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Article de revue

Comptes rendus. Edoardo Grendi. Lettere orbe. Anonimato e poteri nel Seicento genovese. Palerme, Gelka, 1989, 162 p.

Pages 834 à 837

Notes

  • [1]
    Edoardo Grendi, « Repenser la micro-histoire ? », in J. Revel (dir.), Jeux d’échelles. La micro-analyse à l’expérience, Paris, Gallimard/Éd. du Seuil, 1996, p. 233-243, ici p. 238.
  • [2]
    Osvaldo Raggio et Angelo Torre, « Prefazione », in E. Grendi, In altri termini. Etnografia e storia di una società di antico regime, Milan, Feltrinelli, 2004, p. 5-34.
  • [3]
    Paolo Preto, I servizi segreti di Venezia, Milan, Il Saggiatore, 1994, p. 168-177.
  • [4]
    Edward P. Thompson, « The Crime of Anonymity », in D. Hayet al. (dir.), Albion’s Fatal Tree: Crime and Society in Eighteenth Century England, New York, Pantheon, [1975] 1976, p. 255-344 ; Carolyn Steedman, « Threatening Letters: E. E. Dodd, E. P. Thompson, and the Making of the ‘Crime of Anonymity’ », History Workshop Journal, 82-1, 2016, p. 50-82.
  • [5]
    Luc Boltanski, L’amour et la justice comme compétences. Trois essais de sociologie de l’action, Paris, Métaillé, 1990.
  • [6]
    Edoardo Grendi, Il Cervo e la repubblica. Il modello ligure di antico regime, Turin, Einaudi, 1993.
  • [7]
    Bernard Lepetit, « Histoire des pratiques, pratique de l’histoire », in B. Lepetit (dir.), Les formes de l’expérience. Une autre histoire sociale, Paris, Albin Michel, [1995] 2013, p. 15-32.

1On connaît surtout Edoardo Grendi en France pour ses écrits épistémologiques sur la micro-histoire et, notamment, pour être l’inventeur de l’expression « exceptionnel normal », cet oxymore énigmatique dont il jugeait lui-même le succès « surévalué » qui, cependant, en est progressivement venu à décrire – dans des sens parfois fort différents – le rapport réflexif des micro-historiens aux documentations et aux modalités de la généralisation [1]. Ses nombreuses enquêtes historiques ont malheureusement moins traversé les frontières, faute de traductions sans doute, mais aussi en raison d’un style sans concession qui privilégie volontiers la problématisation à la fluidité narrative. Résolument tourné vers les sciences sociales, marqué aussi bien par les travaux de Maurice Halbwachs, de Norbert Elias, de Karl Polanyi ou par l’anthropologie sociale britannique, E. Grendi a exploré des terrains fort divers, depuis l’histoire des mouvements ouvriers anglais de la fin du xixe siècle, jusqu’à la morphologie des groupes sociaux génois de l’époque moderne. Appuyées sur une exploitation intensive des riches archives ligures, ses recherches sur la république de Gênes ont ambitionné d’articuler l’histoire de la Dominante à celle des bourgs et des communautés « périphériques », l’étude des grandes familles aristocratiques génoises à celle des conflictualités villageoises. L’œuvre d’E. Grendi propose ainsi une vaste histoire sociale et relationnelle des comportements et des pratiques dans une société d’Ancien Régime analysée à l’échelle topographique [2].

2Ce petit livre n’est sans doute pas le plus célèbre des ouvrages d’E. Grendi, mais sa grande richesse témoigne efficacement des pistes de recherche empruntées par l’historien à la fin des années 1980. Il y examine, à partir de deux dossiers documentaires distincts, les formes de la « communication directe » (p. 10) entre les communautés et le Sénat, le territoire et la capitale, les sujets et le pouvoir souverain de la république de Gênes. La première partie est formée d’un essai intitulé « Communication et justice » et consacré aux lettere orbe, ou littéralement « lettres borgnes », du nom que l’on donnait à Gênes, ou dans d’autres États italiens de l’Ancien Régime comme Venise [3], aux lettres anonymes envoyées aux autorités de la république, compulsées de manière systématique entre 1638 et 1650 et conservées dans différents fonds des archives d’État génoises (le Secretorum ou le Litterarum del Senato pour l’essentiel). E. Grendi a analysé plus d’un millier de lettres composées durant la première moitié du xviie siècle, une époque qui vit une véritable explosion du genre dans la république de Gênes. À partir de ce corpus, dont une trentaine d’exemples sont transcrits en annexe, il analyse les différentes formes et topiques des lettres anonymes, organisées par genres et thèmes récurrents, mais aussi par lieux de provenance. E. Grendi rappelle tout d’abord que, loin d’être combattues par les autorités politiques génoises, les lettere orbe étaient reconnues et légitimées par une série de lois promulguées durant la première moitié du xviie siècle. En 1607, le Conseil Mineur, formé de cent aristocrates, se voyait déléguer le traitement des lettres anonymes afin de combler l’écart entre la « connaissance privée des délits » et l’action publique (p. 16). En garantissant ainsi la légitimité de l’envoi de lettres anonymes, les collèges génois mettaient en place une voie officielle et contrôlée de délations et de dénonciations qui donnaient lieu, dans plus de deux cas sur trois, à des poursuites judiciaires. Les autorités cherchaient de la sorte à éviter l’affichage infamant et potentiellement séditieux d’accusations en place publique, sur les murs de la ville, les portes des maisons ou à la loge des marchands. C’était là un jeu subtil qui visait à légitimer le rôle juridique de la « voix publique » tout en canalisant les effets sociaux et politiques pernicieux de la rumeur. Les lettres anonymes devenaient donc des instruments de gouvernement, une modalité interactive de la communication entre gouvernés et gouvernants, quand les billets affichés en place publique représentaient un défi ouvert aux autorités.

3Les lettres anonymes permettaient d’actionner des procédures portant sur une vaste gamme de délits ou de crimes privés et publics, des meurtres aux rapts, du libertinage à la fabrication de fausse monnaie, de la protection des bandits au port d’armes prohibé, des fraudes douanières jusqu’aux duels ou aux paris illicites. Elles prévenaient parfois les autorités génoises des risques de conjurations ou de complots ourdis par des ennemis (réels ou supposés) du gouvernement ou de l’État. Les lettres transcrites par E. Grendi témoignent bien du large éventail du genre, qui dénonçaient tantôt le commanditaire d’un assassinat, le pouvoir pris par une ville au détriment des bourgs environnants, un mauvais payeur, une œuvre dangereuse, les méfaits d’une famille de criminels, la prise de paris sur l’élection du prochain doge, etc. S’il reconnaît volontiers les biais de ces lettres, en particulier des délations destinées à nuire à un rival ou à un groupe d’individus, E. Grendi leur accorde néanmoins une valeur documentaire de première importance – un choix qui suppose de prendre au sérieux la spécificité des cas, c’est-à-dire d’entrer dans les détails du contexte, du lexique et des réalités dénoncées, sans les rapporter nécessairement à des régularités ou à des anomalies statistiques. Cela confère à l’essai une tonalité souvent dépaysante, grandement appuyée sur l’altérité des expériences historiques, des attentes et des expressions (parfois difficilement traduisibles) des acteurs du xviie siècle, plutôt que sur des notions ou des catégories familières au lecteur contemporain. E. Grendi considère en effet la description de ces dénonciations et de ces faits divers comme autant de témoignages bruts et immédiats sur les pratiques sociales, les actions collectives, les valeurs et les coutumes qui renseignent plus largement l’historien sur les tensions du corps social et politique de l’époque moderne – des dissensions auxquelles les sources institutionnelles ou diplomatiques ne donnent que rarement accès. Cette conception des sources ouvre des pistes de réflexion sur les conditions sociales de production des documentations (notamment juridictionnelles), mais E. Grendi ne fait ici que les suggérer et s’en tient à des typologies et des distinctions d’ordre formel.

4La confiance de l’auteur dans la valeur documentaire des lettres anonymes – et, plus globalement, dans la dimension politique des archives criminelles – porte nettement la marque d’un dialogue noué avec l’œuvre d’Edward P. Thompson. Dans un essai important, l’historien anglais s’était penché sur le « crime d’anonymat » dans l’Angleterre du xviiie siècle [4]. Il s’intéressait en particulier à la façon dont les lettres anonymes exprimaient une protestation sociale (bien souvent collective) des travailleurs et des gens du peuple contre l’injustice des lois, des employeurs ou des officiers publics. Ces doléances accompagnaient fréquemment les émeutes frumentaires ou les manifestations dans les ateliers. E. Grendi indique que les lettere orbe génoises pouvaient, elles aussi, véhiculer des plaintes « verticales » contre les violences des aristocrates ou les rigueurs de l’annone. Elles dénonçaient surtout la partialité des juridictions génoises, les interventions négatives des professionnels du droit et le difficile et onéreux accès aux tribunaux civils. S’y manifestaient par conséquent un sens de la justice et une conscience du droit qui inscrivaient la dénonciation – aussi particulière fût-elle – dans un débat plus large sur le bien commun, le rôle social des institutions judiciaires et l’administration de la justice [5]. C’est à l’aune de cette grammaire des dénonciations que l’on peut mesurer la distinction avancée par E. Grendi entre les lettres anonymes écrites depuis Gênes – qui mettaient principalement en cause les abus et les violences de certains aristocrates, sous forme d’« avis » (avvisi) ou de « messages » (messaggi) – et celles qui émanaient des villes, bourgs et villages ligures. Ces dernières, inscrites souvent dans les luttes de factions locales, en appelaient à l’intervention et à la protection de la Dominante pour corriger les méfaits impunis des potentats ou des magistrats qui lésaient communautés et sujets dans les territoires de la république.

5Les formes de la communication entre les périphéries et les autorités centrales génoises demeurent l’objet de la seconde partie de l’ouvrage, consacrée à ce qu’E. Grendi propose d’appeler « la conscience sociale de l’espace » (p. 135-180). L’historien s’intéresse ici à une vingtaine de cartes et dessins composés au xviie siècle dans différents territoires de la république, et envoyés au Sénat génois pour y arbitrer les luttes autour des « confins » des juridictions et des communautés. Reproduits en annexe, ces dessins, tracés à la plume et au crayon, parfois aquarellés, étaient exécutés par des auteurs locaux plus ou moins identifiables, qui œuvraient avec l’assentiment des communautés pour clarifier leurs plaintes et les motifs des disputes. Réalisés préalablement à l’intervention des ingénieurs-cartographes mandatés par le Sénat, ces documents graphiques permettent de réfléchir au large éventail des relations conflictuelles qui maillaient les sociétés d’Ancien Régime. Dévier le cours d’un fleuve, garantir l’usage public d’une plage, dresser le plan d’une église, tracer les limites entre deux paroisses constituaient autant de moyens de revendiquer la jouissance de statuts, de droits et de possessions acquises par l’usage, l’occupation et le travail. Selon E. Grendi, les conflits de « confins » et les concurrences territoriales traduisaient un sens commun de la souveraineté et des juridictions qui articulait trois niveaux : celui de la juridiction administrative, de la juridiction ecclésiastique et paroissiale ensuite et, enfin, des « droits personnels et collectifs à la jouissance de la terre » (p. 139). Ces conflits, dont la représentation dessinée soulignait la dimension spatiale et localisée, exprimaient tout à la fois des formes d’appartenance et une culture partagée de la possession. Si la conscience sociale de l’espace fait pendant à celle de la justice exprimée dans les lettres anonymes, E. Grendi se contente de juxtaposer ces deux dimensions, locale et juridique, des relations sociales, sans les développer. Il les combine plus étroitement dans un ouvrage postérieur qui décrit la société ligure d’Ancien Régime dans un mouvement de constant va-et-vient entre la petite communauté de Cervo et son environnement politique et économique régional [6].

6La forme expérimentale de l’ouvrage, à mi-chemin entre la collection « Archives » de Gallimard et l’essai, contribue à masquer quelque peu la bibliothèque du chercheur et le socle de ses références et de ses lectures : très peu d’études y sont citées pour tenter des comparaisons ou éprouver d’éventuelles généralisations. Toutefois, l’intérêt du livre tient à ce qu’il donne précisément à voir la table de travail de l’historien, faite de transcriptions et de reproductions d’archives, de sélections et de descriptions des documentations, puis d’hypothèses. Ces dernières ne sont pas lestées par des catégories ou des questions prédéfinies – une leçon qui relie indirectement E. Grendi aux réflexions de Bernard Lepetit [7] par exemple –, mais formulées à partir des sources mêmes (les lettere orbe et la cartografia povera, « cartographie pauvre ») comme autant de problèmes historiques à démêler.

7AHSS, 75-3/4, 10.1017/ahss.2021.24


Date de mise en ligne : 25/08/2021

Notes

  • [1]
    Edoardo Grendi, « Repenser la micro-histoire ? », in J. Revel (dir.), Jeux d’échelles. La micro-analyse à l’expérience, Paris, Gallimard/Éd. du Seuil, 1996, p. 233-243, ici p. 238.
  • [2]
    Osvaldo Raggio et Angelo Torre, « Prefazione », in E. Grendi, In altri termini. Etnografia e storia di una società di antico regime, Milan, Feltrinelli, 2004, p. 5-34.
  • [3]
    Paolo Preto, I servizi segreti di Venezia, Milan, Il Saggiatore, 1994, p. 168-177.
  • [4]
    Edward P. Thompson, « The Crime of Anonymity », in D. Hayet al. (dir.), Albion’s Fatal Tree: Crime and Society in Eighteenth Century England, New York, Pantheon, [1975] 1976, p. 255-344 ; Carolyn Steedman, « Threatening Letters: E. E. Dodd, E. P. Thompson, and the Making of the ‘Crime of Anonymity’ », History Workshop Journal, 82-1, 2016, p. 50-82.
  • [5]
    Luc Boltanski, L’amour et la justice comme compétences. Trois essais de sociologie de l’action, Paris, Métaillé, 1990.
  • [6]
    Edoardo Grendi, Il Cervo e la repubblica. Il modello ligure di antico regime, Turin, Einaudi, 1993.
  • [7]
    Bernard Lepetit, « Histoire des pratiques, pratique de l’histoire », in B. Lepetit (dir.), Les formes de l’expérience. Une autre histoire sociale, Paris, Albin Michel, [1995] 2013, p. 15-32.

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