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Article de revue

Comptes rendus. Didier Lett. Un procès de canonisation au Moyen Âge : essai d’histoire sociale. Nicolas de Tolentino, 1325. Paris, PUF, 2008, 473 p.

Pages 803 à 806

1« Saint Louis a-t-il existé ? », finissait par se demander Jacques Le Goff en 1996, au terme de la vaste enquête biographique qu’il venait de consacrer au souverain français. En ces temps de crise de l’histoire, il laissait entendre l’incertitude fondamentale de l’historien du Moyen Âge face aux lacunes et aux contradictions des documents. Douze ans plus tard, le livre de Didier Lett sur le procès de canonisation de Nicolas de Tolentino (1245-1305), en 1325, part d’une interrogation semblable. Aucun document contemporain de sa vie n’en a conservé la trace, dans une région pourtant bien documentée, l’Italie centrale de la deuxième moitié du xiiie siècle. Le plus ancien document parlant de Nicolas date de 1324, quelques mois avant l’ouverture du procès de canonisation et en relation avec lui. De ce cas limite de l’histoire de la sainteté, D. Lett aurait pu faire un livre s’interrogeant sur la relation entre biographie et documentation, dans la lignée de Saint Louis ou de Arnaud de Brescia publié par Arsenio Frugoni en 1954. Néanmoins, cet héritage, s’il est présent dans le livre, ne constitue qu’un des aspects d’une réflexion plus générale sur la société médiévale, caractérisée par un autre déplacement méthodologique. Comme en écho à l’anthropologie et à ses « biographies d’objets », D. Lett remplace un sujet par un autre. Ce n’est pas Nicolas de Tolentino qui constitue le propos du livre, mais le procès de canonisation en lui-même. C’est la « vie sociale » de ces feuillets de parchemin du xive siècle qui permet de s’interroger sur la société médiévale qui leur a donné naissance. Ce changement de point de vue ajoute à la critique documentaire et érudite la plus traditionnelle une interrogation nourrie des questions les plus vives des sciences sociales de la fin du xxe siècle.

2Cet ouvrage se situe aussi au cœur d’un moment historiographique de l’histoire médiévale française. À partir de la fin des années 1980, les propositions venues d’Italie (Paolo Cammarosano, Armando Petrucci), d’Allemagne (Hagen Keller) ou d’Angleterre (Michael Clanchy) sur la centralité des pratiques d’écriture dans l’étude des sociétés européennes médiévales trouvent un écho amplifié par une sensibilité proprement littéraire dans l’interprétation des textes médiévaux. Ce travail est entrepris par Michel Zimmermann, avec un fameux colloque en 1999, Auctor et Auctoritas. Invention et conformisme dans l’écriture médiévale, publié en 2001, puis avec la parution tardive de sa thèse en deux volumes, Écrire et lire en Catalogne (ixe-xiiesiècle), en 2003. L’université de Saint-Quentin-en-Yvelines, où M. Zimmermann est professeur et où enseignait également D. Lett entre 1996 et 2000, est l’un des lieux de cette réflexion collective, poursuivie par Pierre Chastang qui y fut nommé en 2001, donnant peu à peu corps à une véritable école historiographique. Son livre, Lire, écrire, transcrire. Le travail des rédacteurs de cartulaires en Bas-Languedoc (xie-xiiiesiècle), publié en 2001, est un jalon essentiel dans cette transformation historiographique, faisant de la documentation non plus seulement un filtre permettant une connaissance indirecte du passé, mais aussi le lieu privilégié de construction de la réalité sociale, qui doit être le centre de l’analyse historique.

3L’ouvrage de D. Lett se trouve ainsi à la confluence de ce déplacement historiographique majeur et de l’anthropologie historique des années 1980, à laquelle l’auteur a été formé à l’université de Paris 1 et à l’EHESS. En substituant à Nicolas de Tolentino le procès de canonisation comme sujet du livre, il fait bien plus que passer de l’histoire religieuse à l’histoire sociale et culturelle. Il modifie l’ensemble du cadre d’interprétation et bouscule à la fois la méthode, en s’interrogeant sur la matérialité et l’écriture du document, la narration, en faisant de ce processus la trame de l’ouvrage, et l’épistémologie, en considérant que le rapport au passé se noue moins par un lien indirect à ce qui a disparu que par un lien direct avec ce qui est toujours là : le document, conservé et transmis. L’ambition de l’ouvrage est de montrer comment des courants critiques de l’histoire sociale traditionnelle, venus de la microhistoire, de l’anthropologie pragmatique ou des studies, en particulier celle du genre, dont D. Lett est un spécialiste, peuvent être réinvestis dans un projet réflexif de sociologie historique du Moyen Âge.

4Le livre ne commence cependant pas sous cet angle abstrait. La première partie, consacrée à la genèse du procès de canonisation, se confronte d’abord à l’historiographie de la sainteté. Face au silence des archives sur Nicolas de Tolentino, qui n’apparaît ni dans les documents urbains ni dans les testaments, les images, les actes officiels de l’ordre des Augustins, il montre que la sainteté n’est pas dans ce cas un phénomène qui préexisterait sous la forme d’un culte populaire avant d’être reconnu par l’Église, mais qu’elle est une production sociale, parfois à partir d’éléments ténus, dès lors qu’une convergence d’intérêts suffisamment puissante se fait jour. C’est le cas au milieu des années 1320, où le pape Jean XXII, qui vient de canoniser Louis d’Anjou, le petit-neveu de saint Louis, et Thomas d’Aquin, est ouvert à une proposition portée par l’ordre des Augustins. Ce dernier cherche à fonder sa légitimité sur une figure sainte, avec l’appui des réseaux guelfes des Marches et de leurs ramifications avignonnaises.

5L’émission d’une bulle pontificale lance la fabrique de la sainteté, qui est l’objet de la deuxième partie. La personne de Nicolas de Tolentino permet d’exprimer certaines préoccupations de la papauté. Le candidat à la canonisation est mis en scène : il est censé protéger les guelfes contre les gibelins à l’époque de la lutte contre les seigneurs d’Italie du Nord, manifester une profonde charité pour les pauvres sans pratiquer une pauvreté radicale au temps des Spirituels franciscains, ou lutter contre les démons à une période où cette question devient l’une des préoccupations de Jean XXII. Celles-ci guident la production d’une documentation spécifique, comme le montre la troisième partie. Les envoyés du pape s’appuient sur la procédure inquisitoire pour mener l’enquête sur Nicolas de Tolentino. Une liste de vingt-deux articles est rédigée et oriente les interrogatoires des témoins qui déposent sur la réputation, la vie et les vertus du saint présumé. Les commissaires sélectionnent les témoignages afin de produire une vérité particulière, la vérité du procès, comme le montre l’étude attentive de la rédaction des manuscrits et de leur présentation graphique. Le droit et l’écrit deviennent, entre leurs mains, des outils pour s’emparer des déclarations locales et les façonner dans un sens orienté par l’institution ecclésiale. L’analyse matérielle et textuelle des documents joue un rôle central dans la démonstration : le passage des procès-verbaux à l’abbreviatio, c’est-à-dire la synthèse qui est utilisée dans la suite de la procédure, est un moment clef. Par un travail de réécriture, les commissaires produisent un modèle réduit de l’enquête, qui fait passer la focale du miraculé au miracle, du témoin au saint.

6À ce point de la démonstration, le livre bascule sur son autre versant. Après l’exercice de déconstruction, l’historien se pose la question de savoir comment cette enquête sur la vie peut néanmoins être utilisée pour éclairer ce que D. Lett continue à appeler la société médiévale, même s’il ne lui donne pas l’objectivité qui est présupposée par l’histoire sociale des années 1950-1960. C’est, en quelque sorte, le moment de ce que les sociologues appelleraient la « revisite » de l’enquête, non pas vieille de quelques décennies, dont il s’agirait de réinterpréter les données, mais de quelques siècles, qui rechercherait un autre type de vérité que celle des sciences sociales. Ce n’est pas seulement par analogie, mais dans une perspective généalogique que ce parallèle peut être fait : toutes les techniques d’investigation contemporaines, y compris en sciences sociales, gardent la trace de l’invention de la procédure inquisitoire médiévale et de sa structure reposant sur des articles guidant, comme un questionnaire, les témoignages. Que peut-on savoir de la société qui a produit cette enquête sur Nicolas de Tolentino, en dehors de la connaissance du processus de fabrication de la sainteté qui en est l’objet ?

7La quatrième partie s’attaque à ce travail de reconstruction essentiel au propos de l’auteur. Il propose d’abord une sociologie des témoins attentive aux classes sociales, montrant la surreprésentation des élites, mais surtout au genre, signalant la place du témoignage féminin, celui-ci étant quasi aussi représenté que celui des hommes. Même si ces déclarations sont évidemment mises en forme par des hommes et, qui plus est, des clercs, elles constituent néanmoins une documentation de premier plan dans une société très inégalement éclairée du point de vue du genre. À partir de ce constat, D. Lett trace les contours de ce qu’il appelle « la société du procès » dans la cinquième et la sixième partie. La commission pontificale transforme la parole vernaculaire par sa traduction en latin et construit une mémoire collective cohérente à partir de souvenirs individuels qui se recouvrent partiellement et qui parfois s’ignorent ou se contredisent.

8Un rapport spécifique aux temps et aux lieux du quotidien s’esquisse dans cet entre-deux, dévoilant par exemple une mémoire genrée qui dessine les contours de pratiques sociales liées au calendrier, à l’espace domestique, communautaire ou territorial. L’analyse semble se rapprocher de celle d’Emmanuel Le Roy Ladurie, exploitant en 1975 dans Montaillou, village occitan de 1294 à 1324 une enquête pour hérésie utilisant le même type de procédure, également au cours des années 1320 dans le sud-ouest de la France ; c’est pourtant justement là que se situe le plus grand écart. Alors que, en 1975, les documents étaient considérés par E. Le Roy Ladurie comme la transcription d’une parole susceptible d’un traitement ethnographique direct, en 2008, D. Lett reconstitue les relations entre clercs et laïcs, entre hommes et femmes ou entre riches et pauvres à partir d’une lecture critique qui prend le texte à rebrousse-poil, aboutissant à un résultat très différent. Il montre en particulier que les rapports de domination sociaux et politiques s’inscrivent dans l’espace et dans la mémoire, au profit de Nicolas de Tolentino, des communautés guelfes et des élites proches du pouvoir pontifical, créant des gradients de sacralité autour du corps de celui qu’on voudrait saint. Le texte du procès achève ainsi de dépeindre non pas la société existante, la Cité terrestre, mais une société désincarnée, la Cité de Dieu, ordonnée autour de, pour et par l’Église. C’est à la fois dans les structures de cette société et dans ses interstices que peut s’écrire une histoire attentive à la pluralité du social.

9Selon la septième et dernière partie, cette production d’une société idéale a un effet performatif, qui vise une mise en ordre du monde social. L’inégalité de l’espace occupé par la parole des uns et des autres sert à réaffirmer les dénivellations, y compris au sein des élites : les Augustins et les juristes sont au sommet de la hiérarchie, devant les nobles et les autres religieux, puis le peuple. Il y a des privilégiés et des exclus dans la production d’une fama sanctitatis qui reste avant tout masculine, même si la parole des femmes appartenant aux élites locales a fait l’objet d’une certaine attention de la part des commissaires. Peut-être faut-il, dans ce monde idéal de la communauté chrétienne organisée par le masculin et le féminin, conserver une certaine forme de représentativité de genre.

10Les récits de miracle faits par les témoins sont par ailleurs l’occasion pour telle ou telle personne de produire un effet de distinction. Certains cherchent à énumérer le plus grand nombre de miracles possible, d’autres à mettre en avant les plus valorisés par la commission, comme ceux réalisés par Nicolas de Tolentino de son vivant. Le saint putatif est l’objet de stratégies d’appropriation individuelles qui s’inscrivent dans le même temps au sein d’une domination sociale que le procès renforce. La procédure de canonisation se nourrit de cette circularité dont elle cherche à effacer les traces : elle ne crée pas seulement la sainteté, elle la naturalise. À condition de ne pas confondre la société du procès et la société en général, et de ne pas oublier que les mots retranscrits ont pour seul but de faire canoniser Nicolas de Tolentino, il reste donc possible de faire de ce document le point de départ d’un « essai d’histoire sociale », comme l’évoque le sous-titre du livre : dominations spatiale et sociale, différenciées par l’âge ou le genre, se construisent sur les pages de parchemin, se produisent et se reproduisent à travers le procès.

11La construction narrative du livre, guidée par la genèse du document, permet ainsi de conjoindre déconstruction et reconstruction. Elle fournit une sorte de réflexion limite sur ce qu’il est possible d’imposer, institutionnellement et spirituellement, au xive siècle – non sans peine, car la procédure est interrompue et Nicolas de Tolentino n’est finalement canonisé qu’en 1446. Le livre défend une conception critique du savoir historique, entre positivisme et scepticisme : le document n’éclaire pas que lui-même ; il faut savoir le lire et comprendre qu’il renseigne autant, voire plus, sur l’aval, c’est-à-dire sur ce qui arrive après la mort de Nicolas de Tolentino (la procédure, les groupes de pression, l’Église, les témoins) que sur l’amont, ce qui est censé avoir été sa vie (le contenu naturalisé d’une sainteté et des pratiques sociales qui l’entourent).

12On serait tenté de dire que D. Lett écrit une histoire « contre le grain du document », pour reprendre la métaphore qu’Ann Laura Stoler emploie à la même époque, en 2009, pour parler de sa lecture des sources coloniales néerlandaises. Il s’agit aussi, comme elle le fait de son côté, de dévoiler ce que le document s’emploie, au contraire, à dissimuler. On pourrait parler de « décléricaliser » l’histoire du Moyen Âge, comme on a pu « décoloniser » celle de l’Afrique ou de l’Asie du Sud-Est, tout en soulignant que l’Église reste à la base du système de domination de la société médiévale. C’est aussi cette opération qui fait l’intérêt historiographique de l’ouvrage. On y trouve le reflet des préoccupations d’un historien soucieux de surmonter la crise du discours historique en tirant parti d’outils divers – la tradition de l’anthropologie historique, l’étude des pratiques d’écriture médiévale, la microhistoire, l’histoire quantitative lexicométrique, la rencontre, caractéristique des années 1990, entre histoire et droit – qu’il réinterprète en leur donnant une nouvelle cohérence.

13Nul éclectisme dans ce dispositif, au contraire. Les méthodes et les outils théoriques sont utilisés dans un cadre cohérent, celui d’une nouvelle histoire sociale réflexive, non seulement consciente de ses limites, mais aussi de ses possibilités encore inexploitées. D. Lett ouvre ainsi, à partir d’un cas médiéval, une perspective générale pour penser la manière dont l’histoire d’une société plurielle peut s’écrire à partir d’une documentation qui est d’abord le lieu d’un discours de domination. L’enquête sur l’enquête se révèle même exemplaire d’une interrogation sur la connaissance propre aux sciences sociales : la société décrite dans l’enquête ne lui préexiste pas ; elle est d’abord le résultat de cette investigation et entretient avec elle des rapports circulaires, au xive siècle comme aujourd’hui.

14AHSS, 75-3/4, 10.1017/ahss.2021.16


Date de mise en ligne : 25/08/2021

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