Couverture de ANNA_753

Article de revue

Comptes rendus. Éric Vuillard. Tristesse de la terre. Une histoire de Buffalo Bill Cody. Arles, Actes Sud, 2014, 158 p.

Pages 826 à 831

Notes

  • [1]
    Alexandre Gefen, Réparer le monde. La littérature française face au xxiesiècle, Paris, Éd. Corti, 2017.
  • [2]
    Laurent Demanze, Un nouvel âge de l’enquête. Portraits de l’écrivain contemporain en enquêteur, Paris, Éd. Corti, 2019.
  • [3]
    Olivier Guez, La disparition de Josef Mengele, Paris, Grasset, 2017.
  • [4]
    Laurent Binet, Civilizations, Paris, Grasset, 2019.
  • [5]
    Lucien Febvre, « Contre les juges suppléants de la vallée de Josaphat » [1948], Combats pour l’histoire, Paris, Armand Colin, 1952.
  • [6]
    Don Russell, The Lives and Legends of Buffalo Bill, Norman, University of Oklahoma Press, 1960.
  • [7]
    Mathieu Lacoue-Labarthe, Les Indiens dans le western américain, Paris, PUPS, 2013, p. 265.
  • [8]
    Jerome A. Greene, American Carnage: Wounded Knee, 1890, Norman, University of Oklahoma Press, 2014.
  • [9]
    Thomas Grillot, Après la Grande Guerre. Comment les Amérindiens des États-Unis sont devenus patriotes, Paris, Éd. de l’EHESS, 2014 ; Roger A. Hall, Performing the American Frontier, 1870-1906, Cambridge, Cambridge University Press, 2001.
  • [10]
    Thomas Grillot, « La seconde tombe de Sitting Bull. Métamorphoses coloniales dans l’Amérique du xxe siècle », Annales HSS, 68-1, 2013, p. 135-168.
  • [11]
    Roger Chartier, Au bord de la falaise. L’histoire entre certitudes et inquiétude, Paris, Albin Michel, 1998.
  • [12]
    Laurent Demanze, « Émeutes historiographiques selon Éric Vuillard (14 juillet) », Diacritik, 2016, diacritik.com/2016/12/01/emeutes-historiographiques-selon-eric-vuillard-14-juillet.

1Ce sont les spécialistes qui nous le disent, et nous voulons bien – du moins pour un temps – les croire sur parole : au fil des années 1980 et 1990, la littérature française, n’ayant plus ni soin ni souci des injustices du siècle, a perdu de vue le monde. Les années 2000 ont marqué, par contraste, non seulement un grand retour au réel, mais aussi l’émergence de la volonté de le « réparer [1] » par le moyen de l’autofiction et de formes rénovées de journalisme social. Brouillant à dessein les frontières entre « faits » et « fiction », romanciers et nouvellistes se sont fait détectives et ont documenté, pour les dénoncer, les violences faites aux hommes et aux choses [2]. La ligne de départ entre sciences sociales et création littéraire s’en est trouvée estompée – au grand dam des uns et pour le malin plaisir des autres.

2Il n’est pas certain que ce jugement rende entièrement justice à la profonde hétérogénéité du champ littéraire. Il est vrai cependant que les années 2000 peuvent à bon droit être considérées comme celles de l’avènement de la notion de « non-fiction » et, par implication, de la consécration publique de tous les genres hybrides qui recourent d’un même mouvement (narratif) aux savoirs des sciences humaines et aux effets de la littérature. Un nouveau style de roman historique fait alors son apparition, dont Les bienveillantes de Jonathan Littell (2006), Jan Karski de Yannick Haenel (2009) et HHhH de Laurent Binet (2010) offrent de parfaites illustrations. Or si certains ont pu chercher querelle à ces ouvrages, jugeant « irréaliste » sinon même « mensongère » leur recréation des faits, c’est précisément parce que leurs auteurs se situent explicitement par rapport au savoir historien – soit qu’ils le convoquent pour se réclamer de ses acquis, soit qu’ils le contournent pour prendre le relais de ses silences (jugés plus ou moins coupables).

3On pourrait ergoter à propos de la nouveauté de ces entreprises, puisque les romanciers se sont de tout temps emparés de situations historiques – et de préférence des plus tragiques. Pour s’en tenir à l’inépuisable réservoir de drames que constitue la Seconde Guerre mondiale, il n’est que de citer Le roi des aulnes de Michel Tournier (1970), qui narre la « grande histoire » à hauteur d’homme – ou plutôt, de personnage. Cependant, le contrat passé avec le lecteur est ici sans ambiguïté : c’est de littérature qu’il s’agit, et le rapport à la connaissance savante du passé n’étaye en aucune façon le texte. Au moyen d’un ensemble de signaux, il nous est d’emblée donné à comprendre que nous basculons sous le régime de l’écart fictionnel et qu’en conséquence la vérité du roman commence là où finit celle de l’histoire. Avec la « non-fiction », en revanche, les règles du jeu changent du tout au tout. L’autorité du texte se soutient de sa fidélité à éclipses à l’« histoire vraie » : sa crédibilité doit être une vraisemblance, et celle-ci s’établit à intervalles réguliers par le rappel des faits.

4Le pacte de vérité ne résulte dès lors plus de la définition préalable d’une modalité herméneutique d’ensemble (« ceci est de l’histoire » ou « ceci est de la littérature »), mais de basculements réitérés dans et hors de la fiction (« ici (re)commence l’histoire/la fiction »). L’autorité de l’histoire est parfois à ce point recherchée que s’est inventé récemment le roman historique à bibliographie, qui mime jusqu’au pastiche les codes de l’administration savante de la preuve. Et les choses se compliquent – ou se gâtent – plus encore lorsqu’à ce type de dispositif se mêle une visée vengeresse. Il s’agit alors de corriger l’histoire, par exemple en inventant une vieillesse douloureuse à un criminel de guerre dont tout porte en réalité à penser qu’il coula à la fin de sa vie des jours heureux [3], ou bien en imaginant – sur la foi de quelques lectures de bon aloi, mais à prudente distance des archives – que les Incas ont conquis l’Europe [4]. « Réparer » ne consiste plus ici à dévoiler une injustice au fil d’une contre-enquête, mais à la conjurer au moyen d’une sorte de châtiment narratif. À la différence de l’historien qui s’interdit de peser les âmes, le romancier se fait, sans ciller, « juge suppléant de la vallée de Josaphat [5] ».

5De cette gamme de passes d’armes entre histoire et littérature, de la richesse comme de l’ambiguïté de leurs liaisons porte témoignage l’œuvre d’Éric Vuillard. L’un de ses romans, en particulier, mérite que les historiens lui accordent une attention plus grande qu’ils ne l’ont fait jusqu’ici. Tristesse de la terre n’est pas, de prime abord, le plus « historique » de ses livres. Précédé de Conquistadors (2009), de Congo (2012) et de La bataille d’Occident (2012), suivi de 14 juillet (2016), de L’ordre du jour (2017) et de La guerre des pauvres (2019), tous consacrés à la revisite d’épisodes marquants de l’histoire européenne, il fait même figure d’intrus dans la liste de ses publications. Il porte pourtant en sous-titre « Histoire de Buffalo Bill Cody ».

6Mais tandis que le lecteur, du moins celui qui croit aux sous-titres, s’attend à bon droit à une biographie romancée de William Frederick Cody, l’ouvrage ne dit rien ou presque de la carrière d’éclaireur de celui-ci lors des guerres indiennes des années 1840-1860, non plus que de la manière dont il fit fortune en approvisionnant les employés de la Kansas Pacific Railway en viande de bison – une espèce qu’il contribua de façon conséquente à exterminer [6]. L’histoire commence en effet dans les années 1880, à l’époque où Buffalo Bill fait commerce de sa propre légende au moyen du « Buffalo Bill’s Wild West », un spectacle qui recrée, à grand renfort d’artifices, l’odyssée de la conquête de l’Ouest – laquelle s’effiloche déjà dans les mémoires de ceux qui n’ont pas vécu, adultes, les derniers grands massacres de Sioux et d’Apaches : « Alors la grande geste commence, le rêve reprend. Des centaines de cavaliers galopent, soulevant des nuages de poussière. On a bien arrosé la piste avec de l’eau, mais on n’y peut rien, le soleil cogne. L’étonnement grandit, les cavaliers sont innombrables, on se demande combien peuvent tenir dans l’arène. C’est qu’elle fait cent mètres de long et cinquante de large ! Les spectateurs applaudissent et hurlent. La foule regarde passer ce simulacre d’un régiment américain, les yeux sortis du crâne. Les enfants poussent pour mieux voir. Le cœur bat. On va enfin connaître la vérité » (p. 87).

7La « vérité » de la conquête se donne à voir dans sa recréation. Elle n’est d’ailleurs que simulacre, car, dans le temps même des batailles, aucune histoire ne s’écrit. Il faut que les guerres s’achèvent pour qu’on puisse les conter, et nouer en un récit lisse et linéaire une prolifération chaotique d’accrochages et d’escarmouches. Le « Buffalo Bill Wild’s West » livre bel et bien le sens des guerres indiennes : il leur assigne un début et une fin, leur impute une cause, un objectif et des conséquences, les rend disponibles à l’Histoire : « À travers la vie des pionniers, à travers le récit tourmenté de leur migration, les citoyens des jeunes villes américaines désiraient assister en direct à leur propre Histoire » (p. 20).

8Ce qu’il faut savoir et comprendre de ces guerres pour se dire ou se découvrir Américain est là, dans l’arène : sauvagerie de l’Indien, courage des Tuniques bleues, endurance des colons. En éclairant les coulisses du show, le romancier dévoile la fabrique de l’histoire publique : les mille et un petits stratagèmes au moyen desquels l’effrayante ambivalence d’une pléthore de faits se trouve ramenée à une poignée d’événements indiscutables – et la destruction d’un monde à la naissance d’un autre, plus « moderne », plus « civilisé ». Le clou du spectacle, d’ailleurs, ce sont les Indiens – à commencer par le plus célèbre d’entre eux, le vieux chef ramené de son exil au Canada, Sitting Bull : « C’est alors que fusent les sifflets, les huées. Sitting Bull reste impassible, il effectue son tour de piste. Pas un instant on n’a songé lui faire jouer un épisode des guerres indiennes, un quelconque moment de sa vie : une simple parade devait suffire. Il n’y a pas d’Histoire possible. Le passé est entouré de gradins, et les spectateurs veulent voir ses fantômes. C’est tout. Ils ne veulent pas les entendre. Ils ne veulent pas leur parler. Ils veulent les voir. Ils veulent écarter un instant le rideau et voir l’Indien » (p. 32).

9Cette « Histoire impossible », cette vérité que nul ne veut entendre, le romancier prend sur lui de la raconter dans un court chapitre consacré au massacre de Wounded Knee, qui eut lieu le 2 janvier 1891, deux semaines à peine après la mort de Sitting Bull à Standing Rock. Canons Hotchkiss, mitraille, « baïonnettes qui déchirent les bras et ripent sur les crânes » (p. 57), cent trois cadavres – dont quarante-quatre femmes et dix-huit enfants. L’écriture se fait ici, sinon plus sèche, du moins plus nette, comme s’il s’agissait de rappeler au lecteur qu’on ne badine pas avec un massacre, et que s’il est loisible de dépeindre le vieux Bill Cody sous les traits d’un bonimenteur aviné, il serait inconvenant de risquer le portrait d’un enfant Lakota déchiqueté. L’auteur réserve les traits de son ironie aux vainqueurs autoproclamés de l’Histoire : sa vengeance narrative s’exerce à l’encontre de ceux qui n’ont cessé de s’arroger le droit de parler. Il s’arrête au bord du véritable abîme : le silence des Indiens.

10C’est cette question de l’impossible parole des Indiens, de la voix manquante de l’histoire états-unienne, qui devient dès lors l’un des fils rouges – rouge sang – de l’ouvrage. Et de cette question, la morgue à ciel ouvert de Wounded Knee forme le nouveau théâtre, l’espace-carrefour où se croisent et s’entremêlent les destinées. Buffalo Bill s’y rend, en une sorte de pèlerinage macabre, et y apprend que l’on a trouvé, dans les décombres noircis du campement, un nourrisson, une fillette du nom de Zintkala Nuni (« Oiseau perdu »). Il demande aussitôt à l’un de ses associés d’acquérir la petite rescapée pour le « Wild West Show », mais, au terme d’obscures tractations, c’est le général Colby, l’un des artisans du massacre de Wounded Knee, qui achète l’enfant, l’adopte et la rebaptise Marguerite. Zintkala Nuni grandit dans le Nebraska, élevée par la femme de Colby, une suffragette au tempérament bien trempé. Adolescente, elle tourne dans quelques films, pose pour des clichés publicitaires, puis rejoint la parade d’ouverture du « Wild West Show » avant de sombrer dans la misère et la prostitution et d’être emportée par la grippe espagnole. La seule voix indienne qui ait subsisté au terme de l’extermination des Lakota – rien de plus que le cri d’un nourrisson – se trouve ainsi effacée.

11E. Vuillard écrit, à propos de l’éphémère carrière cinématographique de Zintkala Nuni (alias Marguerite Colby) : « Si on avait besoin d’Indiens, ce n’était pas pour jouer les premiers rôles » (p. 73). Les westerns sont certes remplis d’Indiens, mais ceux-ci ne disent rien. Lorsqu’ils parlent, aucun sous-titre ne nous révèle le contenu de leur propos : il faudra attendre 1992 et Dance avec les loups de Kevin Costner pour que l’usage d’une langue amérindienne participe pleinement de l’économie narrative de l’évocation filmique du Far West [7]. Tristesse de la terre nous rappelle d’ailleurs que les seuls mots prêtés aux Indiens par le cinéma états-unien n’en sont pas vraiment, et qu’ils n’ont strictement rien d’amérindien : l’onomatopée « whou, whou, whou » n’est qu’une « trouvaille de bateleur » (p. 90), l’un de ces artifices dont Cody aimait à agrémenter son « Wild West Show » pour faire plus vrai que nature. Et c’est précisément parce qu’il ne cherche pas à parler à la place des Indiens, mais se contente de circonscrire le silence qui leur est imposé, qu’E. Vuillard touche juste : ce silence devient comme la caisse de résonance du texte, le vide où se déploie son écho mutilé.

12En contrepoint de cette évocation de la tragédie amérindienne, Cody poursuit sa déchéance biographique – et historiographique. À la période où il mène grand train, se produisant en Europe et fondant une petite ville qu’il imagine faire un jour ombrage à New York, succède un temps de vaches maigres. Criblé de dettes et de plus en plus porté sur la boisson, il doit revendre son show à Phineas T. Barnum. Le voilà contraint, comme autrefois Sitting Bull, à jouer son propre rôle, à se parodier lui-même, pitoyablement grimé : « Le vieux cabotin est là, au milieu de ses vieilles carrioles, de ses carabines qui rouillent, épuisé, essoré, toujours à court d’argent, la gorge nouée, les mains moites, pris soudain de véritables crises d’angoisse. […] Aujourd’hui, pour 100 dollars par jour, il doit caracoler et, comme Louis XIV jadis, afin que sa dignité reste inaltérée et rapporte ce qu’elle doit au monde congru, eh bien, il lui faut porter perruque. C’est même écrit dans son contrat. À cet instant, le voici pauvre type, émouvant, au finish, arraché aux vêtements qui le portent, malade, aux ordures » (p. 132-133).

13Dans sa dimension de jeu de massacre visant à ruiner l’autoportrait flatteur que Cody a peint de lui-même, Tristesse de la terre évoque immanquablement le film de Robert Altman, Buffalo Bill and the Indians (1976), dans lequel Paul Newman incarne un Buffalo Bill cynique et magouilleur, tout entier absorbé par la quête sans vergogne du profit. Le petit monde qui gravite autour du « Wild West Show » n’est pas non plus épargné par la plume du romancier. Officiers de cavalerie à demi fous, cowboys incultes et crédules, businessmen prêts à renier père et mère pour une poignée de dollars : le lecteur évolue dans un Far West déglingué, un western évidé de tout héroïsme. C’est que ce monde est saisi au moment même où, réduit à la portion congrue par l’essor des villes et des industries, il ne constitue plus qu’une boîte à regrets, le refuge d’un désarroi qui truque le passé pour en faire le temple d’une nostalgie. Les lendemains de la conquête ont, chez E. Vuillard, un air de gueule de bois collective.

14Face aux mots du romancier, quel peut être le propos de l’historien ? Il peut, bien sûr, jouer le plus sérieusement du monde son rôle d’avocat commis d’office de la vérité : pointer les approximations, débusquer les contresens, cartographier les zones du texte où l’imagination cavale plus vite que les documentations – ainsi lorsque l’auteur fixe le bilan de Wounded Knee à 103 morts quand les estimations des témoins et des historiens oscillent plutôt entre 150 et 300 [8]. Il peut même donner un prolongement à certains des développements de l’auteur – par exemple en montrant, sur la foi des travaux de Thomas Grillot, que la transformation de l’histoire de la conquête de l’Ouest accomplie par le « Wild West Show » n’est qu’une modalité parmi d’autres du formidable travail de mise en quarantaine des mémoires amérindiennes qui s’opère au tournant du xxe siècle [9]. L’histoire de Sitting Bull s’en trouverait complétée d’un volet post-mortem, puisque c’est au moyen d’une étrange cérémonie de réinhumation des restes du grand chef indien, organisée en avril 1953 dans le Dakota du Sud, que celui-ci trouva sa place dans une histoire « apaisée » – comprenez tronquée – de la nation américaine [10]. L’historien peut faire tout cela – et, en vérité, il n’y aurait rien de scandaleux à ce qu’il se pose ainsi en arbitre de l’exactitude d’un texte littéraire, puisque les critiques littéraires se plaisent désormais à jauger sa prose, quand ils ne s’improvisent pas consultants en épistémologie.

15Mais l’exercice ne mène pas à grand-chose : tout au plus à colmater à la va-vite quelques brèches dans la digue toujours poreuse entre histoire et littérature. Il est de bien plus grand profit de chercher à comprendre comment s’édifie, à mi-chemin du « fait » et de la « fiction », la vérité propre du roman – et pourquoi le texte, si souvent, sonne juste. Commençons par la fin. Passé l’évocation de l’agonie en tout point piteuse de Bill Cody, ruiné et grabataire, l’ouvrage se clôt sur un chapitre consacré à un personnage assurément intrigant, mais dont on se demande bien en quoi son évocation participe de la réflexion jusqu’ici menée tambour battant sur la mise en scène de la conquête : Wilson Alwin Bentley, un fils de paysans du Vermont. Celui-ci entame, enfant, une carrière de naturaliste amateur. Il découvre à dix-sept ans l’art de la photographie, et qu’il est redoutablement difficile de faire le portrait des tout petits êtres. Il se lance dans une quête « formidable et minuscule » (p. 152) et remporte cette victoire dont nul ne se souvient : il est le premier à photographier un flocon de neige, et à découvrir qu’il n’en est pas deux pareils. Écailles, plumes, graines, pétales de fleurs, lichens, il traque la beauté de l’infime – et surtout celle de l’insaisissable : la goutte de rosée perlant le long du tarse d’une sauterelle, la brise et le blizzard. Avec cela, éleveur laitier, joueur d’orgue et de croquet, graphomane qui notait tout de son quotidien.

16Un personnage sympathique, donc, mais dont le lien avec les pages qui précèdent son entrée en scène – emplies de tumulte et de violence – reste de prime abord mystérieux. On pourrait croire son apparition due à la seule nécessité, pour l’auteur, de réaffirmer, presque comme un caprice, la puissance souveraine de la littérature : sa capacité à nous emmener où bon lui semble, sans avoir de comptes à rendre à quiconque. N’était ceci : la folie du détail de Bentley, sa passion des « formes qui défaillent » (p. 156), son attention presque maladive à ce que nul ne voit le désignent comme celui par qui l’on conçoit ce que peut la photographie. Or Tristesse de la terre est émaillé de photographies, qui sont autant d’accroches pour certains des développements les plus réflexifs du livre. À propos de l’un de ces clichés – celui de plusieurs rescapés de Wounded Knee –, E. Vuillard écrit : « Que c’est étrange une photographie. La vérité y vit comme incorporée à son signe » (p. 145). Ce serait donc peut-être cela, la vérité du roman : une vérité « incorporée à son signe », indissociable de la matière verbale qui la fixe comme le révélateur fige les particules d’argent en une image. Ce n’est pas que les mots capturent une vérité qui leur préexiste, c’est qu’ils la font advenir chimiquement. De fragments d’évidence en suspension, ils font un granule de réel.

17Plus prosaïquement, les clichés d’époque constituent, dans les textes d’E. Vuillard, la trace principale de l’activité documentaire préalable au travail d’écriture. Ils font signe vers le temps primordial de l’enquête : formant le rappel théâtralisé du rapport revendiqué à « l’histoire vraie », ils en appellent de manière indirecte à l’autorité de l’archive et de la connaissance savante du passé. Or de la teneur de son rapport à l’histoire des historiens, E. Vuillard s’explique sans vraiment s’expliquer. Dans 14 juillet (2016), il dit ceci : « Il faut écrire ce qu’on ignore […]. On doit raconter ce qui n’est pas écrit » (p. 83). La littérature s’offre ici comme le complément – ou le supplément d’âme – de l’histoire : elle en donne, littéralement, le fin mot. Passant outre le silence des documentations, suppléant par l’effort d’écriture à la prudence ou à la pudibonderie des savants, le romancier se porte résolument au-delà des faits, dans un entre-deux textuel où se trouvent nommés, selon son bon vouloir, les protagonistes de la prise de la Bastille. Les marqueurs du basculement dans et hors de la fiction en sortent affaiblis, quand ils ne disparaissent pas tout bonnement : le lecteur peut parcourir d’une traite 14 juillet en étant intimement persuadé que les personnages inventés par l’auteur ont réellement existé – d’autant que celui-ci brouille les pistes en indiquant, en quatrième de couverture, avoir consulté « la liste officielle des vainqueurs de la Bastille ». À la différence de Tristesse de la terre, qui refuse de combler le silence des Indiens en leur inventant une biographie, et où la ligne de crête entre « faits » et « fiction » reste soigneusement balisée par les photographies et les ruptures de ton, 14 juillet repeuple sans garde-fou les archives. Là où l’historien se tient « au bord de la falaise [11] » , le romancier se jette allégrement dans le vide.

18S’il est vrai qu’à un niveau topique se dessine de livre en livre, dans l’œuvre d’E. Vuillard, une « contre-histoire de l’Occident [12] », qui cherche à redonner narrativement droit de cité aux sans-grade et aux opprimés dans le récit trop clinquant de la « modernité », l’ambiguïté du rapport littéraire à l’histoire paraît y aller croissant. L’histoire savante y semble de plus en plus fréquemment tenue en suspicion et parquée du côté de l’« histoire officielle » : celle écrite par les vainqueurs pour reléguer dans l’oubli ou la déraison les vaincus et leurs utopies. La réhabilitation fictionnelle de certains acteurs, comme le leader anabaptiste Thomas Müntzer, se trouve alors tout entière placée sous le signe de l’affrontement – mot à mot – avec une histoire et une mémoire publiques présumées bien plus homogènes idéologiquement qu’elles ne le sont en réalité. Surtout, l’entreprise tend à passer sous silence les avancées d’une histoire sociale qui a longtemps œuvré dans le sens souhaité par E. Vuillard, et qui n’a eu pour malchance que de ne pas avoir le succès public qu’elle escomptait : on a parfois l’impression que l’auteur s’invente des adversaires là où il pourrait se découvrir des alliés. D’aucuns, qui n’aiment pas qu’on tire le tapis sous leurs pieds, lui en tiennent rigueur et l’accusent – à l’occasion non sans arguments – d’en prendre parfois bien trop à son aise avec la vérité historique.

19Que reste-t-il, dès lors, du compagnonnage entre histoire et littérature ? Dans un entretien accordé en 2014 lors des Assises internationales du roman, E. Vuillard décrit son projet de la façon suivante : « La littérature est une fable qui dégrise des fables, elle décrotte les auréoles de leurs dorures, puis elle les brise ». La formule s’applique à merveille à Tristesse de la terre, qui jette à bas, méthodiquement, dans une grande débauche d’adjectifs assassins, la légende de Buffalo Bill et de la conquête de l’Ouest. Dans le même entretien, le romancier ajoute : « Aujourd’hui, le récit est peut-être l’un des noms de cette lente rupture avec la fable ». Or n’était-ce pas la prérogative de l’histoire savante que de « briser les auréoles » et d’œuvrer à la « lente rupture avec la fable » ? Est-ce à dire qu’elle a failli à la tâche qu’elle s’était assignée, et qu’il lui faut désormais laisser place à la littérature ? Ou bien faut-il comprendre qu’histoire et littérature ont en partage le pouvoir du « récit », et qu’il ne tient qu’à elles d’en user ? Tristesse de la terre est cette chose étrange, et étrangement belle : le récit d’une « Histoire impossible ».

20AHSS, 75-3/4, 10.1017/ahss.2021.22


Date de mise en ligne : 25/08/2021

Notes

  • [1]
    Alexandre Gefen, Réparer le monde. La littérature française face au xxiesiècle, Paris, Éd. Corti, 2017.
  • [2]
    Laurent Demanze, Un nouvel âge de l’enquête. Portraits de l’écrivain contemporain en enquêteur, Paris, Éd. Corti, 2019.
  • [3]
    Olivier Guez, La disparition de Josef Mengele, Paris, Grasset, 2017.
  • [4]
    Laurent Binet, Civilizations, Paris, Grasset, 2019.
  • [5]
    Lucien Febvre, « Contre les juges suppléants de la vallée de Josaphat » [1948], Combats pour l’histoire, Paris, Armand Colin, 1952.
  • [6]
    Don Russell, The Lives and Legends of Buffalo Bill, Norman, University of Oklahoma Press, 1960.
  • [7]
    Mathieu Lacoue-Labarthe, Les Indiens dans le western américain, Paris, PUPS, 2013, p. 265.
  • [8]
    Jerome A. Greene, American Carnage: Wounded Knee, 1890, Norman, University of Oklahoma Press, 2014.
  • [9]
    Thomas Grillot, Après la Grande Guerre. Comment les Amérindiens des États-Unis sont devenus patriotes, Paris, Éd. de l’EHESS, 2014 ; Roger A. Hall, Performing the American Frontier, 1870-1906, Cambridge, Cambridge University Press, 2001.
  • [10]
    Thomas Grillot, « La seconde tombe de Sitting Bull. Métamorphoses coloniales dans l’Amérique du xxe siècle », Annales HSS, 68-1, 2013, p. 135-168.
  • [11]
    Roger Chartier, Au bord de la falaise. L’histoire entre certitudes et inquiétude, Paris, Albin Michel, 1998.
  • [12]
    Laurent Demanze, « Émeutes historiographiques selon Éric Vuillard (14 juillet) », Diacritik, 2016, diacritik.com/2016/12/01/emeutes-historiographiques-selon-eric-vuillard-14-juillet.

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.14.80

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions