne s’agit pas tant d’un ouvrage de recherche que d’une synthèse, une mise en perspective des travaux de l’auteur sur l’émigration et l’immigration. Sa lecture semble aujourd’hui extrêmement salutaire, non seulement par la thématique abordée, mais surtout par le positionnement d’A. Sayad, qui se présente en sociologue et sans jamais renier la part d’intérêt personnel qu’il prenait à son objet.
2Bien que le terrain d’étude d’A. Sayad porte principalement sur l’immigration algérienne des années 1950-1980, ce livre est une lecture d’une actualité frappante, moins sans doute par les conclusions factuelles propres à la population étudiée que par la manière d’appréhender le phénomène, la méthode et les questions posées ou par la posture du chercheur par rapport à son objet. Il y a de multiples raisons scientifiques de lire et relire cet ouvrage. Il y en a aussi de citoyennes, à une époque où le débat public sur l’immigration paraît plus tendu que celui qu’avait connu l’auteur. La pratique des sciences sociales vue comme une étude actuelle et actualisée, réalisée par des hommes et des femmes ayant un point de vue contemporain, situé, prend ici tout son sens. Réfléchir sur les migrations signifie être pris dans un ensemble de discours et d’opinions qui ne peuvent pas être écartés de l’analyse, même s’ils sortent parfois du champ scientifique.
3A. Sayad avait éminemment conscience de ce paradoxe, puisque, dès l’introduction, il rappelle que l’immigration a émergé comme objet d’étude uniquement parce qu’elle a été constituée en objet de discours. Étant donné que la problématique scientifique a été imposée par l’ordre social, il est nécessaire d’interroger ses conditions de possibilité et les débats qui ont permis l’essor de ce champ d’étude. Il faut encore mettre en question ses propres méthodes et questionnements, de même que son rapport à l’objet. Cette autoanalyse se trouve en filigrane au long de l’ouvrage. Dans sa préface, P. Bourdieu en livre également des éléments. Il s’agit dans le même temps d’un miroir tendu au chercheur d’aujourd’hui, qui pourrait interroger ses propres choix scientifiques et son parcours. Cette réflexivité, indispensable au sociologue qui devient parfois partie prenante de son terrain, est moins développée chez les historiens, sans doute à tort.
4Il serait évidemment très réducteur de considérer cet ouvrage uniquement sous l’angle de son actualité non scientifique. A. Sayad nous offre encore aujourd’hui de multiples pistes de réflexion. Par exemple, la synthèse proposée dans La double absence permet de comprendre dans quelle mesure la migration – dans sa double réalité d’émigration et d’immigration – est un objet total. Il faut prendre en considération non seulement le point d’arrivée et de départ, mais également les diverses institutions rencontrées, de même que les habitus ou les ethos contradictoires et transformés par ces changements de position, qui ont aussi des implications notables sur le rapport au temps, à l’espace, au corps des individus. L’importance d’une compréhension diachronique du phénomène est également régulièrement soulignée, l’auteur insistant sur l’évolution de l’immigration algérienne à travers le temps et faisant véritablement œuvre d’historien pour comprendre notamment les rapports entre les mouvements nationalistes algériens, les mouvements politiques français et l’émigration.
5Sans revenir en détail sur le phénomène de double absence, ou les trois âges de l’immigration algérienne, je me concentrerai sur certains aspects qui rendent cet ouvrage particulièrement actuel dans le cadre d’une réflexion de sciences sociales aujourd’hui.
6Les mots sont au cœur de ce livre. Il s’agit tout autant du lexique des enquêtés que de l’enquêteur, de celui des sources que du chercheur. Les deux ensembles interagissent tout au long de l’ouvrage, permettant chaque fois de rendre visible la position de l’observateur face à son objet. Cela se manifeste d’abord par les longues retranscriptions d’entretiens, dont l’une en début de livre, trois en annexe, et d’autres au sein des chapitres. Ces textes ne sont pas de simples illustrations mais rentrent en résonance directe avec les analyses scientifiques, qui reprennent tel mot, telle expression. Le vocabulaire des sources est ainsi analysé à travers le système de valeurs de l’habitus paysan algérien ou, au contraire, de celui du salarié français des années 1960. Le discours scientifique ou politique est passé au même crible : pourquoi serait-il exempt des biais que l’on retrouve dans les paroles des ouvriers spécialisés algériens ? Pourquoi ne serait-il pas déterminé par les logiques sociales que le chercheur traque dans ses sources ? A. Sayad souligne ainsi la fausse neutralité des expressions communément utilisées pour décrire l’immigration algérienne (« immigration de travail », « immigration de peuplement », « immigration familiale ») qui cachent en réalité une opposition entre une immigration considérée comme « assimilable » ou non, et instaurent donc une altérité fondamentale des populations immigrées. De même, le discours en apparence très objectif des « coûts et profits de l’immigration » traduit des rapports de force entre les territoires d’émigration et d’immigration. La technicisation des discours de l’immigration, qu’elle soit le fait d’économistes et de politiques ou, au contraire, d’acteurs algériens se plaignant des émigrés, relève de la même volonté de rationalisation et de mesure objective d’une réalité autrement plus complexe. Mettre en parallèle ces deux niveaux d’analyse permet de désamorcer en partie la position surplombante du chercheur afin de faire percevoir au lecteur tout ce que la mise en écriture a de factice et d’artificiel. Ce sont peut-être aussi sur ces bases que l’on peut renouveler le pacte de confiance entre le lecteur et l’auteur de sciences humaines et sociales – une défiance qui mine aujourd’hui toute discussion publique.
7La retranscription des paroles des acteurs interrogés donne une voix à des individus qui se trouvent souvent dans une position dominée à tout point de vue : socialement, mais également dans l’ordre du discours scientifique, puisqu’ils sont les objets de l’enquête face au chercheur. Ce choix, qui a pu être celui d’autres chercheurs promouvant une « histoire à parts égales » ou issus des colonial ou des subaltern studies, est l’occasion de réincarner les individus tout en situant leur parole dans un rapport de domination, ou du moins au sein de phénomènes de groupe. Les mots des acteurs sont réinscrits dans des systèmes de valeurs collectifs. Les justifications explicites, là encore, font entendre la légitimation d’un groupe face à un autre : les pages consacrées au sens donné au travail dans le contexte de l’immigration sont frappantes, justement parce qu’elles mettent face à face la justification de l’émigration pour travailler et la conception du travail dans la société française contemporaine, un point de vue que ne peuvent embrasser les immigrés algériens sous peine de renier la justification première de leur départ. L’individu est pris au sein de représentations contradictoires de deux groupes, la société d’accueil et celle de départ, auxquels, de ce fait, il n’appartient plus ou pas au sens plein du terme.
8Ces divergences émanent de rapports de force et de domination que le chercheur se doit d’expliciter. Deux exemples à ce sujet me semblent particulièrement frappants. Ces relations s’inscrivent d’abord dans le corps immigré. Celui-ci, perçu comme mécanisé par les institutions médicales, est l’outil qui procure la force de travail à l’immigré, seule justificatrice de son départ. Le corps, pensé et ritualisé dans la communauté d’origine, se retrouve violemment individualisé par l’émigration. Dans des situations de crise, comme un accident du travail, l’immigré se retrouve confronté à une conception du corps qui n’est pas la sienne et doit faire face à la méfiance de l’institution médicale et de la Sécurité sociale. Dans un autre registre, A. Sayad prend le contre-pied de la notion d’« honneur national » pour analyser la naturalisation comme une violence symbolique, douce certes, mais significative. Cette violence, assimilée à une trahison dans les premiers temps, marque la domination de l’État sur des populations qui lui échappent en partie, qui rompent l’ordre de l’État-nation. Pourtant, dans les faits, la naturalisation ne suffit jamais à combler l’incomplétude intrinsèque des immigrés – ainsi que de leurs descendants nés en France. Le stigmate associé à l’immigration perdure, les acteurs pouvant faire le choix du retournement du stigmate et de la revendication de cette incomplétude (déclaration d’indépendance des cités, rejets des autorités et symboles nationaux) ou celui de l’hypercorrection sociale, qui marque également le corps des individus (barbe ou non, vêtements, etc.).
9Les migrations, un phénomène non seulement habituel mais « normal » en de nombreux sens du terme, sont ainsi vécues par les acteurs et par les institutions, de départ comme d’arrivée, comme une anomalie à résoudre, à contrôler, un état de fait transitoire, quand bien même cet aspect transitoire ne serait qu’une illusion. Évidemment, l’étude des migrations a beaucoup évolué depuis le livre d’A. Sayad. Si plusieurs des pistes évoquées dans La double absence font actuellement l’objet de travaux dynamiques, on pourrait au contraire trouver des axes de développement récents qui ne sont que peu évoqués dans cet ouvrage.
10Dans le même temps, la lecture de La double absence par une médiéviste pose la question toujours brûlante des rapports entre histoire et sociologie, ou plus largement entre sciences humaines et sociales. Sans même parler de la distance chronologique, on pourrait légitimement se demander ce qui distingue A. Sayad d’un historien des migrations, si ce n’est le recours récurrent à des entretiens, une démarche malheureusement impossible avec les ouvriers vénitiens du xve siècle. La réappropriation en contexte des concepts élaborés par A. Sayad, comme par d’autres sociologues, va sans doute au-delà de la simple « boîte à outils », tant les approches et les méthodes possèdent de similitudes. Bien qu’il ne s’agisse pas d’un ouvrage de recherche stricto sensu, ce livre est sans aucun doute un bon exemple pour souligner a minima la continuité qui existe entre les questionnements des historiens et ceux des sociologues.
11Les travaux d’A. Sayad permettent d’autant mieux le dialogue avec les historiens qu’ils ne présentent pas de formalisation ou de théorisation excessives. L’auteur s’appuie au contraire sur un terrain précis, des sources et des entretiens nombreux, et réutilise lui-même un certain nombre de notions émanant notamment de la sociologie bourdieusienne. Les concepts d’habitus ou de capital social sont employés comme des outils de compréhension du monde social, de la même manière qu’un historien pourrait les employer. Le même mécanisme d’analyse et de précaution est valable pour des termes a priori usuels, le plus flagrant étant la distinction immigration/émigration sur laquelle l’auteur insiste en soulignant qu’il s’agit de deux mécanismes sociaux, ayant un impact l’un sur l’autre, mais qu’il importe de distinguer. Cette attention aux termes employés, à l’adéquation des concepts et à leur efficacité pour améliorer notre compréhension de la réalité sociale, me semble ici un modèle du genre. La vision englobante qu’A. Sayad porte sur l’immigration algérienne, dans son épaisseur sociale et chronologique, n’est finalement rien d’autre que celle à laquelle nous aspirons, avec les sources dont nous disposons pour nos périodes et nos aires géographiques respectives. Sans doute cette proximité est-elle en partie due à l’ancienneté de l’ouvrage, paru il y a plus de vingt ans. Depuis, les dialogues interdisciplinaires ont pu développer des traductions et des filiations. Franchir les frontières disciplinaires ne peut que faire évoluer les différents champs scientifiques, sur le modèle de ce qui a déjà été fait entre l’histoire et la sociologie des migrations.
12Mettre à distance son objet d’étude par la conceptualisation et par l’attention aux sources, à leur contexte de production et à leur forme, est une démarche commune aux sciences sociales, qui rend intelligibles les sociétés présentes et passées vues à travers les yeux contemporains des chercheurs et des chercheuses. Elle est le garde-fou de l’honnêteté scientifique, le garant de la discussion contradictoire et de la confiance que le public peut accorder aux travaux scientifiques. Cette méthode ne signifie pas pour autant sécheresse, absence d’empathie, ou désengagement. Tout choix de sujet peut être politique – ou l’est nécessairement ? –, et a le droit de l’être. Mais il doit être explicite, sans œillères. L’analyse scientifique qui en découle, répondant aux règles du champ, peut alors prendre sa place dans la cité et accomplir peut-être l’une des raisons d’être de nos disciplines. Cette réflexion trouve une de ses plus belles expressions dans cette citation de Sayad : « À la condition de pouvoir redonner à l’enquêté les moyens de se réapproprier les schèmes de perception et d’appréciation du monde social et politique […] ; à la condition de pouvoir s’acquitter, du même coup, de sa fonction de libération, la sociologie n’aura pas démérité, car, ce faisant, elle ne se sera pas contentée de dépouiller l’enquêté de son discours, c’est-à-dire d’une partie de lui-même » (p. 286). Une formule pourrait illustrer ce propos : « La liberté par la connaissance », pour reprendre le titre du colloque organisé au Collège de France par Jacques Bouveresse et Daniel Roche en 2003, juste après le décès de Pierre Bourdieu. Cette ambition peut se réaliser de multiples façons, mais ce n’est sans doute pas la moindre des leçons que nous pouvons tirer de La double absence.
13AHSS, 75-3/4, 10.1017/ahss.2021.34
Date de mise en ligne : 25/08/2021