Notes
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[1]
Michael Werner et Bénédicte Zimmermann, « Penser l’histoire croisée : entre empirie et réflexivité », Annales HSS, 58-1, 2003, p. 7-36, ici p. 7-8.
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[2]
Emmanuel Droit, « Writing a Global History of 1989: Between a Shock Wave and a Gap in Time », in F. Hofmann et M. Messling (dir.), The Epoch of Universalism 1769–1989/L’époque de l’universalisme 1769-1989, Berlin, De Gruyter, 2021, p. 157-176.
-
[3]
Doris Bachmann-Medick, Cultural Turns: Neuorientierungen in den Kulturwissenschaften, Reinbek, Rowohlt, [2006] 2010, p. 144-183.
-
[4]
Michel Foucault, Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, 1966, p. 229.
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[5]
Franck Hofmann et Markus Messling, « On the Ends of Universalism », in F. Hofmann et M. Messling (dir.), The Epoch of Universalism…, op. cit., p. 1-40.
-
[6]
Les liens entretenus par les Annales avec la tradition allemande d’histoire sociale ont été discutés à maintes reprises et l’on ne saurait reprendre ici cet ample débat. Voir à ce propos Peter Schöttler, Die ‘Annales’-Historiker und die deutsche Geschichtswissenschaft, Tübingen, Mohr Siebeck, 2015. Même si cette parenté paraît moins évidente, des travaux comme ceux de Fernand Braudel sur la Méditerranée, portant sur des problèmes d’anthropologie historique au fondement des ordres sociaux et culturels, peuvent être mis en relation avec les « sciences de la culture » telles qu’elles ont été constituées, dans le champ scientifique germanophone, par des penseurs comme Aby Warburg, Ernst Cassirer et Walter Benjamin dans les années 1920-1930.
-
[7]
Lionel Ruffel, Brouhaha. Les mondes du contemporain, Lagrasse, Verdier, 2016.
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[8]
M. Werner et B. Zimmermann, « Penser l’histoire croisée… », art. cit., p. 32. C’est en cela que consiste aussi le déplacement proprement dit par rapport au courant d’histoire globale et/ou connectée qui l’a précédée, comme l’a montré Sanjay Subrahmanyam : Sanjay Subrahmanyam, « Aux origines de l’histoire globale », leçon inaugurale au Collège de France, 28 nov. 2013, DOI : https://doi.org/10.4000/books.cdf.3606. Voir, dans le présent numéro, l’article « Les échelles du monde. Pluraliser, croiser, généraliser », p. 465-492.
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[9]
C’est dans ce sens, par exemple, que Rudolf Kurtz écrit « Programmatisches » (« Du programmatique ») dans le premier numéro de Der Sturm. Wochenschrift für Kultur und die Künste, Berlin, 3 mars 1910, p. 2-3, où il affirme que les rédacteurs ne veulent pas être « seulement des spectateurs » de « la minable comédie [de l’époque] ». À côté des manifestes, les revues sont le support de communication préféré des avant-gardes, jusqu’à Tel Quel et aux situationnistes. Je remercie Wolfgang Asholt pour nos échanges à ce propos.
-
[10]
Fernand Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Paris, Armand Colin, 1949.
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[11]
Emily Apter, Against World Literature: On the Politics of Untranslatability, Londres, Verso Books, 2013, p. 7 ; voir aussi Lieven D’hulst, « After Globalism ? », no spécial « Literature and Globalism », Canadian Review of Comparative Literature, 43-3, 2016, p. 337-341.
-
[12]
Voir la présentation de la revue sur son site internet : http://annales.ehess.fr/?lang=en.
-
[13]
Voir en général Jürgen Trabant, Globalesisch oder was ? Ein Plädoyer für Europas Sprachen, Munich, C. H. Beck, 2014 ; les travaux de Gisèle Sapiro portent plus précisément sur la traduction des sciences humaines et sociales : Gisèle Sapiro, « Quels facteurs favorisent la traduction des livres de sciences humaines ? Le cas des traductions de l’anglais en français et du français en anglais à l’heure de la mondialisation », M. Naugrette-Fournier et B. Poncharal (dir.), no spécial « La réception de la ‘pensée française’ contemporaine dans le monde anglophone au prisme de la traduction », Palimpsestes, 33, 2019, p. 19-42.
-
[14]
Markus Messling, Universalität nach dem Universalismus. Über frankophone Literaturen der Gegenwart, Berlin, Matthes & Seitz, 2019.
-
[15]
Jürgen Trabant, Der Gallische Herkules. Studien über Sprache und Politik in Deutschland und in Frankreich, Tübingen, Francke, 2002, p. 86-93.
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[16]
Alain Mabanckou, « Francophonie, langue française : lettre ouverte à Emmanuel Macron », BibliObs, 15 janv. 2018, https://bibliobs.nouvelobs.com/actualites/20180115.OBS0631/francophonie-langue-francaise-lettre-ouverte-a-emmanuel-macron.html ; Alain Mabanckou et Achille Mbembe, « Le français, notre bien commun ? », BibliObs, 11 fév. 2018, https://bibliobs.nouvelobs.com/idees/20180211.OBS2020/le-francais-notre-bien-commun-par-alain-mabanckou-et-achille-mbembe.html.
-
[17]
Erich Auerbach, « Philologie der Weltliteratur », in W. Muschg et E. Staiger (dir.), Weltliteratur. Festgabe für Fritz Strich zum 70. Geburtstag, Berne, Francke, 1952, p. 39-50, ici p. 39.
-
[18]
Massimo Bontempelli, « Justification », « 900 ». Cahiers d’Italie et d’Europe, 1, 1926, p. 7-12, ici p. 10-11.
-
[19]
Pour une étude plus détaillée sur « 900 », Massimo Bontempelli et l’avventura novecentista, voir Markus Messling, « Massimo Bontempelli und Emilio Cecchi. Exorzismus des ‘Orients’ und ästhetischer retour à l’ordre », in B. Vinken (dir.), Translatio Babylonis. Unsere orientalische Moderne, Paderborn, Wilhelm Fink, 2015, p. 165-183, en particulier p. 174-183.
-
[20]
Maike Albath, Rom, Träume. Moravia, Pasolini, Gadda und die Zeit der Dolce Vita, Berlin, Berenberg Verlag, 2013, p. 38-39.
-
[21]
E. Auerbach, « Philologie der Weltliteratur », art. cit., p. 42-43.
-
[22]
Claude Lévi-Strauss, L’anthropologie face aux problèmes du monde moderne, éd. par M. Olender, Paris, Éd. du Seuil, 2011, en particulier p. 138-146.
-
[23]
Homi K. Bhabha, The Location of Culture, Londres, Routledge, [1994] 2004 ; Édouard Glissant, Introduction à une poétique du divers, Paris, Gallimard, [1995] 1996.
-
[24]
Nous pensons à Clifford Geertz, The Interpretation of Cultures: Selected Essays, New York, Basic Books, 1973 ; Hayden V. White, Tropics of Discourse: Essays in Cultural Criticism, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1978.
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[25]
Michael Werner a montré que le linguistic turn, sur lequel repose aussi le critical ou reflexive turn, s’est produit en France avec d’autres prémices, plus lentement et avec moins de conviction que dans le champ scientifique germanophone ; ce phénomène n’est pas seulement dû au « regard allemand », davantage tourné vers l’outre-Atlantique, mais s’explique aussi par l’importance de la tradition scientifique philologique germanophone par rapport au positivisme, très marqué, qui caractérise tendanciellement les « sciences sociales » françaises. Voir Michael Werner, « Metahistory und darüber hinaus. Zum Problem des Erzählens von Geschichte », in É. Décultot, D. Fulda et C. Helmreich (dir.), Poetik und Politik des Geschichtsdiskurses. Deutschland und Frankreich im langen 19. Jahrhundert/Poétique et politique du discours historique en Allemagne et en France (1789-1914), Heidelberg, Universitätsverlag Winter, 2018, p. 19-44, en particulier p. 21-29.
-
[26]
Ottmar Ette, TransArea. Une histoire littéraire de la mondialisation, trad. par C. Chaudet, Paris, Classiques Garnier, [2016] 2019.
-
[27]
Souleymane Bachir Diagne, « L’universel latéral comme traduction », in P. Büttgen, M. Gendreau-Massaloux et X. North (dir.), Les pluriels de Barbara Cassin ou le partage des équivoques, Lormont, Le Bord de l’Eau, 2014, p. 243-256 ; Souleymane Bachir Diagne et Jean-Loup Amselle, En quête d’Afrique(s). Universalisme et pensée décoloniale, Paris, Albin Michel, 2018 ; Barbara Cassin, Éloge de la traduction. Compliquer l’universel, Paris, Fayard, 2016. Voir aussi, dans une perspective historique, Markus Messling, « Universalisme et ‘monotonie’. Wilhelm von Humboldt, Hegel et la mondialisation », in M. Espagne (dir.), La sociabilité européenne des frères Humboldt, Paris, Éd. Rue d’Ulm, 2016, p. 69-83.
-
[28]
Dipesh Chakrabarty, « The Climate of History: Four Theses », Critical Inquiry, 35-2, 2009, p. 197-222, ici p. 222.
-
[29]
Giovanni Levi, « On Microhistory », in P. Burke (dir.), New Perspectives on Historical Writing, Cambridge, Polity Press, 1991, p. 93-113, ici p. 103.
-
[30]
Voir la préface et l’avant-propos de 1976 de Carlo Ginzburg, Le fromage et les vers. L’univers d’un meunier du xviesiècle, trad. par M. Aymard, Paris, Flammarion, [1976] 2019.
-
[31]
Giovanni Levi, « The Origins of the Modern State and the Microhistorical Perspective », in J. Schlumbohm (dir.), Mikrogeschichte, Makrogeschichte. Komplementär oder inkommensurabel ?, Göttingen, Wallstein Verlag, 2000, p. 53-82, ici p. 55.
-
[32]
Jacques Revel (dir.), Jeux d’échelles. La micro-analyse à l’expérience, Paris, Gallimard/Éd. du Seuil, 1996.
-
[33]
Tonio Andrade, « A Chinese Farmer, Two African Boys, and a Warlord: Toward a Global Microhistory », Journal of World History, 21-4, 2010, p. 573-591 ; plus spécifiquement, sur l’histoire du savoir et des sciences modernes, voir Kapil Raj, « Beyond Postcolonialism… and Postpositivism: Circulation and the Global History of Science », Isis, 104-2, 2013, p. 337-347. Le concept de grassroots globalization (« mondialisation par le bas ») avancé par Arjun Appadurai a apporté une caractérisation supplémentaire sur le plan des idées et du point de vue éthique : Arjun Appadurai, « Grassroots Globalization and the Research Imagination », in A. Appadurai (dir.), Globalization, Durham, Duke University Press, 2000, p. 1-21 ; id., « Cosmopolitanism from Below: Some Ethical Lessons from the Slums of Mumbai », in The Future as Cultural Fact: Essays on the Global Condition, Londres, Verso, 2013, p. 197-214. Voir aussi Leyla Dakhli, « ‘All Things Transregional ?’ in Conversation with… Leyla Dakhli », TRAFO – Blog for Transregional Research, 25 juill. 2017, p. 113-117, https://trafo.hypotheses.org/7312 ; Romain Bertrand et Guillaume Calafat (dir.), dossier « Micro-analyse et histoire globale », Annales HSS, 73-1, 2018, p. 3-159.
-
[34]
Carlo Ginzburg, « Traces. Racines d’un paradigme indiciaire », in C. Ginzburg, Mythes, emblèmes, traces. Morphologie et histoire, trad. par M. Aymard et al., Lagrasse, Verdier, [1979] 2010, p. 139-180.
-
[35]
Se référant à Youssef Mourad, La physiognomonie arabe et la Kitāb al-Firāsa de Fakhr al-Dīn al-Rāzi, Paris, P. Geuthner, 1939, Carlo Ginzburg met en avant le fait que le terme firāsa, issu du vocabulaire du soufisme et renvoyant à la transcendance mystique, était repris dans l’ancienne physiognomonie arabe pour désigner la capacité de procéder intuitivement du connu à l’inconnu.
-
[36]
M. Messling, Universalität nach dem Universalismus, op. cit., p. 31-43 ; voir en général, à propos de l’actualité du concept d’enquête, Laurent Demanze, Un nouvel âge de l’enquête. Portraits de l’écrivain contemporain en enquêteur, Paris, Corti, 2019.
-
[37]
Voir M. Werner, « Metahistory und darüber hinaus », art. cit., p. 37.
-
[38]
Jürgen Schlumbohm, « Mikrogeschichte – Makrogeschichte : Zur Eröffnung einer Debatte », in J. Schlumbohm (dir.), Mikrogeschichte, Makrogeschichte, op. cit., p. 7-32, ici p. 20.
1Dans un célèbre article sur « l’histoire croisée », Michael Werner et Bénédicte Zimmermann évoquent deux séries de facteurs, politiques et intellectuels, ayant profondément marqué les paradigmes de la recherche depuis les années 1980 et, a fortiori, le programme des Annales : la chute du mur de Berlin et le tournant vers une histoire critique de la culture, qualifié par les auteurs de « tournant culturaliste » [1]. En tant qu’événement global, la rupture de 1989 a entraîné une restructuration des relations spatiales, temporelles, sociales et culturelles, et donc également des conceptions du monde dans lesquelles s’inscrit toute compréhension historique, soulevant ainsi des questions historiographiques fondamentales [2]. Quant au « tournant culturaliste », dont les causes sont à chercher dans des réflexions internes aux disciplines relevant des sciences sociales et des études culturelles, celui-ci est né, en tant que reflexive turn, d’une prise de conscience relativiste [3] qui est elle-même, de toute évidence, intrinsèquement liée au décentrement produit par la situation postcoloniale. En 2003, M. Werner et B. Zimmermann réagissaient à un « événement radical [4] » qui nous paraît aujourd’hui évident : contrairement à l’hypothèse d’une universalisation du « modèle occidental », l’évolution de la mondialisation depuis 1989 a fait advenir un monde multipolaire et contradictoire, que l’on ne peut désormais aborder de façon téléologique comme l’aboutissement de la modernité européenne [5].
2Cet article exprimait ainsi une mutation de la conscience historique qui a sans doute joué un rôle décisif dans la réorientation des Annales advenue au cours des années 1990. En 1994, la modification du nom de la revue, qui, d’Annales. Économies, sociétés, civilisations est devenue Annales. Histoire, sciences sociales, reflétait déjà cette évolution, en actant le passage d’une approche par champs de recherche à une perspective fondée sur les disciplines et leurs rapports – l’expression de « sciences sociales » renvoyant à une tradition spécifique des Annales [6]. Ce déplacement, lisible dans le sous-titre de la revue, du domaine des objets vers celui des savoirs, manifeste en effet à quel point la production même du savoir est devenue problématique au cours des trente dernières années [7]. C’est exactement le point que signalaient M. Werner et B. Zimmermann : contrairement à ce qu’une lecture rapide de leur article pourrait laisser penser, l’« histoire croisée » ne met pas uniquement l’accent sur les recoupements ou les croisements des objets, des niveaux d’analyse et des méthodes ; elle accorde aussi et surtout de l’importance à la dimension réflexive, d’où le qualificatif d’« histoire-problème » [8] proposé par les auteurs. Sous sa forme la plus récente, la revue des Annales se veut donc avant tout critique. Même si elle entend continuer une tradition d’enquête relevant de l’histoire sociale, les questionnements qu’elle propose tournent désormais autour des nouveaux agencements historiques et épistémologiques qui se sont produits dans le cadre de la mondialisation. Cela manifeste, une fois encore, son ambition de participer au discours public au-delà du champ universitaire.
3Il ne va pas de soi qu’une revue évolue à la suite d’un changement de la conception du monde. Depuis les avant-gardes du début du xxe siècle, les grandes revues se sont caractérisées par l’ambition intellectuelle de donner forme au contemporain [9]. Dans un désir programmatique, les revues universitaires se sont aussi souvent distinguées, depuis le xxe siècle, par la volonté de défendre un paradigme de pensée et de recherche sinon révolutionnaire, du moins novateur. Depuis leur naissance, le risque d’anachronisme plane ainsi toujours au-dessus des revues comme une épée de Damoclès. Le fait que les Annales continuent d’être exposées dans les grandes librairies à Paris (et ailleurs) ne reflète pas seulement la vitalité de la revue (c’est-à-dire, d’abord, du contexte intellectuel dans lequel elle s’inscrit). Cette présence a peut-être aussi à voir avec le champ réflexif tout à fait particulier dans lequel est née la revue, cherchant la meilleure manière d’aborder l’espace et le temps dans toute leur extension : la « longue durée » et le « caractère relationnel » ont été d’emblée des notions structurantes dans l’historiographie des Annales – il suffit de penser aux travaux de l’un de ses anciens directeurs, Fernand Braudel, sur la Méditerranée [10]. Les Annales ont toujours considéré qu’aborder l’objet « société » renvoyait aussi à la question épistémologique de la construction de cet objet. Au cours des trente dernières années, ces questions épistémologiques ont été relancées au gré des nouvelles significations accordées aux notions de structure et d’expansion dans un monde globalisé : l’homogénéisation du monde a rendu d’autant plus perceptibles et résistantes les frontières de toutes sortes, fussent-elles identitaires, sociales ou politiques.
4Ce problème nous semble être le défi que doivent relever les Annales, la plus influente des revues françaises d’histoire, en vue de leur propre avenir. Le fait qu’elles soient également publiées en anglais en partenariat avec Cambridge University Press depuis 2017 renvoie directement à ce défi. Comment peut-on être une revue d’historiographie à l’époque de la mondialisation, voire une revue d’histoire mondiale, sans succomber à un « globalisme flasque [11] » de la pensée ? Cette question peut se diffracter en plusieurs questionnements articlés les uns aux autres. De quelle façon une revue qui vise à examiner, dans un esprit critique et à l’aune de sa propre tradition, les approches historiographiques dans leur diversité peut-elle revendiquer, ou même acquérir, une validité pour une historiographie mondiale ? Comment l’évolution des Annales, en termes de critique et de théorie du savoir, se situe-t-elle par rapport aux développements mondiaux de l’historiographie ? Que signifie une histoire-problème de la « connaissance » historique dans le contexte de la mondialisation ? Enfin, de quelle manière l’insertion grandissante de la revue dans un réseau mondial modifie-t-elle son programme intellectuel, en offrant notamment une accessibilité accrue aux auteurs et aux autrices s’exprimant seulement en anglais ? La décision éditoriale consistant à proposer une édition en anglais des Annales, qui est sans nul doute le résultat de réflexions pragmatiques, ne peut être isolée des interrogations que nous venons de soulever. Prétendre y répondre reviendrait à dire que l’on détiendrait déjà une formule magique que la rédaction de la revue s’efforcerait encore de trouver. Nous nous contenterons donc ici d’esquisser un problème lié au passage à l’anglais et à la tentative de devenir une revue historique d’importance mondiale : si la « globalisation » et l’« universalité » se recoupent, elles ne se confondent pas pour autant.
Une revue mondiale : entre le local et le global
5Les revues étant des projets accompagnés d’un programme, le choix de leur langue de publication est toujours « politique ». Il l’est d’abord eu égard à la portée que l’on cherche à avoir. Si, d’après son site internet, les Annales sont « la revue francophone d’histoire la plus diffusée dans le monde [12] », la décision de publier cette revue également en anglais renvoie au potentiel de diffusion associé à cette langue comme au capital symbolique qui va avec : être la revue francophone la plus diffusée dans la communauté francophone n’est certes pas une mauvaise chose, mais cela ne suffit pas si l’on veut que les Annales conservent un statut équivalent à celui qu’elles avaient dans le monde de l’après-guerre, alors que la pensée et les écrits français continuaient de jouir d’un immense prestige en termes de politique culturelle – il n’est que de songer à Simone de Beauvoir, Jean-Paul Sartre, Aimé Césaire et Frantz Fanon, ou encore au concept et à l’influence de la French Theory, qui synthétisait symboliquement ce rayonnement (parfois même contre la volonté des intéressés). Si les rapports de force ont nettement changé en la matière et que le rayonnement d’œuvres culturelles et intellectuelles produites en français dépend de plus en plus de leur traduction en anglais, une telle problématique demeure cependant mineure quand on la considère, par exemple, du point de vue de la recherche germanophone, qui n’acquiert de visibilité dans un contexte plus large que si elle se présente d’emblée en anglais (pour ne pas parler de contextes encore beaucoup moins favorisés). Ces problèmes sont bien connus et leurs conséquences ont été étudiées dans la perspective des politiques culturelle, éditoriale et de traduction [13].
6Il reste clair – et sans doute pas seulement d’un point de vue allemand – que le français bénéficie encore de relais puissants dans des contextes internationaux, qui sont d’une importance intellectuelle considérable [14]. Alors que, avec la loi Toubon (1994), la politique culturelle française avait misé en premier lieu sur une alliance avec les autres langues d’Europe [15], la francophonie fait à nouveau, et non sans raison, l’objet d’une attention particulière. On a pu constater, à l’occasion de la Foire du livre de Francfort de 2017, où la France était l’invitée d’honneur, tout l’écart entre la prétention française à constituer le centre culturel d’une union linguistique et la réplique postcoloniale selon laquelle la France ferait bien d’abandonner enfin sa position d’exception et de s’intégrer dans la communauté linguistique mondiale des francophones [16]. Des acteurs d’expression francophone connus dans le monde entier comme Souleymane Bachir Diagne, Achille Mbembe, Alain Mabanckou, Léonora Miano ou Felwine Sarr écrivent aujourd’hui en français dans des contextes qui ne sont pas (en tout cas pas uniquement) français. La situation n’a donc peut-être pas nécessairement « empiré » pour le français ; elle s’est plutôt complexifiée. C’est la même logique plurielle qui préside, par exemple, à la décision des Annales de ne pas adopter purement et simplement l’anglais, mais de paraître aussi en anglais. Le choix du coéditeur est probablement une question au moins aussi importante que celle du choix de la langue : le partenariat noué avec Cambridge University Press est d’abord une façon, pour les Annales, de déclarer qu’elles jouent (ou entendent jouer) un rôle sur la scène mondiale.
7Au-delà de ces réflexions sur la place évolutive des langues à l’heure de la mondialisation, ce passage à l’anglais soulève une autre question importante : les Annales en langue française sont-elles une revue française, c’est-à-dire locale, tandis que les Annales en langue anglaise seraient une revue mondiale ? Comment penser cet écart ? Repose-t-il uniquement sur le passage d’une langue à l’autre ? L’édition en langue française s’inscrit dans une longue tradition, bien perceptible, d’analyse sociale historique. Enfant du « tournant critique », l’édition en langue anglaise a des fondements beaucoup plus fragiles : dans le contexte anglophone mondial, la perspective critique résulte des facteurs décrits plus haut, c’est-à-dire, d’une part, des interdépendances mondiales et, d’autre part, de la critique postcoloniale. Les Annales s’inscrivent désormais dans le contexte d’une histoire globale, qui doit sans cesse réfléchir sur les conditions préalables des connaissances qu’elle produit. D’une certaine manière, le « tournant critique », qui fut à l’origine de l’ouverture de la revue vers la configuration issue du monde post-1989, est une condition déjà donnée pour la version anglophone. Mais comment rendre visible et faire fructifier ce cheminement de pensée jusqu’à lui donner une réelle consistance ? Si les Annales veulent jouer un rôle au niveau mondial, elles doivent s’efforcer de conquérir une communauté scientifique internationale en diversifiant davantage encore l’origine géographique de ses contributeurs. N’y a-t-il pas, dans cette extension, le risque d’affadir ce qui faisait la spécificité intellectuelle de la revue ? Ce faisant, la revue risquerait de s’inscrire dans les processus d’uniformisation culturelle qu’entraîne la mondialisation accélérée et qui ont fait l’objet de vives critiques au xxe siècle. On pourrait alors résumer le problème d’une « revue mondiale » à la manière tout à fait hégélienne du philologue Erich Auerbach quand il parlait du paradigme du modèle européen du roman s’élargissant en une « littérature mondiale » :
Si l’humanité réussit à se sauver au milieu de tous les bouleversements qui accompagnent un processus de concentration aussi colossal, aussi rapide, aussi vertigineux et aussi mal préparé, il faudra alors s’habituer à l’idée qu’il ne survivra, sur une Terre organisée de façon unitaire, qu’une unique culture littéraire, voire, au bout d’un temps relativement court, que quelques langues littéraires, et bientôt peut-être qu’une seule. Ainsi l’idée de littérature mondiale serait-elle à la fois réalisée et détruite [17].
9Il n’est pas nécessaire de partager le pessimisme culturel d’E. Auerbach, intellectuel juif-allemand émigré, qui voit triompher, dans les années 1950, le matérialisme dans les deux camps de la guerre froide, pour comprendre le problème fondamental qu’il évoque ici. Mais comment y faire face ? Prenons un exemple dans le monde des revues et jetons un regard en arrière, vers l’époque qui suivit la Première Guerre mondiale, où certaines d’entre elles ont essayé de repenser la question du social et de la culture (ou des cultures) en Europe.
10En Italie, laboratoire européen des ordres émergents, la période d’après la Première Guerre mondiale est également marquée par des débats qui se déroulent dans et par les revues. Celles-ci discutent, à l’aide de concepts relevant de l’esthétique, de l’histoire et de la culture, de ce qui prend forme politiquement dans la sphère sociale. En 1926, à côté de revues influentes comme La Ronda (1919-1923) ou Solaria (1926-1936), est fondée « 900 ». Cahiers d’Italie et d’Europe, dont les éditeurs, deux personnages hauts en couleur, Curzio Malaparte et Massimo Bontempelli, voulaient à la fois prendre congé de l’historicisme et du rationalisme bourgeois du xixe siècle et s’opposer à l’anarchisme des avant-gardes futuristes grâce à un classicisme de l’ordre et de la grandeur incarné par la Rome éternelle. À cet égard, le choix du français comme langue de publication était surprenant. Il témoignait bien sûr d’une certaine volonté de reconnaissance internationale. La prééminence politique du français avait certes commencé à être ébranlée dès 1919, avec la version anglaise du traité de Versailles – c’était en effet la première fois, depuis le traité de Rastatt en 1714, qu’un texte de droit international essentiel pour la diplomatie n’était pas rédigé exclusivement en français. Le français restait cependant encore la langue d’une élite culturelle européenne. « 900 » (soit le xxe siècle, en italien) ne voulait pas être l’organe d’une avant-garde centrée sur la France : la revue souhaitait, au contraire, abandonner les avant-gardes, perçues comme la modernité du passé, en même temps que le long xixe siècle, enterré par la Grande Guerre, en les remplaçant par un rapport au présent d’une sobriété radicale, que M. Bontempelli, chef de la rédaction, a esquissé en ces termes :
Bien entendu, le vingtième siècle ne veut pas de restaurations, qui répugnent aux lois de la nature. Comme il refuse d’être futuriste ou expressionniste, de même il ne se soucie pas d’être néoclassique ou néocatholique.
Bien sûr, chacun voudrait n’être le fils de personne : mais ce n’est pas toujours possible. On est de temps en temps le produit de quelque accouplement, c’est-à-dire de quelque lutte. Peut-être qu’en ce moment nous sommes les enfants de l’antithèse entre l’esprit cubiste et l’esprit futuriste (voire entre l’ultra-rationnel ou extra-solide, et l’ultra-illogique ou extra-fluide). Ou plutôt d’un effort de réaction contre les deux [18].
12Cette dernière phrase ne doit pas faire passer « 900 » pour une revue centriste : elle ne l’était ni culturellement ni politiquement. Son classicisme relevait déjà d’un nouvel ordre social de droite [19]. Ce qui fait d’elle un cas intéressant, c’est le grand écart éditorial qu’elle propose : formuler dans la langue de la vie culturelle internationale, alors déjà fortement mondialisée, une pensée antimoderne. Pour le dire autrement, « 900 » essaie de faire perdre à sa position antimoderne sa dimension purement locale en publiant des textes qui font l’objet de discussions internationales. L’attitude de cette revue à l’égard de la modernité est donc, dans l’ensemble, contradictoire. Car, si elle peut s’attribuer le mérite d’ouvrir le milieu littéraire et culturel italien en publiant des articles et des fragments d’André Malraux, de Max Jacob, de Virginia Woolf, de Thomas E. Lawrence, de James Joyce et d’autres, elle le fait moins par volonté cosmopolite que par un élitisme antimoderne dirigé contre le provincialisme, honni, et, plus généralement, contre tout ce qui est traditionnel, « autochtone ». Son rejet du strapaese (l’« ultra-campagne »), autrement dit d’un mouvement qui mettait l’accent sur la structure rurale de l’Italie, plaçait M. Bontempelli en conflit avec la ligne traditionaliste du parti fasciste, qui définissait de plus en plus l’italianità par « l’Italie profonde ». Aussi « 900 » fut-elle la cible d’attaques des fascistes qui y voyaient le refuge de la stracittà (l’« ultra-ville »), c’est-à-dire du mouvement qui insistait sur l’importance culturelle de la vie citadine moderne et internationalisée. Sur ordre de Benito Mussolini, la revue dut être publiée en italien au bout de quelques numéros seulement. Cela signa son arrêt de mort, puisqu’elle cessa de paraître en 1929, trois ans après la sortie de son premier numéro [20].
13Notre intention n’est pas de suggérer un rapprochement entre « 900 » et les Annales, fondées par Marc Bloch et Lucien Febvre en 1929, soit au voisinage historique immédiat de la revue italienne, sous le titre d’Annales d’histoire économique et sociale, et qui avaient également l’ambition de forger un nouveau concept européen de culture. Les différences, tant politiques qu’intellectuelles, sont trop flagrantes : au désir de « 900 » d’instituer un ordre de manière programmatique s’oppose l’approche analytique des Annales, qui entendent saisir un ordre social construit dans la « longue durée ». Ce cas concret permet toutefois de formuler un aspect du problème dont il est question ici, à savoir que le choix de s’exprimer dans une langue à vocation universelle – le français jadis, l’anglais aujourd’hui – n’implique pas forcément la valorisation de la mondialisation en tant que telle. Ou, pour le dire plus précisément : l’alternative souvent évoquée entre l’ouverture à la mondialisation d’une part et la particularisation, le relativisme culturel, voire la provincialisation d’autre part, se révèle de facto plus complexe qu’il n’y paraît au premier abord.
14Pour en revenir à notre sujet, les conditions de possibilité d’une revue « globale », l’alternative ne consiste donc pas simplement à transformer les Annales en une revue mondiale de langue anglaise ou bien à conserver une certaine ligne de pensée issue d’un contexte intellectuel français. Ces deux dimensions doivent plutôt être « croisées » de manière à faire émerger un point de vue original sur le contemporain global. Si E. Auerbach avait déclaré que la tâche de la philologie était de préserver des divergences dans un savoir en train de se mondialiser afin d’en faire une ressource mise à la disposition de la pensée de l’avenir [21] – une idée assez similaire a été formulée de manière plus générale par Claude Lévi-Strauss, qui y voyait, dans ses conférences prononcées à Tokyo en 1986, la tâche de l’humanité dans son ensemble [22] –, alors l’entreprise de sauvegarde ne saurait concerner simplement « ce qui nous est propre ». Ce « propre » a en effet toujours été le résultat de transferts, de croisements, d’hybridations et de différenciations – et l’est davantage encore dans les conditions de la mondialisation [23]. Cela vaut en particulier pour l’élaboration de théories, comme le manifeste le cas des Annales elles-mêmes : l’amorce du « tournant réflexif », ou « tournant critique », qui a été notre point de départ, est alimentée en France par des problématiques spécifiques, telles que la recherche sur les transferts culturels ou sur la mission publique de la corporation des historiens ; il reste néanmoins difficile d’imaginer ce tournant sans les travaux d’anthropologie culturelle et la théorie du linguistic turn développés aux États-Unis dans les années 1970 et 1980 [24], même si ceux-ci ont été perçus avec un certain décalage temporel et de façon assez hostile [25]. D’où l’importance de poursuivre aujourd’hui – ou de préserver, dans le sillage d’E. Auerbach – cette réflexion sur l’équilibre délicat à trouver entre un ancrage local et le global.
L’universalité du savoir : le général et le particulier
15Cette recherche d’équilibre suscite des questions épistémologiques qui laissent déjà entrevoir un décentrement : choisir une langue de publication différente du français (en l’occurrence l’anglais) montre bien que le savoir ne possède pas en soi un statut universel. Les Annales sont ainsi confrontées à un constat fondamental, que les processus de mondialisation font ressortir de plus en plus nettement : globalisation et universalisation constituent deux phénomènes bien distincts. Si le dialogue scientifique s’effectue désormais à l’échelle mondiale – malgré les frontières, les protectionnismes et les ségrégations –, cette circulation accélérée des savoirs ne dit rien sur leur légitimité en tant que telle. Les grandes théories sont plutôt placées à la disposition de chacun et se trouvent souvent contestées dans leur application à des contextes particuliers. Nous vivons à une époque de relativisme culturel, encouragé aussi bien dans une perspective émancipatrice que d’un point de vue réactionnaire. La mondialisation implique donc un élargissement des mises en relation par lequel un calibrage permanent des présupposés devient nécessaire, raison pour laquelle il ne faut pas négliger les conceptualisations du monde dans l’analyse des structures matérielles [26].
16Ces dernières années, la théorie de la traduction culturelle a renforcé l’idée selon laquelle l’universalité n’est pas un présupposé conceptuel, mais le produit d’un tertium comparationis, généré en un premier temps dans les processus de transfert ou de traduction, devenant ainsi perceptible et plausible [27]. Cela nous ramène au bilinguisme des Annales, qui rend sensible, à travers le processus de traduction, la façon dont nous produisons des connaissances toujours situées. Être une revue « globale » n’est pas seulement une question de diffusion et de prestige, mais aussi d’appropriation épistémologique du « monde » – celui-ci n’impliquant pas, comme le veulent certaines théories de la mondialisation, une universalisation des perspectives et des mécanismes d’échange. S’opposant à cette idée, Dipesh Chakrabarty parle d’une « histoire universelle négative » exigeant « une approche globale de la politique qui ne recourt pas au mythe d’une identité globale, car, contrairement à un universel hégélien, elle ne peut pas subsumer les particularités [28] ». À partir de l’écart que rend manifeste la traduction de chaque cas concret en un discours général se dégage ainsi une conception de l’universalité de la raison qui ne s’apparente plus à l’identification absolue de la rationalité à sa production et à sa forme (européennes). Les ententes conceptuelles doivent être renégociées scientifiquement et politiquement afin de les démocratiser davantage et de leur donner une plus large légitimité.
17Cela ne veut pas dire que l’universalité soit une pure chimère. En 1991, dans un important article dans lequel il discutait le relativisme culturel de Clifford Geertz, Giovanni Levi se déclarait toujours attaché à l’idée de rationalité humaine universelle, qu’il défendait contre le reproche selon lequel une telle conception conduit inévitablement à imposer des modèles de hiérarchies culturelles :
Pourquoi la formalisation et la généralisation, qui permettent de comparer des cultures entre elles, devraient-elles nécessairement impliquer la destruction de l’altérité ? Le danger existe, bien sûr, mais la solution consiste-t-elle vraiment à accepter la menace irrationnelle et paralysante du relativisme comme le prix à payer pour échapper à l’ethnocentrisme, un spectre de toute façon déjà largement exorcisé à présent ? Je crois plutôt que c’est l’identification même de processus cognitifs uniformes qui permet d’accepter la relativité culturelle tout en rejetant le relativisme absolu de ceux qui veulent limiter nos possibilités de connaître la réalité, avec pour résultat de s’empêtrer dans un jeu gratuit, et sans fin, d’interprétations des interprétations [29].
19Ce qui rend la théorie de la micro-histoire si intéressante pour les problèmes abordés ici, c’est que l’étude de cas, si fine soit-elle, ne s’accompagne pas, pour elle, de l’abandon d’un horizon universel. Au contraire, les enquêtes micro-historiques ne perdent jamais de vue le général : c’est par rapport à lui qu’elles cherchent à positionner de manière nouvelle un niveau d’objet particulier et les connaissances qui y sont liées [30]. À la place d’un débat purement méthodologique (micro ou macro ? comment combiner les deux ?), G. Levi promeut une mise en perspective qui rendrait plus de justice à la complexité de la vie qu’une appropriation systémique qui devrait toujours se fonder sur un pré-modelage du monde [31]. Ce n’est donc pas un hasard si les représentants de la micro-histoire se sont intéressés aux techniques narratives essentielles pour équilibrer cas particulier et perspective générale sous la forme d’un « jeu d’échelles » [32].
20Cette question a récemment fait l’objet de discussions historiographiques dans une perspective globale [33]. Elle implique évidemment de savoir à partir de quels lieux localisés, de quelles archives pourrait se déployer un horizon mondial qui soit universel. Il est probable que ces lieux, ces archives, ces événements soient amenés à se compléter de sorte que l’on puisse parvenir à un degré suffisant de généralisation. En même temps, la transformation globale du local entraîne d’emblée des décentrements et des déplacements du localisé que l’on ne saurait négliger pour une analyse historique des ordres sociaux mondiaux – sans parler de celle de la société mondiale.
21D’un point de vue herméneutique, c’est la forme de l’enquête qui permet d’articuler une situation concrète à une hypothèse générale et de lui conférer ainsi une plausibilité. Dans son célèbre essai sur la lecture indiciaire, Carlo Ginzburg a montré que l’enquête constituait un paradigme de base de la science moderne [34], qu’il a rapproché – ce qui est souvent oublié mais qu’il importe de souligner, surtout dans le contexte des théories de la modernité et de la globalisation – de la notion de firāsa dans la tradition arabe du savoir [35]. Ce n’est pas seulement la comparaison effective du particulier avec le général et, inversement, de l’universel avec le concret, que cette approche a rendue perceptible. Elle a surtout permis de prendre conscience que ces mises en relation ne peuvent être construites que par des procédés narratifs, qui produisent une forme d’universalité. Pour mener à bien ces changements de focale, C. Ginzburg a souligné qu’il faut avoir « du nez », le sens de l’intuition et celui du discernement. La proximité avec les techniques philologiques est indéniable [36].
22Cependant, c’est précisément pour cette raison que les problèmes abordés par ces « jeux d’échelles » se situent tant au niveau de l’objet que de l’observateur. Partir du concret implique aussi d’équilibrer le positionnement de son propre point de vue, de son propre savoir par rapport à un horizon universel. La réflexion théorique sur la formulation par le langage est donc l’expression de l’attitude de l’historien à l’égard de ses objets. Cela ne conduit nullement l’histoire à se dissoudre dans la narrativité, mais à enclencher une problématisation qui vise à approcher de façon plausible l’universel, voire la vérité, en construisant une structure argumentative à partir de références particulières [37]. Ces processus ne tirent plus exclusivement leur validité de la prise en compte d’une histoire européenne censément exemplaire, mais aussi de la référence à des phénomènes mondiaux, toujours concrets et singuliers. Réfléchir sur le processus permettant de dépasser la singularité de ces phénomènes présuppose donc, même implicitement, une certaine conception du monde, qui admette la possibilité d’y créer quelque chose de généralisable. Ainsi les tentatives pour articuler le particulier au général expriment-elles une conscience du présent qui ne peut plus présupposer l’universalité de manière simplement déductive, mais doit, au contraire, la fabriquer.
23C’est justement dans l’accent mis sur une subjectivité inscrite de manière argumentée dans le cadre de l’enquête qu’il faut chercher la raison pour laquelle l’approche de la micro-histoire ne recouvre évidemment pas la tradition des Annales, dont elle est plutôt issue à la manière d’un enfant têtu. Partant de certains acquis de l’école des Annales – et, notamment, de l’attention aux conditions matérielles et aux mentalités qui en découlent –, les protagonistes de la micro-histoire ont opté pour la saisie du particulier contre la démographie et l’histoire sociale statistique. En guise de structures silencieuses, ils se sont intéressés aux hommes et aux femmes du passé en tant qu’acteurs porteurs de visions du monde et de stratégies spécifiques [38]. Une telle approche comporte évidemment une dimension éthique, qu’il convient de prendre en compte dans le contexte postcolonial. Ce n’est donc pas un hasard si la micro-histoire, du moins en Italie, possède ses propres organes de publications canoniques – la collection « Microstorie » de l’éditeur Einaudi et la revue Quaderni storici. Ces différences sont bien sûr importantes et leur influence continue de se faire sentir, mais c’est en même temps précisément dans les ajustements nécessaires aux jeux d’échelles qu’apparaît la proximité indéniable de la micro-histoire avec l’approche réflexive de l’« histoire croisée » entendue comme « histoire-problème ». Cette proximité renvoie à la question du lien entre l’histoire sociale et l’histoire culturelle, entre le contexte social et ses significations culturelles. La tension épistémologique et historico-anthropologique qui en résulte est toutefois une caractéristique fondamentale de la revue, et c’est bien cette articulation que les Annales doivent préserver dans leur « histoire de la mondialisation ».
Date de mise en ligne : 25/08/2021
Notes
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[1]
Michael Werner et Bénédicte Zimmermann, « Penser l’histoire croisée : entre empirie et réflexivité », Annales HSS, 58-1, 2003, p. 7-36, ici p. 7-8.
-
[2]
Emmanuel Droit, « Writing a Global History of 1989: Between a Shock Wave and a Gap in Time », in F. Hofmann et M. Messling (dir.), The Epoch of Universalism 1769–1989/L’époque de l’universalisme 1769-1989, Berlin, De Gruyter, 2021, p. 157-176.
-
[3]
Doris Bachmann-Medick, Cultural Turns: Neuorientierungen in den Kulturwissenschaften, Reinbek, Rowohlt, [2006] 2010, p. 144-183.
-
[4]
Michel Foucault, Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, 1966, p. 229.
-
[5]
Franck Hofmann et Markus Messling, « On the Ends of Universalism », in F. Hofmann et M. Messling (dir.), The Epoch of Universalism…, op. cit., p. 1-40.
-
[6]
Les liens entretenus par les Annales avec la tradition allemande d’histoire sociale ont été discutés à maintes reprises et l’on ne saurait reprendre ici cet ample débat. Voir à ce propos Peter Schöttler, Die ‘Annales’-Historiker und die deutsche Geschichtswissenschaft, Tübingen, Mohr Siebeck, 2015. Même si cette parenté paraît moins évidente, des travaux comme ceux de Fernand Braudel sur la Méditerranée, portant sur des problèmes d’anthropologie historique au fondement des ordres sociaux et culturels, peuvent être mis en relation avec les « sciences de la culture » telles qu’elles ont été constituées, dans le champ scientifique germanophone, par des penseurs comme Aby Warburg, Ernst Cassirer et Walter Benjamin dans les années 1920-1930.
-
[7]
Lionel Ruffel, Brouhaha. Les mondes du contemporain, Lagrasse, Verdier, 2016.
-
[8]
M. Werner et B. Zimmermann, « Penser l’histoire croisée… », art. cit., p. 32. C’est en cela que consiste aussi le déplacement proprement dit par rapport au courant d’histoire globale et/ou connectée qui l’a précédée, comme l’a montré Sanjay Subrahmanyam : Sanjay Subrahmanyam, « Aux origines de l’histoire globale », leçon inaugurale au Collège de France, 28 nov. 2013, DOI : https://doi.org/10.4000/books.cdf.3606. Voir, dans le présent numéro, l’article « Les échelles du monde. Pluraliser, croiser, généraliser », p. 465-492.
-
[9]
C’est dans ce sens, par exemple, que Rudolf Kurtz écrit « Programmatisches » (« Du programmatique ») dans le premier numéro de Der Sturm. Wochenschrift für Kultur und die Künste, Berlin, 3 mars 1910, p. 2-3, où il affirme que les rédacteurs ne veulent pas être « seulement des spectateurs » de « la minable comédie [de l’époque] ». À côté des manifestes, les revues sont le support de communication préféré des avant-gardes, jusqu’à Tel Quel et aux situationnistes. Je remercie Wolfgang Asholt pour nos échanges à ce propos.
-
[10]
Fernand Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Paris, Armand Colin, 1949.
-
[11]
Emily Apter, Against World Literature: On the Politics of Untranslatability, Londres, Verso Books, 2013, p. 7 ; voir aussi Lieven D’hulst, « After Globalism ? », no spécial « Literature and Globalism », Canadian Review of Comparative Literature, 43-3, 2016, p. 337-341.
-
[12]
Voir la présentation de la revue sur son site internet : http://annales.ehess.fr/?lang=en.
-
[13]
Voir en général Jürgen Trabant, Globalesisch oder was ? Ein Plädoyer für Europas Sprachen, Munich, C. H. Beck, 2014 ; les travaux de Gisèle Sapiro portent plus précisément sur la traduction des sciences humaines et sociales : Gisèle Sapiro, « Quels facteurs favorisent la traduction des livres de sciences humaines ? Le cas des traductions de l’anglais en français et du français en anglais à l’heure de la mondialisation », M. Naugrette-Fournier et B. Poncharal (dir.), no spécial « La réception de la ‘pensée française’ contemporaine dans le monde anglophone au prisme de la traduction », Palimpsestes, 33, 2019, p. 19-42.
-
[14]
Markus Messling, Universalität nach dem Universalismus. Über frankophone Literaturen der Gegenwart, Berlin, Matthes & Seitz, 2019.
-
[15]
Jürgen Trabant, Der Gallische Herkules. Studien über Sprache und Politik in Deutschland und in Frankreich, Tübingen, Francke, 2002, p. 86-93.
-
[16]
Alain Mabanckou, « Francophonie, langue française : lettre ouverte à Emmanuel Macron », BibliObs, 15 janv. 2018, https://bibliobs.nouvelobs.com/actualites/20180115.OBS0631/francophonie-langue-francaise-lettre-ouverte-a-emmanuel-macron.html ; Alain Mabanckou et Achille Mbembe, « Le français, notre bien commun ? », BibliObs, 11 fév. 2018, https://bibliobs.nouvelobs.com/idees/20180211.OBS2020/le-francais-notre-bien-commun-par-alain-mabanckou-et-achille-mbembe.html.
-
[17]
Erich Auerbach, « Philologie der Weltliteratur », in W. Muschg et E. Staiger (dir.), Weltliteratur. Festgabe für Fritz Strich zum 70. Geburtstag, Berne, Francke, 1952, p. 39-50, ici p. 39.
-
[18]
Massimo Bontempelli, « Justification », « 900 ». Cahiers d’Italie et d’Europe, 1, 1926, p. 7-12, ici p. 10-11.
-
[19]
Pour une étude plus détaillée sur « 900 », Massimo Bontempelli et l’avventura novecentista, voir Markus Messling, « Massimo Bontempelli und Emilio Cecchi. Exorzismus des ‘Orients’ und ästhetischer retour à l’ordre », in B. Vinken (dir.), Translatio Babylonis. Unsere orientalische Moderne, Paderborn, Wilhelm Fink, 2015, p. 165-183, en particulier p. 174-183.
-
[20]
Maike Albath, Rom, Träume. Moravia, Pasolini, Gadda und die Zeit der Dolce Vita, Berlin, Berenberg Verlag, 2013, p. 38-39.
-
[21]
E. Auerbach, « Philologie der Weltliteratur », art. cit., p. 42-43.
-
[22]
Claude Lévi-Strauss, L’anthropologie face aux problèmes du monde moderne, éd. par M. Olender, Paris, Éd. du Seuil, 2011, en particulier p. 138-146.
-
[23]
Homi K. Bhabha, The Location of Culture, Londres, Routledge, [1994] 2004 ; Édouard Glissant, Introduction à une poétique du divers, Paris, Gallimard, [1995] 1996.
-
[24]
Nous pensons à Clifford Geertz, The Interpretation of Cultures: Selected Essays, New York, Basic Books, 1973 ; Hayden V. White, Tropics of Discourse: Essays in Cultural Criticism, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1978.
-
[25]
Michael Werner a montré que le linguistic turn, sur lequel repose aussi le critical ou reflexive turn, s’est produit en France avec d’autres prémices, plus lentement et avec moins de conviction que dans le champ scientifique germanophone ; ce phénomène n’est pas seulement dû au « regard allemand », davantage tourné vers l’outre-Atlantique, mais s’explique aussi par l’importance de la tradition scientifique philologique germanophone par rapport au positivisme, très marqué, qui caractérise tendanciellement les « sciences sociales » françaises. Voir Michael Werner, « Metahistory und darüber hinaus. Zum Problem des Erzählens von Geschichte », in É. Décultot, D. Fulda et C. Helmreich (dir.), Poetik und Politik des Geschichtsdiskurses. Deutschland und Frankreich im langen 19. Jahrhundert/Poétique et politique du discours historique en Allemagne et en France (1789-1914), Heidelberg, Universitätsverlag Winter, 2018, p. 19-44, en particulier p. 21-29.
-
[26]
Ottmar Ette, TransArea. Une histoire littéraire de la mondialisation, trad. par C. Chaudet, Paris, Classiques Garnier, [2016] 2019.
-
[27]
Souleymane Bachir Diagne, « L’universel latéral comme traduction », in P. Büttgen, M. Gendreau-Massaloux et X. North (dir.), Les pluriels de Barbara Cassin ou le partage des équivoques, Lormont, Le Bord de l’Eau, 2014, p. 243-256 ; Souleymane Bachir Diagne et Jean-Loup Amselle, En quête d’Afrique(s). Universalisme et pensée décoloniale, Paris, Albin Michel, 2018 ; Barbara Cassin, Éloge de la traduction. Compliquer l’universel, Paris, Fayard, 2016. Voir aussi, dans une perspective historique, Markus Messling, « Universalisme et ‘monotonie’. Wilhelm von Humboldt, Hegel et la mondialisation », in M. Espagne (dir.), La sociabilité européenne des frères Humboldt, Paris, Éd. Rue d’Ulm, 2016, p. 69-83.
-
[28]
Dipesh Chakrabarty, « The Climate of History: Four Theses », Critical Inquiry, 35-2, 2009, p. 197-222, ici p. 222.
-
[29]
Giovanni Levi, « On Microhistory », in P. Burke (dir.), New Perspectives on Historical Writing, Cambridge, Polity Press, 1991, p. 93-113, ici p. 103.
-
[30]
Voir la préface et l’avant-propos de 1976 de Carlo Ginzburg, Le fromage et les vers. L’univers d’un meunier du xviesiècle, trad. par M. Aymard, Paris, Flammarion, [1976] 2019.
-
[31]
Giovanni Levi, « The Origins of the Modern State and the Microhistorical Perspective », in J. Schlumbohm (dir.), Mikrogeschichte, Makrogeschichte. Komplementär oder inkommensurabel ?, Göttingen, Wallstein Verlag, 2000, p. 53-82, ici p. 55.
-
[32]
Jacques Revel (dir.), Jeux d’échelles. La micro-analyse à l’expérience, Paris, Gallimard/Éd. du Seuil, 1996.
-
[33]
Tonio Andrade, « A Chinese Farmer, Two African Boys, and a Warlord: Toward a Global Microhistory », Journal of World History, 21-4, 2010, p. 573-591 ; plus spécifiquement, sur l’histoire du savoir et des sciences modernes, voir Kapil Raj, « Beyond Postcolonialism… and Postpositivism: Circulation and the Global History of Science », Isis, 104-2, 2013, p. 337-347. Le concept de grassroots globalization (« mondialisation par le bas ») avancé par Arjun Appadurai a apporté une caractérisation supplémentaire sur le plan des idées et du point de vue éthique : Arjun Appadurai, « Grassroots Globalization and the Research Imagination », in A. Appadurai (dir.), Globalization, Durham, Duke University Press, 2000, p. 1-21 ; id., « Cosmopolitanism from Below: Some Ethical Lessons from the Slums of Mumbai », in The Future as Cultural Fact: Essays on the Global Condition, Londres, Verso, 2013, p. 197-214. Voir aussi Leyla Dakhli, « ‘All Things Transregional ?’ in Conversation with… Leyla Dakhli », TRAFO – Blog for Transregional Research, 25 juill. 2017, p. 113-117, https://trafo.hypotheses.org/7312 ; Romain Bertrand et Guillaume Calafat (dir.), dossier « Micro-analyse et histoire globale », Annales HSS, 73-1, 2018, p. 3-159.
-
[34]
Carlo Ginzburg, « Traces. Racines d’un paradigme indiciaire », in C. Ginzburg, Mythes, emblèmes, traces. Morphologie et histoire, trad. par M. Aymard et al., Lagrasse, Verdier, [1979] 2010, p. 139-180.
-
[35]
Se référant à Youssef Mourad, La physiognomonie arabe et la Kitāb al-Firāsa de Fakhr al-Dīn al-Rāzi, Paris, P. Geuthner, 1939, Carlo Ginzburg met en avant le fait que le terme firāsa, issu du vocabulaire du soufisme et renvoyant à la transcendance mystique, était repris dans l’ancienne physiognomonie arabe pour désigner la capacité de procéder intuitivement du connu à l’inconnu.
-
[36]
M. Messling, Universalität nach dem Universalismus, op. cit., p. 31-43 ; voir en général, à propos de l’actualité du concept d’enquête, Laurent Demanze, Un nouvel âge de l’enquête. Portraits de l’écrivain contemporain en enquêteur, Paris, Corti, 2019.
-
[37]
Voir M. Werner, « Metahistory und darüber hinaus », art. cit., p. 37.
-
[38]
Jürgen Schlumbohm, « Mikrogeschichte – Makrogeschichte : Zur Eröffnung einer Debatte », in J. Schlumbohm (dir.), Mikrogeschichte, Makrogeschichte, op. cit., p. 7-32, ici p. 20.