1Le volume sur la famille d’éditeurs libraires des Giolito, publié en 2005 par Angela Nuovo et Christian Coppens, est passé relativement inaperçu en France, alors qu’il témoigne de profonds renouvellements du champ de l’histoire du livre en Europe. Cet ouvrage offre non seulement des éditions de sources et des synthèses historiographiques bienvenues pour tout historien qui étudie les débuts du livre imprimé en Europe, mais permet également de s’intéresser au développement de l’imprimerie européenne au xvie siècle sous l’angle de l’entreprise commerciale, une approche encore assez peu présente au début des années 2000 et qui a connu d’importants développements par la suite. Son objet et ses méthodes construisent des passerelles vers l’histoire économique, juridique et sociale, insérant les transformations de l’imprimé dans un contexte plus large, avec un présupposé majeur : le développement de nouvelles formes d’écrits, en l’occurrence le livre imprimé commercial, et l’environnement économique et social se comprennent de concert.
2L’objet de ce travail peut sembler classique, puisqu’il prend la forme d’une monographie familiale d’acteurs parmi les plus importants du commerce et de la production du livre au xvie siècle. Le fondateur de la dynastie, Giovanni Giolito, est actif comme imprimeur et éditeur de 1502 à 1539. Lui-même et ses successeurs bâtissent une entreprise florissante à l’échelle italienne et européenne. Si leurs éditions sont bien connues depuis la fin du xixe siècle grâce aux Annales de Salvatore Bongi, le fonctionnement concret de l’entreprise l’était beaucoup moins [1]. A. Nuovo et C. Coppens, forts d’une longue expertise en bibliographie matérielle et en histoire du livre, font ici une véritable proposition méthodologique : faire de l’histoire du livre en alliant une connaissance solide des ouvrages publiés sur la question et une analyse précise et approfondie des mécanismes économiques des débuts de l’imprimerie. L’étude est très largement tributaire de l’expertise d’A. Nuovo sur le commerce italien, puisque la majeure partie de l’ouvrage est de son fait. Une partie des annexes est éditée par C. Coppens : une collaboration fructueuse, donc, qui se poursuit jusqu’à aujourd’hui.
3Ce travail s’inscrit dans une évolution historiographique qui a débuté à la fin des années 1970, mais qui n’a véritablement porté ses fruits que depuis une vingtaine d’années. L’histoire du livre telle qu’elle s’était développée en France, en Angleterre, en Italie ou en Allemagne tendait, à quelques exceptions près, à s’intéresser principalement à l’objet matériel du livre, puisant dans des traditions historiographiques diverses : les grands développements de la codicologie, notamment quantitative, en France, les études des paléographes, archivistes et philologues italiens, ou encore la new bibliography anglophone. Depuis la fin des années 1970 et surtout dans les années 1980 et 1990, plusieurs ouvrages ont porté sur les grandes entreprises typographiques des premiers temps de l’imprimerie, à travers leur fonctionnement économique et social et les liens des imprimeurs avec les milieux politiques et culturels – on pense spécialement aux travaux de Martin Lowry sur les imprimeurs vénitiens. Pour certains historiens du livre, il s’agissait également de revenir aux propositions de Henri-Jean Martin et de Lucien Febvre formulées en 1958 dans L’apparition du livre : étudier le « petit monde » de l’imprimerie, aborder l’histoire du livre comme une histoire totale, à la fois matérielle et technique, mais également économique et sociale. Cette proposition, qui avait été finalement peu suivie – à quelques exceptions près, en particulier les travaux pionniers d’Annie Charon-Parent sur Paris –, a pris une nouvelle dimension avec les travaux de chercheurs italiens et anglophones et, plus récemment, également français.
4Méthodologiquement, ces évolutions, qui ont des conséquences sur la manière d’appréhender les sources pour l’histoire du livre, mais aussi plus largement en histoire, ne sont pas sans lien avec le « tournant documentaire ». Si, dans l’ouvrage, l’usage des documents d’archives reste très positiviste, il s’agit de réfléchir dans un cadre plus large à la manière de conjuguer des sources de nature diverse, au prisme de méthodologies adaptées, pour analyser un phénomène – le développement de l’imprimerie – qui entraîne lui-même des transformations majeures dans la production même de l’écrit. L’étude matérielle ou formelle des exemplaires et des éditions, ou encore celle des textes imprimés, de leurs variations et de l’évolution des pratiques de l’écrit et de la lecture qui en découle, demeurent un aspect important, parmi d’autres, de l’appréhension de l’imprimerie dans les travaux historiques. Des sources issues des institutions publiques, judiciaires ou encore notariales, sont mobilisées non seulement comme un simple matériau informatif, comme cela a longtemps été le cas dans les études sur les débuts de l’imprimerie, mais aussi comme des traces permettant d’élaborer, voire de modéliser, les mécanismes des transformations progressives entraînées par l’imprimerie. Celles-ci, contrairement à ce que pouvait avancer la thèse depuis longtemps contestée d’Elizabeth L. Eisenstein sur la « révolution de l’imprimerie », s’inscrivent dans le temps long, et leurs répercussions se font sentir de façon très différenciée selon les contextes économiques et sociaux [2]. En remettant des sources diverses et leurs différents contextes de production au centre de leur enquête, A. Nuovo et C. Coppens se donnent les moyens de comprendre concrètement le développement de l’imprimerie. Sans nier les transformations majeures qu’entraîne cette industrie, il s’agit de ne pas s’en tenir à un schéma révolutionnaire basé sur une sélection partiale de sources comparables, comme le fait E. L. Eisenstein pour bâtir une construction idéelle séduisante mais sans grand lien avec la réalité du terrain.
5En effet, de la même façon que l’imprimé n’a pas un sens analogue pour les milieux humanistes des cours italiennes, monastiques allemands ou universitaires français, le développement de l’activité industrielle et commerciale doit également se comprendre en contexte, à travers l’étude de sources diverses qui éclairent les activités productives et commerciales ainsi que les solidarités et les inégalités économiques et sociales des acteurs de cette industrie. Cette documentation enrichit l’analyse, notamment matérielle, de la production imprimée en restituant son cadre et ses conditions de possibilité. Un traitement conjoint via des outils numériques permet d’agréger une grande quantité d’informations. Les travaux d’A. Nuovo témoignent de ces évolutions et de la richesse de ces approches combinées : les recherches qu’elle a menées depuis la fin des années 1980 portent sur l’économie et les pratiques industrielles et commerciales autour du livre. Plus récemment, le projet de recherche européen « The Early Modern Book Trade » (2016-2020) qu’elle a dirigé visait, par une collecte et un travail d’édition de sources colossal (privilèges vénitiens, listes de prix à travers l’Europe, lettres de commerce des Gabiano), à offrir une meilleure compréhension des mécanismes et de l’organisation économiques du commerce du livre aux xve et xvie siècles, notamment à travers des traitements quantitatifs et systématiques et l’utilisation d’outils et de grilles d’analyse inspirés des sciences économiques.
6I Giolito e la stampa nell’Italia del xvi secolo, publié il y a une quinzaine d’années, n’a évidemment pas exactement la même optique ni la même ambition. L’ouvrage se présente sous la forme d’une étude d’une dynastie d’imprimeurs. Cependant, comme le rappelle l’introduction, ce volume ne propose pas une étude complète et systématique de la famille Giolito, mais analyse les aspects organisationnels de l’entreprise. Celle-ci est un prétexte pour explorer le fonctionnement de la production et de la commercialisation des livres au xvie siècle en Europe, jouant avec l’imbrication des échelles micro et macro dans la mise en récit de l’histoire de cette famille. Les Giolito, par l’ampleur de leur activité, ne sont pas représentatifs de l’ensemble des acteurs du livre. Pourtant, leur structure est révélatrice de la manière dont s’organisent les rapports de production entre les entreprises les plus importantes et les autres, sur lesquels les autorités politiques et religieuses cherchent à peser, tandis que les imprimeurs et éditeurs jouent avec les règles qui s’imposent à eux. Étant donné que l’entreprise des Giolito est par ailleurs impliquée dans une part non négligeable de la circulation de livres en Europe, son fonctionnement illustre les phénomènes de diffusion des livres à l’échelle régionale et continentale et les logiques économiques, commerciales ou juridiques au sein desquelles l’imprimerie se développe.
7L’ouvrage s’appuie donc sur une recension et une étude approfondie des documents archivistiques portant sur les Giolito, des privilèges dont ils ont bénéficié aux annales typographiques des ateliers. Cette documentation est l’occasion, dans un premier temps, de comprendre l’organisation concrète de l’entreprise. Giovanni Giolito est un homme d’affaires qui dirige en réalité deux établissements, l’un à Turin, l’autre à Venise. Cette ubiquité n’est rendue possible que par l’utilisation d’une pluralité de formes de gestion : entreprise individuelle, société, alliances familiales… Les sources dressent ainsi le portrait d’un entrepreneur qui n’est pas seulement un homme du livre mais qui commerce aussi de nombreux autres produits et qui s’enrichit en tenant entre ses mains les fils d’un vaste réseau articulé entre les différentes places commerciales et les lieux de production. La tendance du commerce du livre au xvie siècle est au polycentrisme et à l’extension des réseaux commerciaux. Le système des filiales développe et poursuit le système des commissions principalement en vigueur jusqu’alors, ce qui permet une réactivité beaucoup plus grande des entreprises construisant des « réseaux ramifiés de correspondants libraires » (p. 41) dirigés par la maison mère.
8La politique éditoriale des entreprises successives de la famille Giolito est d’autant plus intéressante qu’elle prend place à un moment où Venise perd du terrain par rapport à ses concurrents européens et où son pouvoir de pénétration sur les marchés étrangers est en recul. Les Giolito mettent alors en marche une politique éditoriale favorisant de nouveaux titres et attirant des collaborateurs lettrés qui leur ouvrent également des possibilités éditoriales et commerciales. Cet ouvrage replace les transformations des publications italiennes du xvie siècle dans le contexte économique, dont l’importance est au moins aussi grande que le contexte culturel. Le curateur ou correcteur dans l’imprimerie, dont le rôle contribue à stabiliser la langue italienne imprimée comme d’autres ouvrages l’ont bien montré auparavant, devient une figure de médiateur culturel pour le marché, notamment italien. Mais on observe aussi des évolutions : alors que les collaborateurs éditoriaux étaient dans un premier temps plutôt des grammairiens, des philologues ou des commentateurs, les Giolito travaillent de plus en plus avec des historiens, des compilateurs, des lettrés capables de trouver de nouveaux sujets et de toucher les intérêts du public. La maison Giolito effectue par exemple une véritable proposition culturelle avec la traduction de textes classiques en vernaculaire. Le lecteur se rend ainsi compte de l’intrication des logiques éditoriales et commerciales dans le cadre d’une entreprise typographique. Une édition doit pouvoir se vendre, ce qui nécessite des médiateurs et des relais qui facilitent l’accès au public.
9Les choix éditoriaux reflètent la structure de l’entreprise qui se caractérise par un polycentrisme et une certaine autonomie de chaque centre, qui peuvent ajuster au mieux la production à la demande et aux réseaux de distribution. Les Giolito mettent en place des filiales à Lyon, Trino, Pavie, Padoue, Ferrare, Naples, souvent dirigées par des membres de la famille… Ils tirent parti de cet ancrage géographique pour coordonner la production des différents pôles. De plus, il ne s’agit plus seulement de distribuer les livres sur de longues distances : le système des filiales témoigne également de la volonté de porter le nom de la maison dans des places lointaines. Grâce aux succursales, l’entreprise typographique s’ancre dans différentes villes, un phénomène qui est matérialisé par l’enseigne de la boutique et par la marque typographique utilisées comme un signe de propriété commerciale. Si d’autres imprimeurs comme Alde Manuce (mort en 1515) avaient également utilisé leur enseigne pour tenter d’instaurer une identité de marque sur leur production, l’organisation polycentrique qui se développe au xvie siècle affine cette stratégie et la rend plus apte à résister aux attaques et aux contrefaçons qui ont lieu en Europe.
10La prise en compte de l’échelle transnationale pour comprendre le fonctionnement de cette entreprise passe donc aussi par une plongée dans la pensée économique et juridique de l’Europe du xvie siècle, qui est en partie héritée de la réflexion médiévale sur le marché et la concurrence, mais qui se développe également à travers l’institution du privilège. Le recours systématique qu’en font les Giolito leur donne la possibilité de coordonner la production des multiples centres et les différentes échelles de distribution. Cette organisation a non seulement l’avantage de limiter les risques des projets éditoriaux, mais aussi de se positionner sur certains domaines, notamment religieux. Les privilèges leur permettent ainsi de dépasser la fragmentation politique et de disposer d’un vaste territoire de distribution, correspondant au public visé par leurs publications. L’intrication des questions juridiques, économiques et culturelles fait voler en éclats les éventuelles distinctions de sous-champs disciplinaires, entre histoire des idées, histoire économique, histoire sociale et histoire culturelle.
11L’analyse proposée dans cet ouvrage vise à éclairer l’organisation économique des entreprises typographiques au xvie siècle. Elle déborde largement ce seul objectif, en parvenant à lier le contenu éditorial, les relations sociales et familiales, les outils juridiques utilisés par la compagnie ainsi que la mise en place de nouvelles formes d’organisation productives et commerciales à l’échelle régionale et européenne. L’ampleur de la documentation, primaire comme secondaire, et la hauteur de vue des problématiques de ce livre en font à la fois un outil indispensable pour les historiens de la Renaissance et une référence pour qui s’intéresse aux débuts de l’imprimerie en Europe, ébauchant des pistes de réflexion qui ont été poursuivies par la suite en lien plus étroit avec les sciences économiques et sociales. Cette proposition d’histoire totale permet d’interroger les multiples implications de la transformation technique de la reproduction de l’écrit dans l’histoire européenne.
12AHSS, 75-3/4, 10.1017/ahss.2021.33
Date de mise en ligne : 25/08/2021