1Durant les années 1980, les grandes grèves qui touchèrent certains secteurs emblématiques de l’industrie indienne ont suscité, parmi les historiens et les historiennes, un regain d’intérêt pour l’histoire du travail et du monde ouvrier. Quelques décennies plus tard, le champ est demeuré vivace, comme le montre l’ouvrage d’Aditya Sarkar, version remaniée de sa thèse de doctorat soutenue à la School of Oriental and African Studies en 2009. S’il se place sur un terrain bien balisé par l’historiographie, les usines textiles de Bombay, l’auteur annonce qu’il cherche moins à s’insérer dans les débats existants qu’à introduire de nouvelles questions. L’objet qu’il se donne, les premières lois sur le travail industriel promulguées à Bombay à la fin du xixe siècle, est en effet resté relativement inexploré, à l’exception de quelques références désormais anciennes. Il impute ce manque d’intérêt aux défaillances et aux échecs de ces législations. Proposant toutefois de les traiter non comme un objet prédéfini, mais comme un outil reliant différents domaines de l’expérience sociale, il s’en sert pour montrer l’émergence et la mise en tension de deux régimes de relations industrielles : celui de la régulation et celui des conflits du travail. Ce faisant, il contribue à éclairer une période moins connue de la vie ouvrière à Bombay. La combativité et la capacité de résistance collective dont font preuve, à partir du premier conflit mondial, les travailleuses et les travailleurs des usines de coton et la politisation croissante du mouvement sous l’influence des communistes ont en effet contribué à focaliser la plupart des études sur les décennies 1920-1960. Si l’expérience ouvrière de la fin du xixe siècle a été abordée au travers d’autres thématiques comme les effets de l’épidémie de peste, la question du logement ou bien la participation aux mobilisations nationalistes, une étude systématique des relations industrielles manquait encore pour la période. C’est ce qu’accomplit ce livre, en proposant une analyse très convaincante de la genèse de la question sociale à Bombay.
2A. Sarkar commence par revisiter les deux explications jusqu’alors communément données pour éclairer l’adoption de ce type de législation dans la colonie indienne : les efforts individuels des réformateurs sociaux et la rivalité commerciale entre les industriels du textile du Lancashire et de Bombay. S’il ne les disqualifie pas, il propose de les considérer ensemble, soulignant que les dispositifs finalement promulgués comportent très peu de similitudes avec ce qui était invoqué par ces deux groupes. Les pressions exercées par l’industrie métropolitaine forcèrent certes le gouvernement de l’Inde à envisager le principe d’une législation, mais son contenu fut le résultat d’un compromis entre les différents groupes d’intérêt internes à la colonie (capitalistes indigènes, réformateurs sociaux, nationalistes, etc.). Dans un premier temps, les efforts des industriels du Lancashire portèrent sur l’abolition des droits de douane prélevés sur les tissus importés en Inde. Les finances de la colonie ne permettant pas d’accéder à cette revendication, la promulgation de lois industrielles apparut comme une solution, alors qu’au même moment, sous la férule du réformateur social Sorabji S. Bengali, la question était introduite au sein des institutions politiques locales. Celle-ci suscita de fortes résistances auprès des capitalistes indiens et joua un rôle important dans l’émergence et la formulation du business nationalism, poussant les autorités coloniales à souhaiter ménager cette influente minorité. Alors que le patronat anglais et S. S. Bengali mettaient en avant la nécessité de limiter le temps de travail, la loi de 1881 ne porta ainsi que sur la seule régulation du travail des enfants. Si la question émerge donc bien « par le haut », la démonstration serrée de l’auteur prouve qu’il est réducteur d’y voir une émanation directe des intérêts industriels métropolitains, contraints de composer avec les rapports de force locaux.
3Dans la deuxième partie de l’ouvrage intitulée « The Life of a Law », l’étude se concentre sur la mise en pratique de la loi et brosse un tableau de ce que l’auteur identifie comme la dernière décennie de paix industrielle. L’analyse se déplace à hauteur d’homme, puisqu’on y suit les premiers inspecteurs et médecins chargés de son application, et se resserre notamment sur l’épineuse question de l’établissement de l’âge des enfants, en l’absence d’état civil. Du fait de la rareté des sources, la démonstration est plus parcellaire, mais permet néanmoins d’identifier des points de tension, nichés dans l’écart entre la norme et la pratique. Au travers d’études de cas précises, l’auteur montre comment les limites de la législation sont sans cesse discutées par les industriels et les inspecteurs. La mise en place d’une administration capable d’interférer dans le fonctionnement des usines favorise en effet l’émergence d’un discours où la question des droits des travailleurs (ici des enfants) prend le pas sur ceux des employeurs. L’irruption de nouveaux problèmes, dont les plus révélateurs sont les accidents du travail, pointe aussi cruellement les manquements de la législation. L’indignation qu’ils suscitent dans certains cercles (inspecteurs, segments de la presse locale, etc.) finit par forcer le gouvernement de Bombay à établir, en 1885, une commission pour évaluer la mise en œuvre de la loi. Celle-ci recommande un élargissement de son champ d’action, pour englober notamment la main-d’œuvre féminine et les petits ateliers, mais, faute de soutien du gouvernement central – et on aurait envie d’ajouter de relais au sein des travailleurs –, le rapport reste lettre morte.
4C’est finalement la conjoncture particulière de la fin du siècle qui précipite la promulgation de nouvelles réglementations. La croissance importante que connaît l’industrie textile de Bombay durant les années 1880, alliée à l’instabilité du marché chinois, son principal débouché, mène à une situation de crise à la fin de la décennie. Pour endiguer la surproduction, les industriels procèdent à des fermetures temporaires et à des réductions des heures de travail. Les réformateurs se saisissent alors de cette situation pour faire avancer leur revendication sur le congé hebdomadaire. La loi de 1891 limitant le temps de travail pour les femmes et les enfants et interdisant le travail dominical intervient donc en partie comme la reconnaissance légale d’une situation de fait, tout en étant portée par le mouvement paneuropéen d’uniformisation des législations du travail. L’histoire de cette nouvelle promulgation ne sert toutefois qu’à ouvrir la troisième partie de l’ouvrage, consacrée plus fondamentalement à l’analyse des transformations qui affectent les relations entre l’État, le capital et le travail au tournant du xxe siècle. En revenant dans son chapitre cinq sur l’une des figures bien connue des historiens et des historiennes du monde ouvrier indien, Narayan M. Lokhande, un employé d’usine qui fonda en 1884 la Millhands’ Association, l’auteur veut surtout montrer comment la question de la représentation des intérêts des travailleurs et des travailleuses devient un enjeu de débat. Lokhande – dont l’ouvrage offre un portrait enrichi de nouvelles informations – se distingue des réformateurs qui l’ont précédé par le fait que son intervention repose sur de réelles campagnes de mobilisation auprès des ouvriers et des ouvrières : réunions publiques, campagnes de pétition, etc. Celui-ci limite toutefois l’action collective au seul domaine de la loi.
5Or c’est autour d’une question totalement ignorée de cette dernière, à savoir la question salariale, qu’émerge un champ du conflit entre capital et travail, où s’élabore une culture ouvrière plus combative. Le salaire est, à Bombay, la clef de voûte du système de contrôle de la main-d’œuvre. Afin de limiter le turn-over, le patronat retient deux mois d’arriérés de salaire, forçant ses travailleurs à recourir aux usuriers pour leur survie quotidienne. C’est cependant cette dépendance à l’égard des prêteurs d’argent qui, selon l’auteur, finit par empêcher les industriels d’intensifier leur exploitation sans rencontrer de résistance. Une tentative concertée de baisse des salaires en 1892 mène ainsi au déclenchement de la première vague de grève de l’industrie textile de Bombay, qui clôture la période de paix industrielle. L’irruption d’une virulente épidémie de peste en 1896 met brutalement à nu ce système de contrôle, en provoquant son effondrement. Le lourd tribut payé par la population ouvrière à la maladie entraîne une fuite hors de la ville d’une partie de la main-d’œuvre. Afin de retenir leurs ouvriers et ouvrières, les industriels sont alors forcés d’instaurer un paiement quotidien des salaires, ce qui, dans un contexte de compétition entre les usines, débouche sur une forte augmentation de la rémunération. Il leur faut ensuite près d’un an pour imposer un retour à l’ancien système, ce qu’ils ne réussissent d’ailleurs à faire, face à la mobilisation des travailleurs, qu’au prix de concessions importantes sur son montant.
6Le dernier chapitre analyse donc l’étrangeté de ce moment historique, lorsque le rapport de forces se trouve temporairement inversé en faveur des travailleurs qui risquent leurs vies. A. Sarkar revisite de manière extrêmement stimulante cet épisode, en démontrant comment la crise introduite par l’épidémie aboutit à l’émergence à la fois d’une réflexion sur la façon de refonder l’autorité patronale et d’un tournant dans la perception des travailleurs, notamment par les autorités coloniales qui identifient alors l’apparition d’une question sociale. L’auteur pointe ainsi un certain nombre des éléments qui contribuent à sceller les compromis sociaux des décennies à venir (magasins de grain, logements, etc.) et montre comment les mobilisations ouvrières concourent à transformer les législations du travail, issues initialement de pressions venues d’en haut, en l’une des composantes du rapport de forces des relations industrielles.
7AHSS, 75-3/4, 10.1017/ahss.2021.26
Date de mise en ligne : 25/08/2021