Couverture de ANNA_753

Article de revue

Les Annales et Past & Present : une histoire croisée

Pages 693 à 707

Notes

  • [1]
    Incipit de Léon Tolstoï, Anna Karénine, trad. par H. Mongault, Paris, Gallimard, [1877] 2009, p. 3.
  • [2]
    Dans le cadre de ce numéro spécial, le comité de rédaction des Annales a sollicité plusieurs collègues investis dans des revues d’histoire de rayonnement comparable pour porter un regard sur l’évolution récente des Annales : pour la présentation du dispositif, voir dans ce numéro la présentation de la section « Vues d’ailleurs », p. 631-723.
  • [3]
    Voir, dans le présent numéro, Fernando J. Devoto, « Une revue, un lecteur », p. 709-723, ici p. 723.
  • [4]
    « Introduction », Past & Present: A Journal of Scientific History, 1-1, 1952, p. i-iv, ici p. i ; Marc Bloch et Lucien Febvre, « À nos lecteurs », Annales d’histoire économique et sociale, 1-1, 1929, p. 1-2, ici p. 2 : « Non pas à coup d’articles de méthode, de dissertations théoriques. Par l’exemple et par le fait. » Cet éditorial est reproduit dans le présent numéro : « 90 ans d’éditoriaux », p. 725-796.
  • [5]
    M. Bloch et L. Febvre, « À nos lecteurs », art. cit., p. 1.
  • [6]
    Pour le terme « rebelles », voir Eric J. Hobsbawm, Interesting Times: A Twentieth-Century Life, Londres, Allen Lane, 2002, p. 286 ; pour celui d’« hérésie », voir Peter Burke, The French Historical Revolution: The Annales School, 1929-2014, Cambridge, Polity Press, 2015, p. 35 (une version antérieure couvrant uniquement la période 1929-1989 est parue en 1990).
  • [7]
    E. J. Hobsbawm, Interesting Times, op. cit., p. 230. Eric J. Hobsbawm fait également allusion au caractère de « front populaire » du projet porté par Past & Present (voir infra).
  • [8]
    Sur ce groupe, voir Harvey J. Kaye, The British Marxist Historians: An Introductory Analysis, Cambridge, Polity Press, 1984. Les grandes figures des débuts de Past & Present, comme E. J. Hobsbawm, Christopher Hill, Edward P. Thompson et Rodney H. Hilton, étaient toutes membres du parti communiste.
  • [9]
    Christopher Hill, Rodney H. Hilton et Eric J. Hobsbawm, « Past and Present : Origins and Early Years » et Jacques Le Goff, « Later History », Past & Present, 100, 1983, respectivement p. 3-14 et 14-28.
  • [10]
    Voir en particulier « Éditorial », A. Ingold (dir.), no spécial « Environnement » Annales HSS, 66-1, 2011, p. 5-7, ici p. 5, reproduit dans le présent numéro : « 90 ans d’éditoriaux », p. 725-796.
  • [11]
    Traian Stoianovich, French Historical Method: The Annales Paradigm, Ithaca, Cornell University Press, 1976 ; André Burguière, L’école des Annales. Une histoire intellectuelle, Paris, Odile Jacob, 2006, traduit en anglais par Jane Marie Todd sous le titre The Annales School: An Intellectual History, Ithaca, Cornell University Press, 2009 ; P. Burke, The French Historical Revolution, op. cit.
  • [12]
    Voir notamment Keith Thomas, Religion and the Decline of Magic: Studies in Popular Beliefs in Sixteenth and Seventeenth Century England, Londres, Weidenfeld and Nicolson, 1971 ; Lawrence Stone, The Family, Sex and Marriage in England (1500-1800), Londres, Weidenfeld and Nicolson, 1977.
  • [13]
    Voir l’article classique et précurseur de Robert Darnton, « The High Enlightenment and the Low-Life of Literature in Pre-Revolutionary France », Past & Present, 51, 1971, p. 81-115. Je remercie Miri Rubin pour notre discussion sur ce point.
  • [14]
    « Rough Music and Charivari: Letters between Natalie Zemon Davis and Edward Thompson, 1970-1972 », éd. par A. Walsham, Past & Present, 235, 2017, p. 243-262, ici p. 259 et 262 ; Edward P. Thompson, « ‘Rough Music’ : le charivari anglais », Annales ESC, 27-2, 1972, p. 285-312.
  • [15]
    Voir en particulier Edward P. Thompson, The Poverty of Theory and Other Essays, Londres, Monthly Review Press, 1978.
  • [16]
    Pour un exemple particulièrement brutal, voir Richard Cobb, « Nous des Annales », in A Second Identity: Essays on France and French History, Oxford, Oxford University Press, 1969, p. 76-83 (première parution dans le Times Literary Supplement, 1966).
  • [17]
    Typiquement, le superbe portrait de groupe des « premiers membres de Past & Present », commandé à Stephen Farthing par la National Portrait Gallery, n’a été mentionné que brièvement et furtivement dans la revue : Joanna Innes, Lyndal Roper et Chris Wickham, « National Portrait Gallery Stephen Farthing’s Group Portrait of Early Members of the Board of Past And Present », Past & Present, 172, 2001, p. 199-200. Le portrait rassemble J. H. Elliott, C. Hill, R. H. Hilton, E. J. Hobsbawm, L. Stone, J. Thirsk et K. Thomas.
  • [18]
    On peut notamment citer la nécrologie d’E. P. Thompson par Joanna Innes et Paul Slack, « E. P. Thompson », Past & Present, 142, 1994, p. 3-5 ; celle de Victor Kiernan par Eric J. Hobsbawm, « Victor Kiernan », Past & Present, 208, 2010, p. 3-8 ; celle de Joan Thirsk par Paul Slack, « Joan Thirsk », Past & Present, 222, 2014, p. 3-7 ; celle, enfin, de John Bossy par Alex Walsham, « John Bossy », Past & Present, 233, 2016, p. 3-11.
  • [19]
    Lyndal Roper et Chris Wickham, « Past and Present after Fifty Years », Past & Present, 176, 2002, p. 3-6, ici p. 4. Voir également « Éditorial », A. Ingold (dir.), no spécial, « Environnement », art. cit., p. 5.
  • [20]
    Sur cette approche matérielle, voir, dans le présent numéro, « Un collectif au travail », p. 537-554.
  • [21]
    J. Le Goff, « Later History », art. cit., p. 17.
  • [22]
    Eric J. Hobsbawm et Terence Ranger (dir.), The Invention of Tradition, Cambridge, Cambridge University Press, 1983.
  • [23]
    Voir la page « The Past and Present Book Series », Oxford University Press, https://global.oup.com/academic/content/series/p/the-past-and-present-book-series-ppbs/?cc=gb&lang=en&.
  • [24]
    John-Paul Ghobrial (dir.), « Global History and Microhistory », Past & Present, 242, supplément 14, 2019. Pour d’autres exemples, voir les suppléments annuels numéro 11 (2014), « The Social History of the Archive », et numéro 5 (2014), « Relics and Remains », tous deux dirigés par Alex Walsham.
  • [25]
    Ces changements sont abordés par d’autres articles de ce numéro et, en particulier, « Un collectif au travail », art. cit.
  • [26]
    Les articles sur l’histoire et le postmodernisme ont cependant joué un rôle important pour définir le ton des débats autour de la question en Grande-Bretagne. Voir la note de Lawrence Stone, « History and Post-Modernism », Past & Present, 131, 1991, p. 217-218, suivie d’un débat avec Patrick Joyce, Catriona Kelly et Gabrielle M. Spiegel dans les volumes 133 (1991) et 135 (1992) ; voir également Patrick Joyce, « The Return of History: Postmodernism and the Politics of Academic History in Britain », Past & Present, 158, 1998, p. 207-235.
  • [27]
    Edward P. Thompson, « Time, Work-Discipline, and Industrial Capitalism », Past & Present, 38, 1967, p. 56-97 ; id., « The Moral Economy of the English Crowd in the Eighteenth Century », Past & Present, 50, 1971, p. 76-136 ; Natalie Zemon Davis, « The Rites of Violence: Religious Riot in Sixteenth-Century France », Past & Present, 59, 1973, p. 51-91.
  • [28]
    « Davis-Thompson Letters Virtual Issue », Past & Present, https://academic.oup.com/past/pages/thompson_davis_letters_virtual_issue.
  • [29]
    On peut ainsi citer le complément en ligne du numéro spécial dirigé par Karine Karila-Cohenet al., « Histoire quantitative », Annales HSS, 73-4, 2018, qui met à disposition des documents associés aux articles de Karine Karila-Cohen, d’Isabelle Rosé et de Pierre Mercklé et Claire Zalc : « Dossier histoire quantitative », Annales HSS, 73-4, 2018, http://annales.ehess.fr/index.php?575.

1« Les familles heureuses se ressemblent toutes », écrivait Léon Tolstoï [1]. Peut-on pour autant appliquer cette formule aux grandes revues universitaires ? Le style emblématique des Annales peut-il être imité ou est-il unique ? En posant ainsi la question [2], le comité de rédaction invite à tracer des parallèles et à dégager des éléments de contraste. À cette fin, la revue britannique Past & Present offre un prisme intéressant : si, à bien des égards, les deux revues ont des trajectoires clairement distinctes, elles se rapprochent par les défis auxquels elles sont confrontées comme par les opportunités qui s’offrent à elles. De nombreux éléments rendent la comparaison extrêmement pertinente. Ces deux revues, auxquelles on ajoutera ici l’American Historical Review (pour les États-Unis), jouissent d’un grand prestige international et font en général figure, dans leurs pays respectifs, de publication phare au sein de la communauté des historiens. Si elles ont toutes trois pour ambition de publier des articles de pointe, elles se veulent néanmoins des revues historiques « généralistes » couvrant toutes les périodes chronologiques et l’ensemble des régions du globe. Past & Present pousse son ambition « généraliste » jusqu’à un degré de granularité particulièrement élevé : chaque numéro doit ainsi contenir des articles traitant de périodes allant du Moyen Âge (et avant, de préférence) à l’époque contemporaine.

2Comme les Annales, Past & Present peut se prévaloir d’être « un monument et un symbole [3] » dont l’influence d’hier se fait encore sentir aujourd’hui et qui contribue à façonner les débats actuels. À cet égard, il est révélateur que les deux revues s’enorgueillissent d’être capables d’attirer de nombreux universitaires, parmi les plus brillants ou les plus prometteurs. Bien que les pages de Past & Present accueillent des chercheurs à tous les stades de leurs carrières, nombreux sont les jeunes historiens américains souhaitant obtenir un poste de titulaire ou leurs homologues britanniques désireux de se démarquer grâce à une évaluation élogieuse de leurs travaux dans le cadre du Research Excellence Framework du Royaume-Uni à frapper aux portes de la revue. À l’instar des Annales et de l’American Historical Review, Past & Present attire les universitaires en quête de publication par le prestige de la revue, mais aussi – voire surtout – en raison du contexte oppressant des indicateurs de performance.

3La revue Past & Present a été fondée en 1952. Le comité de rédaction ouvrait le premier numéro avec une introduction énergique qui appelait de ses vœux un nouveau genre de revue historique. Il fait peu de doute que ses membres avaient en tête l’appel lancé une vingtaine d’années plus tôt par Marc Bloch et Lucien Febvre dans le premier numéro des Annales d’histoire économique et sociale (ainsi que s’intitulait alors la revue), mentionnant même les deux historiens dès le premier paragraphe. Concernant le genre d’articles qu’ils envisageaient de publier, les rédacteurs déclaraient ainsi vouloir faire évoluer la discipline « non pas à coup d’articles méthodologiques et de dissertations théoriques mais par l’exemple et le fait ». Même si aucune note de bas de page n’était insérée, les rédacteurs citaient là directement l’éditorial du premier numéro des Annales[4]. La revue française est en quelque sorte la bonne fée qui s’est penchée sur le berceau de Past & Present.

4L’intérêt des rédacteurs de Past & Present pour les préceptes et l’exemple que constituent les Annales se comprend aisément, dans la mesure où ils partageaient les mêmes objectifs que leurs homologues français en leurs temps. En 1929, L. Febvre et M. Bloch s’étaient fixés comme mission d’abattre les cloisons disciplinaires entre les historiens qui se consacrent à l’étude du passé lointain et les chercheurs (pas seulement les historiens) qui prennent pour objet le monde dans lequel ils vivent. Ils souhaitaient remédier au divorce, regrettable selon eux, entre « deux classes de travailleurs faites pour se comprendre et qui, à l’ordinaire, se côtoient sans se connaître [5] ». On ne saurait mieux justifier le titre donné à la nouvelle revue par sa rédaction britannique : Past & Present.

5L’on comprend aisément pourquoi les premiers rédacteurs de Past & Present appréhendaient leur propre revue au travers du prisme de leurs homologues d’outre-Manche. L. Febvre et M. Bloch avaient déjà fait des Annales la revue d’histoire la plus enthousiasmante du monde pour tous ceux que les formes historiographiques dominantes ne satisfaisaient plus. Leurs appels, au cours des années 1930, à privilégier une histoire économique et sociale aux dépens de l’histoire politique alors en vogue, qu’ils jugeaient poussiéreuse et stérile, ont sans nul doute été entendus par les rédacteurs de la nouvelle revue britannique.

6Cependant, s’il s’agissait bien de puiser dans le registre rhétorique et de s’appuyer sur les ambitions intellectuelles des débuts des Annales, la perspective des rédacteurs de Past & Present pourrait également avoir été teintée d’une pointe de jalousie. Avant 1940, les Annales apparaissaient comme un outsider institutionnel, lancé à l’assaut de la citadelle de l’orthodoxie universitaire. Après 1945, les derniers remparts étaient tombés, les rebelles s’étaient emparés du pouvoir et l’hérésie s’était muée en orthodoxie [6]. Par ailleurs, les liens étroits que L. Febvre et Fernand Braudel entretenaient avec l’École pratique des hautes études – puis avec son successeur, l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) – assuraient à la revue un capital non seulement intellectuel, mais aussi financier et institutionnel. Ce « cordon ombilical », garant de la stabilité et de la solidité de la revue, lui fournissait également un degré de couverture politique qui faisait défaut à Past & Present.

7Le début des années 1950 au Royaume-Uni n’offrait pas un environnement favorable à une nouvelle revue ambitieuse. C’était même « le pire moment de la guerre froide que l’on puisse imaginer [7] », constatera plus tard l’un des rédacteurs. Le projet, au budget particulièrement serré, semblait tout d’abord promis au désastre, d’autant que son positionnement sur la gauche de l’échiquier politique universitaire – plusieurs des membres du comité de rédaction initial appartenaient au Communist Party Historians Group de la fin des années 1940 – le rendait plus fragile encore [8]. Dans le contexte pesant de la guerre froide en Grande-Bretagne, trouver un emploi n’était pas chose aisée pour les marxistes et leurs compagnons de route. Bien que Karl Marx ne soit pas mentionné dans l’introduction de 1952, l’ambition œcuménique de la revue était de rassembler marxistes et non marxistes dans une entreprise de type « front populaire » visant à renouveler la compréhension des sociétés du passé, éclairé par le présent tout en l’éclairant d’un même mouvement.

8Le sentiment d’admiration pour les Annales transparaissait encore dans le centième numéro de Past & Present, paru en 1983, qui se penchait sur le long chemin parcouru depuis les débuts si difficiles de la revue, dont la survie avait un temps tenu à un fil. Dans ce numéro, trois survivants du premier comité éditorial, Christopher Hill, Eric J. Hobsbawm et Rodney H. Hilton, proposaient un bref récapitulatif des « origines et des premières années » (jusqu’en 1958) de la revue. Ceux-ci laissaient ensuite, et ce n’est pas un hasard, le soin au codirecteur des Annales, Jacques Le Goff, de revenir sur les « années suivantes » (1958-1982). J. Le Goff leur retournait le compliment en déclarant confraternellement qu’il était non seulement un lecteur avide de la revue, « un admirateur, un ami, presque (s’[il pouvait se] permettre de le dire) un amoureux secret », mais qu’il éprouvait aussi « une certaine forme de jalousie pour [la] revue britannique » [9] – commentaire qui montre combien le passé des deux revues constitue, à plus d’un titre, un cas d’histoire croisée.

9Cet aperçu historique en forme de diptyque était en lui-même très révélateur. Le récit des premières années de Past & Present par ses trois fondateurs, riche d’anecdotes et fortement empreint de nostalgie (ce qui était rarement le cas dans leurs écrits strictement historiques), contrastait ainsi de manière saisissante avec le style de la contribution de J. Le Goff, dans laquelle ce dernier mettait en pratique la curiosité intellectuelle et le sens de la réflexivité propres aux Annales dans les années 1980 avec, par exemple, des analyses quantitatives de la revue en termes de sujets, d’auteurs et d’aires géographiques, et même des commentaires sur les acheteurs des espaces publicitaires !

10La conjoncture intellectuelle sereine que connurent les Annales pendant les années 1950 a permis au style éditorial particulier développé par L. Febvre dans les années 1930 et 1940 de s’épanouir. Controversée avant-guerre, sa voix prenait désormais un ton quelque peu solennel et prophétique, que la revue adopta pour le faire sien. Elle encourageait les historiens à explorer de nouveaux territoires, de nouveaux objets de recherche, de nouvelles alliances interdisciplinaires et de nouveaux programmes de travail, individuels ou collectifs, en situant volontairement la revue par rapport aux évolutions à l’œuvre dans les sciences sociales. En effet, le lien continu avec la principale institution française de recherche en sciences sociales a toujours fourni aux Annales une excellente plateforme pour lancer, depuis les rangs mêmes d’une communauté de chercheurs venus d’horizons disciplinaires variés, ses cris de ralliement périodiques en faveur d’une réinitialisation des programmes historiques. Les changements successifs du titre de la revue reflètent et confirment cette sensibilité transdisciplinaire, tout en indiquant, paradoxalement, que les Annales demeurent, fondamentalement, les mêmes. L’évolution de l’ours n’a jamais affecté la capacité de la revue à mobiliser les talents et à attirer des contributeurs de toutes les disciplines des sciences sociales, restant ainsi fidèle au mot d’ordre de ses fondateurs : abattre les murs disciplinaires.

11La confiance des Annales dans leur mission s’est nourrie d’un rapport à leur propre passé frisant parfois – il faut bien l’admettre – l’autocélébration (une tendance à laquelle les directeurs récents ont tenté de résister) [10]. Cela a particulièrement été le cas à partir des années 1970, lorsque la revue et les historiens qui lui étaient étroitement associés ont accédé à une large reconnaissance internationale, notamment dans le monde universitaire américain. Les personnalités des Annales invitées aux États-Unis étaient accueillies en rock stars et les commentateurs américains semblaient décidés à faire des Annales plus qu’une revue (était-ce une école, une tradition, un état d’esprit, un mouvement, etc. ?). L’histoire des Annales a commencé à être racontée non plus seulement comme celle d’une success story, mais aussi comme un récit épique dans lequel le héros terrasse les paradigmes. C’est le cas notamment dans l’enquête de Traian Stoianovich, French Historical Method, parue en 1976. Cette approche transparaît aussi dans l’histoire de la revue, écrite de l’intérieur, en 2006, par André Burguière, toujours membre du comité de rédaction, et dans celle, publiée en anglais, de Peter Burke, élément brillant et converti de la première heure au style des Annales, qui a longtemps joué le rôle d’intermédiaire culturel ainsi que de promoteur de la revue et de sa mission dans le monde anglophone [11].

12Les années 1970 ont également été un moment clef du développement de Past & Present, alors que gagnait en popularité l’histoire sociale, influencée par les Annales, que la revue avait privilégiée depuis sa création. L’atmosphère politique avait changé : le comité de rédaction était désormais plus hétérogène d’un point de vue politique (il l’est resté), tandis que le monde universitaire britannique au sens large avait opéré un net virage à gauche. Encore cantonnée aux marges de la discipline au début des années 1950, l’histoire sociale y avait acquis une position semi-hégémonique à la fin des années 1970 et dans les années 1980. Le fait, par exemple, que deux des créateurs les plus influents de l’ history from below (« l’histoire par le bas ») – E. J. Hobsbawm et Edward P. Thompson – soient membres du comité de rédaction manifestait le choix d’une histoire sociale soucieuse de se démarquer de l’histoire des élites. En outre, la participation à la même époque de Keith Thomas et de Lawrence Stone, auxquels on doit d’avoir défini – chacun à leur manière – de nouveaux axes de recherche sur le début de l’époque moderne [12], apportait à la revue une force qu’elle n’a jamais perdue depuis.

13En cet âge d’or de l’histoire sociale des deux côtés de l’Atlantique, certains chercheurs nord-américains travaillant sur la France, notamment Natalie Zemon Davis et Robert Darnton, jouèrent un rôle pivot dans la triangulation des conversations [13]. Par exemple, un article sur la rough music (l’équivalent du charivari) soumis par E. P. Thompson aux Annales devint l’objet, de 1970 à 1972, d’un échange épistolaire entre son auteur et N. Zemon Davis (correspondance que Past & Present a publiée en 2017). Dans une de ces lettres, N. Zemon Davis rapporte le propos d’un participant d’une conférence à laquelle elle avait assisté en France, qui avait affirmé que l’école des Annales, « particulièrement sa version braudélienne, était la source de toute créativité en histoire et la plus grande école d’historiographie que le monde avait jamais connu ». Bien que l’article d’E. P. Thompson eût été accepté par les Annales (il paraît en 1972), ce dernier répond au scepticisme amusé du commentaire de N. Zemon Davis sur un ton autrement catégorique, arguant qu’elle devait lire la revue avec un « sentiment mêlé de stupeur et de dégoût » [14].

14Il peut être utile, à ce stade, d’évoquer brièvement l’ambivalence acerbe et assez peu confraternelle d’E. P. Thompson à l’égard des Annales. Sans doute découlait-elle en grande partie de l’importance qu’il accordait à l’expérience, au détriment de la théorie, dans l’écriture de l’histoire, un thème sur lequel il revint plus tard, en dehors des pages de la revue, avec une insistance devenue fastidieuse avec le temps [15]. L’attitude d’E. P. Thompson était cependant symptomatique d’une défiance plus large, bien que moins frontale, au sein du comité de rédaction de Past & Present et dans le monde universitaire britannique en général à l’égard de ce qui était souvent perçu comme une théorisation excessive de la pratique historiographique. Dans ce contexte, l’ouverture des Annales aux pratiques innovantes et aux méthodologies des sciences sociales faisait souvent d’elles un bouc émissaire tout désigné [16].

15Cette ambivalence était également révélatrice du fossé qui se creusait entre les deux revues au sujet de la position de réflexivité programmatique adoptée par les Annales depuis 1945. Bien que moins ouvertement critiques que E. P. Thompson, la plupart des rédacteurs en chef et des membres de la rédaction de la revue britannique auraient certainement été mal à l’aise à l’idée de faire de grandes déclarations sur la discipline, à la façon du « nous des Annales » – sans mentionner le fait que « we of Past & Present » aurait été jugé arrogant ! Les commentaires éditoriaux sont et ont toujours été brefs et extrêmement rares dans les pages de Past & Present. Cet « auto-effacement » doit se lire comme un rejet conscient de la réflexivité programmatique dont les Annales ont fait leur marque de fabrique [17].

16Alors que les rédacteurs des Annales ont toujours considéré l’histoire même de leur revue comme une ressource intellectuelle à exploiter pour renouveler son image, il n’en va pas de même de la revue britannique – à ce jour, il n’existe d’ailleurs pas d’étude historique professionnelle sur Past & Present. Si, ces dernières années, la revue a donné une organisation formalisée à ses archives, celles-ci ne suscitent pour le moment qu’un intérêt négligeable. Les nécrologies des membres de longue date de son comité éditorial éclairent davantage les lecteurs sur l’histoire et la mission de la revue que ne le font les éditoriaux [18]. Ainsi, à l’occasion du cinquantième anniversaire de Past & Present en 2002, dans l’un des rares éditoriaux proposé par la revue, la rédaction ne manifestait aucune intention de s’excuser pour « l’absence d’une ligne éditoriale » au fil des ans, ajoutant que « ce pour quoi [ils seraient] engagés est, justement, un éclectisme rigoureux ». Il peut sembler étrange qu’une revue historique d’envergure mondiale se place sous l’étendard, somme toute modeste, du seul éclectisme, quand bien même fût-il rigoureux. Les Annales, quant à elles, n’ont jamais souhaité s’en tenir à une vision si déflationniste [19].

17Contrairement aux Annales, Past & Present a donc toujours fait profil bas, ses rédacteurs adoptant une approche plus humble et discrète dans laquelle la continuité prime sur les changements de direction et la pratique sur la théorie. Si, vu d’outre-Manche (et peut-être même d’outre-Atlantique), cette réticence à revendiquer une position pourrait passer pour un manque d’ambition, voire d’engagement professionnel envers la discipline, il est, je pense, plus pertinent de chercher du côté des conditions matérielles de la revue pour expliquer son approche. Past & Present a été contraint de vivre selon ses moyens, ne pouvant compter ni sur le soutien financier et institutionnel dont bénéficie l’American Historical Review grâce à son statut de revue professionnelle des historiens américains, ni sur les liens institutionnels que les Annales ont mis à profit pour façonner leur identité et accroître leur influence dans les disciplines voisines.

18De fait, c’est bien cette proximité institutionnelle qui distingue le plus les Annales de leur alter ego britannique (ainsi que de l’American Historical Review) et la place naturellement à la croisée des sciences sociales. Or un tel positionnement est difficilement concevable dans le monde universitaire britannique. Contrairement à ce qui se passe pour les Annales, il est ainsi peu probable que des chercheurs de tous horizons des sciences sociales lisent les deux revues anglophones, encore moins qu’ils y contribuent. Le sous-titre original de Past & Present, « A Journal of Scientific History » (« Une revue d’histoire scientifique »), a d’ailleurs été discrètement abandonné à la fin des années 1950. De la même façon, il faut rappeler que dans les établissements universitaires britanniques, les départements d’histoire sont plus souvent rattachés aux facultés de lettres et de sciences humaines (Arts and Humanities) qu’à celles de sciences sociales (Social Sciences). La décision récente des Annales de publier ses articles en français et en anglais est moins surprenante qu’il n’y paraît pour beaucoup de lecteurs anglophones (qui s’en sont généralement félicités), puisque l’anglais s’est déjà imposé en France comme la langue véhiculaire internationale dans les sciences naturelles et sociales. La nouvelle publication en anglais des Annales leur permet par conséquent, désormais, d’exploiter pleinement leur principale valeur ajoutée, pour reprendre le langage du marketing, parmi les revues généralistes de même niveau : la niche critique qu’elles occupent et le respect international dont elles jouissent dans la communauté des sciences sociales.

19La conscience de soi des Annales a donc toujours consisté à rendre publiques ses lignes éditoriales, méthodologique et stratégique pour en faire un objet de discussion et de débat. Cette approche a également conduit à une diversification notable du contenu éditorial. Alors que les pages de Past & Present continuent de mettre en avant exclusivement des articles savants, comme c’était le cas en 1952, celles des Annales ont aussi accueilli des recensions, des articles de synthèse et des contributions méthodologiques ou prospectives. Cette ouverture a grandement facilité la tâche des historiens des Annales qui se sont penchés sur la stratégie de la revue à travers les époques. Il manque cependant à ces histoires un récit de ce qui se passe dans la salle des machines, c’est-à-dire à la table du comité éditorial, où se prennent certainement les décisions critiques les plus importantes. L’histoire d’une revue devrait tout autant s’attacher aux pratiques qu’aux déclarations, et qui veut l’étudier ne doit pas se contenter d’admirer la carrosserie, mais faire aussi l’effort de s’intéresser de près à ce qui se passe sous le capot. D’autant que l’état du moteur est également révélateur de la capacité d’une revue à relever les défis de l’avenir [20].

20Le modus operandi de Past & Present est différent et repose sur des valeurs de connoisseurship collectif. Ces catégories d’évaluation partagées apparaissent dans le champ lexical pour le moins décalé qu’utilisent les membres du comité dans leurs lectures critiques des articles soumis. Ces derniers ne se contentent généralement pas de donner un avis intellectuel, mais s’engagent volontiers sur le terrain d’une évaluation sensorielle, voire gustative, des articles (des termes comme sensation, parfum, goût, aspect, ton, éthos ne sont jamais mal à propos). À tel point que les réunions du comité prennent parfois des airs de séance de dégustation de grands crus, comparaison d’autant plus éloquente que la plupart de ces réunions se déroulent sous les ors d’une salle d’un college d’Oxford. « Very Past & Present! » est finalement, le plus haut éloge pour un texte, la consécration de son je ne sais quoi.

21Si cette approche de « connaisseurs avertis » prête facilement le flanc à la dérision, ajouter à l’exercice de lecture critique par les pairs un critère d’« adéquation » subjective à l’éthos de la publication garantit pourtant que les textes sélectionnés soient immédiatement reconnaissables par leur fidélité aux valeurs cardinales de la revue. Ce système est un héritage des débuts de Past & Present, lorsque chaque proposition d’article était lue par tous les membres du comité de rédaction, dans le souci d’établir une identité d’ensemble. Si l’expansion de la revue et le nombre croissant de textes reçus ont eu raison de ce système, le ton ainsi affirmé au fil des ans demeure un élément distinctif de l’identité du journal. Past & Present ne fait pas appel à des évaluateurs externes, mais continue à confier quasi exclusivement le travail de lecture critique à des équipes ad hoc formées de membres du comité de rédaction. Si peu de revues fonctionnent de la sorte, surtout aujourd’hui, une telle méthode de travail repose néanmoins sur une logique imparable : pour fabriquer une revue généraliste, il est certainement plus productif de solliciter l’avis critique d’historiens n’occupant pas les mêmes niches historiographiques que les auteurs.

22Cette approche, fondée sur l’expertise de la revue, transparaît dans le profil de son équipe éditoriale, composée presque uniquement d’historiens. La revue a bien cherché, lors des premières décennies, à intégrer des collègues issus de disciplines proches, pour finalement y renoncer, si bien qu’historiens de formation et titulaires de postes dans les départements d’histoire se sont toujours taillés la part du lion au sein du comité. On retrouve d’ailleurs le même profil chez les contributeurs de la revue et, probablement, chez ses lecteurs. Les nouveaux membres sont minutieusement cooptés sur la base des travaux savants qu’ils ont produits (ou qu’ils ont le potentiel de produire) ; d’un type particulier, ceux-ci doivent être susceptibles non seulement d’être publiés dans la revue, mais aussi de s’adresser à des lecteurs issus de la discipline et au-delà.

23Le processus de sélection des nouveaux membres est d’autant plus réfléchi qu’ils sont appelés à exercer de longs mandats. Le renouvellement du comité de rédaction se fait ainsi toujours par consensus et sans débat. Depuis longtemps, la convention veut que les membres quittent leur fonction à l’âge de soixante-dix ans. Pourtant, bien que débarrassés de la charge que constitue l’évaluation des contributions reçues, beaucoup restent loyaux envers le journal. E. J. Hobsbawm a été un membre actif de 1952 jusqu’à son décès en 2012, et deux des personnes impliquées dans la vie du journal aujourd’hui, Sir John Elliott et Sir Keith Thomas, ont été respectivement nommées au comité de rédaction en 1958 et 1968. Cette longévité de service des membres du comité a joué un rôle essentiel pour garantir un contrôle constant de la qualité et créer un style reconnaissable.

24Ce mode opératoire a été d’autant plus fécond que le comité de rédaction de la revue a toujours attiré des chercheurs de très haut niveau, réputés pour leur capacité à proposer des publications qui transcendent une spécialisation étroite. Si l’on étudie la composition de la rédaction lors de la parution des numéros 1 (1952), 50 (1971), 100 (1983), 200 (2008) ainsi que du dernier numéro (2020), on note par exemple la présence – aux côtés de C. Hill, E. J. Hobsbawm, R. H. Hilton, L. Stone, K. Thomas et J. H. Elliott – de Joan Thirsk, Francis Haskell, Paul Slack, Terence Ranger, David Blackbourn, Jack Goody, John Bossy, Olwen Hufton, Keith Hopkins, Eric Foner, David Cannadine, Mark Mazower, Janet Nelson, Roy Foster, Megan Vaughan, Chris Bayly, Chris Wickham, Lyndal Roper, Rana Mitter et Alex Walsham. Tous comptent parmi les historiens les plus éminents et beaucoup d’entre eux ont été ou sont des sommités dans leurs champs respectifs. Rares sont les revues pouvant se vanter d’avoir, parmi les membres de son comité, autant de chercheurs d’un tel niveau.

25Past & Present a joui d’une très large influence informelle du fait du prestige de son comité, dont une grande part a intégré la British Academy, deux de ces membres en particulier, K. Thomas et D. Cannadine, ayant même présidé l’institution (respectivement de 1993 à 1997 et de 2017 à aujourd’hui). Des liens similaires existent avec d’autres institutions professionnelles clefs de la discipline en Grande-Bretagne : D. Cannadine a également été directeur de l’Institute of Historical Research de l’université de Londres (1998-2003), l’auteur du présent article a été président de la Royal Historical Society (2008-2012), tandis que C. Wickham a joué un rôle important dans différentes versions du Research Excellence Framework. À sa manière, Past & Present est passé des marges de la vie universitaire britannique au début des années 1950 au cœur de l’establishment.

26L’influence de la revue sur l’évolution de la discipline s’exerce également par des moyens intellectuels plus conventionnels, fruits des efforts conjoints des rédacteurs en chef et des membres du comité de rédaction. Ces derniers œuvrent notamment, de manière informelle, pour encourager de jeunes chercheurs à soumettre leurs travaux à la publication et lancent ou alimentent des discussions autour de certains articles couvrant des thèmes majeurs ou ayant suscité un vif intérêt. Certains de ces débats ont d’ailleurs fini par être étroitement associés aux pages de la revue. Ils ne font en général pas l’objet (comme c’est le cas pour les Annales) de numéros spéciaux, mais se poursuivent, de numéro en numéro, pendant un certain temps. Les rédacteurs en chef ont en outre intégré à la revue une rubrique « Point de vue », destinée à susciter des réactions. Ainsi est-ce le petit coup de pouce informel, plutôt que la déclaration publique, qui constitue la norme pour stimuler le débat à l’intérieur des pages de Past & Present.

27La Past and Present Society, enregistrée auprès de la Commission britannique sur les organismes caritatifs (Charity Commission) en 1989, mais déjà active avant cette date, opère de manière similaire. Dans son article de 1983, J. Le Goff prenait soin de répertorier l’ensemble des colloques annuels organisés sous les auspices de la Society entre 1957 et 1982, en soulignant leur importance pour la mission intellectuelle de la revue [21]. Avec le recul, ces colloques ont souvent déclenché ou relancé des débats historiques dont la postérité, en dehors des pages de la revue, a été durable et marquante. J. Le Goff rappelait ainsi l’importance du thème de la « religion populaire », mis en avant en 1966. Le colloque de 1977, sur « l’invention de la tradition », en est un autre exemple, peut-être plus parlant encore, puisqu’il aboutit à la parution, en 1983, d’un volume éponyme, édité par E. J. Hobsbawm et T. Ranger, dont l’influence fut considérable [22].

28Les colloques de la Society visaient non seulement à produire des articles pour la revue, mais aussi à engendrer des publications livresques sous le label de Past & Present. À partir des années 1980, la Society a parrainé une série d’ouvrages, d’abord chez Cambridge University Press, puis, à partir de 2006, chez Oxford University Press, éditeur de la revue. Une cinquantaine de titres a ainsi paru dans cette collection. Celle-ci reflète, d’après le site de l’éditeur, « les grands thèmes et l’éthos de la revue », bien que, et cela est classique, ceux-ci ne soient pas pour autant définis [23]. Conçue à l’origine comme un débouché pour les actes des colloques, la série Past & Present tend désormais à accueillir des monographies produites par de jeunes chercheurs. Cette évolution met en lumière la façon dont la Past and Present Society utilise son statut d’organisme caritatif pour promouvoir et soutenir des historiens prometteurs. Elle offre notamment un petit nombre de bourses postdoctorales et finance l’organisation de colloques qui rassemblent des universitaires confirmés et des chercheurs en début de carrière et débouchent souvent sur des articles pour la revue ou des volumes destinés aux suppléments annuels de Past & Present. Lancée en 2006, cette série porte sur des thèmes auxquels d’autres revues consacreraient un numéro spécial : ainsi du supplément de 2019 sur « Histoire globale et microhistoire », qui en est un excellent exemple [24]. Les suppléments sont un rouage essentiel du fonctionnement de Past & Present et du développement de son champ d’action. Les importantes recettes que la revue dégage, depuis plus d’une décennie, des ventes de consortiums internationaux auprès des bibliothèques, en version papier ou électronique, lui ont permis d’étoffer son champ d’activités.

29L’approche adoptée par Past & Present pour faire rayonner son influence – mise en avant du jugement d’experts, valeurs collectives, informalité, encouragement discret – contraste fortement avec la vision olympienne et le penchant pour les prises de position politiques des Annales (bien que, comme mentionné plus haut, nous manquions d’une analyse des pratiques de production de la revue calquée sur la présente analyse de Past & Present). La revue britannique va tranquillement de l’avant, reste fidèle aux méthodes de l’historien et, bien qu’influencée par les disciplines voisines, ne cherche en général pas à provoquer de changement autrement que de manière graduelle, informelle et principalement par la qualité des articles publiés. Les articles savants demeurent sa marque de fabrique et sa véritable raison d’être ; les laisser parler en son nom, tel est peut-être l’argument de vente distinctif de la revue.

30Ce recours à la langue internationale du marketing aurait certainement paru étrange aux fondateurs respectifs des deux revues. Néanmoins, on ne saurait ignorer les changements considérables du contexte intellectuel, culturel et technologique intervenus depuis la création de Past & Present et des Annales, à tel point qu’est remis en cause, aujourd’hui, le type même de revue imaginé par leurs fondateurs respectifs. De fait, malgré leurs différences, les deux titres sont confrontés à une question existentielle identique : y a-t-il encore une place, ou plutôt une demande, pour une revue d’histoire résolument généraliste ? Le modèle « généraliste » est en effet mis à rude épreuve pour plusieurs raisons, parmi lesquelles la fragmentation de la discipline qui a entraîné la prolifération de nouvelles revues spécialisées, le flux méthodologique qui traverse actuellement l’histoire et les sciences sociales, ou bien encore les implications pragmatiques de l’accès en ligne qui stimule de nouvelles pratiques de lecture comme de production.

31Alors que la discipline semble s’orienter vers l’ultra-spécialisation, préserver la cohésion et la cohérence de l’objectif intellectuel au sein d’une rédaction est une gageure. Les Annales ont réagi en opérant certains changements, en particulier entre 2008 et 2012 [25]. Du côté de Past & Present, le mode de fonctionnement adopté depuis sa création, fondé sur l’expertise en interne des textes, est mis en difficulté. La volonté de ne pas externaliser le processus de lecture critique fait peser une charge toujours plus importante sur les membres de la rédaction, lesquels consacrent déjà – du fait de leur statut dans leurs champs respectifs – bien plus de temps que leurs prédécesseurs aux tâches administratives et universitaires. Pour répondre à ce défi, Past & Present a choisi d’étoffer sa rédaction : le nombre de membres, qui était de 10 à la création de la revue en 1952, est passé à 16 en 1971, puis à 26 en 2008, pour atteindre actuellement 36 membres. Les nouveaux recrutés ne sont plus seulement choisis pour remplacer ceux qui quittent la rédaction, mais pour diversifier cette dernière afin d’offrir une expertise dans des domaines historiques dynamiques et émergents. Des besoins particuliers ont par exemple été identifiés dans les domaines de l’histoire extra-européenne et du temps présent (fin du xxe siècle et début du xxie siècle). Si le comité de rédaction arrive encore à se serrer autour de la table d’un college d’Oxford, une telle inflation risque toutefois de diluer la collégialité qui faisait traditionnellement la force de la revue. Si les technologies de visio-conférence rendent cet accroissement techniquement soutenable, l’est-il intellectuellement à moyen terme ?

32Au tournant du troisième millénaire, l’état de l’histoire et des disciplines voisines a été marqué par des turbulences méthodologiques se matérialisant en des vagues de « tournants ». Le « tournant culturel » a peut-être été moins difficile à prendre pour Past & Present qui, dès les années 1970, avait encouragé une histoire sociale imprégnée d’éléments culturels. Les Annales ont adopté des positions plus tranchées face aux « tournants », tantôt favorables, tantôt défavorables – notamment au moment du tournant critique de la fin des années 1980 et du début des années 1990 –, mais ont, dans l’ensemble, toujours manifesté une plus grande ouverture à l’innovation. La revue britannique, quant à elle, a fait preuve de davantage de prudence et de circonspection, en n’ouvrant ses pages au dernier « tournant » qu’une fois exprimé sous la forme d’articles de grande qualité [26]. De manière générale et malgré des stratégies différentes, les deux revues ont pour le moment accepté sans sourciller ces tournants successifs, parmi lesquels le « tournant global » est celui dont l’effet a été le plus notable sur leurs opérations. Il est révélateur que les régions extra-européennes les plus couvertes par chaque revue tendent à refléter les passés coloniaux de la France et de la Grande-Bretagne : Past & Present s’est spécialisé sur l’Asie du Sud et l’Afrique subsaharienne, quand les Annales se concentrent sur l’Afrique du Nord, le Levant et l’Asie orientale, même si ce grand partage est en train d’évoluer.

33Cependant, le bouleversement le plus notable ayant affecté les deux revues au cours de la dernière décennie est certainement la révolution technologique qui a profondément modifié la diffusion de leur contenu. Les lecteurs (ou plutôt les utilisateurs) ont tendance à ne plus lire les revues dans leur intégralité, mais plutôt à consulter des articles pertinents selon leur recherche en ligne. Les changements induits, en termes de production comme de réception, sont d’une importance telle que l’on aurait pu s’attendre à ce que des revues si bien établies, et confiantes dans la valeur de leur format historique, y résistent. C’est le contraire qui s’est produit, comme le révèle un bref examen de leurs sites internet respectifs. Par ailleurs, il apparaît que leurs riches archives d’articles sont, à l’ère du numérique, des atouts considérables. La politique éditoriale mise en œuvre pendant plusieurs décennies a permis aux deux revues de produire des travaux de qualité, fondés sur les « exemples » et les « faits », transformant leurs contenus d’archives en une véritable malle aux trésors pour les chercheurs les plus exigeants.

34De façon révélatrice, l’article de Past & Present le plus lu en ligne et le plus téléchargé est, depuis un moment déjà, « Time, Work-Discipline, and Industrial Capitalism » d’E. P. Thompson, daté de 1967. Viennent toujours ensuite deux autres articles de cette période faste : un autre article d’E. P. Thompson, « The Moral Economy of the English Crowd in the Eighteenth Century » (1971), et « The Rites of Violence: Religious Riot in Sixteenth-Century France » (1973) que l’on doit à N. Zemon Davis [27]. Plus qu’un hommage à un âge d’or révolu, les archives constituent une source d’opportunités pour l’avenir. L’intérêt suscité par la correspondance de N. Zemon Davis et E. P. Thompson, mentionnée plus haut, a ainsi conduit l’équipe de rédaction à créer en ligne un « numéro virtuel » présentant, outre leurs échanges épistolaires, plusieurs articles de ces mêmes auteurs ainsi qu’une demi-douzaine d’autres articles pertinents tirés des pages de la revue [28].

35En plus de l’exploitation de ce gisement archivistique pour la création de « numéros virtuels », les rédacteurs en chef ont renouvelé la section « Point de vue » afin d’encourager des interventions sur des sujets en prise avec les préoccupations et les débats du moment, diffusées largement par le blog du site et le fil Twitter. Parmi les innovations du site des Annales, on peut citer la section « Compléments de lecture », qui propose des liens vers des ressources pertinentes (documents, photographies, collections d’archives) en relation avec des articles publiés récemment [29].

36En parcourant les deux sites internet sous leur forme actuelle, on prend conscience que Past & Present et les Annales s’adaptent de manière positive et créative aux exigences qu’impose leur statut de marques internationales ; à cet égard, leurs plateformes numériques peuvent tout autant être considérées comme une entreprise de curation que comme un volume exigeant des compétences éditoriales traditionnelles. Ces changements sont l’occasion pour les revues de se réinventer. Pour cela, elles doivent faire preuve d’une imagination digne de celle de leurs fondateurs.


Date de mise en ligne : 25/08/2021

Notes

  • [1]
    Incipit de Léon Tolstoï, Anna Karénine, trad. par H. Mongault, Paris, Gallimard, [1877] 2009, p. 3.
  • [2]
    Dans le cadre de ce numéro spécial, le comité de rédaction des Annales a sollicité plusieurs collègues investis dans des revues d’histoire de rayonnement comparable pour porter un regard sur l’évolution récente des Annales : pour la présentation du dispositif, voir dans ce numéro la présentation de la section « Vues d’ailleurs », p. 631-723.
  • [3]
    Voir, dans le présent numéro, Fernando J. Devoto, « Une revue, un lecteur », p. 709-723, ici p. 723.
  • [4]
    « Introduction », Past & Present: A Journal of Scientific History, 1-1, 1952, p. i-iv, ici p. i ; Marc Bloch et Lucien Febvre, « À nos lecteurs », Annales d’histoire économique et sociale, 1-1, 1929, p. 1-2, ici p. 2 : « Non pas à coup d’articles de méthode, de dissertations théoriques. Par l’exemple et par le fait. » Cet éditorial est reproduit dans le présent numéro : « 90 ans d’éditoriaux », p. 725-796.
  • [5]
    M. Bloch et L. Febvre, « À nos lecteurs », art. cit., p. 1.
  • [6]
    Pour le terme « rebelles », voir Eric J. Hobsbawm, Interesting Times: A Twentieth-Century Life, Londres, Allen Lane, 2002, p. 286 ; pour celui d’« hérésie », voir Peter Burke, The French Historical Revolution: The Annales School, 1929-2014, Cambridge, Polity Press, 2015, p. 35 (une version antérieure couvrant uniquement la période 1929-1989 est parue en 1990).
  • [7]
    E. J. Hobsbawm, Interesting Times, op. cit., p. 230. Eric J. Hobsbawm fait également allusion au caractère de « front populaire » du projet porté par Past & Present (voir infra).
  • [8]
    Sur ce groupe, voir Harvey J. Kaye, The British Marxist Historians: An Introductory Analysis, Cambridge, Polity Press, 1984. Les grandes figures des débuts de Past & Present, comme E. J. Hobsbawm, Christopher Hill, Edward P. Thompson et Rodney H. Hilton, étaient toutes membres du parti communiste.
  • [9]
    Christopher Hill, Rodney H. Hilton et Eric J. Hobsbawm, « Past and Present : Origins and Early Years » et Jacques Le Goff, « Later History », Past & Present, 100, 1983, respectivement p. 3-14 et 14-28.
  • [10]
    Voir en particulier « Éditorial », A. Ingold (dir.), no spécial « Environnement » Annales HSS, 66-1, 2011, p. 5-7, ici p. 5, reproduit dans le présent numéro : « 90 ans d’éditoriaux », p. 725-796.
  • [11]
    Traian Stoianovich, French Historical Method: The Annales Paradigm, Ithaca, Cornell University Press, 1976 ; André Burguière, L’école des Annales. Une histoire intellectuelle, Paris, Odile Jacob, 2006, traduit en anglais par Jane Marie Todd sous le titre The Annales School: An Intellectual History, Ithaca, Cornell University Press, 2009 ; P. Burke, The French Historical Revolution, op. cit.
  • [12]
    Voir notamment Keith Thomas, Religion and the Decline of Magic: Studies in Popular Beliefs in Sixteenth and Seventeenth Century England, Londres, Weidenfeld and Nicolson, 1971 ; Lawrence Stone, The Family, Sex and Marriage in England (1500-1800), Londres, Weidenfeld and Nicolson, 1977.
  • [13]
    Voir l’article classique et précurseur de Robert Darnton, « The High Enlightenment and the Low-Life of Literature in Pre-Revolutionary France », Past & Present, 51, 1971, p. 81-115. Je remercie Miri Rubin pour notre discussion sur ce point.
  • [14]
    « Rough Music and Charivari: Letters between Natalie Zemon Davis and Edward Thompson, 1970-1972 », éd. par A. Walsham, Past & Present, 235, 2017, p. 243-262, ici p. 259 et 262 ; Edward P. Thompson, « ‘Rough Music’ : le charivari anglais », Annales ESC, 27-2, 1972, p. 285-312.
  • [15]
    Voir en particulier Edward P. Thompson, The Poverty of Theory and Other Essays, Londres, Monthly Review Press, 1978.
  • [16]
    Pour un exemple particulièrement brutal, voir Richard Cobb, « Nous des Annales », in A Second Identity: Essays on France and French History, Oxford, Oxford University Press, 1969, p. 76-83 (première parution dans le Times Literary Supplement, 1966).
  • [17]
    Typiquement, le superbe portrait de groupe des « premiers membres de Past & Present », commandé à Stephen Farthing par la National Portrait Gallery, n’a été mentionné que brièvement et furtivement dans la revue : Joanna Innes, Lyndal Roper et Chris Wickham, « National Portrait Gallery Stephen Farthing’s Group Portrait of Early Members of the Board of Past And Present », Past & Present, 172, 2001, p. 199-200. Le portrait rassemble J. H. Elliott, C. Hill, R. H. Hilton, E. J. Hobsbawm, L. Stone, J. Thirsk et K. Thomas.
  • [18]
    On peut notamment citer la nécrologie d’E. P. Thompson par Joanna Innes et Paul Slack, « E. P. Thompson », Past & Present, 142, 1994, p. 3-5 ; celle de Victor Kiernan par Eric J. Hobsbawm, « Victor Kiernan », Past & Present, 208, 2010, p. 3-8 ; celle de Joan Thirsk par Paul Slack, « Joan Thirsk », Past & Present, 222, 2014, p. 3-7 ; celle, enfin, de John Bossy par Alex Walsham, « John Bossy », Past & Present, 233, 2016, p. 3-11.
  • [19]
    Lyndal Roper et Chris Wickham, « Past and Present after Fifty Years », Past & Present, 176, 2002, p. 3-6, ici p. 4. Voir également « Éditorial », A. Ingold (dir.), no spécial, « Environnement », art. cit., p. 5.
  • [20]
    Sur cette approche matérielle, voir, dans le présent numéro, « Un collectif au travail », p. 537-554.
  • [21]
    J. Le Goff, « Later History », art. cit., p. 17.
  • [22]
    Eric J. Hobsbawm et Terence Ranger (dir.), The Invention of Tradition, Cambridge, Cambridge University Press, 1983.
  • [23]
    Voir la page « The Past and Present Book Series », Oxford University Press, https://global.oup.com/academic/content/series/p/the-past-and-present-book-series-ppbs/?cc=gb&lang=en&.
  • [24]
    John-Paul Ghobrial (dir.), « Global History and Microhistory », Past & Present, 242, supplément 14, 2019. Pour d’autres exemples, voir les suppléments annuels numéro 11 (2014), « The Social History of the Archive », et numéro 5 (2014), « Relics and Remains », tous deux dirigés par Alex Walsham.
  • [25]
    Ces changements sont abordés par d’autres articles de ce numéro et, en particulier, « Un collectif au travail », art. cit.
  • [26]
    Les articles sur l’histoire et le postmodernisme ont cependant joué un rôle important pour définir le ton des débats autour de la question en Grande-Bretagne. Voir la note de Lawrence Stone, « History and Post-Modernism », Past & Present, 131, 1991, p. 217-218, suivie d’un débat avec Patrick Joyce, Catriona Kelly et Gabrielle M. Spiegel dans les volumes 133 (1991) et 135 (1992) ; voir également Patrick Joyce, « The Return of History: Postmodernism and the Politics of Academic History in Britain », Past & Present, 158, 1998, p. 207-235.
  • [27]
    Edward P. Thompson, « Time, Work-Discipline, and Industrial Capitalism », Past & Present, 38, 1967, p. 56-97 ; id., « The Moral Economy of the English Crowd in the Eighteenth Century », Past & Present, 50, 1971, p. 76-136 ; Natalie Zemon Davis, « The Rites of Violence: Religious Riot in Sixteenth-Century France », Past & Present, 59, 1973, p. 51-91.
  • [28]
    « Davis-Thompson Letters Virtual Issue », Past & Present, https://academic.oup.com/past/pages/thompson_davis_letters_virtual_issue.
  • [29]
    On peut ainsi citer le complément en ligne du numéro spécial dirigé par Karine Karila-Cohenet al., « Histoire quantitative », Annales HSS, 73-4, 2018, qui met à disposition des documents associés aux articles de Karine Karila-Cohen, d’Isabelle Rosé et de Pierre Mercklé et Claire Zalc : « Dossier histoire quantitative », Annales HSS, 73-4, 2018, http://annales.ehess.fr/index.php?575.

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