Couverture de ANNA_753

Article de revue

Comptes rendus. Greg Dening. Mr Bligh’s Bad Language: Passion, Power and Theatre on the Bounty. Cambridge, Cambridge University Press, 1992, XII-445 p.

Pages 856 à 860

Notes

  • [1]
    Greg Dening, Islands and Beaches: Discourse on a Silent Land; Marquesas, 1774-1880, Honolulu, University Press of Hawaii, 1980.
  • [2]
    Id., Beach Crossings: Voyaging Across Times, Cultures, and Self, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 2004.
  • [3]
    Isabelle Merle et Michel Naepels (dir.), Les rivages du temps. Histoire et anthropologie, Paris, L’Harmattan, 2003.
  • [4]
    Greg Dening, Performances, Chicago, The University of Chicago Press, 1996, p. 57-58.

1C’est un épisode célèbre de l’histoire britannique, souvent raconté, mis en scène, commémoré. En 1789, une révolte éclate sur le Bounty. Le navire, commandé par le capitaine Bligh, avait quitté l’Angleterre à l’automne 1787, avec l’objectif de rejoindre Tahiti, puis d’introduire aux Antilles l’arbre à pain, dont les Anglais espéraient nourrir les esclaves des plantations. Après un long séjour de cinq mois à Tahiti, début 1789, le navire, à peine reparti, fut l’objet d’une mutinerie, menée par Fletcher Christian, le 28 avril 1789. Bligh et les 18 hommes qui lui étaient restés fidèles (sur 44) furent abandonnés sur une chaloupe qui leur permit, tant bien que mal, de rejoindre les Indes néerlandaises, puis de retourner en Angleterre. Pendant ce temps, les mutins étaient restés en Polynésie, et après quelques péripéties, certains décidèrent de s’installer à Tahiti, où ils furent capturés en 1791, ramenés en Angleterre et jugés en cour martiale, tandis que d’autres s’installaient, accompagnés de quelques Tahitiens et de plusieurs femmes, sur la petite île inhabitée de Pitcairn, où ils fondèrent une communauté. Lorsque l’île fut découverte par un navire américain, en 1808, il ne restait qu’un seul mutin survivant, nommé John Adams. Il dirigeait une petite communauté d’une quarantaine de femmes et d’enfants, dont le propre fils de Christian.

2Mort en 2008, Greg Dening était un historien et anthropologue australien, né en 1931, spécialiste de l’histoire de la Polynésie. Formé comme jésuite, il avait quitté la Compagnie pour embrasser une carrière universitaire au début des années 1970. Son premier livre, consacré aux Marquises, posait la question du premier contact colonial dans le Pacifique et introduisait une notion centrale, celle de la plage comme lieu de rencontres et d’échanges, où se nouent dialogues et incompréhensions [1]. L’ensemble de son œuvre, consacrée à l’arrivée des Européens dans le Pacifique, cherche à lier ethnographie et histoire, dans une perspective qui rejoint le travail de Marshall Sahlins, mais avec une approche moins structuraliste, plus postmoderne pourrait-on dire. Parfois considéré comme la figure emblématique d’une « école de Melbourne » d’ethnographie historique, G. Dening a surtout construit une œuvre personnelle, inventive et atypique, au croisement de plusieurs disciplines et de plusieurs mondes. Si la « plage » est devenue une métaphore essentielle de son travail, jusqu’à son dernier livre, en partie autobiographique, c’est justement parce qu’elle est un espace de confrontations, un territoire de l’entre-deux et de l’indécision, du partage, mais aussi de la violence et du malentendu [2].

3Ses livres, qui sont devenus des classiques dans l’historiographie anglophone, ont laissé très peu de traces en France. Pas de traduction, à l’exception d’un article sur la prise de possession de Tahiti par Samuel Wallis en 1767, publié dans Les rivages du temps[3]. Peu de comptes rendus, aucun dans les Annales. Comment expliquer un tel désintérêt ? Plusieurs facteurs viennent à l’esprit : le poids, en France, de l’anthropologie structurale, l’intérêt de G. Dening pour l’expérience britannique, plutôt que française, de la Polynésie, ou encore le ton volontiers ironique, sophistiqué et réflexif de ses textes. Enfin, il ne faut sans doute pas négliger la géopolitique du savoir universitaire : eût-il écrit et enseigné aux États-Unis, il est probable que G. Dening aurait été mieux reçu en France.

4Mr Bligh’s Bad Language est son livre le plus accompli. L’auteur ne cherche pas tant à raconter, une fois de plus, l’épisode de la mutinerie du Bounty, qu’à restituer la diversité de ses significations. Pour cela, il alterne les chapitres narratifs et interprétatifs, autour de trois lieux, qui correspondent aussi à trois moments. Le « bateau » est l’occasion d’une réflexion sur la discipline et l’organisation sociale, sur les excès de l’autorité et les causes de la révolte. La « plage » introduit la rencontre avec les insulaires, en privilégiant cet espace liminaire de négociations marchandes et symboliques, là où les évidences sont un temps suspendues, où tout semble possible. L’« île », enfin, permet d’élargir la perspective à l’histoire du Pacifique, pendant « cette saison de l’observation » (p. 372) qui précède la période coloniale proprement dite. Car l’histoire du Bounty n’est pas une simple histoire de discipline militaire et de révolte contre l’autorité abusive. Elle ne peut se comprendre que dans un cadre élargi, celui ouvert, à partir de 1767, par les voyages de Wallis, de Bougainville et de Cook. Bligh avait servi comme maître sur le Resolution, lors du troisième voyage de Cook, et avait assisté à la mort tragique de celui-ci, à Hawaï, en 1779. Les cinq mois que l’équipage du Bounty passa à Tahiti, au premier semestre 1789, jouèrent un rôle essentiel dans la mutinerie, certains marins tissant des liens affectifs sur l’île. En outre, l’histoire des mutins, après la révolte, est aussi une histoire transculturelle : le retour à Tahiti, les liens avec les Tahitiens et Tahitiennes, l’installation à Pitcairn.

5Le livre est ainsi construit sur un élargissement progressif de l’échelle d’analyse. La première partie aborde avec beaucoup de précision les conditions de vie sur le navire et les formes d’exercice de l’autorité à bord. En comptabilisant le nombre de coups de fouet reçus par les matelots lors de différents voyages afin d’évaluer le degré de sévérité de Bligh au regard des habitudes de l’époque, G. Dening conclut que sa violence était moins physique que verbale et symbolique. Puis, le regard s’élargit à un questionnaire ethnographique sur les modalités des échanges interculturels dans le Pacifique. La perspective n’a rien d’irénique. L’auteur sait bien que l’arrivée des Européens dans le Pacifique était moins une « découverte » qu’une prise de possession, d’emblée inscrite sous le signe de la domination. Son travail sur les Marquises est un requiem pour une société presque entièrement détruite par la colonisation, marquée par la violence dès le passage d’Álvaro de Mendaña à Tahuata, en 1595. Ici, il rappelle que le premier contact entre Anglais et Tahitiens se fit au son des canons du Dolphin de Wallis en 1767. Il insiste sur les nombreux Polynésiens tués par les mutins, à Tahiti ou à Pitcairn, et dénonce la tradition romantique qui présente la mutinerie comme un roman d’aventures exotique. Mais, pour autant, il se méfie de toute forme de généralisation et de manichéisme. Il est attentif aux jeux de l’histoire, à l’action des individus, à l’agency des Polynésiens. Ceux-ci se moquent des Européens, s’approprient leurs symboles et leur puissance et construisent à leur tour des récits. L’histoire n’est jamais simple, encore moins édifiante. L’erreur serait de projeter nos propres préoccupations morales et d’enfermer les Tahitiens dans un rôle de victimes passives de l’impérialisme.

6G. Dening préfère s’amuser à inverser les rôles habituels. Les rituels et mythes sont autant européens que polynésiens. Loin d’un face-à-face entre la supposée rationalité européenne et une quelconque pensée sauvage, il décrit la rencontre entre des acteurs équipés de dispositifs culturels plus proches qu’il n’y paraît : « si le jeune George III devait porter une couronne et s’asseoir sur le trône de pierre d’Écosse et d’Irlande pour être Roi en 1760, alors Pomare de Tahiti, âgé de 20 ans, devait porter la ceinture de plume, maro ura, et se tenir sur son mare de pierre pour être reconnu chef, ari’i nui, en 1791 » (p. 205). Il imagine que les rituels de prise de possession des Anglais devaient sembler bien étranges aux Tahitiens.

7L’agency des natives est aussi celle des femmes. Celles-ci ne sont ni les vahinés libres et voluptueuses rêvées par les Occidentaux, ni les jeunes filles offertes en sacrifice aux envahisseurs. Alors que l’épisode de la mutinerie est une histoire exclusivement masculine, celle d’un affrontement entre hommes, l’épisode de Pitcairn permet, à l’inverse, d’apercevoir le rôle important de médiation et de socialisation joué par les femmes emmenées sur l’île par les marins anglais. Une grande partie de ce que nous pouvons savoir de l’installation à Pitcairn vient du témoignage d’une de ces femmes, Teehuatatuanoa, qui raconta sa vie, au début du xixe siècle, à plusieurs missionnaires et capitaines marchands, après la découverte de la colonie.

8Un autre niveau d’analyse est présent tout au long du livre, avec une intensité peu commune : celui de l’écriture de l’histoire. G. Dening accorde une place importante à la mémoire collective de l’épisode. Celle-ci se met en place dès l’origine, puisque des pièces de théâtre consacrées au périple du capitaine Bligh sont mises en scène à Londres dès son retour en métropole. Au xxe siècle, le cinéma lui donnera une autre résonance en ne consacrant pas moins de cinq films aux mutinés du Bounty. G. Dening insiste particulièrement sur deux d’entre eux, celui de 1935, avec Charles Laughton dans le rôle de Bligh et Clark Gable dans le rôle de Christian, et celui de 1962, avec Trevor Howard et Marlon Brando. Le premier film a joué un rôle essentiel pour façonner l’image d’un Bligh autoritaire, véritable figure de la tyrannie, face auquel se dresse un mutin idéaliste, révolté par l’injustice. En 1962, cette lecture politique est déplacée sur le plan social, tandis que le spectacle hollywoodien donne toute sa mesure, les producteurs n’hésitant pas à faire déverser des tonnes de sable blanc sur les plages de Tahiti pour les faire ressembler aux fantasmes exotiques des spectateurs.

9Si ces films comptent tant pour l’historien qui étudie la mutinerie de 1789, c’est qu’ils ont imposé une image – ou plutôt un ensemble d’images – de l’épisode, qui est désormais présente à l’esprit des lecteurs, mais aussi de l’historien lui-même. G. Dening introduit ici le concept de cultural literacy, une compétence culturelle largement partagée qui permet d’appréhender le passé. Dans ce cadre, le cinéma joue un rôle essentiel, le film de 1935 avec Gable s’étant imposé comme une sorte de standard, une vision de l’histoire qui sert de référence. Avec son ironie coutumière, G. Dening écrit : « chacune des versions ultérieures a été déclarée historiquement fautive par les critiques pour avoir omis ce que la version de 1935 avait inventé » (p. 348).

10Face à différentes formes de reconstitution du passé – cinématographiques ou littéraires, mais aussi artistiques, muséales, commémoratives –, une première réaction consiste à marquer tout ce qui distingue le rapport critique et distancé que l’histoire savante entretient avec le passé de ces reconstitutions qui ont tendance à « halluciner le passé », comme s’il n’était que « le présent avec des costumes bizarres » (p. 4). Mais le doute survient : l’historien lui-même ne cherche-t-il pas à reconstituer le passé, à le rejouer, en produisant de nouvelles interprétations ? L’écriture de l’histoire n’est-elle pas une façon d’agir dans le présent à partir des traces conservées du passé ? G. Dening met alors au centre de sa réflexion la notion de performance, qu’il développe aussi dans un recueil d’articles. Elle lui permet de prendre ses distances à l’égard de l’idée de « représentation » qui dominait l’histoire culturelle des années 1990. Ici, la métaphore théâtrale, de l’histoire vécue comme de l’histoire écrite, est plus fermement déployée. L’écriture historiographique est une action, une mise en scène du passé qui produit des effets dans le présent. En parlant de « performances », G. Dening met l’historien sur le même plan ontologique – on dirait volontiers : sur la même scène – que les acteurs du passé. Il tient à distance l’idée d’un savoir objectif et surplombant, lesté par l’autorité de la science, mais aussi le fantasme du passé ressuscité, retrouvé tel qu’il fut vécu. Tout discours historiographique est une construction, un geste dans lequel l’auteur s’engage, un jeu éminemment sérieux et néanmoins ludique.

11La performance historiographique ambitionne de « présenter » le passé, de le donner à voir et à comprendre à un public contemporain, tout en déployant la diversité des interprétations. Le geste, complexe, peut être décomposé. Il faut d’abord proposer une anthropologie du savoir historique, montrer que celui-ci est un geste faillible, incertain, construit, politique, inscrit dans le présent d’une écriture. Ensuite, l’historien doit rendre au passé son incertitude, c’est-à-dire les virtualités indécises qui le constituaient lorsqu’il était encore un présent, non enfermé dans un passé raconté, expliqué, ou infiniment rejoué. C’est alors, troisième étape, que le geste historiographique fait retour sur notre présent : l’histoire, rouverte à la pluralité interprétative, est dotée d’une puissance nouvelle (empowerment), qui consiste non pas à nous réassurer dans nos convictions et nos identités, mais à nous permettre de penser autrement le présent.

12Le rapport de l’historien au passé, estime G. Dening, est semblable à celui de l’anthropologue face aux autres : dans les deux cas, il s’agit de dépasser une altérité qui est à la fois réelle et surmontable. Toute conception trop homogène de la culture est un piège. « La culture est une invention de l’étranger », aimait-il à répéter, au sens où elle n’existe que dans le regard de l’autre, ce regard totalisant qui englobe une société dans une homogénéité factice. Le rôle de l’histoire est de saper l’emprise de ces entités culturelles sur nos propres représentations, ce qui implique de réduire l’idée d’une radicale différence des autres, mais aussi de critiquer nos certitudes identitaires, en montrant que l’opposition entre « eux » et « nous » (Européens vs sauvages ou indigènes vs étrangers) est toujours le résultat d’un processus historique. La chance de l’historien est dans la distance temporelle qui lui permet de s’extraire du jeu de rôle imposé et d’entretenir un rapport ironique au passé – à la fois critique, distant et amusé : « L’ironie est le trope de l’histoire. Le divertissement que procure l’histoire réside dans cet espace qui sépare le présent impossible à comprendre et le passé impossible à connaître. » Le passé ne pouvait pas faire sens pour les acteurs qui en ont fait l’expérience, car ils l’ont vécu comme un présent, une série d’événements sur lesquels ils n’avaient aucun recul. C’est le récit historique qui lui donne une signification, et celle-ci est forcément anachronique. Les historiens sont « comme des météorologistes qui prédisent aujourd’hui le temps qu’il faisait hier [4] ».

13Le charme particulier du style historiographique de G. Dening tient à l’équilibre permanent entre une écriture très incarnée, attentive à l’inscription matérielle de l’histoire (conformément à l’inspiration ethnographique qu’il a toujours revendiquée), et une distance postmoderne, à la fois réflexive et ironique, à l’égard de ses objets. On peut considérer que les réflexions épistémologiques de G. Dening portent un peu trop la marque de leur époque, du moment culturaliste et textualiste qui a dominé le monde universitaire anglophone des années 1990 dans le sillage du linguistic turn. L’insistance sur le jeu toujours ouvert des interprétations, sur le passé comme texte à déchiffrer, et même sur l’historiographie comme performance n’est pas tout à fait exempte de certains tics et afféteries qui semblent aujourd’hui un peu datés. Mais la force de G. Dening est de tenir toujours sur la ligne étroite qui affirme la spécificité du rapport savant au passé sans séparer le geste historiographique des autres formes d’appropriation de l’histoire, cette cultural literacy dans laquelle nous baignons.

14Lire, ou relire, G. Dening aujourd’hui, c’est prendre la mesure d’une occasion manquée. Voici un auteur qui abordait très frontalement deux questions qui, de nos jours, nous apparaissent primordiales. D’une part, il proposait une histoire des situations de contacts interculturels, échappant aussi bien aux généralisations à gros sabots de l’histoire globale qu’aux facilités militantes de l’histoire décoloniale. Son attention au rôle des acteurs, aux aléas de la rencontre, aux espaces ambivalents du contact, lui permettait de marier histoire et anthropologie avec une grande sensibilité. D’autre part, il réfléchissait aux enjeux de l’écriture historienne, non pas de façon théorique, mais en explicitant les relations complexes que le geste savant entretient avec « l’alphabétisation culturelle » et les liens que celle-ci tisse entre le présent et le passé. Son œuvre, joyeuse et indisciplinée, toujours passionnante, avait toute sa place dans une conversation qui, en France, aurait gagné à s’y confronter. Il n’est pas trop tard pour admirer les performances virtuoses de cet historien inclassable.

15AHSS, 75-3/4, 10.1017/ahss.2021.31


Date de mise en ligne : 25/08/2021

Notes

  • [1]
    Greg Dening, Islands and Beaches: Discourse on a Silent Land; Marquesas, 1774-1880, Honolulu, University Press of Hawaii, 1980.
  • [2]
    Id., Beach Crossings: Voyaging Across Times, Cultures, and Self, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 2004.
  • [3]
    Isabelle Merle et Michel Naepels (dir.), Les rivages du temps. Histoire et anthropologie, Paris, L’Harmattan, 2003.
  • [4]
    Greg Dening, Performances, Chicago, The University of Chicago Press, 1996, p. 57-58.

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