Notes
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[1]
Étienne Anheim (dir.), n° spécial « Archives », Annales HSS, 74-3/4, 2019.
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[2]
Étienne Anheim, « Science des archives, science de l’histoire », É. Anheim (dir.), n° spécial « Archives », Annales HSS, 74-3/4, 2019, p. 507-520, en particulier p. 511 et 514.
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[3]
Voir par exemple Ann L. Stoler, Au cœur de l’archive coloniale. Questions de méthode, trad. par C. Jaquet et J. Gross, Paris, Éd. de l’EHESS, 2019.
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[4]
D’après mes calculs, parmi les articles publiés entre 2011 et 2020, 40 sont axés sur l’histoire économique. Voir par exemple Clément Lenoble et Valentina Toneatto, « Les ‘lexiques médiévaux de la pensée économique’. Une histoire des mots du marché comme processus de domination et d’exclusion », Annales HSS, 74-1, 2019, p. 25-41 ; Sacha Bourgeois-Gironde et Éric Monnet, « Expériences naturelles et causalité en histoire économique. Quels rapports à la théorie et à la temporalité ? », Annales HSS, 72-4, 2017, p. 1087-1116 ; Arnaud Bartolomeiet al., « L’encastrement des relations entre marchands en France, 1750-1850. Une révolution dans le monde du commerce ? », Annales HSS, 72-2, 2017, p. 425-460 ; François Lerouxel, « Le marché du crédit privé, la bibliothèque des acquêts et les tâches publiques en Égypte romaine », Annales HSS, 67-4, 2012, p. 943-976.
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[5]
Lynn Hunt, « French History in the Last Twenty Years: The Rise and Fall of the ‘Annales’ Paradigm », Journal of Contemporary History, 21-2, 1986, p. 209-224, ici p. 213.
-
[6]
Peter Burke, The French Historical Revolution: The Annales School 1929-1989, Cambridge, Polity Press, 1990, p. 2 (les termes entre guillemets sont en français dans le texte original).
-
[7]
Annales HSS, 68-3, 2013, respectivement p. 665-696, 697-789 et 791-848.
-
[8]
Dossier « Temporalités du moment colonial », Annales HSS, 72-4, 2017, p. 935-1083.
-
[9]
Dossier « Anthropocène », Annales HSS, 72-2, 2017, p. 263-378.
-
[10]
L. Hunt, « French History in the Last Twenty Years », art. cit., p. 214.
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[11]
Sur les changements de formes en matière d’écriture de l’histoire et le concept d’analog ceiling (« plafond analogique »), voir Ethan Kleinberg, Haunting History: For a Deconstructive Approach to the Past, Stanford, Stanford University Press, 2017, p. 115-133.
-
[12]
Dans son ouvrage La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II. Destins collectifs et mouvements d’ensemble (Paris, Armand Colin, 1949 pour la 1ère édition, 1966 pour la 2e édition), Fernand Braudel utilisa des cartes sur lesquelles il avait collaboré avec son collègue Jacques Bertin, cartographe et théoricien du graphisme, qui dirigeait le Laboratoire de cartographie, devenu plus tard Laboratoire de graphique, de l’EHESS (p. 114-115 dans la 1ère édition, p. 154 dans la 2e édition).
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[13]
Pour un exemple concret, voir William Rankin, « How the Visual is Spatial: Contemporary Spatial History, Neo-Marxism, and the Ghost of Braudel », History and Theory, 59-3, 2020, p. 311-342 ; Karine Karila-Cohenet al. (dir.), n° spécial « Histoire quantitative », Annales HSS, 73-4, 2018.
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[14]
Voir, entre autres, Karine Karila-Cohen, « Le graphe, la trace et les fragments. L’apport des méthodes quantitatives et des outils numériques à l’étude des élites civiques athéniennes » et Isabelle Rosé, « Autour de la reine Emma (vers 890-934). Réseaux, itinéraire biographique féminin et questions documentaires au début du Moyen Âge central », K. Karila-Cohenet al. (dir.), no spécial « Histoire quantitative », Annales HSS, 73-4, 2018, respectivement p. 785-815 et 817-847.
1Ma relation avec la revue des Annales remonte aux années 1990, lorsque j’étais étudiant dans le département d’histoire de l’université de Californie à Los Angeles (UCLA). Je dois avouer que c’est la renommée et l’attrait de l’école des Annales, en particulier les travaux de Marc Bloch et de Fernand Braudel, qui m’ont attiré, en dépit de ma maîtrise très limitée du français et de ma compréhension rudimentaire de l’histoire. Mon intérêt est allé croissant lorsque j’ai commencé à me pencher sur les travaux de Jacques Le Goff, d’Emmanuel Le Roy Ladurie et, plus tard, de Roger Chartier. Je me rendis alors compte, et j’en reste aujourd’hui persuadé, que les Annales étaient l’une des revues d’histoire les plus influentes et les plus respectées parce que, précisément, elles cherchaient, et cherchent encore, à redéfinir les frontières de la discipline. Aux origines de la revue, on trouve une contestation de l’histoire positiviste et un projet résolument interdisciplinaire. Ce projet, qui correspondait au départ à une remise en cause du savoir historique « traditionnel », s’est développé en une tradition propre avec son école affiliée. Pour être un véritable historien, pensé-je à l’époque, et quoi que cela puisse vouloir dire, il fallait être au fait de ce qui s’écrivait dans les pages des Annales. Bien sûr, mes penchants et ma sensibilité m’inclinaient davantage vers la pensée post-moderne ou post-structurale, ce qui m’éloigna de la revue pendant un certain temps.
2C’est mon attrait grandissant pour la théorie et la philosophie de l’histoire qui m’a ramené vers les Annales, d’abord conscient que je devais rester informé de ce qui se publiait dans l’une des revues les plus importantes et les plus chargées d’histoire, puis, plus récemment, en raison d’une évolution des centres d’intérêt et du programme éditorial de la revue. Au cours de la dernière décennie, les Annales ont manifestement adopté une approche différente de leur cible géographique, dans le but de « provincialiser l’Europe », pour reprendre l’expression bien connue de Dipesh Chakrabarty. Ce changement, selon moi, ne consistait pas tant à élargir leur filet géographique, ce que les Annales s’efforçaient déjà de faire depuis longtemps, qu’à solliciter des auteurs et des articles cherchant à explorer d’autres traditions historiographiques – du moins lorsque celles-ci s’accordent avec le style de la revue. L’entreprise a semblé rendre les Annales plus vibrantes, davantage en prise avec l’actualité, tout en leur permettant d’atteindre un lectorat plus vaste, ce qui n’est pas une mince victoire. Néanmoins, il est permis de se demander dans quelle mesure cette stratégie a été un succès intellectuel ; c’est cette question que je vais essayer d’analyser dans ce qui suit.
3On a déjà pu apprécier à quel point cette approche élargie était prometteuse dans le numéro récent consacré aux « Archives », qui explore le sujet à partir d’une pluralité de points de vue géographiques, temporels et disciplinaires [1]. Comme Étienne Anheim le souligne avec éloquence dans son introduction, ce volume interroge également le statut des archives et l’opération d’archivage afin de dégager des perspectives sur la méthode historique contemporaine [2]. D’une certaine manière, l’analyse du statut privilégié de l’archive présentée dans ce numéro fait écho au statut de la revue elle-même. L’analogie serait la suivante : dans un premier temps, les archives ont acquis une importance considérable en tant que source d’autorité historique, mais ce poids a été relativisé dans un second temps par des recherches sur la nature de l’archive comme mécanisme de pouvoir [3]. Aujourd’hui, les historiens reviennent aux archives délestés des anciennes hypothèses « positivistes » et pleinement conscients des multiples formes de contenu susceptibles de « faire » archive. Un destin similaire, au fond, à celui des Annales. La revue a acquis le statut qu’on lui connaît en proposant une approche géohistorique globalisante, contestée par la suite au nom de la nouvelle histoire des mentalités. Cette évolution eut pour effet de remettre en cause non seulement la possibilité d’une méthodologie générale, mais aussi, plus particulièrement, le primat de l’histoire sociale et économique. Aujourd’hui, la revue est revenue à une approche géohistorique, mais débarrassée cette fois de ses ambitions totalisantes, et prône une large ouverture à des traditions historiographiques innovantes. Nous devrions être enthousiasmés par les possibilités que ce « retour » offre dans l’optique d’une nouvelle histoire critique, mais également inquiets à ce que soient réintroduits certains biais intellectuels de l’approche initiale.
4Car tandis que le numéro spécial sur les archives manifeste la volonté de faire droit à une hétérogénéité historiographique et méthodologique, le nombre d’articles consacré à l’histoire économique au cours de la dernière décennie illustre plutôt une incontestable homogénéité méthodologique [4]. Il ne s’agit pas de dénigrer « l’histoire économique » en elle-même, ni d’oublier qu’elle constitue la pierre angulaire des Annales. Toutefois, une telle focalisation limite nécessairement les gains potentiels d’une offre historiographique élargie. Il en va de même pour d’autres approches, toujours vivaces dans les Annales, mais dépourvues de l’ouverture méthodologique qui caractérise une partie importante du contenu publié actuellement par la revue. Au cours de leur longue histoire, si les Annales ont fait preuve d’une grande ouverture sur le plan géographique, elles se sont avérées relativement fermées sur le plan méthodologique. Lynn Hunt a résumé ainsi cette dichotomie dans un article de 1986 :
Dès le début, les Annales ont été caractérisées par un fort positionnement méthodologique, dont le corollaire était une faiblesse constante en termes de focalisation. En tant que méthode, le paradigme des Annales pouvait probablement s’appliquer à n’importe quel lieu et à n’importe quelle époque, et, de fait, il a été appliqué à un nombre impressionnant de lieux et d’époques [5].
6Aussi peut-on être légitimement préoccupé par la possibilité que les hypothèses totalisantes typiques de l’ancienne approche structuraliste géohistorique des Annales aient opéré un retour par une porte dérobée, sous la forme d’une série d’approches méthodologiques surdéterminées, appliquées à n’importe quel lieu et à n’importe quelle époque, sans tenir compte de la culture ou des modes autochtones de compréhension et de transmission du passé. C’est peut-être là une façon de lire le retour des archives parmi les centres d’intérêt de la revue. Si tel est le cas, alors l’Europe (et plus précisément, en l’espèce, la France) reste le centre de l’empire historique, en dépit de l’objectif affiché d’opérer un décentrage.
7Cette inquiétude soulève une question importante à propos de l’héritage, de la mission et de l’avenir des Annales. Comme le suggère L. Hunt, la revue a longtemps été caractérisée par son approche, voire ses approches méthodologiques, plutôt que par un sujet ou un thème spécifique. La promesse de ce paradigme réside dans les aspirations interdisciplinaires qui ont rassemblé des historiens de différents courants derrière l’objectif commun de remettre en cause le statu quo. Or l’accent mis sur la méthode a abouti à la promotion d’un « style » et d’une approche propres aux Annales qui, paradoxalement, sont devenus le nouveau statu quo, risquant de fossiliser le modèle et de lui faire perdre sa nature protéiforme. À l’échelle des dix dernières années de la revue, il apparaît que la rédaction a fait siens les élans interdisciplinaires caractéristiques des débuts des Annales tout en manifestant un effort de cohérence. Mais peut-on dire, en 2020, qu’il existe un « style » des Annales ?
8À l’évidence, par le passé, il y en a eu plusieurs. Peter Burke a distingué trois phases, chacune associée à une approche particulière : une première, correspondant aux débuts de la revue, avec Lucien Febvre et Marc Bloch ; une deuxième dominée par Fernand Braudel ; une troisième post-1968, marquée par la « fragmentation » ou par l’« émiettement » [6]. Au cours de la dernière décennie, la revue semble avoir exploité tous ses « styles » antérieurs, ce qui ressemble, à bien des égards, à un retour à la vocation interdisciplinaire des origines. Cela a conduit au déploiement d’un éventail d’approches pour traiter de sujets variés, comme on peut le constater en lisant la table des matières de n’importe quel numéro paru depuis 2010. Ainsi trouve-t-on, dans l’un des volumes de l’année 2013, un essai sur l’« Humanisme », suivi par une série d’articles portant sur les « Cultures politiques en Italie » du xvie au xixe siècle, puis par un autre dossier dédié aux « Théories économiques et sciences sociales » [7]. Une telle diversité est impressionnante, même si, là encore, on peut se demander si la dette envers les anciens paradigmes des Annales ne représente pas parfois un obstacle à l’innovation. Les articles composant le dossier « Temporalités du moment colonial » semblent ainsi perpétuer une véritable révérence pour les archives que le récent numéro consacré à ces dernières remettait pourtant justement en cause [8]. Dans les deux cas, toutefois, les archives sont considérées comme les vecteurs principaux de l’autorité historique, au risque d’un certain fétichisme. Une fois encore, on peut y déceler un appel en faveur d’une couverture plus large et plus approfondie de tel ou tel champ, mais il n’est pas certain que les Annales nous enjoignent, ce faisant, à reconsidérer de façon suffisamment radicale la façon dont les historiens abordent ce champ ou les archives en général. En revanche, le dossier sur l’« Anthropocène », qui évoque naturellement la géo-histoire, la longue durée et la relation entre histoire et environnement, invite le lecteur à évaluer les répercussions théoriques et épistémologiques de cette nouvelle périodisation sur l’histoire et, plus globalement, sur les sciences sociales [9]. Alors qu’il aurait été commode pour les Annales de traiter de l’Anthropocène à l’aide de méthodologies établies de longue date, les auteurs ont choisi de donner un nouveau souffle à ces catégories analytiques.
9C’est pourquoi, bien que la revue n’ait pas rompu avec les anciennes méthodes qui constituent sa marque de fabrique, je ne dirais pas que les Annales ont à l’heure actuelle une méthode ou un style dominant. Elles possèdent toutefois une orientation claire qui préserve les méthodes de leur passé et prolonge l’approche interdisciplinaire d’une histoire-problème, typique des débuts de la revue. À cet égard, elles restent fidèles à leur engagement ambitieux en faveur de l’innovation et de l’expérimentation. Néanmoins, il arrive, et plus fréquemment qu’on ne le pense, que les Annales apparaissent comme enchaînées à leurs anciens paradigmes et victimes de leur propre succès. Un choix s’impose entre deux trajectoires opposées : conserver les approches méthodologiques d’un passé illustre et avec elles l’autorité intellectuelle d’une école immuable et reproductible, ou bien redonner toute sa place à l’éclectisme interdisciplinaire et à l’expérimentation, qui furent la raison d’être de la revue. Cette alternative soulève plusieurs questions. Tout d’abord, la revue peut-elle maintenir son dynamisme interdisciplinaire tout en conservant une cohérence en termes de style et d’approche ? À l’inverse, l’insistance sur la cohérence méthodologique ne risque-t-elle pas, à son tour, de relever d’une sorte de fétichisme, en incarnant « une forme plus moderne, plus technologiquement avancée, de positivisme » qui « remplace sa forme plus ancienne » [10] ? Enfin, la rédaction des Annales aspire-t-elle à faire de la revue un arbitre de la manière dont l’histoire doit se faire ou bien la considère-t-elle, au contraire, comme un laboratoire iconoclaste pour déterminer comment l’histoire peut se faire ? Il est frappant, selon moi, de constater que les Annales oscillent entre ces deux directions depuis leurs débuts.
10Ces interrogations semblent particulièrement importantes pour les Annales au moment où la revue aborde une diversification linguistique et un élargissement de sa diffusion, dont le coup d’envoi a été la décision, en 2012, de proposer une version anglaise de certains articles dans le but d’élargir le lectorat et d’encourager davantage de participation. Scellé en 2017, le partenariat éditorial avec Cambridge University Press a établi de nouveaux canaux de diffusion mais aussi de contribution, dont l’intérêt est évident, tandis que la mise en place d’une plateforme numérique plus étoffée a également ouvert des possibilités en termes de lectorat et de contenu. Pour toutes ces raisons, les Annales sont prêtes à entrer sur la scène internationale et à élargir leur influence au-delà des limites du monde francophone, en exploitant les opportunités offertes par la diffusion en ligne et dans la langue internationale du savoir. La question qui se pose, d’une part, est celle de l’équilibre entre la liberté et la contrainte, car une histoire réellement globale implique de laisser s’exprimer des méthodes et des logiques historiques du monde entier de leur propre voix, en s’abstenant de leur en imposer une. D’autre part, une revue comme les Annales, à la focale chronologique et géographique si large, risque de sombrer dans l’entropie faute de s’appuyer sur une méthode, une mission, un principe directeur. La difficulté consistera à mobiliser et à encourager ces nouveaux lecteurs et contributeurs sans sacrifier le lectorat de base et les valeurs cardinales qui ont fait de la revue ce qu’elle est. Les Annales peuvent y parvenir en restant fidèles à leurs domaines de prédilection et à leur expertise, mais à condition de se montrer ouvertes à l’innovation, de ne pas dresser de frontières et de ne pas se poser en gardiennes du temple. Si le défi se révèle certes de taille, il n’est pas entièrement nouveau non plus. Comme nous l’avons dit, le dossier récent consacré à l’Anthropocène représente un modèle de ce qu’il convient de faire pour préserver l’axe et la mission intellectuelle de la revue tout en encourageant l’innovation interdisciplinaire.
11Dans la même veine, les Annales gagneraient à exploiter les possibilités qu’offre l’édition digitale de manière plus exhaustive et plus combattive. Je dis cela en partie parce qu’il est grand temps, à mon sens, de changer radicalement la façon d’écrire des articles historiques et d’argumenter. Alors que les outils disponibles pour conduire des recherches historiques, pour rédiger et publier des articles ont radicalement changé, le risque est de ne les utiliser que pour remplacer les précédents, sans exploiter toutes les possibilités inédites qu’ils offrent. Pour l’heure, la version en ligne d’article ne diffère guère de la version papier publiée dans la revue. Les Annales restent prisonnières de ce modèle, tout autant que la plupart des autres revues, mais elles sont idéalement positionnées pour briser ce « plafond analogique » [11] et redéfinir les contours de la recherche historique, à l’instar de ce que fit Fernand Braudel lorsqu’il travailla avec Jacques Bertin pour marier histoire et sémiologie graphique [12]. Les possibilités offertes par les nouvelles plateformes de publication fournissent aux Annales l’occasion de s’engager dans des formes de recherche et de présentation inédites, en s’inspirant de leurs pratiques passées sans toutefois y être enchaînées. On pense notamment aux progrès dans le domaine des systèmes d’information géographique, des cartes et de l’imagerie visuelle, qui permettent de déployer une argumentation visuelle dynamique [13]. Il s’agit là d’une stratégie qui joue à la fois sur les points forts de la revue et sur son histoire, en faisant le lien entre l’engagement de longue date en faveur de l’innovation en sciences sociales et le paysage technologique moderne. Certains articles récents vont dans ce sens, mais les Annales doivent franchir un nouveau cap en innovant dans la forme, et pas seulement au niveau du contenu [14]. Après tout, cela fait aussi partie de leur héritage.
12De plus, le site internet des Annales, avec ses liens et son blog, ainsi que le compte Twitter et la page Facebook liés peuvent potentiellement se transformer en un réseau social international de chercheurs, sur lequel ces derniers partageraient des articles, des idées et des pratiques. Les Annales sont la revue par excellence qui, en tant que communauté scientifique, encourage l’innovation, l’expérimentation et la discussion. Elles pourraient se joindre à un groupe d’autres revues bien établies, comme History and Theory, The Journal of the History of Ideas, History of the Present et Critical Inquiry, qui tentent de reconceptualiser la place et la fonction des revues académiques, notamment en définissant la manière dont celles-ci peuvent utiliser les nouvelles formes de savoir pour remplir leur mission fondamentale, tout en préservant leur spécificité.
13Les Annales sont prêtes à prendre ce virage et à en tirer profit, mais l’équipe de rédaction doit naviguer entre l’espace de liberté que représente l’innovation interdisciplinaire et les contraintes qu’impose le maintien d’une cohérence méthodologique. La revue possède, à n’en pas douter, le capital symbolique nécessaire pour prendre des risques et explorer de nouveaux territoires, même si l’autorité que le capital garantit incline davantage à la prudence qu’à l’innovation. Dans le contexte intellectuel et éditorial actuel, il est plus que jamais nécessaire qu’une revue internationale comme les Annales offre un modèle ou une norme pour la recherche historique, à la condition qu’elle soit en mesure de préserver sa dynamique interdisciplinaire et multidirectionnelle et qu’elle évite que ce modèle ou cette norme ne se fige. S’il est évident que les méthodes et les modèles les plus féconds doivent être diffusés et reproduits, ils ne doivent pas pour autant être réifiés ou codifiés au point que la revue regarde davantage en arrière, vers ce qu’elle a réalisé dans le passé, que vers l’avant et ce qu’elle peut accomplir dans le futur. Même si le terrain d’enquête des Annales demeure le passé, leur projet méthodologique doit être résolument tourné vers l’avenir.
Date de mise en ligne : 25/08/2021
Notes
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[1]
Étienne Anheim (dir.), n° spécial « Archives », Annales HSS, 74-3/4, 2019.
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[2]
Étienne Anheim, « Science des archives, science de l’histoire », É. Anheim (dir.), n° spécial « Archives », Annales HSS, 74-3/4, 2019, p. 507-520, en particulier p. 511 et 514.
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[3]
Voir par exemple Ann L. Stoler, Au cœur de l’archive coloniale. Questions de méthode, trad. par C. Jaquet et J. Gross, Paris, Éd. de l’EHESS, 2019.
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[4]
D’après mes calculs, parmi les articles publiés entre 2011 et 2020, 40 sont axés sur l’histoire économique. Voir par exemple Clément Lenoble et Valentina Toneatto, « Les ‘lexiques médiévaux de la pensée économique’. Une histoire des mots du marché comme processus de domination et d’exclusion », Annales HSS, 74-1, 2019, p. 25-41 ; Sacha Bourgeois-Gironde et Éric Monnet, « Expériences naturelles et causalité en histoire économique. Quels rapports à la théorie et à la temporalité ? », Annales HSS, 72-4, 2017, p. 1087-1116 ; Arnaud Bartolomeiet al., « L’encastrement des relations entre marchands en France, 1750-1850. Une révolution dans le monde du commerce ? », Annales HSS, 72-2, 2017, p. 425-460 ; François Lerouxel, « Le marché du crédit privé, la bibliothèque des acquêts et les tâches publiques en Égypte romaine », Annales HSS, 67-4, 2012, p. 943-976.
-
[5]
Lynn Hunt, « French History in the Last Twenty Years: The Rise and Fall of the ‘Annales’ Paradigm », Journal of Contemporary History, 21-2, 1986, p. 209-224, ici p. 213.
-
[6]
Peter Burke, The French Historical Revolution: The Annales School 1929-1989, Cambridge, Polity Press, 1990, p. 2 (les termes entre guillemets sont en français dans le texte original).
-
[7]
Annales HSS, 68-3, 2013, respectivement p. 665-696, 697-789 et 791-848.
-
[8]
Dossier « Temporalités du moment colonial », Annales HSS, 72-4, 2017, p. 935-1083.
-
[9]
Dossier « Anthropocène », Annales HSS, 72-2, 2017, p. 263-378.
-
[10]
L. Hunt, « French History in the Last Twenty Years », art. cit., p. 214.
-
[11]
Sur les changements de formes en matière d’écriture de l’histoire et le concept d’analog ceiling (« plafond analogique »), voir Ethan Kleinberg, Haunting History: For a Deconstructive Approach to the Past, Stanford, Stanford University Press, 2017, p. 115-133.
-
[12]
Dans son ouvrage La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II. Destins collectifs et mouvements d’ensemble (Paris, Armand Colin, 1949 pour la 1ère édition, 1966 pour la 2e édition), Fernand Braudel utilisa des cartes sur lesquelles il avait collaboré avec son collègue Jacques Bertin, cartographe et théoricien du graphisme, qui dirigeait le Laboratoire de cartographie, devenu plus tard Laboratoire de graphique, de l’EHESS (p. 114-115 dans la 1ère édition, p. 154 dans la 2e édition).
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[13]
Pour un exemple concret, voir William Rankin, « How the Visual is Spatial: Contemporary Spatial History, Neo-Marxism, and the Ghost of Braudel », History and Theory, 59-3, 2020, p. 311-342 ; Karine Karila-Cohenet al. (dir.), n° spécial « Histoire quantitative », Annales HSS, 73-4, 2018.
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[14]
Voir, entre autres, Karine Karila-Cohen, « Le graphe, la trace et les fragments. L’apport des méthodes quantitatives et des outils numériques à l’étude des élites civiques athéniennes » et Isabelle Rosé, « Autour de la reine Emma (vers 890-934). Réseaux, itinéraire biographique féminin et questions documentaires au début du Moyen Âge central », K. Karila-Cohenet al. (dir.), no spécial « Histoire quantitative », Annales HSS, 73-4, 2018, respectivement p. 785-815 et 817-847.