Notes
-
[1]
William A. Dunning, Reconstruction, Political and Economic, 1865-1877, New York, Harper & Brothers, 1907.
-
[2]
Eric Foner, « Reconstruction Revisited », Reviews in American History, 10-4, 1982, p. 82-100.
-
[3]
Mark W. Summers, The Ordeal of the Reunion: A New History of Reconstruction, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 2014, p. 3.
-
[4]
Michael Perman, « Eric Foner’s Reconstruction: A Finished Revolution », Reviews in American History, 17-1, 1989, p. 73-78.
-
[5]
Thomas J. Brown (dir.), Reconstructions: New Perspectives on the Postbellum United States, Oxford, Oxford University Press, 2006 ; Gregory P. Downs et Kate Masur (dir.), The World the Civil War Made, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 2015.
1La Reconstruction est une période de l’histoire des États-Unis qui reste mal connue en France et, plus généralement, en dehors de ce pays dont la puissance politique et culturelle au xxe siècle a pourtant rendu l’histoire apparemment si familière. Or il s’agit d’une période de transformations profondes, où les conséquences de la guerre de Sécession – la victoire de l’Union, l’abolition de l’esclavage – obligent les Américains à refonder leur contrat politique, économique et social. Le processus est heurté, contentieux, violent, et le résultat s’avère très inégal selon les groupes (les Noirs, par exemple, n’accèderont durablement à la représentation politique que dans les années 1960). Surtout, il s’est moins terminé sur une entente que sur une impasse. C’est ce qui explique que, dès le début, la Reconstruction a fait l’objet d’une véritable guerre historiographique. Peu de périodes ont connu de retournements aussi spectaculaires dans l’interprétation qu’en donnent les historiens. Et si aujourd’hui ces derniers ont atteint un relatif consensus, celui-ci est loin d’avoir été largement diffusé (et accepté) dans le grand public – ce qui en donne la mesure des enjeux politiques.
2Dans cette stabilisation de l’interprétation historienne, l’ouvrage d’Eric Foner a joué un rôle central, devenu presque légendaire. C’était en effet la première tentative de synthèse de l’histoire de la Reconstruction après que l’historiographie avait, depuis les années 1950, complètement renversé la vision sudiste, et ouvertement raciste, qui avait prévalu jusque-là. La trame essentielle de cette ancienne doxa avait été publiée par William Dunning, professeur à l’université Columbia, dès 1907 [1]. Elle présentait la Reconstruction comme une faute majeure : donner des droits politiques aux anciens esclaves non éduqués aurait précipité l’effondrement du Sud jusqu’à ce que les élites reprennent fermement les rênes du gouvernement. Au contraire, les historiens, de plus en plus nombreux à partir des années 1950, réfutent désormais cette interprétation. De leurs recherches émerge une image de la Reconstruction comme tentative inédite de refonder la démocratie américaine sur une base véritablement interraciale ; et même si les failles et problèmes sont légion, et le résultat essentiellement un échec, l’essai n’en est pas moins frappant. C’est à cette interprétation historique là, bien mieux fondée que la précédente (scientifiquement discréditée), qu’E. Foner donne toute l’autorité d’une synthèse magistrale et définitive.
3Il suffit de lire aujourd’hui les introductions des écrits universitaires sur la Reconstruction pour se rendre compte de la force de ce « point final ». Malgré la foultitude de travaux dans les trente dernières années, dont nombre ont exploré des pistes ou des aspects peu ou pas abordés par E. Foner, l’ouvrage est désormais un roc incontournable. On se place dans son sillage ou on déplace explicitement la focale, mais sans jamais toucher au chef-d’œuvre – si bien qu’un historien s’est récemment amusé à le présenter comme un objet devenu sacré. Bref, son livre fait autorité. Et une telle longévité interroge : comment a-t-il résisté à toute l’historiographie ultérieure, dans un contexte professionnel qui valorise les réinterprétations neuves au détriment des précédentes ? C’est à partir de cette question que cet essai se propose de revisiter l’ouvrage, trente ans après sa sortie, comme objet d’une réflexion sur l’écriture historique, et la place de la synthèse dans l’historiographie aujourd’hui.
4Autant partir de ce qu’E. Foner présente lui-même comme l’ambition de son livre : « un récit cohérent, complet et moderne de la Reconstruction » (p. xxiv). Il s’agit pour lui de rendre compte des révisions interprétatives successives de l’historiographie depuis l’après-guerre, dans une narration unifiée de la période qui puisse définitivement remplacer celle, désormais caduque, qui avait émergé au début du siècle. Pour ce faire, il a identifié cinq « grands thèmes », présentés dans l’ordre suivant (qui a son importance) : la « centralité de l’expérience des Noirs » ; « les façons dont la société sudiste dans son ensemble a été remodelée » ; « l’évolution des attitudes raciales et des formes de relations raciales, et le lien complexe entre race et classe dans le Sud d’après-guerre » ; « l’émergence […] d’un État national investi d’une autorité grandement augmentée et de nouveaux objectifs » ; et « comment les changements dans l’économie et la structure de classe du Nord ont affecté la Reconstruction » (p. xxiv-xxvi). Enfin, sur le plan de la construction et de l’écriture, il vise à « transcender la compartimentalisation actuelle des études historiques entre ses composantes ‘sociales’ et ‘politiques’, et entre leurs modes ‘narratif’ et ‘analytique’ » pour au contraire « voir la période comme un tout, en intégrant les aspects sociaux, politiques et économiques de la Reconstruction en un récit cohérent et analytique » (p. xxvii).
5Il y a beaucoup à déplier dans la présentation, et surtout dans la mise en œuvre, d’un tel programme. Le véritable coup de génie a été de placer le point de vue des Noirs, et essentiellement des affranchis, au centre. C’est ici la vraie nouveauté, car, si les travaux d’histoire sociale de la Reconstruction avaient commencé ce travail, l’histoire politique, elle, en était largement restée aux acteurs au pouvoir – or, de fait, peu de Noirs accèdent à des fonctions électives, hors de l’échelon local, pendant la période. E. Foner s’inscrit dans la lignée de la nouvelle histoire sociale qui, depuis les années 1960, insiste pour étudier l’agency des groupes sociaux dominés. Il se met aussi dans la lignée de W. E. B. Du Bois, dont le Black Reconstruction in America de 1935 était une réponse cinglante et circonstanciée à l’interprétation de W. Dunning et de ses disciples. Cela lui permet d’ancrer historiquement une position morale claire d’historien – un point important sur lequel il nous faudra revenir.
6Pour donner corps à la centralité de ce point de vue des Noirs, E. Foner ne se contente pas d’historiographie, mais rassemble de nombreuses sources de première main, lettres, témoignages et autres écrits de Noirs, libres ou affranchis, connus ou inconnus. Il profite du travail d’exhumation et d’archivage alors en cours, inspiré par la nouvelle histoire sociale, dont le but est justement de recouvrer et restituer la voix de tous ces acteurs historiques. D’où les très nombreuses citations tout au long du texte, qui donnent chair au récit et son épaisseur au livre.
7Ce changement de perspective a une autre conséquence de taille : il amène à une redéfinition de la Reconstruction. Jusque-là, la plupart des historiens entendaient par ce terme, comme les acteurs eux-mêmes, le processus par lequel se jouait la remise en place d’institutions politiques républicaines dans les États du Sud, sur de nouvelles bases qui prissent en compte les acquis de la guerre. Tout l’enjeu de ces combats politiques était de définir ces institutions politiques, et le périmètre de ceux qui pourraient y participer. La question raciale, et notamment la place des anciens esclaves dans cette nouvelle vie politique, était bien évidemment centrale dans cette histoire, mais E. Foner, par son déplacement de focale, va plus loin. Pour lui, la Reconstruction est le combat pour faire vivre dans la réalité toute la promesse contenue dans l’acte d’abolition de l’esclavage. Cela implique un changement de chronologie : son histoire commence avec la Proclamation d’émancipation d’Abraham Lincoln au 1er janvier 1863, et non à la fin de la guerre. Surtout, elle ouvre bien plus grand le champ d’étude lui-même. Le déplacement de focale et la redéfinition vont de pair. Ils forment le cœur de la réinterprétation d’E. Foner, et expliquent son influence historiographique. Plus que les détails des analyses historiques, c’est d’abord cet acte majeur qui fonde la longue durée du livre.
8Bien entendu, sans mise en œuvre efficace, le retentissement n’aurait pas été aussi grand. L’auteur est servi par une prose limpide et élégante, bien que dense. Il a surtout réussi à établir une ligne claire. Des cinq grands thèmes qu’il identifie en introduction, les quatre derniers sont ainsi tous ancillaires au premier, et jouent donc un rôle inégal dans l’économie du récit. C’est particulièrement flagrant dans le cas des évolutions dans le Nord et de leur répercussion sur la Reconstruction, annoncées dans l’introduction mais relativement peu développées dans le livre. E. Foner anticipe la critique dès l’introduction : l’historiographie est bien plus lacunaire ici que sur les autres sujets – ce qui est vrai (et l’est toujours aujourd’hui). Il n’empêche que c’est surtout le parti pris de départ qui rend ce thème plus marginal dans la logique même du récit.
9Ce point touche à une question plus large : celle du rôle de l’historiographie dans l’écriture d’une telle synthèse. Il faut souligner d’emblée l’exhaustivité du matériau : sont convoqués et cités non seulement les monographies et articles mais aussi maintes thèses non publiées. Maîtriser une telle masse est en soi un tour de force. Néanmoins, c’est surtout la manière dont cette historiographie est mobilisée qui est intéressante à observer, car c’est elle qui, en réalité, fonde le statut scientifique d’une œuvre de synthèse de cette ampleur. Or cette utilisation de l’historiographie – d’autant plus essentielle qu’il n’y a quasiment pas de recherche de première main – est intimement liée à l’écriture historique mise en œuvre par l’auteur, ce « récit cohérent et analytique » annoncé dans l’introduction.
10Le premier usage de l’historiographie, le plus massif, sert à nourrir la narration. Il faut des faits, des événements, des personnages à mettre en ordre et en récit, bref raconter ce qui s’est passé. C’est ici, et inévitablement, qu’E. Foner utilise le plus largement les travaux historiques à sa disposition, y compris les plus obscurs. Car la trame générale est narrative : c’est ainsi que se font les articulations, qu’avance l’histoire ; c’est elle qui donne la cohérence d’ensemble. Cependant, E. Foner ne s’en contente pas et offre également de nombreuses analyses, elles aussi tirées de l’historiographie. Certains chapitres s’y prêtent plus que d’autres. À titre d’exemple, l’auteur consacre dix-neuf pages à la violence politique dans le Sud, et le défi qu’elle pose pour le fonctionnement d’un régime républicain. L’analyse est concise et limpide, une mise au point bienvenue qui embrasse six années d’un seul geste. Mais son articulation à la suite du chapitre (la réponse de l’État fédéral au développement du Ku Klux Klan) est d’ordre du thématique ; elle n’a pas pour ambition de faire avancer un argument. Cela amène à deux observations sur la place de l’analytique dans l’économie générale du livre. D’une part, il sert à offrir des éclairages à la trame du récit, à décrire et expliquer en termes relativement généraux ce qui n’est pas d’ordre événementiel. C’est indispensable pour rendre intelligible et donner de la profondeur à l’histoire de la Reconstruction, mais ce n’est pas le moteur du récit. Pour filer cet exemple, si E. Foner affirme en conclusion que la violence a été un facteur majeur dans la Reconstruction et son échec final, celle-ci n’a qu’une place minime dans l’architecture du livre. D’autre part, le statut historiographique des analyses est lui aussi ambigu, car elles sont souvent originales, même si elles s’appuient sur des travaux existants. Or quelle place donner à des jugements qui ne sont pas fondés sur une recherche de première main, ni ne sont la culmination d’une analyse systématiquement argumentée, mais l’arbitrage silencieux et reformulé entre plusieurs analyses élaborées ailleurs par d’autres ?
11Cette manière de mobiliser l’historiographie dans cette combinaison particulière entre récit et analyse explique sans doute la réussite d’une synthèse de cet ordre. Pour le lecteur, elle laisse l’impression que tout est dit – et, de fait, on serait bien en peine de prendre E. Foner en défaut de ne pas avoir parlé d’un aspect particulier de la Reconstruction. Pour le chercheur cependant, il y a une frustration, car peu de choses sont scientifiquement réutilisables. On peut, bien entendu, partager les analyses développées, mais si elles sont éminemment bien informées, et fondées en historiographie, elles le sont sur un mode difficilement falsifiable. Surtout, l’intégration des analyses à une trame narrative fait qu’une contradiction argumentée et documentée de telle ou telle analyse n’a que très peu d’effet sur l’économie générale du livre. C’est une des grandes forces de l’ouvrage, en ce que l’auteur l’a rendu peu susceptible d’être ébranlé par les développements ultérieurs de la recherche. C’est ce qui en a fait, somme toute, un « classique ».
12Peut-être est-ce aussi cela qui lui a permis de créer un consensus dans un contexte historiographique contentieux. Car les études sur la Reconstruction ont connu des mouvements de balancier violents, qu’E. Foner avait déjà mis en scène dans un article six ans plus tôt [2] : à l’école de W. Dunning, qui présentait le Sud (des blancs) comme victime d’une politique fanatique et contre-nature, ont succédé les révisionnistes qui, après la Seconde Guerre mondiale et à la suite de quelques historiens noirs pionniers, ont complètement invalidé cette première vision pour souligner, au contraire, la tentative inédite et extraordinaire des républicains au Nord et des Noirs au Sud de construire une véritable démocratie interraciale. En retour de balancier, les post-révisionnistes à partir des années 1970 ont commencé à souligner les motivations ambiguës des républicains, les erreurs et les limites de leurs politiques, le conservatisme général de la population (blanche), y compris du Nord. Dans son ouvrage, E. Foner prend la voie médiane entre ces deux derniers groupes (le premier est d’emblée posé comme discrédité par l’historiographie) : certes il y a eu des ratés, des limites, et le résultat final est un échec incontestable (même s’il a fermé la porte à bien pire). Il faut néanmoins reconnaître le caractère révolutionnaire de l’abolition de l’esclavage et de l’idée même de faire des citoyens à part entière de personnes qui étaient légalement considérées comme des biens meubles deux ans à peine auparavant – d’où la « seconde révolution inachevée » du sous-titre.
13C’est reconnaître, et assumer, une position éminemment morale pour l’historien. Il n’y a pas de parti pris objectiviste ici, pas de façade de neutralité si difficile à tenir dans une histoire aussi chaude (en termes politiques et mémoriels) et aussi violente. La conclusion est éclairante à ce sujet, puisqu’elle évalue l’échec de la Reconstruction à l’aune de l’idéal de démocratie interraciale qui est clairement, aux yeux de l’auteur, la promesse même de cet épisode. Ce n’est pas, bien évidemment, suggérer ici qu’E. Foner trahit sa vocation d’historien : ses analyses sont minutieuses, son récit appuyé sur une historiographie abondante, illustrée par des sources nombreuses. Sa posture morale a été diversement reçue par les historiens. L’un d’eux, récemment, a reconnu que ça en faisait une histoire parfaite pour notre époque, puisqu’elle parle aux engagements moraux de la situation contemporaine [3]. Un autre a pu y voir, en réalité, le simple négatif du récit traditionnel de W. Dunning, avec des polarités morales inversées [4]. On ne peut réduire le livre, bien plus informé et nuancé que l’ouvrage de 1907, à ce seul aspect, mais c’est un indice des raisons de sa longévité auprès des historiens : dans sa trame la plus élémentaire, il y a l’idée qu’il a simplement raison. Et tant que leur univers moral n’aura pas changé, cela restera le cas.
14Pour les historiens de la Reconstruction, bien entendu, cela fait de la synthèse d’E. Foner un problème embarrassant : qu’en faire ? La réponse semble être : rien. Toujours citée, posée là comme un énorme rocher au milieu du champ, les renouvellements n’ont pu se faire qu’à côté d’elle, voire malgré elle – car sans jamais pouvoir construire à partir d’elle. L’historiographie a pourtant été féconde et a ouvert de nouvelles pistes, mais les tentatives pour les rassembler, et pour évaluer ce qu’elles font à notre connaissance de la période, se sont toujours écrites au pluriel, sans réinterprétation globale. Tel ouvrage parle de « Reconstructions » – le s est important. Tel autre refuse même le terme, préférant parler d’un « après-guerre » moins spécifié [5]. C’est qu’en élargissant la définition de la Reconstruction à la mise en œuvre politique des promesses de l’émancipation, E. Foner a dé-particularisé le processus historique considéré. La chronologie ne tient plus, car tant que le processus n’aura pas atteint son objectif, peut-il être vu comme véritablement terminé ? Nombre d’ouvrages, par exemple, font porter leur « Reconstruction » sur de longues décennies. D’autres l’étendent à l’Ouest et aux rapports de l’État américain aux Amérindiens sur la fin du xixe siècle (ce qui a été nommé la « plus grande Reconstruction »).
15Peut-être est-ce finalement cette redéfinition qui est l’héritage historiographique le plus fort du livre d’E. Foner. Et peut-être est-elle devenue, aujourd’hui, plus un problème à résoudre qu’un acquis sur lequel construire.
16AHSS, 75-3/4, 10.1017/ahss.2021.19
Date de mise en ligne : 25/08/2021
Notes
-
[1]
William A. Dunning, Reconstruction, Political and Economic, 1865-1877, New York, Harper & Brothers, 1907.
-
[2]
Eric Foner, « Reconstruction Revisited », Reviews in American History, 10-4, 1982, p. 82-100.
-
[3]
Mark W. Summers, The Ordeal of the Reunion: A New History of Reconstruction, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 2014, p. 3.
-
[4]
Michael Perman, « Eric Foner’s Reconstruction: A Finished Revolution », Reviews in American History, 17-1, 1989, p. 73-78.
-
[5]
Thomas J. Brown (dir.), Reconstructions: New Perspectives on the Postbellum United States, Oxford, Oxford University Press, 2006 ; Gregory P. Downs et Kate Masur (dir.), The World the Civil War Made, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 2015.