Couverture de ANNA_753

Article de revue

Comptes rendus. Dipesh Chakrabarty. Provincialiser l’Europe. La pensée postcoloniale et la différence historique. trad. par O. Ruchet et N. Vieillescazes, Paris, Éd. Amsterdam, [2000] 2009, 381 p.

Pages 821 à 826

Notes

  • [1]
    Dipesh Chakrabarty, Rethinking Working-Class History: Bengal, 1890-1940, Princeton, Princeton University Press, 1989, p. xi ii.
  • [2]
    Richard M. Eaton, Sufis of Bijapur, 1300-1700: Social Roles of Sufis in Medieval India, Princeton, Princeton University Press, 1978.
  • [3]
    Ranajit Guha, « The Prose of Counter-Insurgency », in R. Guha (dir.), Subaltern Studies II, Delhi, Oxford University Press, 1983, p. 1-40.
  • [4]
    Dipesh Chakrabarty, « Radical Histories and the Question of Enlightenment Rationalism: Some Recent Critiques of Subaltern Studies », Economic and Political Weekly, 30-14, 1995, p. 751-759.
  • [5]
    Ashis Nandy, « Theories of Oppression and Another Dialogue of Cultures », Economic and Political Weekly, 47-30, 2012, p. 39-44 ; Raziuddi Aquil et Partha Chatterjee (dir.), History in the Vernacular, New Delhi, Permanent Black, 2008.
  • [6]
    Dipesh Chakrabarty, « Modernity and Ethnicity in India: A History for the Present », Economic and Political Weekly, 30-52, 1995, p. 3373-3380.
  • [7]
    Dipresh Chakrabarty, Habitations of Modernity: Essays in the Wake of Subaltern Studies, Chicago, The University of Chicago Press, 2002.

1 Aussi bien à l’occasion de sa parution en anglais que lors de sa traduction en français, Provincialiser l’Europe a souvent été considéré comme un manifeste anti-européocentriste, sinon même comme un brûlot relativiste. Son titre claquait comme une injonction – à mi-chemin de la nécessité théorique et de l’impératif moral. Au sein de l’espace de réception qui se dessina autour d’une certaine idée du livre, réduit à son intitulé, le propos de l’auteur fut tenu pour l’expression d’un programme fort des études postcoloniales – ce qu’il était, mais selon des voies qui déjouaient ses appropriations les plus radicales. Il convient ainsi, pour rendre pleinement justice au propos de Dipesh Chakrabarty, non seulement de suivre pas à pas son argument, mais aussi de rattacher chaque temps fort théorique de son texte aux éléments les plus déterminants de sa trajectoire intellectuelle.

2 L’ouvrage s’ouvre sur une critique – somme toute assez classique – de l’incapacité de la pensée philosophique européenne, ramenée à quelques-unes de ses figures emblématiques, à rendre compte adéquatement des trajectoires historiques des sociétés extra-européennes. Sans grande surprise, l’hégélianisme forme la cible prioritaire de la critique. Dans la philosophie hégélienne de l’Histoire et ses succédanés, le « dévoilement progressif de l’Idée », entendez l’accession aux paliers supérieurs de la conscience historique de soi, se trouve d’emblée réservé à l’Europe : on ne repère dans les « civilisations » d’Afrique et d’Asie que des prémices mal formées, ou des expressions inabouties, de ce jeu de notions clefs censées constituer le patrimoine philosophique universel et l’horizon moral indépassable de l’humanité – Individu, Raison, Citoyenneté, Vie publique. Les sociétés extra-européennes restent ainsi, selon la belle formule de D. Chakrabarty, « consignées dans l’antichambre imaginaire de l’histoire » (p. 7).

3 De l’hégélianisme au marxisme, il n’y a qu’un pas, qu’en règle générale la relecture de Friedrich Engels permet de franchir : s’il a pu exister ailleurs que sur le sol européen des modèles du vivre-ensemble susceptibles d’assurer une égale répartition des droits et des capacités politiques entre les individus, ces expériences ont fait long feu et ne participent plus que de la nostalgie sans conséquence de l’âge d’or d’un « communisme primitif » réservé à de toutes petites unités sociales. C’est en Europe, et nulle part ailleurs, que se déploie jusqu’à son terme le scénario marxien par excellence : expropriation foncière inaugurale, institution de la propriété privée, aliénation capitaliste d’une paysannerie transformée en prolétariat, formation d’une « conscience de classe » ouvrière, ébranlement prérévolutionnaire du capitalisme sous le poids de ses « contradictions internes » – le tout émaillé de « révoltes paysannes » sans lendemains et de « révolutions bourgeoises » convertissant l’appareil d’État en suppôt des intérêts de la classe dominante. Tandis que les sociétés européennes ont parcouru l’ensemble de ces étapes, les sociétés extra-européennes se sont arrêtées chemin faisant, prises au piège de leurs structures « précapitalistes ».

4 Jusqu’ici, la critique de D. Chakrabarty réplique celle des théoriciens de « l’école de la dépendance », qui cherchaient à adapter le scénario marxien aux réalités latino-américaines au moyen de la consécration narrative de nouveaux acteurs (telles les « bourgeoisies compradores »). Elle pose en outre, peu ou prou, les mêmes questions que l’anthropologie marxiste des années 1970 – tout particulièrement lorsque cette dernière s’interrogeait sur « l’articulation des modes de production (capitaliste et précapitaliste) » en situation coloniale. Tout en refusant la qualification pathologique de tel ou tel trait des sociétés extra-européennes sous la forme de l’inventaire de leurs « carences » constitutives, ce modèle d’analyse reconduit l’idée d’obstacles culturels au développement capitaliste – lequel doit aller à terme pour que s’ouvrent de véritables possibilités émancipatrices. Le premier ouvrage publié de D. Chakrabarty, Rethinking Working-Class History (1989), consacré à l’histoire du prolétariat des moulins à jute du Bengale britannique, s’ouvrait d’ailleurs de manière significative par une interrogation sur « ce qui se passe lorsque l’on se trouve face à une ‘classe ouvrière’ née dans une culture caractérisée par la persistance des relations précapitalistes, ou par l’absence des notions de ‘citoyenneté’, d’‘individualisme’, d’‘égalité devant la loi’, etc. [1] ». Il s’agissait de comprendre ce qui, dans la « culture » indienne, avait pu obérer le passage du stade de l’aliénation capitaliste à celui de la genèse d’une « conscience de classe » – la caste constituant l’usual suspect en la matière.

5 C’est l’ensemble de ces considérations – à la vérité une série de rappels – qui situe le plus clairement l’entreprise de D. Chakrabarty du côté de la critique postcoloniale, telle du moins que celle-ci se dessine, au sein du champ des études littéraires et culturelles, dans le sillage de l’œuvre d’Edward Said : un biais de perception colonialiste a esquissé une image irréaliste de l’« Orient », qu’il s’agit de rectifier en réhabilitant la capacité des sociétés asiatiques à exister historiquement sans le secours (ou la secousse) de l’Europe. Dans l’ouvrage cependant, l’aspect le plus intéressant de cette critique est qu’elle relève d’une autocritique, et que celle-ci reflète une rupture dans la trajectoire intellectuelle de l’auteur. Car au terme de cette promenade au pays des préjugés, c’est à sa propre étude sur les ouvriers du textile dans le Bengale britannique que D. Chakrabarty en vient à chercher querelle, jusqu’à écrire, sous le patronage d’Henri Lefebvre et de Fredric Jameson, que « le subalterne est ce qui nous rappelle constamment, de l’intérieur même du récit du capital, qu’il est d’autres façons d’être humain que la condition de détenteurs de la capacité à travailler » (p. 94). Ainsi se trouve congédiée, en quelques mots, l’orthodoxie marxiste – non qu’elle n’ait aucune validité, mais simplement parce que son aire de pertinence ne recouvre pas la totalité des expériences vécues des « subalternes ».

6 D. Chakrabarty écrit encore : « Conçues au regard de la question de la différence, les histoires subalternes seront parcourues d’une ligne de faille. D’une part, ce sont des ‘histoires’ en ce sens qu’elles sont bâties au sein du code source de l’histoire séculière et recourent aux codes académiques en vigueur de l’écriture de l’histoire (soumettant dès lors à leur autorité, par nécessité, toutes les autres formes de mémoire). D’autre part, elles ne peuvent en aucun cas se permettre de donner quitus à ce code source de sa revendication à être un mode de pensée naturellement présent en chaque être humain, ni même se concevoir elles-mêmes comme purement naturelles. Les histoires subalternes sont donc construites au sein d’un genre particulier de mémoire historicisée, qui se souvient de l’histoire elle-même comme d’un code conquérant ayant accompagné le processus de civilisation que les Lumières européennes ont inauguré au xviii e siècle sous la forme d’une tâche historique mondiale. […] La question cruciale est de savoir comment ce code, en apparence conquérant et ubiquitaire, peut être déployé ou pensé de façon à ce que nous ayons ne serait-ce qu’un bref aperçu de sa finitude – un bref aperçu, en d’autres termes, de ce qui est susceptible de constituer son en dehors » (p. 93).

7 Mais alors, quel est ce débord d’expériences – cet « en dehors » – dont le « récit du capital », et par extension l’ensemble des formes de « l’histoire séculière » européenne, ne parviennent pas à rendre compte ? Et puisqu’il est question d’autocritique, qu’est-ce que l’auteur lui-même a dû passer sous silence, dans ses travaux antérieurs, pour continuer à épouser la téléologie de la modernisation ? La réponse nous a en vérité déjà été donnée, et même d’entrée de jeu, mais, ne mesurant pas encore l’importance de la question, nous n’y avions pas prêté attention. D. Chakrabarty écrit en effet, dans l’introduction de l’ouvrage : « Je considère les dieux et les esprits comme existentiellement équivalents aux humains, et mène ma réflexion à partir de la prémisse selon laquelle la question de ce que c’est que d’être humain implique celle de la cohabitation avec les dieux et les esprits » (p. 16). Et de renchérir : « Dès l’instant où nous pensons le monde comme désenchanté, nous limitons les manières dont le passé peut être mis en récit » (p. 89).

8 « Les dieux et les esprits » : voici donc le genre d’êtres – d’« actants » plutôt – que l’« histoire séculière » européenne, héritière des philosophies « historicistes » des xviii e et xix e siècles, a banni de ses intrigues. Et que l’auteur lui-même a omis, sous la forme de rapports ritualisés à l’activité productive, lorsqu’il enquêtait sur les travailleurs bengalis du tournant du xx e siècle. Comment faire place, en effet, dans une « histoire de la classe ouvrière », aux prières au rouet ou à l’invocation de divinités protectrices ? Comment, lorsqu’il n’est question que de « travail abstrait », ne pas dénaturer la parole d’une femme musulmane qui explique que le pilonnage du mil est un acte de dévotion mystique (dhikr), « offert comme un don à un pir [un maître spirituel soufi] [2] » (p. 81) ?

9 La renonciation au « récit du capital » s’ancre qui plus est dans une rupture biographique. On pourrait même dire qu’elle découle du meurtre du père, car ce livre signe l’adieu de D. Chakrabarty aux « études subalternes » et, surtout, à leur principal promoteur, Ranajit Guha, accusé d’avoir sacrifié l’irréductible singularité religieuse de l’Inde sur l’autel de l’orthodoxie néo-marxiste. Ne concevant « les dieux et les esprits » que comme l’expression fantasmatique des rapports de domination, les auteurs marxistes et néo-marxistes – ceux qui se réclament d’Antonio Gramsci, comme R. Guha – se refusent en effet à leur accorder un pouvoir et un domaine autonomes, quand ils ne les tiennent pas tout bonnement pour des instruments imaginaires d’oppression. Ce qui se trouve ainsi nié, ou relégué dans les basses fosses de l’irrationalité populaire, ce sont pourtant des visions spécifiques de l’intentionnalité : des visions qui, pour échapper au dogme du « sujet individuel », n’en sont pas moins dotées d’une cohérence significative.

10 Ainsi D. Chakrabarty écrit-il, à propos de l’interprétation que livre R. Guha de la rébellion de la tribu des Santal contre les Britanniques [3], en 1855 : « Prise littéralement, la déclaration des paysans rebelles [à propos de la divinité Thakur, sous l’emprise de laquelle ils auraient agi] nous montre le subalterne refusant la qualité d’agent ou de sujet. […] Une divinité Santal, Thakur, s’interpose entre l’historien démocrate marxiste [Guha] et les Santal dès lors qu’il est question de décider qui est le sujet de l’histoire » (p. 103 et 106). Il n’est littéralement aucune place, dans une histoire tout entière occupée de positions dans le processus de production, pour un actant non humain comme la divinité Thakur. Or, en refusant de croire sur parole les paysans révoltés lorsque ceux-ci se disent « agis » par cette divinité, l’historien marxiste en vient paradoxalement à épouser le point de vue du pouvoir colonial – lequel n’avait d’autre option, pour incriminer judiciairement les rebelles, que de les considérer comme individuellement responsables de leur sédition. Dépouillés de leurs croyances, les « subalternes » ne sont plus que des pantins mus et manipulés par des forces dont ils ne peuvent même envisager l’empire. La rupture de D. Chakrabarty avec les « études subalternes », accomplie à travers la critique sans concession des travaux de R. Guha, est d’autant plus spectaculaire qu’il en avait été, en 1982, l’un des membres fondateurs, et qu’il avait codirigé en 1996, avec Shahid Amin, un numéro de la revue éponyme.

11 La deuxième section de l’ouvrage, son deuxième mouvement théorique, consiste, ayant pointé les non-dits de cette « histoire séculière » dont participent les orthodoxies marxiste et néo-marxiste, à interroger les modalités d’un rapport nouveau au legs philosophique européen. Contrairement aux idées reçues sur l’ouvrage, il ne prône en aucune manière l’abandon pur et simple de l’ensemble des théories et des notions jugées parties prenantes de ce legs – tout au contraire : « Avoir pour projet de provincialiser l’Europe n’équivaut pas à rejeter la pensée européenne. Se référer à un corpus auquel on doit dans une large mesure sa propre existence intellectuelle ne saurait tourner à la quête de ce que Leela Gandhi a appelé à juste titre ‘la revanche postcoloniale’. La pensée européenne est aussi indispensable qu’inadéquate pour penser l’expérience de la modernité politique dans les nations non occidentales, et provincialiser l’Europe consiste à examiner la manière dont il est possible de renouveler cette pensée – qui constitue à présent notre héritage à tous, et qui nous affecte tous – à partir des marges et pour elles » (p. 53).

12 C’est ici que le propos de D. Chakrabarty déjoue par avance toutes les appropriations radicales dont il a fait l’objet depuis la parution de l’ouvrage – et que se dévoile l’ampleur, et même l’immensité du malentendu. L’Europe est certes une province du monde parmi d’autres, mais elle n’est pas une province du monde comme les autres. Pour de bonnes et surtout de mauvaises raisons, au premier chef l’imposition impériale de vérités de clocher érigées en universaux, la pensée européenne est devenue « indispensable » pour faire récit des trajectoires et des expériences extra-européennes. L’auteur remet ainsi les points sur les i dans la conclusion de l’ouvrage : « Provincialiser l’Europe ne peut en aucun cas consister à faire l’économie de la pensée européenne. Car au terme de l’expérience de l’impérialisme européen, la pensée européenne est un don pour tous. Nous ne pouvons parler de sa provincialisation que dans un esprit anticolonial de gratitude » (p. 255).

13 On ne saurait plus clairement répudier l’idée d’un rejet absolu et définitif des savoirs européens. Ce n’est pas la possibilité, mais la modalité du rapport à la pensée européenne qui se trouve ici mise en jeu. Ainsi que l’écrivait D. Chakrabarty dès 1995, « passer du registre de la déploration à celui de l’ironie, voilà le déplacement qu’opère l’incrédulité face aux métarécits de l’Europe des Lumières [4] ». Encore convient-il de bien comprendre que le choix de cette via media théorique – faire avec et malgré les outils de la pensée européenne – procède d’un souci politique : celui de ne laisser aucune prise à des discours qui, sous couvert de réfuter l’universalisme d’opérette de la philosophie européenne, verseraient dans « des histoires indigénistes et ataviques », lesquelles conduiraient à un véritable « suicide politique » (p. 45). Car rejeter en bloc les catégories clefs de cette pensée (« Citoyenneté, Individualisme, Égalité devant la loi »), c’est faire le lit des pensées illibérales : « Un historien critique n’a pas d’autre choix que de négocier ce savoir lié à une ‘histoire’ qui s’adresse à la figure du citoyen. […] Nous avons besoin d’universaux pour produire des lectures critiques des injustices sociales » (p. 41 et 254).

14 Or, à l’heure où D. Chakrabarty élabore les propositions de son ouvrage, le péril paraît plus qu’imminent en Inde, où débute la montée en puissance des thèses ethnoracistes du mouvement nationaliste hindou Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS), popularisées par le BJP (Bharatiya Janata Party). Dans ce contexte, toute invite à rompre avec « l’héritage des Lumières », si ambivalent soit-il, vaut résiliation de l’idéal nehruiste d’une citoyenneté inclusive – et validation des politiques discriminatoires promues par les intellectuels organiques du BJP. Des propositions qui pouvaient apparaître historiographiquement progressistes et même socialement généreuses, comme celle de basculer dans une « histoire en mode vernaculaire [5] » (history in the vernacular) pour faire droit aux « valeurs communautaires » moquées par l’élite éduquée, risquaient ainsi de légitimer une vision liberticide – et même potentiellement fasciste – de l’État et de la nation.

15 Le deuxième temps fort théorique de l’ouvrage s’articule donc, tout comme le premier, à un temps biographique : celui d’un intellectuel libéral de la diaspora indienne qui refuse que la confession religieuse et l’identification de caste ne deviennent les variables d’une citoyenneté par degrés. Ce qui pourrait passer pour une excessive prudence théorique découle en réalité de ce qui constitue, dans l’Inde des années 1990, une marque d’engagement et, même, de courage politique. Dans les remous de la destruction, en 1992, de la mosquée d’Ayodhya par des fondamentalistes hindous, le débat fait rage entre partisans et contempteurs du « sécularisme occidental », unanimement assimilé au « rationalisme des Lumières ». Dans un article qui énonce politiquement ce qu’il défendra en termes historiographiques dans son livre, D. Chakrabarty plaide alors pour un droit d’inventaire du legs européen :

16 « Je n’ai strictement rien à dire en faveur des extrémistes hindous dont les actions, à de nombreuses reprises, n’ont fait que nourrir une politique de la haine et du meurtre ethniques. Mais il me semble que la façon dont le débat sur la ‘critique de la modernité’ a été formulé par certains intellectuels indiens marxistes et de la gauche libérale dans leur hâte à combattre les prétendus fondamentalistes hindous verrouille l’espace de la réflexion critique au lieu de l’étendre et de l’enrichir. […] Plutôt que d’imposer un choix entre ‘sécularisme’ et religion, il nous faut explorer les liens entre le conflit ethnique et les pratiques modernes de gouvernement que les Britanniques ont introduites en Inde en leur qualité de porteurs historiques du ‘rationalisme des Lumières’ [6]. »

17 En termes proprement historiographiques, la question reste toutefois posée de savoir comment accommoder, dans un récit d’« histoire séculière », les catégories d’une pensée ou d’une praxis qui n’en sont pas issues. C’est à ce problème que s’attaque, sous forme d’évocation de chantiers de recherche, la troisième et dernière section du livre. D. Chakrabarty y présente en particulier les prodromes d’une étude sur une forme particulière de débat d’idées : l’adda – un mode de conversation mi-poétique mi-politique propre aux classes moyennes bengalies du début du xx e siècle, et dont Rabindranath Tagore fut l’un des plus célèbres praticiens. Parce que le « passionné d’adda », l’addabaj, se prévaut d’une éthique du débat contradictoire qui l’oblige à se départir de ses propres certitudes communautaires, et même de ses loyautés primaires à l’égard de sa famille, D. Chakrabarty décèle dans la pratique de l’adda une « sensibilité démocratique » (p. 191). Il suggère en conséquence de l’enrôler au titre de variante vernaculaire de l’idéal de l’usage public de la raison critique.

18 L’opération historiographique « réparatrice » consiste donc ici à évoquer, dans les termes de la discipline historique européenne, une forme de rationalité qui ne figure pas encore dans la liste de ses objets – mais dont l’inclusion dans cette liste pluralise la généalogie d’une pratique jusqu’alors pensée comme exclusivement européenne (le débat d’assemblée sous la forme du cercle de discussion) : « Le point important est de ne pas rejeter en bloc les catégories des sciences sociales, mais de faire place, au sein de l’espace qu’occupent en elles les histoires européennes particulières qui s’y sont sédimentées, à d’autres pensées normatives et théoriques, inhérentes à d’autres pratiques de vie et à leurs archives » (p. 20).

19 La commune référence nietzschéenne le suggère : le projet d’histoire postcoloniale de D. Chakrabarty rejoint ici l’appel de Michel Foucault à substituer à l’illusion d’une origine cristalline le « grouillement barbare » des provenances. La définition de la modernité ne s’épuise pas dans ses versions européennes : à l’adda bengali s’ajoutent quantité de théorisations et de pratiques extra-européennes du débat d’assemblée, tout comme il existe, au xvi e siècle, une variante ottomane du constitutionnalisme. D. Chakrabarty poursuit d’ailleurs la quête de ces variantes et de ces précédents dans un ouvrage paru deux ans après ce livre et éloquemment intitulé Habitations of Modernity[7]. On voit poindre dans ces essais une forme spécifique d’histoire comparée, dans laquelle les termes de la comparaison sont soustraits à toute hiérarchie préalable.

20 Une attention particulière y est accordée à la traduction des énoncés vernaculaires. Celle-ci n’est plus pensée comme une opération innocente – la clef de voûte d’une « écriture blanche » de l’histoire des sociétés extra-européennes –, mais comme l’espace tierce où la différence peut (ou non) se trouver accueillie dans le récit historique. Comme le souligne avec humour D. Chakrabarty, traduire le terme hindi pani par « eau » est certes plus intéressant que de le rendre par la formule « H 2 O », mais cela ne nous dit rien encore de ce dont le rapport à l’eau est constitutif dans la pratique sociale indienne (p. 83-86 et 89). D’une certaine façon, toute l’entreprise intellectuelle de l’ouvrage tient dans cette question technique de la traduction : c’est par son moyen que l’étrangeté relative d’une « pratique de vie » peut se trouver, soit conjurée au titre d’écart, soit exhibée au titre de variante.

21 Quoi qu’en pensent ses sectateurs les plus radicaux, D. Chakrabarty manie donc à contre-emploi la notion même de « pensée postcoloniale », du moins telle que celle-ci se trouvait définie au tournant des années 2000 – c’est-à-dire en référence quasi exclusive aux travaux d’E. Said et aux « études culturelles ». Ici, la critique postcoloniale ne vise en effet pas à démystifier le discours européen sur l’« Orient », mais à ressaisir la « différence historique » qui gîte dans les mondes extra-européens – laquelle ne se laisse débusquer que dans les espaces vernaculaires ayant pour partie échappé à la prise de la raison coloniale. C’est, dans les termes mêmes de D. Chakrabarty, l’« en dehors » de la pensée européenne qui importe : non pas le rêve qu’elle entend régir, mais le lieu d’où elle s’absente.

22 AHSS, 75-3/4, 10.1017/ahss.2021.21


Date de mise en ligne : 25/08/2021

Notes

  • [1]
    Dipesh Chakrabarty, Rethinking Working-Class History: Bengal, 1890-1940, Princeton, Princeton University Press, 1989, p. xi ii.
  • [2]
    Richard M. Eaton, Sufis of Bijapur, 1300-1700: Social Roles of Sufis in Medieval India, Princeton, Princeton University Press, 1978.
  • [3]
    Ranajit Guha, « The Prose of Counter-Insurgency », in R. Guha (dir.), Subaltern Studies II, Delhi, Oxford University Press, 1983, p. 1-40.
  • [4]
    Dipesh Chakrabarty, « Radical Histories and the Question of Enlightenment Rationalism: Some Recent Critiques of Subaltern Studies », Economic and Political Weekly, 30-14, 1995, p. 751-759.
  • [5]
    Ashis Nandy, « Theories of Oppression and Another Dialogue of Cultures », Economic and Political Weekly, 47-30, 2012, p. 39-44 ; Raziuddi Aquil et Partha Chatterjee (dir.), History in the Vernacular, New Delhi, Permanent Black, 2008.
  • [6]
    Dipesh Chakrabarty, « Modernity and Ethnicity in India: A History for the Present », Economic and Political Weekly, 30-52, 1995, p. 3373-3380.
  • [7]
    Dipresh Chakrabarty, Habitations of Modernity: Essays in the Wake of Subaltern Studies, Chicago, The University of Chicago Press, 2002.

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