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Article de revue

Comptes rendus. Jan H. Keppler. L’économie des passions selon Adam Smith. Les noms du père d’Adam. Paris, Éd. Kimé, 2008, 170 p.

Pages 846 à 849

1Le « problème Adam Smith » n’a cessé de fasciner les lecteurs de l’économiste écossais depuis le xixe siècle. La question est de savoir s’il est possible de lire ensemble, de façon cohérente, ses deux ouvrages majeurs, The Theory of Moral Sentiments (Théorie des sentiments moraux) et An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations (Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations) publiés respectivement en 1759 et en 1776. Comment articuler une réflexion relevant de la philosophie morale à une autre consacrée à la fondation de l’économie politique ? Les tensions sont nombreuses entre les deux œuvres et, donc, les possibilités de lecture croisée également. Jan H. Keppler en propose une, attribuant ce faisant au savoir économique une place singulière.

2La Théorie des sentiments moraux (TSM) explore les deux processus qui, selon A. Smith, sont à l’origine des règles de comportement. L’objectif principal du maître de Glasgow est de répondre à l’interrogation qui parcourt la pensée occidentale depuis le xviie siècle : comment contrôler les passions afin de rendre la vie sociale possible ? Le premier de ces processus est la « sympathie » qui repose sur la reconnaissance par chacun de ses propres sentiments chez les autres (l’inverse est aussi vrai). La motivation essentielle de chaque individu est le désir de se sentir aimé. « L’humanité désire non pas la grandeur mais l’amour » (TSM, partie III, chap. 5) est, selon J. H. Keppler, la phrase du livre qui résume le mieux la préoccupation essentielle des individus. Le second processus, qui repose sur l’introspection individuelle, vise à la construction d’une éthique personnelle, sous le regard du fameux « spectateur impartial ».

3Ces deux processus sont fondamentalement incompatibles et présentés comme tels par A. Smith. Ils ont pourtant une forme de complémentarité qui ne se dévoile que si l’on procède à une lecture jointe des deux ouvrages. Après bien d’autres, J. H. Keppler réfute en effet l’idée selon laquelle A. Smith aurait renoncé à la Théorie des sentiments moraux pour écrire la Richesse des nations en s’appuyant sur des principes totalement différents. Il estime au contraire que les cadres normatifs de l’essai de morale sont repris, quoique de façon différente, dans le traité d’économie politique. En quoi consiste donc cette nouvelle lecture que propose l’auteur ?

4Pour A. Smith, les passions non altérées sont par nature asociales, voire antisociales. Le mécanisme de la sympathie a pour but de les transformer en sentiments partagés avec les autres individus. Pour cela, il codifie un système collectif de valeurs et de préférences qui permet des jugements partagés par tous. La sympathie n’a donc rien à voir avec l’altruisme : elle s’exprime plutôt avec la métaphore du miroir que mobilise A. Smith. L’individu smithien est entièrement tourné vers le désir de se sentir aimé, ce qui le conduit à s’identifier à la perception supposée de ses semblables. Ce besoin d’être aimé « représente le grand paradoxe de toute l’œuvre d’A. Smith et en constitue un obstacle majeur à sa compréhension, écrit J. H. Keppler, à savoir que cette motivation éminemment sociale d’être aimé est à la base d’un intérêt économique propre qui est souvent considéré par les commentateurs comme antisocial » (p. 36). L’estime et le crédit que l’autre m’accorde, dont ma richesse est le signe, sont bien plus essentiels à mon bien-être que la jouissance du luxe que m’autorise la possession de cette même richesse. L’échange des biens décrit dans la Richesse des nations « reste dans sa structure et ses implications la conséquence directe des échanges, des regards, des sentiments et des valeurs comme A. Smith les a présentés dans la Théorie des sentiments moraux » (p. 27). La propension au troc qui caractérise si fortement l’être humain selon le penseur écossais est la conséquence de ce désir de communion, de cette recherche de coïncidence jouissive qu’autorise le partage avec l’autre d’un langage commun sur les biens. Cette harmonie dans l’économie d’échange est ainsi cruciale ; elle s’exprime par l’existence d’une concurrence loyale, identifiée au progrès et à l’émulation. C’est ce qui explique la critique sévère et très détaillée à laquelle procède A. Smith à l’encontre de tout ce qui peut nuire à cet individu social, comme l’existence de monopoles, la spéculation ou les sociétés par actions.

5L’homo œconomicus n’est donc pas un adepte de la jouissance solipsiste mais il est au contraire un être intensément social. L’une des conséquences est la place restreinte de la valeur d’usage par rapport à la valeur d’échange, aspect bien connu de l’économie politique smithienne, et le fait que la formation des préférences s’effectue par une boucle autoréférentielle, au sein de laquelle la dimension mimétique est primordiale. On sait que Jean-Pierre Dupuy en a conclu au nécessaire abandon de l’individualisme méthodologique, pierre de touche de la pensée économique néoclassique. Ce n’est pas l’avis de J. H. Keppler pour qui, une fois les valeurs socialement codifiées, l’individu demeure une entité autonome même si ses attentes et ses jugements sont totalement sociaux. Le processus de sympathie rationalise certes les préférences de l’ensemble des acteurs, mais chacun d’eux procède à une maximisation de son bien-être individuel sur la base de celles-ci.

6Le second mécanisme de contrôle des passions, associé à l’existence d’une autorité éthique, est moins bien défini. Sa dénomination même est d’ailleurs très variable puisque A. Smith utilise près d’une quarantaine d’expressions différentes, outre celle de « spectateur impartial », pour la dénommer. Cette variation sémantique est révélatrice d’un certain flou sur l’identité réelle de cette autorité éthique (est-elle divine ? s’agit-il du surmoi ?). Ce qui est certain est qu’elle renvoie à l’idée de justice au sens où, dans le monde smithien, il existe une norme absolue qui est indépendante du mécanisme de la sympathie. Le maître de Glasgow n’en donne pas un contenu précis. Il la distingue cependant nettement de la bienfaisance, qu’il considère, dans la Théorie des sentiments moraux, comme un choix noble mais réservé aux élites, et qu’il présente dans la Richesse des nations comme hypocrite et dangereuse, avec un argument qui rappelle celui de Bernard Mandeville. De même, la notion de justice se limite clairement à la dimension commutative, celle de l’échange, au détriment de la justice distributive qui n’est pas une obligation légale et relève, au mieux, de la bienveillance. La position d’A. Smith n’est ici pas différente de celle de la plupart des juristes de son temps. De même, l’invisibilité de l’idée de juste prix (l’expression est absente de la Richesse des nations), pourtant encore largement présente dans l’univers économique de la fin du xviiie siècle, ne le démarque aucunement de l’ensemble de l’économie politique des Lumières.

7Cette idée d’une norme de justice à la portée restreinte explique pourquoi certaines passions violentes ne sont pas réprimées. Un exemple est celui de la propriété des esclaves. L’explication de cette aberration économique n’est pas, selon A. Smith, dans la poursuite par le maître de son intérêt individuel socialement codifié (généré par la sympathie) car, affirme-t-il, le travail servile ne peut jamais être aussi rentable que le travail libre. C’est parce que le plaisir qu’il ressent à la domination, passion violente s’il en est, est supérieur à sa perte financière que le maître veut posséder des esclaves. Hormis ces cas particuliers, la faiblesse de la norme de justice a surtout pour effet de conduire A. Smith, à la fin de la Théorie des sentiments moraux, à retirer au « spectateur impartial » son pouvoir de fixer des standards normatifs pour les comportements. La conséquence est essentielle car il n’y a plus, chez le fondateur de la pensée économique moderne, « de place pour une entité indépendante – morale, psychologique ou religieuse – qui pourrait prétendre détenir l’autorité de déterminer directement les comportements humains. Désormais ce seront les hommes eux-mêmes qui vont s’auto-organiser dans un mécanisme de mimétisme social sans être perturbés par des commandes éthiques extérieures à leur propre système » (p. 101).

8À la fin de la Théorie des sentiments moraux, le « spectateur impartial » est donc mis à l’écart et le mécanisme de la sympathie devient le seul principe organisateur de la vie sociale dans la Richesse des nations. Cette morale collective est cependant très aléatoire parce que sans objectif. Sa fonction n’est en effet pas d’atteindre un but déterminé, fixé par une norme de justice, mais de neutraliser les passions violentes et de garantir une sociabilité par ailleurs toujours menacée. Il s’ensuit un relativisme des valeurs puisque ces dernières ne seront jugées qu’à leur capacité à assurer la survie du groupe. L’acte gratuit ou désintéressé, porteur d’une forte éthique personnelle, est écarté par A. Smith en tant que dépourvu d’utilité. Cette séparation radicale entre la motivation des comportements et leur finalité ultime est cruciale car fondatrice, selon J. H. Keppler, d’une « rationalité économique » (p. 132). L’homo œconomicus est donc la conséquence de la méfiance du « Directeur de la nature » (autre nom du « spectateur impartial ») face à la capacité des êtres humains de rester à la hauteur d’une éthique exigeante. Il préfère les doter d’une forte rationalité opérationnelle pour qu’ils soient capables d’agir efficacement mais sans avoir conscience, au-delà de leur intérêt individuel, des conséquences d’ensemble de leurs actes. En attirant de la sorte l’attention vers un point où il n’y a rien, la « main invisible » – puisqu’il s’agit d’elle – cache le dessein ultime du « Directeur de la nature ». Le retrait de ce dernier, autrement dit l’existence de la « main invisible », est ainsi paradoxalement la condition pour que les êtres humains s’adonnent sans retenue à leur seul intérêt propre. Cette séparation s’exprime également dans la distinction opérée par A. Smith entre éthique et morale. Les dépenses de luxe du riche ne seraient sans doute pas jugées éthiquement responsables par le « spectateur impartial » mais elles sont moralement acceptables car elles assurent la survie du pauvre en lui procurant du travail et stimulent l’activité économique.

9La force du travail de J. H. Keppler est donc de proposer une lecture de l’œuvre d’A. Smith pour laquelle l’explication du cœur du mécanisme économique – la coordination efficace de comportements d’agents décentralisés – se trouve non pas dans le traité d’économie, la Richesse des nations, mais dans l’essai de morale, la Théorie des sentiments moraux. Ce dernier rend compte en effet non seulement des notions d’intérêt propre, d’action économique rationnelle et de valeur d’échange, mais aussi de l’aveuglement nécessaire par rapport au bien-être collectif si l’on souhaite atteindre ce dernier. Il garantit en outre le caractère scientifique de l’économie. De fait, l’intense codification des valeurs d’échange homogénéise les biens à un point tel qu’ils peuvent être assimilés à des objets émanant du monde naturel, ce qui autorise les analogies avec les sciences de la nature dans le raisonnement économique. On sait l’importance accordée à la gravitation newtonienne dans les réflexions d’auteurs comme A. Smith ou Turgot.

10L’ignorance de l’objectif final est donc une condition de sa réalisation. Ce constat vaut pour les individus mais aussi, et surtout, pour l’État. La thèse chère à A. Smith et à la toute jeune économie politique de l’impossible surplomb non seulement explique son incapacité à agir mais, plus encore, justifie qu’on l’exhorte à ne pas agir. Le seul à savoir la vérité des choses est bien sûr l’économiste (forcément libéral). Cependant, ce dernier sait également – paradoxe constitutif de la discipline – que cette connaissance ultime ne doit jamais être formulée.

11AHSS, 75-3/4, 10.1017/ahss.2021.28


Date de mise en ligne : 25/08/2021

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