Notes
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[1]
Kenneth Pomeranz, The Great Divergence: China, Europe, and the Making of the Modern World Economy, Princeton, Princeton University Press, 2000.
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[2]
R. Bin Wong, « Les émeutes de subsistances en Chine et en Europe occidentale », Annales ESC, 38-2, 1983, p. 234-258.
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[3]
Pour remettre en contexte cette approche du mercantilisme, il faut bien sûr renvoyer à Jacob Viner, « Power Versus Plenty as Objectives of Foreign Policy in the Seventeenth and Eighteenth Centuries », World Politics, 1-1, 1948, p. 1-29.
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[4]
Pour une version récente de cette thèse, centrée sur la question militaire et recourant à la théorie des jeux, voir Philip T. Hoffman : « Prices, the Military Revolution, and Western Europe’s Comparative Advantage in Violence », n° spécial « Asia in the Great Divergence », The Economic History Review, 64-1, 2011, p. 39-59 ; id., Why Did Europe Conquer the World ?, Princeton, Princeton University Press, 2015.
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[5]
Susan Mann, « R. Bin Wong, China Transformed: Historical Change and the Limits of the European Experience (compte rendu) » The Journal of Interdisciplinary History, 30-1, 1999, p. 168-169, ici p. 169.
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[6]
Jean-Laurent Rosenthal et R. Bin Wong, Before and beyond Divergence: The Politics of Economic Change in China and Europe, Cambridge, Harvard University Press, 2011.
1R. Bin Wong. « The Search for European Differences and Domination in the Early Modern World: A View from Asia ». The American Historical Review 107-2, 2002, p. 447-469
2China Transformed (CT) de R. Bin Wong est paru trois ans avant l’ouvrage de Kenneth Pomeranz sur la grande divergence [1], et son article dans l’American Historical Review (AHR) est publié deux ans après. Cet encadrement chronologique souligne la puissance d’une thématique qui émerge autour des années 2000 à propos des évolutions économiques de la Chine et de l’Europe occidentale à l’aube de la modernité. L’impressionnant succès du livre de K. Pomeranz contraste cependant avec l’audience beaucoup plus limitée dont ont bénéficié les deux textes de R. Bin Wong. Parmi d’autres explications, il faut peut-être mettre en avant l’efficacité de la démonstration et la simplicité des propositions de K. Pomeranz, lesquelles reposent sur une comparaison quantitative relative aux ressources naturelles disponibles dans chacun des deux espaces. Les réflexions de R. Bin Wong, en revanche, ne sont pas toujours faciles à saisir et les chemins qu’elles empruntent peuvent sembler tortueux aux mieux disposés des lecteurs. C’est que son projet intellectuel est ambitieux.
3R. Bin Wong s’interroge longuement sur la bonne façon de comparer la Chine et l’Europe sans favoriser les catégories européennes : « Inventer des stratégies de comparaison qui ne privilégient pas les catégories européennes d’analyse et de dynamique des changements historiques est une tâche importante pour les chapitres qui suivent » (CT, p. 2). Il faut donc éviter de placer au cœur de la comparaison le principe d’un changement continu – une méthode qui est, par exemple, centrale dans l’institutionnalisme de Douglass C. North –, les Européens étant les seuls à connaître un processus de ce type, quelle qu’en soit la vitesse. Ce souci d’une comparaison symétrique suppose à la fois de placer la Chine comme terme de référence, de mesurer donc l’Europe à l’aune de cette dernière, et de scruter de près la réalité des transformations européennes. L’opération est délicate car, comme beaucoup de commentateurs l’ont fait observer, il est difficile de s’affranchir des concepts imaginés par et pour l’Europe ou de les utiliser pour les faire jouer contre une approche eurocentrée. Le défi de R. Bin Wong implique également de l’historien qu’il possède une culture à parts égales (ou du moins pas trop dissymétrique) entre les deux mondes. C’est le cas ici puisque le sinologue américain possède de solides compétences sur l’Europe du xviiie siècle. Il a en particulier entamé sa carrière par des recherches comparées sur les émeutes de subsistance en Chine et en Europe [2], reprises en partie dans China Transformed, dans lesquelles il s’interroge sur l’occurrence d’événements semblables mais dans le cadre d’une économie politique des subsistances très différente.
4Son premier constat est semblable à celui que dressera K. Pomeranz deux ans plus tard : les performances économiques de la Chine et de l’Europe occidentale au xviiie siècle ne sont pas identiques mais assez proches, R. Bin Wong insistant notamment sur l’espérance de vie, ce qui l’incite à conclure que la Chine n’était pas plus soumise que l’Europe aux contraintes de type ricardo-malthusien : « À la difference de certaines idées reçues, la Chine avant 1800 n’était pas plus vulnérable que l’Europe aux crises économiques et démographiques » (CT, p. 32), confirmant l’hypothèse de Mark Elvin qu’il s’agissait d’un high-level equilibrium trap. La raison majeure de ce parallélisme et de l’efficacité comparable de ces deux systèmes économiques tient au fait qu’ils sont l’objet d’une même dynamique de nature smithienne : « La dynamique de l’expansion smithienne était partout présente » (CT, p. 21). Ce thème est essentiel et l’auteur y revient à de nombreuses reprises, dans le livre comme dans l’article, afin d’asseoir soigneusement sa démonstration. Une même dynamique de croissance smithienne caractérise donc les deux extrémités de l’Eurasie, une similitude qui l’emporte à ses yeux sur les différences institutionnelles ou sur les divergences de pratiques économiques. Celle-ci est cruciale car elle ouvre sur « le même monde de possibilités économiques » (CT, p. 52). Cette croissance reposant sur l’extension continue des marchés et la division progressive du travail trouve, bien sûr, l’une de ses meilleures illustrations dans l’économie du delta du Yangzi, mais elle caractérise plus généralement l’ensemble de l’espace chinois, comme l’ont bien montré en particulier les historiens japonais. La dimension domestique est primordiale pour R. Bin Wong qui n’accorde qu’une importance secondaire au commerce extérieur. Il est vrai que les autorités chinoises, surtout à l’époque Qing, n’ont en général pas essayé de promouvoir le commerce extérieur ou les intérêts des négociants de l’empire au-delà des mers et qu’elles ont freiné l’implantation de commerçants étrangers dans les ports chinois. Il estime cependant que, quantitativement, la taille de l’économie chinoise était telle que l’impact des échanges internationaux, même plus intenses, aurait été faible. Par ailleurs, à la différence de beaucoup d’historiens, il ne croit pas à l’importance des effets à long terme des transferts de technologie sur la productivité. « En bref, il y a de bonnes raisons d’être sceptique quant au potentiel de transformation du commerce international à l’époque moderne », estime-t-il (AHR, p. 457). Et d’ailleurs, à en juger par les critères de succès propres à cette époque, le transfert continu d’argent de l’Europe vers la Chine est en fait une preuve du succès de cette dernière dans un jeu pourtant organisé par les Européens.
5La différence majeure réside ailleurs. Elle se situe dans une opposition, soulignée dès le xviiie siècle par les contemporains, entre deux systèmes économiques qui partagent une même logique smithienne de croissance mais qui diffèrent quant à leur économie politique. L’économie politique mercantiliste européenne est en effet l’antithèse de celle, impériale ou agrarienne, chinoise, laquelle est, pour cette raison, idéalisée par les adversaires du mercantilisme comme François Quesnay et les physiocrates. Il s’agit donc de s’intéresser à ces économies politiques, c’est-à-dire à l’agencement différent d’éléments proches ou similaires au sens où ils ne sont pas par eux-mêmes créateurs d’écarts économiques notables. Pour aller à l’essentiel de l’argument, le clivage majeur est que les États occidentaux, monarchiques ou républicains, ont en commun d’être viscéralement attachés à la recherche de richesse et de pouvoir [3] (à l’extérieur), ce qui n’est pas le cas de l’empire Qing (en revanche soucieux, comme les pays européens, d’ordre domestique). Cette volonté de pouvoir s’inscrit dans le cadre d’une intense concurrence, spécialement militaire, entre des États de puissance moyenne, un processus qui s’inscrit dans la très longue durée du fait de la force à peu près équivalente de ces entités politiques. Cette thèse proposée par R. Bin Wong est, on le sait, très ancienne. Elle est mobilisée par Montesquieu dans ses Réflexions sur la monarchie universelle en Europe pour démontrer l’erreur des guerres de Louis XIV, mais aussi par Hume dans ses Essays: Moral, Political and Literary, avant d’être souvent reprise par la suite, en particulier par Max Weber [4]. Elle explique, selon R. Bin Wong, pourquoi les États européens avaient, plus que d’autres, besoin de trouver des financements, en particulier de nature fiscale, ce qui n’est pas le cas de l’empire chinois : « L’État chinois […] ne s’est pas trouvé lui-même dans le type de concurrence interétatique qui caractérisait la dynamique européenne » (AHR, p. 455). Les dirigeants chinois, explique Susan Mann dans un commentaire du livre de R. Bin Wong, n’ont aucune incitation « à passer outre leur engagement en faveur d’une société agraire en développement qui était défendue à bon marché par des colonies militaires de soldats-agriculteurs le long de frontières intérieures vulnérables [5] ». R. Bin Wong analyse l’implication de ces contraintes en termes d’économie politique. Cela le conduit à considérer que la question centrale est celle de l’État, ou plus exactement celle du rapport entre le pouvoir étatique et la société dans ses différentes composantes. C’est là qu’il observe les divergences les plus notables et donc les plus fortes singularités de l’expérience européenne.
6L’opposition la plus franche concerne, on le sait, le poids qu’exercent la fiscalité et la part consacrée aux dépenses de guerre dans les budgets des deux territoires [6]. Les moindres besoins financiers des empereurs justifient des prélèvements fiscaux plus faibles. De façon générale, la négociation avec les classes possédantes – propriétaires et marchands – s’avère ainsi moins nécessaire, à la différence de l’Europe où les procédures de discussion avec des parties prenantes plus nombreuses (propriétaires et marchands, clergé, aristocratie, villes, corporations, États provinciaux, etc.) sont plus complexes et impliquent des engagements plus variés, comme des impôts mais aussi des emprunts plus ou moins volontaires (CT, p. 132-133). Le système fiscal, de ce fait, n’a pas d’effet en Chine sur le « changement institutionnel » et la répartition des pouvoirs, à l’inverse de l’Europe où les liens entre les élites économiques et l’administration s’organisent d’une façon originale. En Angleterre comme en France, la poursuite du pouvoir et la recherche de profit ne s’opposent pas, tant s’en faut, ainsi que le prouve l’exemple des sociétés de commerce. Le mariage du profit privé avec la puissance publique est au fondement de l’économie politique mercantiliste. En Chine, et plus généralement dans les pays d’Asie du Sud-Est, explique R. Bin Wong, « nous ne trouvons pas une volonté d’expansion de type européen basée sur l’alliance du profit et du pouvoir » (AHR, p. 455). La distance entre l’État et le monde du négoce ou de la finance – souvent soulignée par les sinologues – est sans aucun doute plus grande, ce qui a pour effet un manque de soutien, en particulier à l’extérieur, mais aussi une vraie liberté d’action économique laissée à la classe marchande. Inversement, à cette communauté d’intérêts s’oppose une séparation plus grande en Europe entre les objectifs de pouvoir des princes et le reste de la population – R. Bin Wong évoque une frontière entre l’État et la société –, ce qui constitue pour lui un phénomène spécifiquement européen (CT, p. 92). En Chine, au-delà d’un discours partagé avec les élites sur les exigences morales confucéennes, le gouvernement affiche une « recherche active du bien-être matériel des populations, en particulier des pauvres et des paysans, [et] une curiosité ainsi qu’une anxiété envahissantes face aux comportements potentiellement subversifs » (CT, p. 101), comme le montre notamment la politique de greniers publics. Il y a donc un engagement public, en partie motivé par des raisons de sécurité intérieure, « dans les stratégies morales, matérielles et coercitives de construction de l’État qui n’ont été entreprises en Europe qu’au cours des siècles suivants » (CT, p. 104).
7Le récit inspiré par The Great Divergence suppose, à partir de la fin du xviiie siècle, une croissance forte de l’Europe et un affaiblissement de l’empire Qing, incapable de résoudre le problème de l’insuffisance de ressources alimentaires et énergétiques. D’autres récits plus anciens estiment également que l’écart s’explique par un affaiblissement du monde chinois, John Fairbank, par exemple, qui situe le début d’un irrémédiable déclin à l’époque Ming (1368-1644). L’analyse de R. Bin Wong réfute cette dynamique car il argue, au contraire, que le système Qing aurait pu continuer grâce à sa relative cohérence et à son efficacité, et nul ne sait comment il aurait évolué au xixe siècle sans la mauvaise influence européenne. Le changement ne se situe donc pas en Chine mais en Europe : « Les efforts des États européens pour accumuler des richesses dans une compétition mercantiliste ont favorisé une certaine expansion économique, mais souvent aux dépens des autres » (CT, p. 134). L’essor économique, souligne R. Bin Wong, n’est en fait jamais recherché pour lui-même par les élites européennes, l’idée de croissance étant d’ailleurs largement ignorée par l’économie politique du xviiie siècle, mais il est une conséquence de la mobilisation des énergies, notamment à des fins militaires. L’Europe peut dès lors imposer son système colonial et une nouvelle division internationale du travail, provoquant « les discontinuités fondamentales du xixe siècle » (CT, p. 127). Cette conclusion a quelque chose d’inéluctable car elle est aussi la conséquence de l’enchevêtrement d’une multiplicité d’autres facteurs qui ne sont pas évoqués par l’auteur. Le recours à cette économie politique comparée proposée par R. Bin Wong a cependant le mérite de proposer une lecture qui respecte la singularité des deux espaces étudiés.
8AHSS, 75-3/4, 10.1017/ahss.2021.29
Date de mise en ligne : 25/08/2021
Notes
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[1]
Kenneth Pomeranz, The Great Divergence: China, Europe, and the Making of the Modern World Economy, Princeton, Princeton University Press, 2000.
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[2]
R. Bin Wong, « Les émeutes de subsistances en Chine et en Europe occidentale », Annales ESC, 38-2, 1983, p. 234-258.
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[3]
Pour remettre en contexte cette approche du mercantilisme, il faut bien sûr renvoyer à Jacob Viner, « Power Versus Plenty as Objectives of Foreign Policy in the Seventeenth and Eighteenth Centuries », World Politics, 1-1, 1948, p. 1-29.
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[4]
Pour une version récente de cette thèse, centrée sur la question militaire et recourant à la théorie des jeux, voir Philip T. Hoffman : « Prices, the Military Revolution, and Western Europe’s Comparative Advantage in Violence », n° spécial « Asia in the Great Divergence », The Economic History Review, 64-1, 2011, p. 39-59 ; id., Why Did Europe Conquer the World ?, Princeton, Princeton University Press, 2015.
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[5]
Susan Mann, « R. Bin Wong, China Transformed: Historical Change and the Limits of the European Experience (compte rendu) » The Journal of Interdisciplinary History, 30-1, 1999, p. 168-169, ici p. 169.
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[6]
Jean-Laurent Rosenthal et R. Bin Wong, Before and beyond Divergence: The Politics of Economic Change in China and Europe, Cambridge, Harvard University Press, 2011.