Notes
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[1]
Sarah Mazouz, Race, Paris, Anamosa, 2020.
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[2]
Claude Meillassoux, Anthropologie de l’esclavage. Le ventre de fer et d’argent, Paris, PUF, 1986.
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[3]
Colette Guillaumin, L’idéologie raciste. Genèse et langage actuel, Paris, Mouton, 1972, p. 72.
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[4]
Sara Farris, « Féministes de tous les pays, qui lave vos chaussettes ? », Comment s’en sortir ?, 1, 2015, p. 203-205, https://commentsensortir.wordpress.com/numeros/numeros-parus/numero-1/.
1L’assassinat, à la fin du mois de mai 2020 aux États-Unis, d’un homme noir, George Floyd, par un policier blanc a suscité d’importantes mobilisations antiracistes et a relancé, dans la sphère publique française, les débats autour de l’existence d’un racisme systémique, notamment au sein de certaines institutions, comme la police. Le caractère vicié – et très souvent outrancier – que ces débats peuvent prendre résulte en majeure partie d’une conception réductrice, et pourtant encore très répandue, du racisme comme le fait d’actes individuels, haineux et condamnables. La multiplication de travaux en sciences sociales qui proposent une appréhension plus large du phénomène, en tant que système de domination par discrimination de groupes auxquels sont attribuées certaines caractéristiques compte tenu de leur origine supposée est, en France, significative de ces dernières décennies. La faible réception initiale de l’ouvrage de Colette Guillaumin, L’idéologie raciste, publié en 1972, qui propose une perspective de ce type, et sa réédition chez Gallimard en 2000 témoignent de ce changement relativement récent. La prégnance du discours républicain universalisant, les reconnaissances officielles tardives (et encore partiellement incomplètes) des politiques racistes et antisémites menées par l’État français, ou bien la croyance que la disqualification scientifique du concept de race – voire l’omission du mot – suffirait à en supprimer les effets sociaux expliquent en large partie ce phénomène [1].
2Dans ce contexte, la publication de l’ouvrage d’Aurélia Michel apporte une contribution fondamentale, en ancrant dans une séquence historique de grandes transformations des rapports sociaux – celle de l’esclavage, de l’essor du capitalisme industriel et de la domination coloniale – l’élaboration d’un ordre racial qui continue à marquer profondément nos sociétés contemporaines. Par une synthèse accessible, menée sur cinq siècles, l’autrice met à disposition du lecteur ou de la lectrice les savoirs consolidés dans les dernières décennies, notamment au sein des champs très actifs, mais rarement connectés, de l’histoire des traites, des États-Unis ou des espaces sous domination coloniale. Comme elle l’explique dans son introduction, son livre, qui, dans la lignée de la loi Taubira de 2001, trouve son origine dans un cours dispensé à des enseignants et enseignantes du secondaire suite à l’intégration dans les programmes scolaires de la question de l’esclavage, a pour ambition de faire passer ces savoirs connus dans l’espace public, un objectif que favorise le choix éditorial de le faire paraître directement en collection de poche. Cela aurait peu de sens de chercher ici à rendre compte dans les détails, encore moins de pointer les oublis ou les manques, forcément inévitables, d’un ouvrage de ce type. Aussi nous concentrerons-nous sur les trois aspects qui nous apparaissent en constituer les principaux apports : la proposition d’une définition anthropologique de l’esclavage, l’analyse de l’élaboration de l’ordre racial comme outil d’exploitation de la main-d’œuvre à l’échelle mondiale et la réflexion menée sur le travail reproductif.
3L’autrice commence par souligner un paradoxe : la difficulté à définir de façon stricte l’esclavage, le phénomène ayant une histoire longue et planétaire, alors que la traduction du terme « esclave » est très aisée d’une langue à l’autre, ce qui atteste une réalité commune. Elle choisit par conséquent d’adopter une définition anthropologique, tirée des travaux de Claude Meillassoux sur les sociétés de l’Afrique de l’Ouest [2], qui permet de passer outre les multiples configurations juridiques et différences historiques. Pour cet auteur, ce qui caractérise l’esclave est le fait que ce dernier ou cette dernière, ayant été arraché à sa communauté d’origine, soit exclu de la parenté au sein de la société qui exploite son travail. On pourrait certes objecter que cette définition n’est pas généralisable à tous les espaces et que, durant la période couverte par l’ouvrage, au sein du monde maghrébin des xviiie et xixe siècles, au Sahel et au Sahara central, les esclaves étaient parfois intégrés progressivement à la parenté de leur propriétaire. Ce que l’autrice cherche surtout à expliquer par cette définition de l’esclave comme « non-parent » (p. 37), c’est la raison la plus difficile à saisir, selon elle, de la prégnance actuelle du racisme, parce que profondément enracinée dans l’inconscient collectif, à savoir le fait que la race touche aux structures anthropologiques de nos sociétés contemporaines. Elle montre ainsi que l’abolition de l’esclavage s’accompagne, au sein des sociétés post-esclavagistes où règne la crainte de voir les anciens esclaves devenir des égaux, de la mise en place de dispositifs juridiques visant à restreindre leur accès au statut de parent au sens large, c’est-à-dire comme membre du même groupe. Elle énumère les diverses étapes des mesures ségrégationnistes aux États-Unis (et notamment l’interdiction dans certains États des mariages entre Noirs et Blancs), mais aussi l’application en 1805 du Code civil dans les colonies françaises qui sépare nettement, pour les questions de propriété et de succession, les filiations blanches des filiations non blanches. Les institutions qui, au cours du xixe siècle, ont contribué à produire le système de parenté de nos sociétés contemporaines se trouvent par conséquent encastrées dans une « fiction blanche » (p. 344-349). Il en résulte aujourd’hui des expériences sociales différenciées qui font que les Blancs considèrent de manière spontanée les enfants blancs comme des héritiers et héritières de leur situation, tandis que les personnes racisées se voient sans cesse nier cette parentalité. En exhumant les racines de cet inconscient profond, l’autrice cherche donc à permettre l’émergence des conditions pour penser une parentalité commune qui induirait une vraie égalité.
4La définition donnée par C. Meillassoux comporte aussi une forte dimension économique, l’arrachement à la société d’origine permettant d’affecter le travail de l’esclave à des tâches qui ne relèvent pas de l’économie de subsistance. Cette dimension constitue le second fil rouge de l’ouvrage d’A. Michel, dont les grandes scansions lient l’élaboration des fictions nègre et blanche, puis de la race à l’évolution des formes d’exploitation du travail, du système de la plantation esclavagiste (partie 2) aux réajustements liés à la fin (progressive) de la traite et à la seconde phase d’expansion de la domination coloniale au début du xixe siècle (partie 3). Comme le rappelle la première partie de mise en contexte, le terme « nègre », du portugais negro, n’est nullement, au moment où il apparaît, une classification naturaliste pour décrire un groupe d’êtres humains, mais désigne les esclaves achetés par les Portugais pour fournir la main-d’œuvre du nouveau système qu’ils élaborent à São Tomé : la plantation. Retraçant la trajectoire de cette dernière, du Brésil au sud des États-Unis en passant par les Caraïbes, l’autrice insiste sur la rupture fondamentale introduite par cette nouvelle forme d’exploitation pensée à l’échelle mondiale qui associe capitaux, concentration de la force du travail et États modernes. Ceux-ci, dépendant de plus en plus financièrement de ce système, élaborent un cadre de régulations permettant sa perpétuation, comme, dans le cas de la France, l’ensemble des législations connues sous le titre de Code noir. Elle rappelle aussi, dans un saisissant chapitre sept qui fait la part belle aux témoignages, l’usage systémique de la violence qui le sous-tend et les multiples sources de contestation et de résistance qu’il suscite dès son essor, des révoltes des marrons aux dissensions au sein des élites blanches (quakers, etc.). Ce sont ces tensions qui nécessitent l’élaboration de la fiction nègre – qui contient l’essence de tout ce que les Blancs entendent lui faire subir (par exemple une paresse naturelle qui justifierait qu’on le force à travailler) – afin de masquer ce qui pourrait être évident aux yeux de tous et toutes, à savoir son humanité, et, par ricochet, l’élaboration de la fiction blanche, lorsqu’au sein de ces sociétés esclavagistes commencent à apparaître des mulâtres libres, dont on cherche alors avec terreur à se démarquer pour leur barrer l’accès aux privilèges conférés par la propriété.
5À partir de 1750, et notamment dans le contexte de la guerre de Sept Ans, qui entraîne une crise des filières négrières, et de l’affirmation des idéaux révolutionnaires, ces contradictions deviennent indépassables. Le soulèvement et la révolution de Saint-Domingue marquent un tournant, le choc qu’ils suscitent forçant les élites blanches à procéder à un réajustement de leur domination, par le maintien de certaines caractéristiques de l’esclavage au sein des sociétés post-esclavagistes, mais aussi par la soumission de nouveaux espaces afin de compenser la perte des colonies atlantiques. A. Michel reprend alors une thèse formulée par C. Guillaumin qui analyse l’émergence de l’idéologie raciste comme une manière de résoudre le conflit entre « l’idéalisme humanitaire de la révolution » et « l’intensification des mécanismes d’exploitation » [3]. La dimension d’histoire des idées qui caractérisait la démonstration de C. Guillaumin n’est pas absente du présent ouvrage, mais celui-ci l’ancre dans un travail d’histoire sociale, montrant comment l’élaboration du discours sur la race permet de justifier la violence nécessaire à la mise en place d’une nouvelle organisation du travail mondial (livret de travail sur les anciennes plantations, nouvelles traites avec l’engagisme, recours massif au travail forcé dans les territoires coloniaux, etc.). Tandis qu’à la période précédente, les fictions nègre et blanche n’étaient l’affaire que des seuls planteurs et des élites blanches, les entreprises ségrégationniste et coloniale encouragées et menées par les États impliquent l’ensemble des populations européennes et états-uniennes dans le récit de la supériorité blanche. L’argumentaire, déjà fort convaincant, aurait pu toutefois encore gagner en vigueur, notamment pour analyser les phénomènes de continuité entre les deux périodes considérées, en s’adossant à des réflexions plus générales sur la nature du capitalisme menées, entre autres, par les tenants de la nouvelle histoire du capitalisme aux États-Unis, comme Louis R. Hyman ou Sven Beckert. Ils ont montré que ce mode de production n’était pas intrinsèquement lié au travail libre et qu’il s’accommodait de tous les modes d’exploitation qui pouvaient par conséquent cohabiter dans le temps et dans un même espace, soulignant que l’esclavage a même joué un rôle central dans le développement des économies capitalistes modernes.
6L’ouvrage, enfin, se distingue par le fait que, loin de se cantonner à l’analyse du seul travail productif, il prend aussi en charge, sur l’ensemble de la période considérée, la question du travail reproductif. L’autrice souligne combien la disjonction entre les fonctions de production et de reproduction est au cœur de la rupture que constitue la plantation esclavagiste, alors que, dans la période post-esclavagiste, l’incitation à fonder une famille devient l’un des moyens utilisés pour retenir les esclaves affranchis sur les anciennes plantations ou pour s’assurer du renouvellement de la main-d’œuvre coloniale. Elle analyse aussi comment, dans les sociétés post-esclavagistes ou métropolitaines, les systèmes de hiérarchisation de race et de genre s’entremêlent pour assigner aux femmes racisées certains secteurs d’activité, tout particulièrement celui de la domesticité. Au travers d’une analyse des sociétés urbaines états-uniennes ou de l’affaire des bonnes antillaises en France dans les années 1920, elle montre également que l’émancipation des femmes blanches, qui commencent à accéder au salariat, passe aussi par l’exploitation du travail des femmes racisées assumant une partie des tâches afférentes à la reproduction sociale, et offre ainsi une perspective historique très utile aux travaux menés sur la période contemporaine par les féministes intersectionnelles [4].
7Ce livre vient souligner, pour finir, l’intérêt, voire la nécessité pour les historiennes et les historiens travaillant sur les espaces non européens de produire plus de synthèses de ce type afin d’intégrer les conclusions des savoirs forgés sur ces espaces dans les discussions générales – en l’occurrence ici sur le travail, les discriminations, l’économie – et tendre ainsi vers une meilleure compréhension de nos sociétés contemporaines.
8AHSS, 75-3/4, 10.1017/ahss.2021.27
Date de mise en ligne : 25/08/2021
Notes
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[1]
Sarah Mazouz, Race, Paris, Anamosa, 2020.
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[2]
Claude Meillassoux, Anthropologie de l’esclavage. Le ventre de fer et d’argent, Paris, PUF, 1986.
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[3]
Colette Guillaumin, L’idéologie raciste. Genèse et langage actuel, Paris, Mouton, 1972, p. 72.
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[4]
Sara Farris, « Féministes de tous les pays, qui lave vos chaussettes ? », Comment s’en sortir ?, 1, 2015, p. 203-205, https://commentsensortir.wordpress.com/numeros/numeros-parus/numero-1/.