Notes
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[1]
Margaret Thatcher, entretien avec Douglas Keay, Woman’s Own, 23 septembre 1987, p. 30, https://www.margaretthatcher.org/document/106689 ; Jacques Derrida, De la grammatologie, Paris, Éd. de Minuit, 1967, p. 227.
-
[2]
Sur l’histoire du « tournant critique », on peut mentionner ici quelques repères : Jacques Revel, « Histoire et sciences sociales : les paradigmes des Annales », Annales ESC, 34-6, 1979, p. 1360-1376 ; id., « Le temps du doute », Politiques, 7, 1994, p. 60-78 ; éditorial, « Histoire et sciences sociales. Un tournant critique ? », Annales ESC, 43-2, 1988, p. 291-293, reproduit dans le présent numéro : « 90 ans d’éditoriaux », p. 725-796 ; Roger Chartier, « Le monde comme représentation », Annales ESC, 44-6, 1989, p. 1505-1520 ; Bernard Lepetit, « Les Annales aujourd’hui », Review (Fernand Braudel Center), 18-2, 1995, p. 329-354 ; Antoine de Baecque, « Où est passé le ‘tournant critique’ ? », Le Débat, 104, 1999, p. 162-170 ; « Éditorial », A. Ingold (dir.), no spécial « Environnement », Annales HSS, 66-1, 2011, p. 5-7 et l’éditorial, « Les Annales, aujourd’hui, demain », Annales HSS, 67-3, 2012, p. 557-560, reproduits dans le présent numéro : « 90 ans d’éditoriaux », p. 725-796.
-
[3]
Hayden White, Metahistory: The Historical Imagination in Nineteenth Century Europe, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1973 ; Lawrence Stone, « The Revival of Narrative: Reflections on a New Old History », Past & Present, 85, 1979, p. 3-24 ; John Toews, « Intellectual History after the Linguistic Turn: The Anatomy of Meaning and the Irreducibility of Experience », The American Historical Review, 92-4, 1987, p. 879-907 ; Daniel Kahneman, « New Challenges to the Rationality Assumption », Journal of Institutional and Theoretical Economics (JITE)/Zeitschrift Für Die Gesamte Staatswissenschaft, 150-1, 1994, p. 18-36.
-
[4]
Pour une perspective anglo-américaine sur cette période, voir Jan de Vries, « Great Expectations: Early Modern History and the Social Sciences », Review (Fernand Braudel Center), 22-2, 1999, p. 121-149 ; id., « The Return from the Return to Narrative », Max Weber Lecture Series, 1, 2013 ; Carla Hesse, « The ‘New Empiricism’ », Cultural History and Social History, 1-2, 2004, p. 201-207 ; Peter Mandler, « The Problem with Cultural History », Cultural and Social History, 1-1, 2004, p. 94-117.
-
[5]
Voir supra n. 3.
-
[6]
« Éditorial », A. Ingold (dir.), no spécial « Environnement », art. cit.
-
[7]
Voir en particulier Courtney Brown, Chaos and Catastrophe Theories, Thousand Oaks, SAGE, 1995.
-
[8]
Amos Tversky et Daniel Kahneman, « Judgment under Uncertainty: Heuristics and Biases », Science, 185-4157, 1974, p. 1124-1131.
-
[9]
Social Science Research Council, To Secure Knowledge: Social Science Partnerships for the Common Good, New York, SSRC, 2018, p. ii. Publié récemment aux États-Unis par le SSRC, ce rapport fournit des éléments importants quant au problème de la sécurisation des données sociales publiques et privées (au format propriétaire).
-
[10]
Dans un registre plus humaniste, le « nouvel historicisme » développé par le comité de rédaction de la revue Representations (University of California Press, 1983-) a anticipé l’effondrement de ce modèle dyadique de la méthode et du domaine.
-
[11]
« Éditorial », A. Ingold (dir.), no spécial « Environnement », art. cit., p. 4.
-
[12]
Thomas Piketty, « La fonction critique », colloque « Les sciences sociales au xxie siècle », EHESS, 16 juin 2015, https://www.canal-u.tv/video/ehess/la_fonction_critique.19056.
-
[13]
Sur la notion de « style comme écart », voir Geoffrey Leech, « Stylistics », in T. A. van Dijk (dir.), Discourse and Literature: New Approaches to the Analysis of Literary Genres, Amsterdam, John Benjamins, 1985, p. 39-56 ; Nicole Gueunier, « La pertinence de la notion d’écart en stylistique », M. Arrivé et J.-C. Chevalier (dir.), no spécial, « La stylistique », Langue française, 3, 1969, p. 34-45.
-
[14]
Cette formule s’inspire de la célèbre description de Gertrude Stein d’Oakland, en Californie, « there is no there there » dans Gertrude Stein, Everybody’s Autobiography, New York, Random House, 1937, p. 289.
1Ces dernières décennies, le comité de rédaction, les membres du conseil scientifique et les éditeurs des Annales ont réalisé un véritable exploit en réinventant la plus importante des revues de recherche historique de l’après-guerre pour en faire une entreprise académique innovante du xxie siècle, ce sans renier la mission, l’ambition ou le mode opératoire des fondateurs et des précédents rédacteurs en chef. Cette réussite est le fruit du travail de fond ainsi que de l’engagement sans faille d’une communauté de chercheurs mêlant plusieurs générations qui ont patiemment construit leur projet en posant des jalons réguliers et sans jamais se départir, malgré des à-coups occasionnels, de leur détermination à imaginer le futur du passé. Ils y sont parvenus en embrassant les avancées technologiques qui ont révolutionné la communication scientifique et en affrontant les transformations socioculturelles et géopolitiques de la fin de la guerre froide ainsi que la crise épistémologique qui s’est ensuivie dans les sciences humaines.
2À l’instar de quelques rares autres revues internationales, notamment l’American Historical Review et Past & Present, les Annales font aujourd’hui figure, aussi bien dans la sphère francophone qu’anglophone, de revue de référence pour la recherche de haut niveau dans tous les champs de l’histoire, sans renoncer à maintenir une expertise sur l’histoire de France et le monde francophone. Cependant, à la différence de ses homologues, les Annales ont conservé une approche à part de l’histoire, profondément transdisciplinaire, fonctionnant en rétroaction continue et réflexive avec les sciences sociales. Nombreuses sont les revues scientifiques interdisciplinaires de grande qualité publiant dans l’une de ces trois niches (et leur nombre ne cesse d’augmenter), mais aucune n’a réussi à intégrer ces objectifs dans une mission unique. En 2020, en termes d’inventivité méthodologique comme d’ambition programmatique, les Annales sont plus innovantes que jamais.
Une nouvelle position épistémologique : l’histoire et le tournant post-structurel dans les sciences sociales
3Fort de leur statut paradigmatique durant une grande partie de l’après-guerre, les Annales se trouvaient à l’épicentre académique de la réflexion et du débat méthodologiques sur les sciences sociales et les humanités après 1968 et, plus encore, dans les années 1980 et 1990, après l’effondrement des alignements géopolitiques de la guerre froide. Ces bouleversements ont abouti à modifier radicalement non seulement les questions qu’il fallait désormais poser, mais aussi la manière d’y répondre. Le monde post-colonial et post-communiste a ainsi vu l’émergence, sur la scène historique, d’acteurs sociaux dont le comportement politique contredisait les attentes théoriques des structuralistes et des marxistes. Dans un monde décolonisé, même les méthodes traditionnelles pour penser l’histoire de la métropole ont progressivement perdu de leur pertinence.
4L’apparition de formes inédites de solidarité sociale – qu’elles visent à l’émancipation, comme dans les mouvements féministes, ou au repli identitaire, comme dans les nationalismes ethniques, voire les proto-fascismes – était difficile à interpréter selon les catégories analytiques et les modèles explicatifs des tenants de la démocratie, du rationalisme et du progrès matériel laïque. Ni les théoriciens de la modernité libérale ni les marxistes ne pouvaient rendre compte de ces formes de solidarité apparues à l’ère post-coloniale et dans le sillage de la lutte pour les droits civiques : mouvements étudiants, nationalistes noirs, féministes, environnementalistes, mouvements LGBT, sionistes de gauche et de droite, fondamentalistes chrétiens et bien d’autres encore. Par ailleurs, leurs modes de conscience, leurs formes d’action et leurs objectifs politiques remettaient en cause certaines hypothèses en vigueur au sein des sciences sociales sur la relation entre intérêt socioéconomique et action politique, hypothèses sur lesquelles avaient reposé les grands récits historiques à l’Ouest comme à l’Est.
5La chute du mur de Berlin s’est donc accompagnée d’un profond désenchantement à l’égard des sciences sociales universitaires. D’abord cantonné au monde feutré des universités et des think tanks occidentaux, le phénomène s’est propagé dans la sphère publique où il a été amplifié en raison, d’une part, des conservateurs en pleine renaissance – on pense notamment à la saillie du Premier Ministre britannique Margaret Thatcher, déclarant que « la société n’existe pas » – et, d’autre part, de quelques sommités désenchantées de la rive gauche – on se souvient du « il n’y a pas de hors-texte » de Jacques Derrida [1].
6À l’annonce, en 1988, de son « tournant critique », l’école des Annales, ainsi qu’on l’a désignée, dont la réflexion s’articulait autour des binômes structure/conjoncture et longue durée/histoire événementielle, n’était pas seule à affronter ce qui s’apparentait à une crise majeure dans les sciences sociales et la recherche historique [2]. L’effondrement des grands récits structurants de la période de la guerre froide, le déclassement des théories de l’action et du choix rationnel, contestées par les psychologues cognitifs et les économistes du comportement, ainsi que l’avènement de la linguistique post-structuraliste mirent à nu les hypothèses normatives sur lesquelles reposaient la recherche en sciences sociales et la recherche historique quantitative [3]. Au sein des universités et des revues savantes américaines et britanniques, les controverses opposant partisans de l’empirisme – défenseurs des « faits » et de la quantification – et promoteurs d’une approche herméneutique – privilégiant le « sens » et l’analyse du discours – furent aussi intenses qu’en France et dans le monde francophone [4].
7À ceux qui suivaient de loin les débats suscités par le programme éditorial des Annales dans les années 1980, le passage, en 1989, des Annales. Économies, sociétés, civilisations (Annales ESC) aux Annales. Histoire, sciences sociales (Annales HSS) a pu apparaître à la fois comme l’annonce formelle de la fin du programme structuraliste d’« histoire sociale » et la volonté de refermer une décennie de doute épistémologique [5]. Le changement de sous-titre reflétait la volonté de la « troisième génération » des Annales de consolider les bases d’un programme d’expérimentation post-structuraliste. Le pluralisme méthodologique a élargi le spectre disciplinaire de la revue, en ajoutant les études littéraires, la science politique et le droit aux disciplines avec lesquelles elle dialoguait traditionnellement (géographie, démographie, économie, sociologie et anthropologie). En 2011, le comité de rédaction mettait l’hétéronomie à l’ordre du jour, en accordant une reconnaissance programmatique à ce qui était déjà de facto une ouverture de la revue à des sources, des méthodes et des objets de recherche dérivés des humanités ou « sciences humaines » (philosophie, littérature) [6].
8Cependant, les défis soulevés par les tournants de 1968 et de 1989 n’ont pas été les seuls éléments déclencheurs des débats méthodologiques et historiographiques entre la rédaction, les auteurs des Annales ou leurs interlocuteurs internationaux. Ces questionnements s’inscrivaient dans un contexte scientifique plus global. Au cours de la dernière décennie du xxe siècle, on ne pouvait plus ignorer que l’ensemble des disciplines des sciences sociales – linguistique, anthropologie, économie, psychologie, sociologie et science politique – traversait un « tournant post-structuraliste ». Les deux premières décennies du millénaire virent apparaître de nouveaux enjeux et possibilités épistémologiques et empiriques pour la recherche en sciences sociales. Force est de constater que la combinaison de technologies et de méthodes d’enquête innovantes devait entraîner un bouleversement dans notre façon d’étudier des phénomènes sociaux comparable, en termes d’échelle et de portée, à la révolution informatique dans les sciences naturelles.
9Ainsi les méthodes non linéaires de modélisation de la causalité ont-elles essaimé depuis les sciences naturelles vers les sciences sociales. Les chercheurs en sciences sociales commencent à appréhender les formations sociales comme des systèmes complexes et adaptatifs dont les dynamiques se développent de manière non linéaire. La théorie des réseaux a été au centre de cette révolution, en nous permettant d’étudier la façon dont des changements massifs et inattendus des croyances et des comportements humains, à de très hauts niveaux de complexité, émergent de simples couplages ou interactions entre agents individuels [7]. Parallèlement, de nouvelles théories modifient en profondeur notre compréhension du comportement humain et de la prise de décision, au niveau cognitif et même neurologique. Les travaux d’Amos Tversky et de Daniel Kahneman, notamment, montrent que les émotions et l’intuition jouent un rôle plus important dans la détermination du comportement humain que le calcul rationnel et que, dans la vie quotidienne, les comportements inconscients sont bien plus nombreux que les décisions conscientes et mûrement réfléchies [8]. L’effet cumulatif de cette masse de microdécisions intuitives est ainsi plus déterminant du point de vue des résultats collectifs que les choix rationnels effectués au niveau individuel. Ces découvertes ont bouleversé la conception de la recherche dans toutes les disciplines des sciences sociales, et pas seulement dans les sciences comportementales, faisant naître des possibilités, aussi nouvelles qu’inattendues, de collaborations interdisciplinaires avec des historiens, dont l’objectif demeurait d’expliquer les changements du comportement humain à l’échelle méso et macro.
10Ce qu’on appelle la « révolution des données » (data revolution) a entraîné une refonte complète des outils et des compétences nécessaires à la conduite de la recherche en sciences sociales fondées sur le traitement d’une grande quantité d’informations. Alors qu’au siècle dernier, les chercheurs en sciences sociales éprouvaient les plus grandes difficultés à collecter et à générer des données (on évoquait le « manque de données »), le défi consisterait plutôt désormais à savoir comment récupérer des données, les agréger ou les ventiler, séparer celles qui sont utiles du bruit social environnant et comment extraire des données pertinentes de la masse d’informations que représente le cloud. On a également assisté à une augmentation considérable de la production de données sociales par des scientifiques formés à l’Université mais travaillant dans le secteur privé. Si, pendant la majeure partie du xxe siècle, la grande majorité du savoir dans le domaine des sciences sociales a été produite par des universités et des instituts de recherche financés par les pouvoirs publics et/ou par des entités, telles que des fondations philanthropiques privées, soumises à un contrôle de la puissance publique, la situation est en train de changer :
Dans la seconde moitié du xxesiècle, les universités ont développé une collaboration vitale avec le gouvernement fédéral, créant ainsi un environnement dynamique pour l’innovation en matière de recherche et pour la production de connaissances en sciences sociales aux États-Unis.
Pourtant, aujourd’hui, cet écosystème est en pleine mutation. La recherche en sciences sociales est désormais menée dans des environnements institutionnels hétérogènes et pour des finalités diverses, dont certaines – de plus en plus utilitaires et court-termistes – ne contribuent pas à enrichir un corpus de savoir en sciences sociales durable et développé en commun. Alors qu’ils travaillaient principalement au sein de l’Université, les chercheurs en sciences sociales sont aujourd’hui employés de manière croissante par l’administration, les entreprises, les médias et le secteur à but non lucratif et, de ce fait, motivés par des régimes d’incitations hétérogènes. En outre, la numérisation a transformé la façon dont la recherche en sciences sociales est conduite et diffusée, avec d’importantes implications. Celles-ci, qu’il s’agisse du caractère approprié de l’éthique de la recherche à l’ère analogique ou de l’élargissement du public s’intéressant aux conclusions des travaux de sciences sociales, s’accompagnent d’appels (justifiés) en faveur d’une plus grande responsabilité [9].
12L’implication croissante d’entités et d’acteurs du privé dans le recueil de données et les activités de recherche, jadis pré carré du secteur non lucratif, a sans doute constitué le changement le plus marquant pour la recherche en sciences sociales au tournant du xxie siècle. À tout le moins a-t-on assisté à une déstabilisation du contrôle institutionnel et de la responsabilité en matière de production et d’authentification des données sociales.
13La combinaison des trois transformations décrites plus haut – nouvelles formes de solidarité sociale et demande d’inclusion de la part d’acteurs sociaux très divers jusqu’alors marginalisés ; nouvelles théories et nouvelles façons de modéliser le comportement social ; révolution des données – fraie le chemin à de nouvelles approches pluri-disciplinaires et pluri-méthodologiques de la vie sociale. Par ailleurs, le tournant post-structuraliste des sciences sociales a modifié le statut des questions et des méthodes en histoire. Avec la découverte de la plasticité humaine, sur le plan neurologique comme sur le plan social, les interrogations relatives au changement, au contexte et à la temporalité – à savoir le terrain traditionnel de l’historien – sont devenues les questions de recherche les plus pressantes, toutes disciplines et tous champs confondus. Les sciences sociales dans leur ensemble ont été historicisées en profondeur. Le changement, la variation et la versatilité du comportement humain à toutes les échelles de l’expérience sont désormais au cœur de la recherche en sciences sociales.
14Au sein des sciences sociales, l’histoire est aujourd’hui moins conçue comme un corpus de sources et un domaine d’application que comme un mode d’enquête faisant de la temporalité son principe ordonnateur et permettant d’appliquer le concept d’échelle à la modélisation explicative. De nouveaux modèles de collaboration et de nouveaux défis en matière de conception de la recherche rendent les divisions apparemment immuables entre approches « interprétatives » et « comportementalistes », mais aussi entre étude des expériences du passé et du présent, de moins en moins significatives, quand elles ne font pas obstacle à l’explication, de manière solide et exhaustive, de phénomènes sociaux complexes [10]. Dorénavant, il n’existe plus de différence conceptuelle crédible entre la fabrication et la curation d’ensembles de données « trouvées » (historiques) et celles d’ensembles de données « créées » (contemporaines).
Le « constructivisme » : un passé pour le futur
15Dans un important éditorial de 2011, les Annales affirmaient leur engagement en faveur d’un pluralisme méthodologique guidé par une exigence inconditionnelle de réflexivité :
Les Annales entendent rester ouvertes à des manières très différentes de pratiquer et d’écrire l’histoire, de la modélisation au récit, de l’histoire quantitative à l’étude de cas, […] mais elles publient en priorité des textes qui interrogent les opérations qu’ils effectuent, qui proposent l’expérimentation de méthodes nouvelles ou l’élaboration de concepts originaux, et qui contribuent au renouvellement du questionnaire historique. Depuis longtemps, si l’innovation en histoire s’appuie sur la découverte de nouveaux documents, elle repose davantage encore sur de nouvelles manières de les interroger. Une telle conception constructiviste de l’opération historiographique a toujours été la marque des Annales, même si elle a pu prendre des formes très variées. Elle le reste aujourd’hui et justifie l’importance que nous accordons aux notes critiques, aux recensions et aux diverses formes du débat [11].
17Une décennie plus tard, la mise en œuvre dans la pratique éditoriale de cette position méthodologique « constructiviste » – dans le sens d’une démarche compréhensive qui se construit à partir d’une réflexion fondée sur un éventail d’expériences – offre un aperçu de l’avenir d’une pratique historiographique d’essence plus transdisciplinaire que multidisciplinaire. La relation post-structuraliste entre « histoire » et « sciences sociales » a dissous la logique dyadique d’appropriation (des outils des sciences sociales par les historiens) et d’application (aux sources historiques de leurs théories, méthodes et modèles par des chercheurs en sciences sociales) qui structurait l’« histoire totale », les approches marxistes et l’enquête sur les processus de modernisation pendant l’essentiel de la seconde moitié du xxe siècle. La disparition du couple méthode/domaine a permis au programme éditorial de la revue d’évoluer d’une approche fondée sur des enquêtes organisées par thèmes et sujets à une approche pluri-méthodologique des problèmes contemporains étudiés dans le temps historique.
18Cette mutation constitue une grille intéressante pour analyser les choix des thèmes et des problèmes retenus par les Annales ces dernières décennies : diversité, mobilité et gouvernance, mais aussi approches des sciences et de l’environnement centrées sur l’être humain. La transformation du programme historiographique de la revue est parfaitement illustrée par l’exemple de l’histoire globale. Les Annales demeurent, comme elles l’ont toujours été depuis leur fondation, fidèles à une recherche historique au-delà des frontières de l’hexagone. Les aspirations globales de l’histoire comparée des Annales ESC puisaient leurs racines dans un relativisme libéral inspiré de Montesquieu et s’affichaient dans la pluralisation des termes du sous-titre en « sainte trinité » de la revue, Économies, sociétés et civilisations. Cette ambition s’est transformée en un engagement post-colonial en faveur de l’histoire connectée, qui cherche à écrire, à l’époque moderne, une histoire plus symétrique des contacts et des échanges entre les sociétés orientales et occidentales ainsi qu’entre les hémisphères Nord et Sud.
19Lors de la conférence interdisciplinaire « Humanités et sciences sociales au xxie siècle », organisée en juin 2015 à l’occasion des quarante ans de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), Thomas Piketty affirmait que « l’économie est chose trop importante pour être laissée aux seuls économistes » – manière de signifier que la conjoncture économique contemporaine ne peut se comprendre pleinement qu’au moyen d’une étude historique de l’économie et de ses applications [12]. Alors que la préoccupation centrale des Annales ESC était la transition des sociétés traditionnelles vers la modernité, avec son épicentre entre 1500 et 1800, le programme historique des Annales HSS, tel qu’il s’est dessiné au xxie siècle, se tourne désormais vers le futur. Il convient non plus tant de se demander « d’où venons-nous ? » que « où allons-nous ? ».
Les Annales comme pratique : « le style est écart »
20Si de profondes continuités existent entre ce qu’on peut appeler l’« état d’esprit » cartésien et les ambitions globales des premiers rédacteurs en chef des Annales et ceux du comité de rédaction actuel, la revue se distingue aujourd’hui, à la fois de ses versions précédentes et des revues internationales similaires, par ses pratiques éditoriales – sa « façon de faire » – tout autant que par son approche méthodologique et l’éclectisme de son contenu. S’il y a un nouveau style des Annales, un écart par rapport à la norme qui rend leur profil académique différent, c’est dans la nature de leur entreprise éditoriale et dans les transformations de leur plateforme de communication qu’il faut le chercher [13].
21Les Annales ont réussi à renouveler leur comité de rédaction, qui forme un groupe intellectuellement divers d’historiens de la génération actuelle en France, comptant parmi les plus créatifs et les plus distingués d’un point de vue scientifique. La rédaction s’est élargie au-delà de l’EHESS, tout en conservant à la fois son cosmopolitisme et son caractère local. Il s’agit d’une équipe relativement restreinte, comparée à la rédaction de revues similaires (quinze membres, contre trente et un dans la rédaction de Past & Present), et la proximité géographique de ses membres, parisiens pour l’essentiel, permet au comité de fonctionner davantage comme un collectif intellectuel que comme une instance de validation. Celui-ci s’appuie sur un comité scientifique plus large, rassemblant d’anciens membres émérites de la rédaction et des compagnons de routes universitaires, ainsi que sur un nouveau comité scientifique international créé en 2011 pour développer les réseaux académiques de la revue et nourrir le dialogue intergénérationnel. En bref, il y a bien quelque chose de singulier [14] dans ce comité de rédaction, avec son ancrage intellectuel au sein de l’EHESS, qui fait des Annales plus qu’une revue de référence.
22Parallèlement, les Annales ont largement réorganisé leur plateforme de publication et élargi leur lectorat, en France et à l’étranger, comme aucune autre revue similaire ne l’a fait. La revue a ainsi lancé une version en ligne complète en 2011 (tout en conservant sa version papier) et développé sa présence sur internet grâce à une plateforme de communication multimédia proposant des fils de réseaux sociaux ainsi que des archives ouvertes et un accès à certains contenus offerts aux non abonnés. Entre 2012 et 2016, un partenariat avec la Bibliothèque nationale de France – avec notamment l’organisation de débats à la bibliothèque sur des thèmes contemporains et leur retransmission audio et vidéo en direct – a permis aux Annales de renforcer leur visibilité et l’influence de leur présence intellectuelle. Enfin, grâce au partenariat avec Cambridge University Press (CUP), la revue s’est projetée sur la scène internationale dans le paysage contemporain de l’édition universitaire. Ainsi, après le lancement en 2012 d’une édition en anglais, la revue est-elle devenue, en 2017, une coédition, entièrement bilingue (français-anglais), des Éditions de l’EHESS et de CUP. Fidèles à leurs origines, bien insérées dans de vastes réseaux et innovantes dans leurs procédures, les Annales offrent, en 2020, le visage d’une revue ayant su se réinventer pour s’imposer en tant qu’acteur dominant, mais non hégémonique, de la recherche historique au plan international, en faisant, au passage, la démonstration qu’il n’est pas de passé sans futur.
Date de mise en ligne : 25/08/2021
Notes
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[1]
Margaret Thatcher, entretien avec Douglas Keay, Woman’s Own, 23 septembre 1987, p. 30, https://www.margaretthatcher.org/document/106689 ; Jacques Derrida, De la grammatologie, Paris, Éd. de Minuit, 1967, p. 227.
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[2]
Sur l’histoire du « tournant critique », on peut mentionner ici quelques repères : Jacques Revel, « Histoire et sciences sociales : les paradigmes des Annales », Annales ESC, 34-6, 1979, p. 1360-1376 ; id., « Le temps du doute », Politiques, 7, 1994, p. 60-78 ; éditorial, « Histoire et sciences sociales. Un tournant critique ? », Annales ESC, 43-2, 1988, p. 291-293, reproduit dans le présent numéro : « 90 ans d’éditoriaux », p. 725-796 ; Roger Chartier, « Le monde comme représentation », Annales ESC, 44-6, 1989, p. 1505-1520 ; Bernard Lepetit, « Les Annales aujourd’hui », Review (Fernand Braudel Center), 18-2, 1995, p. 329-354 ; Antoine de Baecque, « Où est passé le ‘tournant critique’ ? », Le Débat, 104, 1999, p. 162-170 ; « Éditorial », A. Ingold (dir.), no spécial « Environnement », Annales HSS, 66-1, 2011, p. 5-7 et l’éditorial, « Les Annales, aujourd’hui, demain », Annales HSS, 67-3, 2012, p. 557-560, reproduits dans le présent numéro : « 90 ans d’éditoriaux », p. 725-796.
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[3]
Hayden White, Metahistory: The Historical Imagination in Nineteenth Century Europe, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1973 ; Lawrence Stone, « The Revival of Narrative: Reflections on a New Old History », Past & Present, 85, 1979, p. 3-24 ; John Toews, « Intellectual History after the Linguistic Turn: The Anatomy of Meaning and the Irreducibility of Experience », The American Historical Review, 92-4, 1987, p. 879-907 ; Daniel Kahneman, « New Challenges to the Rationality Assumption », Journal of Institutional and Theoretical Economics (JITE)/Zeitschrift Für Die Gesamte Staatswissenschaft, 150-1, 1994, p. 18-36.
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[4]
Pour une perspective anglo-américaine sur cette période, voir Jan de Vries, « Great Expectations: Early Modern History and the Social Sciences », Review (Fernand Braudel Center), 22-2, 1999, p. 121-149 ; id., « The Return from the Return to Narrative », Max Weber Lecture Series, 1, 2013 ; Carla Hesse, « The ‘New Empiricism’ », Cultural History and Social History, 1-2, 2004, p. 201-207 ; Peter Mandler, « The Problem with Cultural History », Cultural and Social History, 1-1, 2004, p. 94-117.
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[5]
Voir supra n. 3.
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[6]
« Éditorial », A. Ingold (dir.), no spécial « Environnement », art. cit.
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[7]
Voir en particulier Courtney Brown, Chaos and Catastrophe Theories, Thousand Oaks, SAGE, 1995.
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[8]
Amos Tversky et Daniel Kahneman, « Judgment under Uncertainty: Heuristics and Biases », Science, 185-4157, 1974, p. 1124-1131.
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[9]
Social Science Research Council, To Secure Knowledge: Social Science Partnerships for the Common Good, New York, SSRC, 2018, p. ii. Publié récemment aux États-Unis par le SSRC, ce rapport fournit des éléments importants quant au problème de la sécurisation des données sociales publiques et privées (au format propriétaire).
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[10]
Dans un registre plus humaniste, le « nouvel historicisme » développé par le comité de rédaction de la revue Representations (University of California Press, 1983-) a anticipé l’effondrement de ce modèle dyadique de la méthode et du domaine.
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[11]
« Éditorial », A. Ingold (dir.), no spécial « Environnement », art. cit., p. 4.
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[12]
Thomas Piketty, « La fonction critique », colloque « Les sciences sociales au xxie siècle », EHESS, 16 juin 2015, https://www.canal-u.tv/video/ehess/la_fonction_critique.19056.
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[13]
Sur la notion de « style comme écart », voir Geoffrey Leech, « Stylistics », in T. A. van Dijk (dir.), Discourse and Literature: New Approaches to the Analysis of Literary Genres, Amsterdam, John Benjamins, 1985, p. 39-56 ; Nicole Gueunier, « La pertinence de la notion d’écart en stylistique », M. Arrivé et J.-C. Chevalier (dir.), no spécial, « La stylistique », Langue française, 3, 1969, p. 34-45.
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[14]
Cette formule s’inspire de la célèbre description de Gertrude Stein d’Oakland, en Californie, « there is no there there » dans Gertrude Stein, Everybody’s Autobiography, New York, Random House, 1937, p. 289.