Couverture de ANNA_753

Article de revue

Comptes rendus. Tamar Herzog. A Short History of European Law: The Last Two and a Half Millennia. Cambridge, Harvard University Press, 2018, 289 p.

Pages 837 à 841

Notes

  • [1]
    Aldo Schiavone, Ius. L’invention du droit en Occident, trad. par G. et J. Bouffartigue, Paris, Belin, [2005] 2009.
  • [2]
    Johann Peter Eckermann, Conversations avec Goethe dans les dernières années de sa vie, vol. 1, trad. par J. Chuzeville, Paris, H. Joncquières, [1836] 1930, p. 389.
  • [3]
    Voir notamment António Manuel Hespanha, Cultura jurídica europeia. Síntese de um milénio, Coimbra, Almedina, [2003] 2012 ; Paolo Grossi, L’Europe du droit, trad. par S. Taussig, Paris, Éd. du Seuil, [2007] 2011.

1Une brève histoire de 2 500 ans. C’est à cette ambitieuse synthèse que s’attelle Tamar Herzog dans un livre incisif et accessible qui retrace l’histoire du droit européen depuis la Rome antique jusqu’aux traités contemporains de l’Union européenne. Forte de plus d’une vingtaine d’années de recherche et d’enseignement dans des facultés de droit et d’histoire en Europe et aux États-Unis, T. Herzog n’entend pas seulement brosser un panorama introductif à l’attention d’un vaste lectorat, mais réfléchir plus globalement aux développements et aux discontinuités du droit dans le temps long. L’enjeu du livre est de contester deux conceptions courantes de l’histoire du droit : tout d’abord, celle qui considère le droit comme une donnée stable et immuable des sociétés du passé, un réservoir de règles et de techniques qui traverserait les périodes historiques et dont la place serait sensiblement identique d’une époque à l’autre. En contextualisant la construction des systèmes juridiques, la genèse des normes, les institutions en mesure de les faire respecter et leurs effets à différentes époques, T. Herzog envisage avant tout l’histoire du droit comme celle des expériences et des usages sociaux du droit. Elle met l’accent sur la production interactive et la fabrique disputée des normes ; elle est attentive à l’évolution des relations entre pouvoirs politiques et religieux, champ juridique et sociétés ; elle s’intéresse aux transformations des systèmes et des cadres juridiques qui modifient le sens des textes de loi, des références doctrinales ou des procédures. Aussi montre-t-elle comment certains textes ou notions – par exemple la Magna Carta ou l’idée de due process – ont pu être interprétés, réactivés et revendiqués dans des directions fort différentes selon les lieux, les moments ou les attentes politiques et sociales. Le livre de T. Herzog opère ainsi un double geste, paradoxal et provocant, qui consiste à penser le droit dans sa longue durée, dans un rapport dialectique entre présent, passé et avenir, d’où il tire en partie sa propre légitimité ; et, dans le même temps, à en faire un objet historique et social, contextuel et contingent, qui s’oppose à tout juridisme enclin à défendre l’immobilisme et la continuité du droit, voire sa dimension atemporelle.

2L’ouvrage remet par ailleurs en question la doxa d’une distinction irréductible entre la tradition civiliste (le droit dit « continental ») et le common law anglais. T. Herzog ne cherche pas ici à gommer les particularités de ces deux systèmes, mais plutôt à mettre en évidence leur héritage commun et leurs similarités pour mieux saisir leurs bifurcations récentes à l’époque moderne – et, partant, les usages idéologiques de leur histoire. Un des leitmotivs du livre est bien de contester, par un constant jeu de va-et-vient et de comparaisons entre l’Europe continentale et l’Angleterre, le caractère exceptionnel du common law et l’isolat historiographique et méthodologique qui l’accompagne et le cimente. La démarche n’est pas anodine et dit quelque chose de la visée et des destinataires du livre. Spécialiste de l’administration de la justice dans les mondes ibériques à l’époque moderne et professeure aux États-Unis, dans un pays où les écoles de droit privilégient fondamentalement l’étude du système de common law, T. Herzog rapproche ces traditions juridiques pour défendre auprès de collègues et d’étudiants l’intérêt de leur connaissance commune et de leur histoire comparée sous la bannière de ce qu’elle appelle « droit européen ». Plus largement, il n’est pas interdit de lire la remise en question de l’exceptionnalisme du common law (et de l’exceptionnalisme britannique tout court) à la lumière des événements politiques récents en Europe : parue peu de temps avant le Brexit, l’étude décrit, dans son épilogue, la place croissante du droit européen dans les législations nationales, et l’horizon des convergences et des intégrations juridiques promues par l’Union européenne et renforcées sous l’effet de la globalisation. Sans doute l’ouvrage pourrait-il relever davantage, lors d’une probable réédition, la part croissante des déliaisons politiques ainsi que les réactions hostiles aux tentatives d’unification juridique.

3La comparaison entre l’Angleterre et le continent revêt enfin un autre enjeu : elle dessine une aire géographique spécifique, celle de l’Europe occidentale et de ses projections coloniales, ibériques, puis franco-britanniques pour l’essentiel. Aussi T. Herzog n’a-t-elle nullement la prétention d’embrasser l’ensemble du continent et l’hétérogénéité de ses histoires (byzantines, ottomanes ou soviétiques par exemple). En revanche, elle attire volontiers l’attention sur les inflexions et les transformations du droit européen hors du continent, et en particulier en Amérique du Nord. L’histoire des États-Unis, de la guerre d’indépendance aux codifications étatiques, occupe en effet une place importante dans l’ouvrage, qui permet d’observer les changements de normativité du droit, le rôle évolutif de la législation et la stratigraphie des héritages variés légués par les colonisations européennes. Ce dialogue entre l’Europe et l’Amérique du Nord prolonge la comparaison entre common law et droit civil, mais il souligne un biais de l’ouvrage – occidental et atlantique –, qui n’épuise évidemment pas l’histoire des imbrications des droits européens avec le monde. S’il ne s’agit pas de regretter un parti pris qui donne au livre son dynamisme, sa cohérence et son efficacité, peut-être aurait-il fallu préciser davantage que des temporalités et des géographies alternatives (tournées vers l’Asie et l’Afrique par exemple) étaient envisageables pour écrire l’histoire du droit européen et les formes de sa globalisation.

4L’ouvrage s’organise en six parties chronologiques et un épilogue. T. Herzog débute son histoire du droit européen par un premier chapitre consacré au droit romain, décrit comme la « colonne vertébrale d’une tradition juridique européenne commune » (p. 7). Ce choix fondamental fait de « l’invention du droit » à Rome, pour reprendre le titre d’un ouvrage important d’Aldo Schiavone, un moment décisif de la normativité occidentale, depuis la loi des XII Tables jusqu’au Corpus iuris civilis[1]. Le poids donné à la législation, le rôle des procédures et des règles d’adjudication, l’existence d’une classe d’experts en droit, la formalisation d’un lexique et de concepts juridiques abstraits forgés par la longue histoire de Rome ont peu à peu fait émerger cette technologie sociale, avec sa panoplie de méthodes et d’instruments, qu’on appelle communément « droit ». Le ius romain n’est cependant pas un bloc linéaire et uniforme : il se transforme et s’adapte à mesure que l’empire conquiert de nouveaux territoires et englobe de nouvelles populations. T. Herzog souligne en particulier la plasticité du droit romain et sa capacité à intégrer localement une pluralité de règles, de coutumes et de lois non romaines. Ce chapitre offre de la sorte une première définition du droit, à la fois délimitée (toutes les normativités ne sont pas juridiques) et attentive à l’historicité et aux modalités de ses transformations dans le temps et l’espace. T. Herzog fait également du droit romain un fil rouge dans l’histoire de l’Europe, une ressource latente, susceptible d’être réactivée, réappropriée, critiquée, changée. Comme l’écrivait Johann Wolfgang von Goethe (qui pensait à Savigny), le droit romain est « tel le canard plongeant sous l’eau : il se cache bien de temps à autre, mais ne se perd jamais complètement et reparaît toujours plein de vie [2] ». T. Herzog reprend cette fameuse métaphore, tout en pointant les profondes différences entre le droit romain des Romains et ses usages postérieurs dans les universités italiennes du Moyen Âge ou avec les néopandectistes allemands du xixe siècle.

5La christianisation du droit romain ou, plus sûrement, la romanisation de l’Église chrétienne forme l’autre matrice du droit européen : les institutions, les procédures et les techniques héritées du droit romain se propagent à l’échelle du continent, à mesure que se diffuse la religion chrétienne (chap. 2). Si l’ouvrage présente une histoire concise et simplifiée de ces processus, il n’en restitue pas moins un état des vifs débats historiographiques sur la nature des interactions entre le droit romain et l’Église aux premiers siècles de notre ère. À ce stade de l’ouvrage, T. Herzog donne en notes quelques indices d’autres géographies et récits possibles d’un droit européen qui accompagnerait davantage les développements du droit à Byzance ou du rôle des normativités du judaïsme et de l’islam dans l’histoire de l’Europe. L’autrice se focalise cependant sur l’Europe occidentale, où coexiste une pluralité de sources de droit – romaine, canonique, « germanique » ou « divine » – dont les hiérarchies sont constamment négociées en fonction de situations et d’intérêts localisés (qui invitent à relativiser toute indexation de la valeur des lois sur leur ancienneté ou leur antériorité supposée). Ce droit fragmenté, objet de luttes entre différents types d’autorités (seigneuriale, impériale, ecclésiastique), dessine des relations de pouvoir que T. Herzog qualifie de « féodales », tout en rappelant bien les limites de la notion et les remises en cause dont elle fait l’objet aujourd’hui dans l’historiographie (chap. 3 et 4). La féodalité lui sert toutefois à montrer comment, autour de l’an mil puis avec la querelle des Investitures, se forge la fiction structurante, dans l’histoire du droit européen, d’un pacte, du mythe fondateur d’un consentement entre le seigneur et ses sujets comme base de l’autorité politique et de la validité des lois.

6L’histoire de la « redécouverte » du Corpus iuris civilis associée à l’étude des compilations de droit canon donne lieu à de belles pages sur le répertoire technique et intellectuel élaboré dans les universités italiennes du Moyen Âge pour reconstruire, comparer, gloser, commenter les textes romains afin d’en extraire des regulae, des règles de droit (chap. 5). T. Herzog souligne bien, cependant, que la révolution normative du ius commune réside moins dans l’introduction de règles générales (articulées aux iura propria) qu’à la propagation, à l’échelle du continent, de formes de raisonnement, d’une terminologie, de procédures d’analyse et de concepts employés pour systématiser et agencer la pluralité des droits et définir compétences et juridictions. La genèse du common law dans l’Angleterre médiévale offre ainsi un exemple – parmi d’autres possibles – de cette tension constante entre unification du droit (à différentes échelles) et solutions locales apportées à des problèmes analogues (tels, par exemple, les processus qui mènent à la délégitimation et l’abandon de l’ordalie). T. Herzog montre ainsi que l’Angleterre n’est nullement imperméable aux innovations, aux techniques et aux lexiques du ius commune forgé sur le continent (chap. 6). Néanmoins, ce patrimoine n’empêche pas des développements et des réponses spécifiques, tels le système et l’institutionnalisation des « ordonnances » (writs), le rôle majeur joué par les jurys, la centralité des règles procédurales ou encore la montée en puissance de la législation royale et des professionnels du droit. La culture du ius commune, avec ses nombreuses déclinaisons (dont le common law), ne fait pas que structurer un « long Moyen Âge » du droit : elle joue un rôle important dans la fabrique même d’une idée d’Europe dont le socle juridique ordonnançait profondément les relations sociales.

7Les chapitres sur la période moderne, qui mettent à nouveau en miroir ius commune et common law, interrogent l’autorité juridique du passé sous l’effet conjugué de l’humanisme, des réformes protestantes et de l’affirmation contestée des pouvoirs monarchiques (en France et en Angleterre principalement). La contextualisation et l’historicisation du droit romain comme la compilation et la mise par écrit des coutumes témoignent d’une vaste entreprise de réinterprétation des généalogies et des traditions juridiques dans la plupart des pays d’Europe (chap. 7 et 8). Pour changer le droit, les juristes en révisent l’histoire, afin de transformer la portée et la légitimité des textes et des sources de droit. Ainsi, les évolutions du common law, aux xvie et xviie siècles, s’appuient sur la fiction de l’existence immémoriale de lois et de coutumes dont les racines puiseraient dans un passé anglo-saxon expurgé de ses influences romaines et normandes – un mythe aux effets durables sur la partition du droit européen en deux traditions distinctes. Ces marques de rupture avec le ius commune et les multiples strates de ses gloses et de ses commentaires ne le font cependant pas disparaître de l’horizon culturel et normatif de l’Europe. Bien au contraire, cet horizon s’élargit désormais à la mesure du globe : l’expansion des pays européens sur les océans et la colonisation de nouveaux territoires invitent à universaliser – depuis l’Europe – le droit des gens et le droit naturel à l’ensemble de l’humanité (chap. 9). T. Herzog s’intéresse moins, ici, aux frictions entre normativités extra-européennes et juridictions impériales européennes qu’aux principes abstraits élaborés pour penser le rôle régulateur du droit, du « contrat social » à la « raison pure ».

8Les effets de ces principes sont scrutés dans deux chapitres portant sur les révolutions américaine et française (chap. 10 et 11). La première interroge la nature juridique nouvelle du pacte établi par les insurgés américains qui placent le droit sous l’égide et la dépendance d’une constitution écrite. L’ouvrage souligne tout à la fois la démarcation que représente le constitutionnalisme états-unien avec le common law et la part essentielle des procédures et des techniques juridiques héritées du common law et greffées en Amérique du Nord. En France, la Révolution rompt radicalement avec l’Ancien Régime du droit en associant le droit à la loi et au geste législatif. Cette révolution normative accompagne trois procès conjoints d’unification du sujet de droit, des droits de propriété et du pouvoir souverain. La rupture révolutionnaire avec le pluralisme juridique médiéval et moderne constitue dès lors un moment de transformation fondamental non seulement de la nature même du droit, mais aussi de la personne juridique et morale – qui n’est d’ailleurs jamais formellement présentée au lecteur de l’ouvrage – qu’on appelle l’« État ». Dans le sillage des spécialistes italo-ibériques formés à l’histoire du ius commune, T. Herzog insiste bien sur la radicalité du changement de normativité introduit par le moment révolutionnaire [3]. Néanmoins, tout en se tenant à distance de toute perspective évolutionniste ou modernisatrice, elle reconnaît volontiers la portée des idées réformatrices des Lumières, comme celle des débats antérieurs sur la propriété, la juridiction et la souveraineté.

9La sixième et dernière partie du livre est consacrée aux mouvements de codification du xixe siècle, d’abord en France et en Allemagne, puis dans les pays de common law (chap. 12 et 13). La comparaison entre le Code civil et le Bürgerliches Gesetzbuch (BGB) est l’occasion pour T. Herzog de réfléchir à l’articulation entre codes nationaux et principes universels, ainsi qu’à la diffusion des modèles de codification français ou allemand dans de nombreux pays du monde. La comparaison permet également de mettre au jour une nouvelle résurgence du droit romain et de la grammaire juridique et technique léguée par le ius commune. Or le paradigme de la codification n’est pas qu’une opération de rupture avec les ordres juridiques du passé ; il interroge, plus largement, l’historicité même du droit et la définition des phénomènes juridiques, ce dont témoignent en particulier les débats entre germanistes et romanistes dans l’Allemagne du xixe siècle. Les pays de common law sont eux aussi traversés par ces débats, que l’on songe aux plaidoyers de Jeremy Bentham en faveur de la codification, aux réagencements qui accompagnent les actes de consolidation, aux codes de l’Inde britannique ou encore à la variété des codifications états-uniennes. T. Herzog aborde dans ce chapitre des champs jusqu’à présent peu traités dans son livre, tels que le droit commercial et le droit criminel, des domaines que l’on retrouve mentionnés, parmi d’autres, dans l’épilogue qui revient sur les mutations juridiques engendrées par le droit et les réglementations de l’Union européenne. La tension normative entre l’existence de systèmes nationaux et les processus d’intégration et d’harmonisation macro-régionales (voire globales) du droit non seulement interroge la compatibilité et les convergences de la tradition civiliste et du common law, mais elle ravive également l’intérêt historien pour le ius commune et le passé juridique de l’Europe.

10L’étude de T. Herzog a ceci de précieux qu’elle rappelle sans cesse le jeu entre la longue durée de certains concepts et techniques juridiques et la façon dont ils peuvent être travaillés ou négociés, abandonnés ou oubliés, réactivés ou réinventés en fonction des contextes sociaux et politiques. Aussi l’ouvrage met-il en lumière cet emboîtement des durées du droit, qui articule une part de latence à une dimension située et pragmatique des opérations juridiques et de la production des normes. Il tient donc compte non seulement du caractère instituant des concepts juridiques, mais aussi des moments de rupture qui transforment leur sens et leur efficacité. Le livre constitue en cela un plaidoyer convaincant pour penser une histoire du droit attentive aux changements normatifs, aux qualifications, aux procédures, aux comparaisons et aux usages sociaux du droit : une histoire où le contexte n’est pas circonscrit ni donné a priori, mais inscrit dans toute l’épaisseur historique des catégories du droit.

11AHSS, 75-3/4, 10.1017/ahss.2021.25


Date de mise en ligne : 25/08/2021

Notes

  • [1]
    Aldo Schiavone, Ius. L’invention du droit en Occident, trad. par G. et J. Bouffartigue, Paris, Belin, [2005] 2009.
  • [2]
    Johann Peter Eckermann, Conversations avec Goethe dans les dernières années de sa vie, vol. 1, trad. par J. Chuzeville, Paris, H. Joncquières, [1836] 1930, p. 389.
  • [3]
    Voir notamment António Manuel Hespanha, Cultura jurídica europeia. Síntese de um milénio, Coimbra, Almedina, [2003] 2012 ; Paolo Grossi, L’Europe du droit, trad. par S. Taussig, Paris, Éd. du Seuil, [2007] 2011.

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.14.83

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions