Notes
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[1]
Jean-Loup Amselle, Jacques Revel et Lucette Valensi, « Hommage à Yvette Trabut (1er septembre 1934-16 mars 2020) », Cahiers d’études africaines, 238, 2020, p. 241-244.
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[2]
Ce texte est issu de l’entretien avec Lucette Valensi mené en juillet 2019 par Guillaume Calafat, membre du comité de rédaction des Annales HSS. Une version développée de cet entretien est disponible sur le site de la revue (annales.ehess.fr), rubrique « Compléments de lecture ».
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[3]
Lucette Valensi, Fellahs tunisiens. L’économie rurale et la vie des campagnes aux xviiieet xixesiècles, La Haye/Paris, Mouton/Éd. de l’EHESS, 1977.
-
[4]
Celso Furtado, « Développement et stagnation en Amérique latine. Une approche structuraliste », Annales ESC, 21-1, 1966, p. 1-31.
-
[5]
Lucette Valensi, « Esclaves chrétiens et esclaves noirs à Tunis au xviiie siècle », Annales ESC, 22-6, 1967, p. 1267-1288.
-
[6]
Ead., « Calamités démographiques en Tunisie et en Méditerranée orientale aux xviiie et xixe siècle », no spécial « Histoire biologique et société », Annales ESC, 24-6, 1969, p. 1540-1561.
-
[7]
Ernest Gellner, Saints of the Atlas, Chicago, The University of Chicago Press, 1969.
-
[8]
Id., « Pouvoir politique et fonction religieuse dans l’Islam marocain », Annales ESC, 25-3, 1970. p. 699-713.
-
[9]
Id., Nations et nationalisme, trad. par B. Pineau, Paris, Payot, [1983] 1989.
-
[10]
Fredrik Barth, Models of Social Organization, Londres, Royal Anthropological Institute, 1966.
-
[11]
Lucette Valensi, « Anthropologie économique et Histoire. L’œuvre de Karl Polanyi », Annales ESC, 29-6, 1974, p. 1311-1319. Dossier « Pour une histoire anthropologique : la notion de réciprocité », Annales ESC, 29-6, 1974, p. 1309-1380.
-
[12]
Annette B. Weiner, « Plus précieux que l’or. Relations et échanges entre hommes et femmes dans les sociétés d’Océanie », Annales ESC, 37-2, 1982, p. 222-245.
-
[13]
Voir Lucette Valensi, « Voyage en Afrique (1983) » dans J.-L. Amselle, J. Revel et L. Valensi, « Hommage à Yvette Trabut (1er septembre 1934-16 mars 2020) », art. cit.
-
[14]
No spécial « Recherches sur l’Islam : histoire et anthropologie », Annales ESC, 35-3/4, 1980.
-
[15]
Dossier « Archives orales : une autre histoire ? », Annales ESC, 35-1, 1980, p. 124-199.
-
[16]
Lucette Valensi et Nathan Wachtel, Mémoires juives, Paris, Gallimard/Julliard, 1986.
-
[17]
Lucette Valensi (dir.), no spécial « Présence du passé, lenteur de l’histoire. Vichy, l’Occupation, les Juifs », Annales ESC, 48-3, 1993, couronné du prix Hertz.
-
[18]
Dossier « L’exercice de la comparaison au plus proche, à distance : le cas des sociétés plurielles », Annales HSS, 57-1, 2002, p. 27-144.
-
[19]
Dominique Julia, Michel deCerteau et Jacques Revel, « Une ethnographie de la langue. L’enquête de Grégoire sur les patois », Annales ESC, 30-1, 1975, p. 3-41.
-
[20]
Jacques Revel, John V. Murra et Nathan Wachtel (dir.), no spécial« Anthropologie historique des sociétés andines », Annales ESC, 33-5/6, 1978.
-
[21]
Entretien mené en juin 2020 avec Laurent Thévenot, membre du comité scientifique des Annales.
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[22]
Voir, au décès du sociologue : Marc Ferro, « Georges Friedmann, historien de l’avenir », Annales ESC, 33-2, 1978, p. 205-206.
-
[23]
Geneviève Bollème, « Littérature populaire et littérature de colportage au xviiie siècle », in Livre et société dans la France du xviiiesiècle, La Haye/Paris, Mouton/EPHE, 1965, p. 62-92, dont Emmanuel Le Roy Ladurie fit le compte rendu dans Annales ESC, 28-1, 1973, p. 146-151.
-
[24]
Dossier « Histoire non écrite », Annales ESC, 28-1, 1973, p. 3-164.
-
[25]
Pierre Souyri, Le marxisme après Marx, Paris, Flammarion, 1970.
-
[26]
Martine Grinberg et Yvette Trabut, Vingt années d’histoire et de sciences humaines : table analytique des Annales, 1969-1988, Paris, Armand Colin, 1991.
-
[27]
Voir les n° spéciaux « Histoire, biologie et société », Annales ESC, 24-6, 1969 ; « Histoire et urbanisation », Annales ESC, 25-4, 1970 ; « Histoire et structure », Annales ESC, 26-3/4, 1971 et, plus récemment, Étienne Anheim (dir.), « Archives », Annales HSS, 74-3/4, 2019, ainsi que les dossiers « Histoire non écrite », Annales ESC, 28-1, 1973, p. 3-164 ; « Faits divers, fait d’histoire », Annales ESC, 38-4, 1983, p. 821-919 ; dossier « Anthropocène », Annales HSS, 72-2, 2017, p. 263-378.
-
[28]
Tzvetan Todorov, « Procédés mathématiques dans les études littéraires », suivi d’une « Note sur les théories stylistiques de V. V. Vinogradov », Annales ESC, 20-3, 1965, p. 503-512 ; id., « De la sémiologie à la rhétorique », Annales ESC, 22-6, 1967, p. 1322-1327 ; Julia Kristeva, « La mutation sémiotique », Annales ESC, 25-6, 1970, p. 1497-1522.
-
[29]
Marc Ferro, « Christian Metz, Langage et cinéma (compte rendu) », Annales ESC, 28-1, 1973, p. 155-157.
-
[30]
Outre la note critique de Robert Mandrou, « Histoire et cinéma », Annales ESC, 13-1, 1958, p. 140-149 et le dossier « Histoire et cinéma. L’expérience de ‘la grande guerre’ », Annales ESC, 20-2, 1965, p. 327-336, qui réunissait des contributions d’Annie Kriegel, de Marc Ferro et d’Alain Besançon, voir Marc Ferro, « Société du xxe siècle et histoire cinématographique », Annales ESC, 23-3, 1968, p. 581-585 ; id., « Le film, une contre-analyse de la société ? », Annales ESC, 28-1, 1973, p. 109-124.
-
[31]
Jean-François Lyotard, « À propos de Cl. Lévi-Strauss. Les Indiens ne cueillent pas les fleurs », Annales ESC, 20-1, 1965, p. 62-83.
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[32]
Raymond Aron, Paix et guerre entre les nations, Paris, Calmann-Lévy, 1962. Deux séries de commentaires sur ce livre ont été successivement publiées dans les Annales en 1963, sous le titre « Pour ou contre une politicologie scientifique ». Dans la première, introduite par Fernand Braudel, sont intervenus François Chatelet, Annie Kriegel et Victor Leduc (Annales ESC, 18-1, 1963, p. 119-132). La seconde a réuni Pierre Renouvin, Bertrand de Jouvenel, Alain Touraine et, à la suite, la réponse de Raymond Aron (Annales ESC, 18-3, 1963, p. 475-498).
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[33]
« Le parcours d’un sociologue. Entretien avec Alain Touraine », avec Michel Wieviorka, Farhad Khosrokhavar, François Dubet, Anne-Marie Guillemard et Angelina Peralva, film produit par Marc Ferro, 2001, https://www.canal-u.tv/video/ehess/le_parcours_d_un_sociologue_entretien_avec_alain_touraine.14088.
1Relevant du genre du témoignage, les courts textes qui suivent rassemblent quelques matériaux d’une histoire des pratiques éditoriales ayant eu cours aux Annales entre les années 1960 et l’époque du « tournant critique », à la fin des années 1980. Plus précisément, ils relaient l’expérience de trois anciens responsables de la revue : Marc Ferro (1962-1969), Jacques Revel (1975-1979/1980) et Lucette Valensi (1979-1985). Ils ne visent donc pas à revenir sur l’histoire de « l’école des Annales », mais à mettre en lumière la fabrication concrète de la revue aussi bien que son fonctionnement matériel et humain.
2Une telle visée se veut en phase avec une approche matérielle de l’histoire des savoirs. Elle a également une dimension mémorielle en ce qu’elle permet de restituer un univers d’expériences aujourd’hui largement disparu : c’est une façon de maintenir vivant ce qui fait, dans la durée, l’identité même d’une revue – non pas la pieuse répétition des pratiques des fondateurs, mais la prise en compte lucide des écarts, subis ou assumés. C’est enfin une autre manière d’assurer la circulation des expériences au sein du comité de lecture et de la rédaction, où jeunes trentenaires et membres plus âgés se croisent, ces derniers étant parfois eux-mêmes acteurs de longue date de cette histoire.
3Ces témoignages ont été sollicités par le comité, après une discussion collective sur leur opportunité et les modalités de leur recueil. Celles-ci sont finalement assez hétérogènes. Si Jacques Revel a fourni de lui-même un texte écrit, les paroles de Lucette Valensi et de Marc Ferro ont été recueillies au cours d’entretiens semi-dirigés par des membres du comité. Guillaume Calafat a ainsi interviewé Lucette Valensi à la fin du mois de juillet 2019, à son domicile parisien, avant de retranscrire ses propos et d’aboutir, avec sa collaboration, à un texte dont les marques d’échange ont volontairement été supprimées ; Laurent Thévenot a quant à lui dialogué avec Marc Ferro à deux reprises, en mai et juin 2020, à son domicile de Saint-Germain-en-Laye : la retranscription conserve ici les questions alors posées et le caractère oral d’un des tout derniers entretiens accordés par l’historien avant sa mort, survenue le 21 avril 2021, ce qui donne aussi à ce texte le caractère d’un hommage intellectuel et amical. En dépit de ces différences, une certaine cohérence est assurée par l’existence d’un questionnaire, non contraignant, qui avaient été soumis à l’avance aux intéressés. En voici la liste :
Comment avez-vous commencé à collaborer à la revue, et de quelle manière y avez-vous pris des responsabilités ? Comment décririez-vous l’évolution dans le fonctionnement de la revue (et non pas dans son contenu scientifique) au cours de la période où vous y avez travaillé ?
Pourriez-vous décrire le fonctionnement des comités de rédaction ? le rôle du secrétaire puis du directeur du comité ? Quels étaient les rapports avec les éditrices et les secrétaires ? avec la chaîne de fabrication (imprimeur, diffuseur, etc.) ? avec l’École des hautes études et son administration ? Quelle était la place des aspects économiques et budgétaires dans la vie de la revue, aussi bien pour les recettes que pour les dépenses ?
Comment les articles arrivaient-ils à la revue (soumission, commande, etc.) ? Comment étaient-ils traités ? Quelles étaient les procédures d’examen, puis d’acceptation ou de rejet ? Comment se faisaient les réécritures, avec quel degré d’intervention ? Comment ce travail était-il réparti entre la direction, le secrétariat, les éditrices ? Quelle place le réseau international de la revue tenait-il dans sa vie éditoriale (livres signalés, comptes rendus, auteurs étrangers, traductions, etc.) ? Comment les trains de comptes rendus étaient-ils élaborés ? Et comment, plus généralement, les livres reçus étaient-ils traités ?
Comment la programmation intellectuelle de la revue était-elle construite ? Quelle était la part des articles reçus, des sollicitations et des commandes ou des productions internes ? selon quelle planification et quel calendrier ? Comment les sommaires et les numéros spéciaux étaient-ils conçus ? Quelles étaient les discussions sur l’identité intellectuelle des Annales ou leur ligne éditoriale ? Comment les désaccords au sein de l’équipe étaient-ils exprimés, puis réglés ? Quelle était la part de conflictualité suscitée par le fonctionnement de la revue, sur un plan tant matériel qu’intellectuel ?
5Le résultat est assurément fragmentaire, ne serait-ce parce que le témoignage des membres encore actifs du comité de rédaction n’a pas été intégré – ainsi de celui d’André Burguière, secrétaire de la rédaction entre 1969 et 1975. Cette lacune n’est cependant pas si gênante, tant les membres actuels du comité sont persuadés qu’ils ne sont pas les mieux placés pour écrire cette histoire. Ces textes doivent plutôt être lus pour ce qu’ils sont : des pierres d’attente. Il est en revanche un manque bien plus embarrassant : le témoignage d’une secrétaire de rédaction, de l’une de ces « ouvrières du texte ». C’est ici l’occasion de saluer la mémoire d’Yvette Trabut, véritable pivot de la rédaction des Annales pendant plus de trente ans, entre 1960 et 1992. Elle a été emportée par la maladie au début de l’année 2020, alors qu’elle devait être sollicitée pour un long entretien. Cette absence est d’autant plus dommageable qu’elle a incarné la continuité éditoriale de la revue par-delà la rotation de ses directeurs : son témoignage aurait assurément ouvert une autre perspective sur l’histoire matérielle des Annales. À défaut, on pourra lire l’hommage sensible que lui ont rendu Jean-Loup Amselle, Lucette Valensi et Jacques Revel dans un numéro récent des Cahiers d’études africaines, où Yvette Trabut avait achevé sa carrière d’éditrice [1]. Comme toute histoire qui se respecte, ces fragments ont donc le goût de l’inachevé.
Lucette Valensi
Secrétaire de rédaction de 1979 à 1985
6J’ai découvert les Annales à la bibliothèque de la Sorbonne quand, étudiante en histoire, j’ai lu les premiers articles de Marc Bloch – Marc Bloch, bien plus que Lucien Febvre [2]. J’ai éprouvé ensuite un immense bonheur à la lecture de la Méditerranée de Fernand Braudel, qu’on lisait dans sa première édition, en bibliothèque, caviardée de ses courbes, croquis et cartes que les étudiants arrachaient. J’étais déjà braudélienne, avant même de rencontrer F. Braudel. J’ai fait sa connaissance avant de rejoindre le comité des Annales. Je fréquentais alors son séminaire à la VIe section de l’École pratique, qui devint ensuite l’EHESS. Aucun étudiant n’y assistait, et nous y allions sur cartons d’invitation. Nous étions encore dans un système où, une fois l’agrégation en poche, nous entreprenions une lente recherche en vue de la thèse d’État. Les séminaires n’avaient alors pas une dimension didactique de préparation à la recherche. Chez F. Braudel, je rencontrai Immanuel Wallerstein, Eric J. Hobsbawm, William G. Randles, Nathan Wachtel… C’était très divertissant. F. Braudel ne préparait rien : il envisageait son séminaire comme une rencontre intellectuelle où il s’agissait de brasser des idées. J’ai ainsi pu être chargée de jouer le rôle de l’anti-Wallerstein. Quand il a eu ma thèse entre les mains, F. Braudel m’a dit que j’avais une écriture « virile », ce qui était pour lui un grand compliment [3].
7C’est progressivement que j’ai commencé à collaborer avec les Annales. J’avais rencontré Marc Ferro au Congrès international des sciences historiques, qui se tenait à Vienne en 1965. Ce congrès était une instance importante, car c’était la seule où l’on pouvait rencontrer des historiens des pays de l’Est et de l’Union soviétique. Nous y allions pour discuter des manières de faire de l’histoire de part et d’autre du rideau de fer. Lors de mon arrivée à Paris l’automne suivant, M. Ferro me mobilisa aussitôt en me confiant des comptes rendus sur les questions agraires et sur les mouvements sociaux dans les campagnes. Il m’envoyait des livres sur l’Italie, ce qui n’était pas du tout mon aire de spécialité. J’ai conçu ces comptes rendus comme des exposés du concours d’agrégation et en ai produit un grand nombre. J’ai également commencé à traduire des articles, ce qui n’apparaît pas car l’on ne notait pas alors le nom du traducteur ou de la traductrice. J’ai traduit par exemple un article de Celso Furtado – sur des sujets, là aussi, très éloignés de ma spécialité [4].
8À cette époque, M. Ferro dirigeait la revue en toute liberté. Il était pratiquement le seul maître à bord. Il rendait compte de ses intentions ou de ses projets à F. Braudel, qui lui laissait une grande marge de manœuvre. Mon premier article dans les Annales, publié en 1967, portait sur les esclaves à Tunis. J’y adoptais déjà une démarche comparative, que j’ai toujours préférée aux approches monographiques. Il était question du prix de l’homme, dans le sillage d’un type d’histoire économique alors en vogue [5]. J’avais d’abord soumis un autre article à M. Ferro, qui l’avait montré à F. Braudel. Ce dernier trouvait que mon texte était tout « tourneboulé », aussi mal écrit qu’un article de Jacques Berque ! J’essayais de trouver un ordre, des structures dans la ville arabe, habituellement décrite comme labyrinthique, mais F. Braudel trouvait ma démarche prétentieuse. Pour un numéro spécial des Annales intitulé « Histoire biologique et société », dont j’avais en partie suggéré la confection à Emmanuel Le Roy Ladurie, j’avais écrit un autre article à propos de la peste en Méditerranée. J’y proposais une cartographie et une chronologie ample des épidémies qui allait bien au-delà de la seule Tunisie rurale, sur laquelle portait ma thèse [6].
9Parallèlement à la rédaction de comptes rendus, j’appelais l’attention sur de nouveaux auteurs. J’avais découvert les travaux de l’anthropologue Ernest Gellner sur l’Afrique du nord en 1968 [7]. Je lui ai demandé un article pour la revue, qui a fait date et que j’ai traduit – cette fois, mon nom apparaissait [8]. À l’époque, les spécialistes de l’Islam se sont demandé pourquoi j’introduisais l’anthropologie, au risque d’enfermer le Maghreb dans un passé immobile, anhistorique. Ce qui m’a amusée, c’est que mes collègues spécialistes de l’Europe ont découvert E. Gellner quelque trente ans plus tard, à propos de son Nations et nationalisme (1983) [9], alors qu’ils n’avaient rien lu de ses travaux antérieurs. Je commençais également à lire l’anthropologue Fredrik Barth et ses travaux sur les structures sociales à partir des études de terrain qu’il avait effectuées au Pakistan [10]. Je pratiquais volontiers l’anthropologie anglo-américaine qui s’intéressait aux questions de morphologie sociale et de morphologie politique. J’apportais aux Annales des dossiers tout faits. Je me souviens d’avoir, assise dans le couloir à l’extérieur du bureau de la revue, présenté timidement au secrétaire de rédaction d’alors un ensemble de textes sur l’anthropologie économique de Karl Polanyi. Celui-ci offrait une autre voie que celle de l’anthropologie structurale, pour laquelle les questions de parenté, les mythes occupaient une place centrale. Cela a donné le dossier « Pour une histoire anthropologique : la notion de réciprocité », paru en 1974 [11]. En somme, j’ai contribué à introduire dans la revue divers courants de l’anthropologie sociale et politique. J’écrivais des comptes rendus sur des travaux qui étaient également plus sociologiques ou anthropologiques que strictement historiques. Par mon action, j’ai aussi permis de faire une place aux femmes aux Annales [12].
10En 1969, F. Braudel avait pris la décision de nommer Jacques Le Goff et E. Le Roy Ladurie à la tête de la revue. Ils ont, à leur tour, fait entrer André Burguière dans le comité éditorial. Je crois que M. Ferro a mal vécu ce passage de relais. Alors qu’il dirigeait la revue, on lui imposait désormais un tout autre dispositif. Lorsqu’A. Burguière, avec qui je m’entendais très bien, eut à son tour envie de passer le flambeau, il me contacta. À l’époque, j’enseignais à l’université de Paris 8-Vincennes, et je refusai son offre. Je ne voulais pas occuper une position de pouvoir : j’étais maîtresse de conférence, j’avais soutenu ma thèse en 1973 et je suis restée à Paris 8 jusqu’en 1978. Quand l’université a déménagé de Vincennes à Saint-Denis, j’eus la chance d’être recrutée à l’EHESS. Jacques Revel avait pris la suite d’A. Burguière en 1975. À la fin de son propre mandat, en 1979, il revint de nouveau vers moi. Cette fois, j’acceptais de devenir secrétaire de la rédaction. Le comité de rédaction (ou de « direction », comme on l’appelait à l’époque) était encore un groupe très restreint. Je n’ai jamais eu de relations de très grande complicité ou de proximité avec J. Le Goff. Beaucoup plus, en revanche, avec E. Le Roy Ladurie, M. Ferro, A. Burguière et J. Revel. Nous nous retrouvions dans toutes sortes d’instances et de séminaires. Il nous est arrivé plus d’une fois de voyager ensemble pour des rencontres universitaires, de Leningrad à Tunis ou Istanbul. Un groupe de recherche se réunissait au boulevard Raspail, avec Krzysztof Pomian ou Evelyne Patlagean, et nous faisait découvrir l’école historique polonaise. Un autre, d’enseignants-chercheurs de l’EHESS ou de Paris 1, se retrouvait le samedi après-midi à la Sorbonne pour discuter très sérieusement de la société féodale ou des structures socio-politiques d’empires lointains. On entendait parler de la Chine ; j’y avais présenté un exposé sur l’Empire ottoman. Nous étions une trentaine tout au plus. Malgré les inévitables conflits et désaccords, il existait à cette époque une sorte de compagnonnage, de sociabilité active.
11Lorsque, venant de Paris 8-Vincennes, je suis arrivée au comité, j’avais une réputation de « pétroleuse », injustifiée, car je n’avais jamais commis d’actions violentes ni illégales. F. Braudel fut cependant vite rassuré. J’allais le voir à son bureau – il s’y rendait régulièrement le lundi – et, un jour, je ne sais plus très bien quand exactement, à la fin des années 1970, il me dit : « Lucette, on va fonder une nouvelle revue. Laissez tomber les Annales ! » Je lui répondis que je ne pouvais pas cracher dans la soupe qu’on venait de me servir. Il voulait rompre avec la revue car il ne supportait plus E. Le Roy Ladurie ni J. Le Goff. Il les avait pourtant placés à la tête de la revue, mais ne les considérait plus comme légitimes, souffrant sans doute du sentiment d’être tenu à l’écart. Charles Morazé était lui aussi un peu inquiet de ma venue : j’étais la première femme dans le comité, je n’étais pas normalienne et je travaillais sur le Maghreb, ce qui était triplement atypique ! Une ou deux fois, le comité de rédaction s’est réuni chez C. Morazé, à Paris, dans le XVIe arrondissement. Après cela, les choses sont rentrées dans l’ordre, si je puis dire, et personne ne s’est plus inquiété de mon orientation politique.
12En revanche, je rencontrais des difficultés à trouver une place à part entière au sein d’un comité d’hommes qui se connaissaient déjà. J’avais parfois le sentiment d’être la petite sœur qu’on ne prenait pas le temps d’écouter. J’ai même songé à partir. Je n’ai jamais fait d’esclandre sur le moment, mais, des années plus tard, je leur ai dit que mon arrivée ne s’était pas aussi bien passée qu’ils le pensaient. Dans l’ours de la revue, mon nom apparaît en petits caractères (et ceux des assistantes de la rédaction, des femmes, cela va de soi, étaient encore plus petits) (fig. 1). Personne ne s’en préoccupait alors, et moi non plus je dois dire. C’est seulement lorsque Bernard Lepetit me succéda que la présentation fut modifiée et le rôle du secrétaire de la rédaction mis en évidence (fig. 2 et 3). J’allais aux Annales tous les après-midis. Je ne commençais à avoir un travail qui ne soit pas simplement technique qu’à partir de six heures du soir, quand le bâtiment du 54 boulevard Raspail s’était vidé. Il fallait réviser les traductions, les textes, les trains de comptes rendus, faire la table des matières, téléphoner à Dijon, où se trouvait l’imprimeur, se plaindre des retards… Le premier numéro dont je me suis occupé a d’ailleurs rencontré un problème important : un article en fut retiré à la dernière minute. Aussi le numéro ne faisait-il que cent pages. Je me promettais de repartir du bon pied pour les suivants et, surtout, de ne pas me contenter d’une gestion au jour le jour de la revue.
Figure 1 - Ours des Annales ESC, 39-6, 1984
Figure 1 - Ours des Annales ESC, 39-6, 1984
Figure 2 - Ours des Annales ESC, 40-3, 1985
Figure 2 - Ours des Annales ESC, 40-3, 1985
Figure 3 - Ours des Annales ESC, 41-1, 1986
Figure 3 - Ours des Annales ESC, 41-1, 1986
13Le comité de rédaction se réunissait une fois par mois : nous recevions les articles à l’avance. Il pouvait parfois y en avoir plus de vingt par séance. Certains des membres du comité les lisaient la veille, voire le jour même, et très rapidement ! Le plus rapide était sans conteste E. Le Roy Ladurie, qui pouvait lire dix articles en une heure et aller à l’essentiel. Il procédait de même pour les livres, avec une redoutable efficacité. Nous nous retrouvions le vendredi et nous discutions. Le scénario était réglé : J. Le Goff commençait par prendre la parole et faisait un exposé très plaisant sur des sujets divers – la conjoncture, l’EHESS, son émission de radio… Son éloquence faisait que cette prise de parole liminaire était parfaitement acceptée. Nous discutions ensuite des articles un à un. Une sorte d’accord se dégageait généralement sur les plus mauvais, comme sur les meilleurs. Nous nous accordions ainsi assez facilement sur les articles bien ficelés. Les discussions les plus longues et les plus vives portaient surtout sur ces articles de l’entre-deux pour lesquels il fallait suggérer des révisions. Certains d’entre nous apportaient de nombreux articles au comité. E. Le Roy Ladurie voyageait beaucoup à l’époque, et revenait avec des articles du monde entier. M. Ferro repérait pour sa part des gens relativement inclassables et il lui arrivait de défendre des articles qui n’étaient parfois guère adaptés aux Annales. J’en apportais pour ma part des « marges », qui s’étendaient modestement des Amériques à l’Océanie. Nous avons souvent été accusés de fonctionner comme un comité de censure. Nous avions, il faut l’avouer, une lettre-type de refus qui se composait de quatre lignes, dont je ne connais pas l’inventeur : « Nous avons le regret de vous annoncer que nous n’avons pas retenu, etc… » Nos lettres ne fournissaient aucune explication et étaient très sèches, assez peu respectueuses des auteurs et de leur travail.
14Les trains de comptes rendus n’étaient pas vraiment discutés. Il incombait au secrétaire de rédaction de faire le tri et la distribution des nombreux livres que nous recevions. Il était fréquent que d’autres collègues passent et suggèrent des noms de recenseurs. Martine Grinberg s’occupait de la réception et de la relecture des comptes rendus. Elle était la cheville ouvrière indispensable de la revue. En tant que secrétaire de la rédaction, je n’ai jamais eu à gérer le budget ou les aspects financiers de la revue. Yvette Trabut, qui occupait le poste d’assistante de la rédaction et avec qui j’entretenais une relation amicale et fraternelle, suivait cela de très près [13]. Je relisais tous les numéros, des manuscrits aux premières et aux secondes épreuves. Je revoyais les traductions, avant de relire les bons à tirer. Je révisais beaucoup sur le plan stylistique. J. Revel – et peut-être A. Burguière avant lui – avait instauré cette attention minutieuse à la dimension rhétorique. Je repassais sur les articles car je ne supportais pas les répétitions, les phrases alambiquées ou jargonneuses. Il était parfois plus facile de traduire que d’avoir affaire à un auteur français !
15Du point de vue intellectuel, nous avions le sentiment de demeurer fidèles au projet de M. Bloch, L. Febvre et F. Braudel, tout en nous ouvrant aux disciplines les plus novatrices : l’anthropologie, structurale à l’époque, la linguistique, puis la sociologie (notamment celle de Pierre Bourdieu). Personnellement, je m’entendais bien avec Georges Balandier : nous avions en commun la sociologie britannique et l’école de Manchester. Nous ne regardions pas uniquement du côté du Collège de France et de Claude Lévi-Strauss, ce qui ne nous empêchait pas d’avoir de bonnes relations avec Françoise Héritier, Marc Augé et quelques autres. En revanche, nous n’avons jamais demandé à Michel Foucault d’écrire un article pour les Annales. Il me semble que nous y avons pensé, avant d’y renoncer, comme si son travail constituait un brûlot trop hétérodoxe, trop éloigné de nos manières de faire.
16Les numéros thématiques de l’époque portent la marque de ce moment de dialogue intense entre histoire et sociologie et, en particulier, entre histoire et anthropologie. Dans le numéro sur l’histoire et l’anthropologie du monde musulman, paru en 1980, j’étais heureuse de pouvoir faire intervenir des gens qui faisaient de l’histoire anthropologique ou de l’anthropologie avec une dimension historique [14]. La même année, nous avions publié, avec N. Wachtel, un dossier sur les archives orales, qui a fait à son tour surgir la problématique de la « mémoire » [15]. Au départ, nous pensions les archives orales, pour l’Afrique notamment, comme un substitut des archives écrites, qu’elles fussent absentes ou produites par les colonisateurs. Les archives orales étaient là pour combler des trous, de façon très positiviste en fait. Puis nous avons découvert l’œuvre de Maurice Halbwachs ; c’est alors que la question de la mémoire a remplacé le travail empirique de constitution des archives. Je crois que le numéro témoigne de cette prise de conscience qui n’est pas encore clairement formulée et que N. Wachtel et moi avons retravaillée dans nos travaux respectifs. Nous avons publié ensemble, quelques années plus tard, Mémoires juives, qui ne s’appelle justement pas « Archives orales des juifs » [16]. L’histoire anthropologique n’a peut-être pas eu ses meilleurs papiers dans la revue, mais elle a suscité des ouvrages importants. Les livres de J. Le Goff me paraissent notamment plus importants que ses articles. Ce rapport de l’histoire à l’anthropologie est moins à la mode aujourd’hui, mais il fut une belle inspiration.
17En 1985, j’ai demandé à Bernard Lepetit de prendre ma suite au secrétariat de la rédaction. J’avais d’abord pensé à deux autres personnes, deux femmes, qui ont décliné l’offre. J’ai néanmoins continué de participer activement à la revue, notamment en coordonnant, en 1993, le numéro spécial sur l’année 1942 et la persécution des Juifs, quand Pierre-François Souyri était alors secrétaire de rédaction [17]. Mon départ intervint un peu plus tard, quand le comité de rédaction, sous l’impulsion de Bernard Lepetit qui y tenait beaucoup, fut élargi à des membres venus de la sociologie (Laurent Thévenot) et de l’économie (André Orléan). Le comité ressentait alors un véritable besoin de renouvellement ; pour ma part, j’avais fait des propositions en faveur d’une ouverture internationale. Je souhaitais que l’on invite des historiens comme Giovanni Levi, Robert Darnton ou d’autres. Aux yeux de certains de mes collègues du comité, cela ne permettait pas vraiment de renouveler la revue. À partir de ce moment, celle-ci m’a semblé manquer d’unité et de clarté : les nouveaux membres avaient d’autres références, d’autres intérêts. L’espèce d’entente à demi-mot que je pouvais avoir avec E. Le Roy Ladurie et J. Le Goff, la complicité avec M. Ferro, la proximité intellectuelle avec J. Revel et A. Burguière, tout cela s’émoussa par la suite. Je me demandais si j’étais encore utile. Jocelyne Dakhlia était entrée au comité de direction et son expertise sur le monde musulman me semblait suffire. La revue était également traversée de tensions qui ne concernaient pas que les Annales, mais aussi les positions de chacun au sein de l’EHESS, car la revue et la politique de l’École ont toujours été inséparables. Ma dernière contribution aux Annales a consisté à coordonner un numéro sur le comparatisme, issue d’une journée d’études que j’avais organisée avec Marcel Detienne. Ce numéro n’a guère eu de suites, car les approches relationnelles, comme l’histoire croisée ou l’histoire connectée, ont été promues par la revue [18]. À dire vrai, je ne crois pas que cela règle la question de la comparaison et que l’on soit vraiment sorti d’affaire !
Jacques Revel
Secrétaire de rédaction de 1975 à 1979/1980
18En janvier 1975, les membres du comité de rédaction m’ont proposé d’assurer le secrétariat de la revue. Le comité était à l’époque très restreint. Outre André Burguière, le dernier secrétaire de la rédaction, il réunissait quatre personnes, Marc Ferro, Jacques Le Goff et Emmanuel Le Roy Ladurie, auxquels Fernand Braudel avait confié les Annales quelques années plus tôt. F. Braudel lui-même n’avait plus avec la revue que des rapports lointains et parfois critiques ; Charles Morazé et Georges Friedmann ne figuraient plus dans l’organigramme qu’à titre honorifique. Pourquoi mon nom a-t-il été retenu ? Je ne saurais le dire. Je connaissais bien J. Le Goff depuis mes années d’études et nous avions eu de longues conversations à l’occasion de l’un de ses séjours romains ; j’avais été, pendant une brève année, l’assistant d’E. Le Roy Ladurie à la Sorbonne. Je pratiquais la revue en tant que lecteur, comme toute ma génération, mais je n’y ai publié un article (en collaboration avec Michel de Certeau et Dominique Julia) que dans le premier numéro de cette même année 1975 [19]. Je revenais d’un long séjour en Italie. Si ce monde ne m’était pas étranger, il ne m’était pas non plus familier. Pour avoir participé pendant quatre décennies aux choix de mes successeurs, je sais qu’ils sont l’occasion de discussions parfois serrées qui ne portent pas seulement sur le nom et les qualités que l’on attend d’une personne, mais aussi et d’abord sur les projets que l’on conçoit pour les développements de la revue. J’ignore toujours les raisons qui ont fait émerger mon nom, et c’est tant mieux, mais je puis imaginer qu’il en a été de même. Il reste que j’ai été heureux de cette marque de confiance et c’est sans trop d’appréhension – faut-il dire en toute innocence ? – que je me suis mis au travail. On me proposait, après tout, un exceptionnel poste d’observation et d’intervention.
19Le secrétaire de la rédaction travaillait avec une équipe rapprochée de trois personnes, auxquelles venaient s’adjoindre, de façon plus irrégulière, quelques collaborateurs bénévoles. Ensemble, dans un espace restreint, ils avaient en charge le fonctionnement quotidien de la revue. Je m’étais un peu frotté à l’édition en travaillant avec Pierre Nora, chez Julliard puis chez Gallimard. La publication de six numéros, pour un volume annuel d’environ 1 500 pages, était cependant une tout autre affaire. J’ai dû apprendre le métier sur le tas. Yvette Trabut, avec quinze ans de métier derrière elle, était le vrai pilier de la rédaction : de la revue, de ses auteurs et de ses secrets, rien ne lui échappait. Elle veillait sur les archives avec un soin jaloux, mais, surtout, elle coordonnait les opérations. Si elle nous a beaucoup appris, à mes prédécesseurs, à moi et à mes successeurs pendant trente-cinq ans, elle nous a d’abord rassurés. Car tout était à flux tendus : les articles nous arrivaient dactylographiés ; ils étaient amendés, corrigés, refrappés ; entre la rédaction, des auteurs parfois lointains et notre imprimeur en province, les textes circulaient par la poste, dont ils subissaient, à l’occasion, les aléas. Nous relisions les épreuves à deux ou trois et les corrections y étaient portées à la main. Dans les mois qui ont suivi mon arrivée, l’imprimeur des Annales est passé à la photocomposition, ce qui nous apparaissait alors comme un formidable progrès. Mais les étapes de la production restaient lentes par rapport aux conditions actuelles ; plus lourdes et plus rigides aussi, lorsqu’il nous fallait, au dernier moment, modifier un sommaire. Le tout pouvait être, à l’occasion, acrobatique. C’était là le sort commun des rédactions et nous faisions avec. Je ne crois pas que la revue, pendant toutes ces années – avant moi et longtemps après – ait jamais connu de retard notable. Nous avons néanmoins eu plus d’une fois le sentiment de frôler des risques que nous ne maîtrisions pas entièrement. Au-delà de ce que nous en attendions scientifiquement, chaque numéro publié nous apparaissait ainsi comme une (petite) victoire sur l’adversité.
20Le comité de rédaction se réunissait chaque mois dans le bureau du secrétaire. Il était, je l’ai dit, peu nombreux, et chacun disposait du temps qu’il souhaitait pour parler des projets de la revue et pour commenter les articles mis en lecture. La plupart d’entre nous en ont gardé, je crois, un souvenir heureux et de grande liberté. Accords et désaccords confondus, chacun y apportait sa manière : avec un incomparable talent, J. Le Goff y improvisait la refonte d’un texte qui l’avait intéressé sans le satisfaire ; E. Le Roy Ladurie lisait souvent les articles à contre-fil et y découvrait des ressources qui avaient échappé à notre attention. Chaque membre faisait bénéficier les autres de ses lectures, partageait avec eux des références, des angles de vue et des intérêts. Nous ne nous convainquions pas toujours, mais je n’ai pas le souvenir que nous soyons sortis durablement fâchés de nos réunions. Nous y discutions des articles qui nous étaient soumis, mais aussi des projets à venir. A. Burguière avait lancé la formule de numéros spéciaux autour d’un thème, dont la réussite avait marqué les années précédentes. Ils étaient une manière d’affirmer les choix de la revue, sa politique, si l’on veut. Ils le sont restés, je crois. Au sein du comité, le secrétaire de la rédaction était le dernier venu et, souvent, le plus jeune. Il n’existait pourtant entre nous aucune hiérarchie. Dans les faits, on lui reconnaissait même une place prépondérante : parce qu’il était en charge du travail au jour le jour, parce qu’il lui revenait de transformer des propositions qui ne l’étaient pas toujours en des textes publiables, de construire des sommaires, de susciter des contributions et d’en suivre la progression, son rôle était central. Le travail proprement rédactionnel était souvent très lourd, mais sans doute l’était-il en fonction des exigences de celui qui était pour un temps responsable de la publication. Je reconnais sans fard avoir été plutôt interventionniste.
21Je n’ai pas le souvenir que nous ayons jamais manqué de matière. Certains articles nous arrivaient par la poste, beaucoup nous étaient apportés par les membres du comité, qui repéraient des contributions possibles au gré de leurs rencontres, de séminaires, de colloques. L’un des rôles du secrétaire de la rédaction était d’entretenir les réseaux de relations qui s’étaient constitués autour de la revue et de les développer. La mitoyenneté de l’École des hautes études était, bien sûr, essentielle. Au sein de l’institution, les Annales ont toujours été indépendantes dans leurs choix, mais elles y ont trouvé de riches ressources intellectuelles et personnelles. La tradition en était ancienne. Dans les années 1950-1960, l’habitude s’était prise de suivre les progrès de grandes enquêtes collectives. La décennie qui suivit fut un moment de production intense, de l’affirmation de nouvelles démarches, celui aussi de l’émergence d’interrogations inédites qui, à l’occasion, remettaient en cause nos certitudes. Au sein de l’École, dans les séminaires, dans les centres de recherche, dans les bureaux des Annales, mais aussi, au jour le jour, à la cafétéria ou dans un couloir, les débats étaient vivants et continués. Collectivement, nous nous efforcions d’être attentifs à ce qui se passait et de repérer ce qui pouvait en être présenté dans la revue, de pressentir des auteurs, de les convaincre de nous donner un texte. Tout ne se limitait pourtant pas à cet horizon proche. Dans ces mêmes années, qui sont sans doute aussi celles pendant lesquelles la revue a connu sa plus forte reconnaissance internationale (après avoir été tardivement découverte aux États-Unis, et à partir d’eux), nous avons tous beaucoup voyagé, multiplié les contacts de travail à l’étranger. Nous y avons trouvé de nouveaux auteurs. La circulation de l’information était plus limitée ; elle restait très informelle si l’on considère ce qu’elle est devenue depuis trente ans. Elle passait davantage, sans doute, par les relations de personne à personne.
22Après quoi, il fallait faire des choix. La revue, qui connaissait alors ses plus forts tirages, plus de 5 000 exemplaires pour chaque livraison, pouvait publier un grand nombre de pages, mais elle avait malgré tout des limites. Certains de ces choix s’imposaient d’eux-mêmes, d’autres étaient plus difficiles. Nous prenions le temps d’en discuter et, sans être toujours unanimes, nous finissions normalement par trouver un accord. Les numéros spéciaux, et même les ensembles thématiques, requéraient une préparation plus lourde. Si les articles en étaient majoritairement commandés en fonction des sommaires que nous anticipions, encore fallait-il qu’ils soient là et qu’ils soient prêts et publiables au même moment. Il nous a parfois fallu jongler avec les délais, harceler les auteurs, forcer le travail rédactionnel, presser ceux qui se chargeaient des traitements graphiques et cartographiques, qui étaient l’une des marques de fabrique des Annales. Je garde ainsi un souvenir intense de tensions et d’inquiétudes pendant les ultimes semaines de mise au point d’un mémorable numéro sur l’histoire et l’anthropologie des sociétés andines, que nous avions préparé avec Nathan Wachtel et John V. Murra [20]. Après quoi, tout était oublié et nous passions à autre chose. Ces grandes manœuvres n’étaient cependant qu’un aspect de notre travail – le plus spectaculaire sans doute, mais non le seul ni le plus quotidien. Nous étions plus ordinairement à la recherche de propositions inédites. Il vaudrait la peine de le vérifier empiriquement et je ne l’ai pas fait, mais je pense que pour une part importante, les textes que nous publiions alors étaient les premiers articles de leurs auteurs.
23Le comité avait pris l’habitude d’examiner les nouvelles publications qui arrivaient à la revue ou que nous avions repérées au fil de nos lectures. C’était une heureuse pratique, qui s’est en partie perdue pendant mon mandat aux Annales, et il faut le regretter. Les ouvrages étaient de plus en plus nombreux et nous manquions de temps : la tâche en est de plus en plus revenue au secrétaire de la rédaction. Par chance, l’un ou l’autre des directeurs, ou encore un collègue de passage ou que nous sollicitions, nous suggéraient des noms dans leurs domaines de spécialité. Il faut pourtant le reconnaître, les comptes rendus sont restés un problème mal résolu. Nous n’avions pas les moyens d’un traitement systématique et nous avons laissé passer de grands livres. Les trains de recensions thématiques ont été un moyen de limiter les pertes. Il est vrai que, dans ces mêmes années, le compte rendu a perdu de sa valeur dans les dossiers que les chercheurs constituaient à l’appui de leurs candidatures et qu’il est parfois devenu difficile de trouver des auteurs pour un exercice qui avait perdu de son ancien prestige.
24Les Annales connaissaient, je l’ai dit, de forts tirages pour une revue savante et publiée en français. Elles se diffusaient principalement par abonnements, mais les ventes au numéro n’étaient pas négligeables comme elles le sont devenues par la suite. Malgré la très forte hausse des coûts de l’impression dans la seconde moitié des années 1970, nous n’avons jamais connu de problème de ressources. La fabrication de la revue était relativement onéreuse, mais les rentrées étaient très largement supérieures aux dépenses et les bénéfices ont régulièrement servi à financer la publication d’ouvrages aux Éditions de l’EHESS. Ils l’ont fait pendant longtemps. Tout était géré en interne, même si les circuits budgétaires qui existaient alors entre la revue (ou plutôt l’association qui en était propriétaire) et l’École étaient complexes. Les choses furent remises en ordre au début des années 1980, sans que l’indépendance scientifique ou éditoriale des Annales soit pour autant remise en cause.
25Un souvenir me revient à la faveur de ce bref exercice de mémoire. Quelques semaines après qu’on m’a confié la revue, Fernand Braudel me fit appeler dans son bureau. Je le connaissais un peu et j’étais, comme beaucoup, impressionné par son œuvre, bien sûr, sensible aussi au charme dont il usait volontiers. Le temps des Annales était passé, me dit-il, mais il avait décidé de me faire confiance. Je ne suis pas certain d’avoir compris sur le moment, ni par la suite, ce qu’insinuait cette déclaration. Je lui ai donc demandé de me juger sur pièces. Depuis qu’il l’avait quittée, il n’approuvait pas ce que la revue devenait, mais nos relations n’ont pas cessé d’être heureuses, je crois. Le reste est sans nul doute affaire de durées.
Marc Ferro
Secrétaire de rédaction de 1962 à 1969
26Marc Ferro — Aux Annales, j’ai connu plusieurs périodes [21]. Il y eut d’abord celle où je succédais à Robert Mandrou comme secrétaire de la rédaction et où la revue se faisait sous la direction de Fernand Braudel avec un maître d’œuvre, R. Mandrou, avant que ce fût mon tour. La deuxième, peu après 1968, où une sorte de petit coup d’État émanant du CRH [Centre de recherche historique], qui jugeait que la revue devait être sous sa main, changea l’organisation et la gestion de la revue. C’est à ce moment-là que Jacques Le Goff, André Burguière et Emmanuel Le Roy Ladurie furent nommés par F. Braudel à mes côtés. Plus exactement, à mes côtés en tant que directeur et à ceux d’A. Burguière comme secrétaire, ce qui, de fait, m’éliminait de la fonction alors centrale dans une revue : le secrétariat de rédaction. A. Burguière prit donc la suite. Cette opération émanait d’un groupe d’historiens éminents, avec notamment à la manœuvre François Furet, qui devint, à partir de cette période, le mentor de la revue. Dès lors, les trois nouveaux nommés sollicitaient souvent l’avis de F. Furet, même s’il n’appartenait pas au comité. Moi, je souhaitais que les choses soient claires ; aussi, j’ai proposé que F. Furet entre au comité comme co-directeur. Ma proposition fut rejetée. J’ai proposé également Carlo Ginzburg, avec le même insuccès. C’était la deuxième phase.
27Laurent Thévenot — Et pourquoi cela fut-il rejeté selon toi ?
28MF — Parce que, en dépit de l’influence de F. Furet régulièrement consulté, J. Le Goff et E. Le Roy Ladurie étaient les directeurs officiels ; autrement, cela aurait été F. Furet tout de suite.
29Quand le mandat d’A. Burguière arriva à son terme, au bout de cinq ans, la troisième période débuta par une dispute pour savoir qui prendrait sa place. L’un voulait J. Revel, l’autre voulait R. Chartier. On m’a demandé de choisir – c’est la seule fois où l’on m’a demandé quelque chose. J’ai rencontré l’un et l’autre, parce que je les avais lus mais sans les connaître personnellement, et j’ai choisi J. Revel. J’ai trouvé qu’il était le meilleur lecteur d’un grand nombre d’œuvres fort différentes et qu’il repérait celles qui étaient innovatrices. À partir du moment où il a été là, j’ai retrouvé peu à peu ma place, un peu comme co-directeur ainsi que je l’avais été auparavant.
30La quatrième période s’est ouverte lorsque Lucette Valensi prit la suite de J. Revel, en 1979. J’ai eu l’impression que je reprenais alors progressivement un rôle dans les Annales. Ceux qui m’avaient rejeté sont d’ailleurs finalement revenus vers moi. Avant, j’avais passé une sale période mais F. Braudel, Charles Morazé et Georges Friedmann – un grand historien [22] – m’avaient soutenu à fond.
31La période suivante commença en 1993 lorsque, à l’imitation d’autres revues (américaines ou françaises), le comité est devenu une instance plurielle, où l’on a élu d’autres directeurs : j’avais pour ma part proposé Michael Werner et toi-même [Laurent Thévenot], d’autres ont suggéré divers membres potentiels, et tous entrèrent alors dans le comité. Chacun d’entre nous avait eu la compensation de participer à son renforcement.
32Enfin, la période la plus récente débute lorsque la pléthore envahit les institutions de la revue (comité de rédaction, secrétariat, etc.), alors que, lors de la première phase, nous étions seulement quatre avec F. Braudel, C. Morazé et G. Friedmann. C’était un tout autre fonctionnement. Les Annales ont acquis leur célébrité avec leur formule originelle qui me précédait, puisqu’il y avait eu R. Mandrou auparavant. Aussi est-il important de décrire la marche de la revue durant cette première période. Les deuxième et troisième périodes lui ont succédé par élargissement, ce qui fait que l’on ne savait plus, à un certain moment, à qui appartenait le pouvoir.
33Quand je suis arrivé aux Annales, la revue se concentrait donc sur un nombre beaucoup plus restreint d’éléments autour de F. Braudel, G. Friedmann, C. Morazé, avec, au secrétariat du comité, Paul Leuilliot. Il était un « bon ouvrier de l’origine des Annales », selon les dires mêmes de F. Braudel. Il venait de temps en temps au comité, s’annonçant ou non, prenant des livres pour les comptes rendus et donnant son opinion sur le développement que connaissait alors la revue. Sous ma direction, en 1962, l’un des projets était d’associer les sciences sociales de façon plus efficace et réelle à la revue, et P. Leuilliot craignait un élargissement du public qui dissoudrait l’identité purement historienne des Annales, même si, depuis les origines, il avait été question de développer l’économie, la psychologie, la géographie… Il avait eu cette phrase, que j’ai retenue : « Ferro, attention, on gagne des lecteurs, il faut rester entre nous [les historiens]. » Il avait été écarté de la direction par F. Braudel et les autres.
34Concernant la direction, et comment j’y accédais, je me rappelle que, étant plutôt inconnu (j’avais vécu en Algérie jusqu’en 1956, avant d’enseigner au lycée Montaigne à Paris, et je n’avais publié qu’un seul article dans la Revue historique sur la naissance du soviet de Petrograd), je n’avais pas la renommée des grands messieurs qui lorgnaient la direction de l’École et je pensais qu’elle aurait été attribuée à J. Le Goff. Celui-ci avait peur que sa présence aux Annales ne soit contestée par R. Mandrou, chassé par F. Braudel qui souhaitait organiser son propre héritage. Sentant cela – contrairement à moi, qui était hors-jeu sur ce problème –, J. Le Goff refusa le secrétariat des Annales et celui-ci me revint finalement, à partir de 1962.
35LT — Comment F. Braudel t’a-t-il choisi ?
36MF — Lorsque j’étais encore professeur au lycée Montaigne, j’avais assisté au séminaire d’Alexandre Bennigsen, spécialiste des musulmans de Russie. Une invitée d’honneur de Clemens Heller, Ruth Fischer, qui avait été une grande dirigeante du parti communiste allemand et membre du Komintern, animait les débats avec vigueur. Elle donna tout de suite la parole au nouveau venu que j’étais dans le séminaire. Et là, j’expliquai les interférences entre problème national, Islam, démocratie et construction du communisme. Elle commenta : « Quel est ce jeune homme que j’applaudis ? Il a mieux compris que le Komintern tous ces problèmes complexes. » J’ai quelque peu rougi et, très vite, j’ai été projeté à l’École des hautes études où A. Bennigsen et C. Heller, conseiller international de F. Braudel, m’ont nommé à la direction des Cahiers du monde russe et soviétique. Moins d’un an plus tard, ayant entendu parler de mon travail au sein de cette revue, F. Braudel m’a appelé car il cherchait un successeur à R. Mandrou pour les Annales. J’ai pu répondre à toutes ses questions : ayant échoué plusieurs années à l’agrégation, j’étais en quelque sorte devenu un singe savant – et je le savais… Et c’est quand il m’a interrogé sur le problème de l’Islam que j’ai pu être analytique et non plus descriptif. Sa femme, Paule Pradel-Braudel, pied-noir libérale, est intervenue pour dire que j’étais le seul à dire des choses raisonnables sur l’Algérie. Et il a décidé de me nommer. J’ai alors refusé en alléguant que Pierre Renouvin, son « rival » à la Sorbonne, m’avait nommé au CNRS alors que je ne n’étais pas agrégé, et comme je savais que leurs rapports n’étaient pas excellents, je ne voulais pas commettre une infamie. Aussitôt, F. Braudel a décroché son téléphone pour appeler P. Renouvin, lui a raconté l’histoire et P. Renouvin lui a donné son accord pour ma nomination aux Annales. D’office, cette réponse m’a assuré sa confiance. Ultérieurement, il me demandait mon avis dès qu’un problème moral se posait à lui.
37LT — Comment se déroulait la vie des Annales pendant cette nouvelle période où tu étais directeur ?
38MF — À la rédaction, il y avait aussi Geneviève Bollème, désignée comme associée au secrétariat, qui était très proche de R. Mandrou et qui a vécu comme un deuil son expulsion des Annales. Elle fut une pionnière de l’histoire populaire, avec notamment un travail très réussi sur la « Bibliothèque bleue » [23]. Elle avait des qualités d’écriture remarquables, et elle a toléré de collaborer avec moi quoique mécontente du renvoi de R. Mandrou. Elle exerçait une sorte de direction littéraire en raison de sa formation. Elle devait corriger le style des articles et réécrivait avec talent. Marianne Mahn-Lot – historienne spécialiste de Bartolomé de Las Casas – fut affectée aux mêmes tâches d’amélioration de la lisibilité des articles.
39Lorsque j’étais secrétaire de la rédaction, j’ai eu l’idée de faire appel à des conseillers spécialisés en sciences sociales, étant donné la vocation de la revue à se développer dans ce sens-là. Ce n’était pas vraiment un comité puisque je les voyais un par un, science sociale par science sociale, et non ensemble. J’avais plusieurs conseillers selon les disciplines : sociologie politique (François Chatelet), anthropologie (Jean-François Lyotard), psychanalyse (Alain Besançon), linguistique (Régine Robin), sémiologie (Tzvetan Todorov et Julia Kristeva) et archéologie (Jean-Paul Demoule, qui a contribué au dossier des Annales sur l’« Histoire non écrite » [24]). Les comptes rendus ont été dirigés, après le départ de M. Mahn-Lot, par Pierre Souyri, qui avait publié un très beau livre sur le marxisme après Karl Marx [25]. L’accord entre nous était déjà qu’il n’y ait pas de compte rendu sur nos propres livres. Le secrétariat administratif était assuré par Yvette Trabut, qui s’occupa d’élaborer ensuite l’index des Annales [26]. Pendant la deuxième période, dès qu’ils ont eu la main au travail, ceux qui m’avaient succédé ont décidé de constituer un index en le faisant toutefois commencer en 1969, date non pas de mon départ (je restais directeur), mais de ma « mise au placard », écartant par conséquent aussi la période pendant laquelle F. Braudel et R. Mandrou avaient repris la revue au lendemain de la guerre.
40Il y eut des innovations de la deuxième période qui avaient été suggérées par F. Braudel à son départ. Il était venu nous voir et nous avait dit à tous (A. Burguière, J. Le Goff, E. Le Roy Ladurie et moi) : « Maintenant je vous laisse la revue, mais il y a deux choses qu’il faudrait faire. Vous comprenez, ce qui ne va pas dans la revue, c’est que les comptes rendus des livres n’arrivent que deux ans après… Il faudrait une rubrique nouvelle qui s’appellerait ‘notes brèves’, peut-être avec une page en couleur. Elles seraient non signées, portant le plus possible sur des publications étrangères et évitant surtout le livre sorti chez un gros éditeur dont on parlera tout le temps et qui occupera toute la scène. » Les notes ont bien débuté, mais cela n’a pas continué parce que, quand c’était nous qui les rédigions, l’anonymat ne nous gênait pas trop, mais, quand elles étaient écrites par d’autres, extérieurs à la rédaction, l’absence de toute signature était un peu frustrante (il n’y avait rien du tout, pas même d’initiales). C’est mort tout doucement. Et plus cela mourrait, plus les textes grossissaient… Le premier jour où F. Braudel a parlé de cette rubrique, il s’en est ensuite allé en laissant un genre de corbeille pour y placer les « notes brèves ». Il n’avait pas fini sa phrase que, déjà, E. Le Roy Ladurie avait vu un bouquin qui l’inspirait, l’avait feuilleté, vite fait bien fait comme il sait faire, table des matières, bibliographie et, en moins de temps qu’il ne faut pour le dire, il avait déjà griffonné quatre lignes sur le livre et les mettait dans la corbeille. A. Burguière et moi, nous n’avions pas trouvé de livres sur nos sujets. J. Le Goff était un peu surpris que cela aille si vite. Surtout que, pendant que J. Le Goff lui disait bravo, E. Le Roy avait pris un deuxième livre et pondu une deuxième note, bien tournée, griffonnée, raturée et mise dans la corbeille. Et personne n’avait rien fait d’autre… Alors J. Le Goff a dit : « Ah, moi, je ne peux pas travailler dans ces conditions ! Je vais m’isoler », parce que nous avions parlé, en même temps. Il se rend alors dans la pièce d’à côté après avoir pris un livre, mais il ne revient pas. Il réapparaît tout de même au bout de dix minutes avec un texte long comme ça ! Du coup, on a décidé de faire les choses autrement, de choisir les livres et de rapporter les notes à la séance d’après.
41La seconde demande de F. Braudel était de revenir aux enquêtes et aux numéros spécialisés. Ce qui a été fait dans les numéros « Histoire, biologie et société » (1969), « Histoire et urbanisation » (1970), « Histoire et structure » (1971), « Histoire non écrite » (1973) et « Faits divers, fait d’histoire » (1983) [27].
42LT — Il y eut aussi l’ouverture à la sémiologie, avec les articles de T. Todorov et de J. Kristeva [28].
43MF — Pour T. Todorov, que j’ai été le premier à publier, ils n’ont rien dit, mais avec J. Kristeva, ils ont fait grise mine. J’ai imaginé qu’ils considéraient que j’introduisais des gens d’un monde autre pour casser le monopole du groupe dominant, celui de F. Furet et compagnie. Or ce n’était pas le cas : c’était parce que je trouvais très nouveau ce que faisaient T. Todorov et également J. Kristeva.
44LT — Est-ce que ton intérêt pour J. Kristeva était lié à celui que tu avais pour la sémiotique visuelle de Christian Metz, manifesté par ton compte rendu de son Langage et cinéma [29]?
45MF — Non, à l’époque je n’avais pas fait le rapport. D’autant que l’on me plaçait aux antipodes de C. Metz. Mais je l’admirais quand même et je le cite souvent. Dans les Annales, il n’y a pas eu beaucoup d’articles publiés sur le cinéma, alors que celui-ci soulève des questions inédites dans sa façon d’être à la fois une source et un agent de l’histoire [30].
46Je voyais F. Braudel pour chaque projet. Par exemple, pour l’anthropologie, je voulais que l’on parle de Claude Lévi-Strauss : je suis allé le voir pour lui suggérer J.-F. Lyotard comme analyste. F. Braudel approuva mon idée et J.-F. Lyotard écrivit son fameux papier : « Les Indiens ne cueillent pas les fleurs » [31]. Je dois bien avouer, avec humilité, qu’à part cette phrase en guise de titre, je n’avais pas bien compris le sens de cet article. Mais Lévi-Strauss était Lévi-Strauss et, selon l’usage pendant la période, je montrais toujours les projets en route à F. Braudel. Il choisissait de regarder ou non, mais il a tenu à lire celui-ci car il portait sur des disciplines dont il voulait voir développer le statut dans la revue. Après lecture, il me convoqua pour m’interroger sur l’article. J’étais bien en mal de l’éclairer, car ce Lyotard-là n’était pas évident à comprendre à l’époque, pour moi – et même depuis, quand je l’ai relu. Lorsqu’il m’a dit : « qu’est-ce c’est que ce truc-là ? », je lui ai expliqué que je n’étais pas spécialiste et que des amis de confiance m’avaient conseillé de passer par J.-F. Lyotard pour commenter C. Lévi-Strauss. Alors F. Braudel a répliqué : « Bon, et bien alors, je vais l’envoyer à Lévi-Strauss. » F. Braudel agissait ainsi. Il prenait son téléphone ou envoyait une lettre. Ce qu’il a fait pour avoir l’avis de C. Lévi-Strauss. Après huit jours, celui-ci répondit que c’était le meilleur article qu’il ait jamais lu sur son œuvre : j’étais sauvé !
47LT — C’est effectivement un article excellent, quoique complexe. Il rend bien compte de la position structuraliste de C. Lévi-Strauss, mais il le fait à partir d’une position tout autre sur le rapport culture/nature, dans l’héritage de Maurice Merleau-Ponty. C’est un article qui fait dialoguer les deux positions d’une main de maître. Je l’ai relu car la question de ce rapport a pris une actualité nouvelle avec l’accentuation de la crise écologique, sous le terme d’« ontologie ». La symétrisation entre les cultures dites traditionnelles et modernes, déjà à l’œuvre chez C. Lévi-Strauss, a aujourd’hui connu une radicalisation plus grande avec l’espace de dialogue anthropologique impliquant notamment Philippe Descola, Bruno Latour, Isabelle Stengers et Eduardo Viveiros de Castro. De sorte que penser la relation de l’humain à son environnement à partir de ce que nous pouvons en dire au regard des sociétés traditionnelles est redevenu l’une des premières questions pour les sciences humaines et sociales, dans le cadre de l’alarme écologique. Le papier de J.-F. Lyotard est impressionnant par la profondeur de son commentaire, au-delà de la restitution et de l’admiration de La pensée sauvage.
48Parmi les dialogues et débats que tu as organisés entre l’histoire et les autres sciences sociales, dont les conseillers spécialisés se faisaient les relais dans la revue, parle-nous de celui autour du livre de Raymond Aron, Paix et guerre entre les nations [32], qui fut important.
49MF — Oui, autour de la sociologie politique.
50LT — Pourquoi avais-tu choisi, pour la sociologie, une entrée par R. Aron et la sociologie politique ?
51MF — J’avais choisi R. Aron car il était l’opposé de Jean-Paul Sartre dans la pensée dominante de l’époque. Ce dernier n’avait pas une position de sociologue, mais de militant. R. Aron aussi, mais de façon beaucoup plus souterraine et profonde. C’est pourquoi j’ai organisé un débat autour de Paix et guerre entre les nations.
52LT — Alain Touraine s’oppose à R. Aron, dans une fracture qui, elle aussi, revient aujourd’hui en première ligne autour d’une question primordiale : est-ce que la sociologie doit traiter d’une société comme si elle était seule, ou bien dans un rapport de souveraineté tendu, agonistique et guerrier – ce qui était la position de R. Aron ? A. Touraine, évidemment partisan de la première conception de la sociologie, tente d’englober la seconde en soutenant qu’à cause du modèle de société industrielle mondiale, il n’y a plus qu’une seule grande société, industrielle. Alors que R. Aron souligne, lui, que la sociologie a oublié la souveraineté et les tensions entre souverainetés, position particulièrement pertinente aujourd’hui où ces tensions reviennent au premier plan. Tu me dis que c’est à cause de J.-P. Sartre, mais pourquoi être allé chercher R. Aron pour la sociologie, ce qui était un choix très intéressant mais non évident étant donné l’état de la sociologie alors ?
53MF — J’avais aussi reçu à l’époque un article d’A. Touraine, que j’avais refusé. Il m’en a voulu pendant trente ans. Il ne m’a salué que lorsque j’ai fait recevoir à l’EHESS la télévision soviétique, révolution technologique et idéologique : il est venu me féliciter comme si on se connaissait depuis toujours. Il y a vingt ans, quand j’ai réalisé mes films sur les grands penseurs de l’École, j’en ai fait un sur A. Touraine [33]. Ce dont je me souviens, c’est que ce film-là, qui durait 1 h 30, était un révélateur extraordinaire de la façon dont A. Touraine suivait le cours de l’histoire sans la cadrer à l’intérieur d’une théorie sociologique pérenne.
54Quand me succède le trio E. Le Roy Ladurie, J. Le Goff et A. Burguière, F. Braudel se détache de plus en plus des Annales. Ce n’était plus sa revue.
55LT — Dans cette deuxième période, comment cela se passait-il entre vous ?
56MF — Tout se passait dans une atmosphère de rivalité souterraine. Rivalité autour de la question : qui serait de fait le vrai directeur ? Une rivalité qui sous-entendait que cela ne serait plus moi. E. Le Roy Ladurie prit l’avantage car il était venu avec une collaboratrice au bras, une démographe du CRH. J. Le Goff n’en avait pas, ni moi non plus, bien entendu.
57LT — Qui faisait tourner ?
58MF — C’est Burguière. J’étais directeur, mais « sur un tabouret ». Il a tout pris en mains, de A à Z. Il l’a fait avec une certaine courtoisie, à l’inverse d’E. Le Roy Ladurie, qui ne m’a jamais adressé la parole en huit ans. Les raisons de ce mépris peuvent être diverses : soit il me considérait a priori comme mauvais ; soit il pensait que le cinéma n’était pas une source ni un objet de l’histoire ; soit il me reprochait, alors que je travaillais sur l’URSS, de ne pas parler bien russe et de n’être ni communiste ni anticommuniste. Je n’ai jamais vraiment su la raison, mais le fait est qu’il ne m’a jamais demandé mon avis ni entretenu sur rien. Sauf le jour où, vingt-cinq ans plus tard, revenant tous les deux d’une conférence de F. Braudel, il m’a dit : « Ce Lepetit [Bernard Lepetit, nouveau secrétaire des Annales à partir de 1986], bientôt, il va nous virer tous ! » Et puis, Emmanuel appréciait ma cuisine, au cours des dîners que j’organisais chez moi, car, quand j’habitais avenue de la République, dans le XIe arrondissement, les réunions se faisaient chez moi et comportaient un déjeuner que je préparais. Et à l’époque, j’aimais cuisiner. Je leur faisais des petits plats et cela se passait toujours de la même façon. E. Le Roy Ladurie piquait quelque chose de bon qui lui plaisait – je faisais souvent des petites créations. J. Le Goff prenait un morceau et commençait à parler dessus, à faire une description de ce qu’il mangeait, d’à quel point c’était bon. Pendant ce temps-là, Le Roy continuait à consommer tout le plat… Le Goff, lui, commentait doctement.
Date de mise en ligne : 25/08/2021
Notes
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[1]
Jean-Loup Amselle, Jacques Revel et Lucette Valensi, « Hommage à Yvette Trabut (1er septembre 1934-16 mars 2020) », Cahiers d’études africaines, 238, 2020, p. 241-244.
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[2]
Ce texte est issu de l’entretien avec Lucette Valensi mené en juillet 2019 par Guillaume Calafat, membre du comité de rédaction des Annales HSS. Une version développée de cet entretien est disponible sur le site de la revue (annales.ehess.fr), rubrique « Compléments de lecture ».
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[3]
Lucette Valensi, Fellahs tunisiens. L’économie rurale et la vie des campagnes aux xviiieet xixesiècles, La Haye/Paris, Mouton/Éd. de l’EHESS, 1977.
-
[4]
Celso Furtado, « Développement et stagnation en Amérique latine. Une approche structuraliste », Annales ESC, 21-1, 1966, p. 1-31.
-
[5]
Lucette Valensi, « Esclaves chrétiens et esclaves noirs à Tunis au xviiie siècle », Annales ESC, 22-6, 1967, p. 1267-1288.
-
[6]
Ead., « Calamités démographiques en Tunisie et en Méditerranée orientale aux xviiie et xixe siècle », no spécial « Histoire biologique et société », Annales ESC, 24-6, 1969, p. 1540-1561.
-
[7]
Ernest Gellner, Saints of the Atlas, Chicago, The University of Chicago Press, 1969.
-
[8]
Id., « Pouvoir politique et fonction religieuse dans l’Islam marocain », Annales ESC, 25-3, 1970. p. 699-713.
-
[9]
Id., Nations et nationalisme, trad. par B. Pineau, Paris, Payot, [1983] 1989.
-
[10]
Fredrik Barth, Models of Social Organization, Londres, Royal Anthropological Institute, 1966.
-
[11]
Lucette Valensi, « Anthropologie économique et Histoire. L’œuvre de Karl Polanyi », Annales ESC, 29-6, 1974, p. 1311-1319. Dossier « Pour une histoire anthropologique : la notion de réciprocité », Annales ESC, 29-6, 1974, p. 1309-1380.
-
[12]
Annette B. Weiner, « Plus précieux que l’or. Relations et échanges entre hommes et femmes dans les sociétés d’Océanie », Annales ESC, 37-2, 1982, p. 222-245.
-
[13]
Voir Lucette Valensi, « Voyage en Afrique (1983) » dans J.-L. Amselle, J. Revel et L. Valensi, « Hommage à Yvette Trabut (1er septembre 1934-16 mars 2020) », art. cit.
-
[14]
No spécial « Recherches sur l’Islam : histoire et anthropologie », Annales ESC, 35-3/4, 1980.
-
[15]
Dossier « Archives orales : une autre histoire ? », Annales ESC, 35-1, 1980, p. 124-199.
-
[16]
Lucette Valensi et Nathan Wachtel, Mémoires juives, Paris, Gallimard/Julliard, 1986.
-
[17]
Lucette Valensi (dir.), no spécial « Présence du passé, lenteur de l’histoire. Vichy, l’Occupation, les Juifs », Annales ESC, 48-3, 1993, couronné du prix Hertz.
-
[18]
Dossier « L’exercice de la comparaison au plus proche, à distance : le cas des sociétés plurielles », Annales HSS, 57-1, 2002, p. 27-144.
-
[19]
Dominique Julia, Michel deCerteau et Jacques Revel, « Une ethnographie de la langue. L’enquête de Grégoire sur les patois », Annales ESC, 30-1, 1975, p. 3-41.
-
[20]
Jacques Revel, John V. Murra et Nathan Wachtel (dir.), no spécial« Anthropologie historique des sociétés andines », Annales ESC, 33-5/6, 1978.
-
[21]
Entretien mené en juin 2020 avec Laurent Thévenot, membre du comité scientifique des Annales.
-
[22]
Voir, au décès du sociologue : Marc Ferro, « Georges Friedmann, historien de l’avenir », Annales ESC, 33-2, 1978, p. 205-206.
-
[23]
Geneviève Bollème, « Littérature populaire et littérature de colportage au xviiie siècle », in Livre et société dans la France du xviiiesiècle, La Haye/Paris, Mouton/EPHE, 1965, p. 62-92, dont Emmanuel Le Roy Ladurie fit le compte rendu dans Annales ESC, 28-1, 1973, p. 146-151.
-
[24]
Dossier « Histoire non écrite », Annales ESC, 28-1, 1973, p. 3-164.
-
[25]
Pierre Souyri, Le marxisme après Marx, Paris, Flammarion, 1970.
-
[26]
Martine Grinberg et Yvette Trabut, Vingt années d’histoire et de sciences humaines : table analytique des Annales, 1969-1988, Paris, Armand Colin, 1991.
-
[27]
Voir les n° spéciaux « Histoire, biologie et société », Annales ESC, 24-6, 1969 ; « Histoire et urbanisation », Annales ESC, 25-4, 1970 ; « Histoire et structure », Annales ESC, 26-3/4, 1971 et, plus récemment, Étienne Anheim (dir.), « Archives », Annales HSS, 74-3/4, 2019, ainsi que les dossiers « Histoire non écrite », Annales ESC, 28-1, 1973, p. 3-164 ; « Faits divers, fait d’histoire », Annales ESC, 38-4, 1983, p. 821-919 ; dossier « Anthropocène », Annales HSS, 72-2, 2017, p. 263-378.
-
[28]
Tzvetan Todorov, « Procédés mathématiques dans les études littéraires », suivi d’une « Note sur les théories stylistiques de V. V. Vinogradov », Annales ESC, 20-3, 1965, p. 503-512 ; id., « De la sémiologie à la rhétorique », Annales ESC, 22-6, 1967, p. 1322-1327 ; Julia Kristeva, « La mutation sémiotique », Annales ESC, 25-6, 1970, p. 1497-1522.
-
[29]
Marc Ferro, « Christian Metz, Langage et cinéma (compte rendu) », Annales ESC, 28-1, 1973, p. 155-157.
-
[30]
Outre la note critique de Robert Mandrou, « Histoire et cinéma », Annales ESC, 13-1, 1958, p. 140-149 et le dossier « Histoire et cinéma. L’expérience de ‘la grande guerre’ », Annales ESC, 20-2, 1965, p. 327-336, qui réunissait des contributions d’Annie Kriegel, de Marc Ferro et d’Alain Besançon, voir Marc Ferro, « Société du xxe siècle et histoire cinématographique », Annales ESC, 23-3, 1968, p. 581-585 ; id., « Le film, une contre-analyse de la société ? », Annales ESC, 28-1, 1973, p. 109-124.
-
[31]
Jean-François Lyotard, « À propos de Cl. Lévi-Strauss. Les Indiens ne cueillent pas les fleurs », Annales ESC, 20-1, 1965, p. 62-83.
-
[32]
Raymond Aron, Paix et guerre entre les nations, Paris, Calmann-Lévy, 1962. Deux séries de commentaires sur ce livre ont été successivement publiées dans les Annales en 1963, sous le titre « Pour ou contre une politicologie scientifique ». Dans la première, introduite par Fernand Braudel, sont intervenus François Chatelet, Annie Kriegel et Victor Leduc (Annales ESC, 18-1, 1963, p. 119-132). La seconde a réuni Pierre Renouvin, Bertrand de Jouvenel, Alain Touraine et, à la suite, la réponse de Raymond Aron (Annales ESC, 18-3, 1963, p. 475-498).
-
[33]
« Le parcours d’un sociologue. Entretien avec Alain Touraine », avec Michel Wieviorka, Farhad Khosrokhavar, François Dubet, Anne-Marie Guillemard et Angelina Peralva, film produit par Marc Ferro, 2001, https://www.canal-u.tv/video/ehess/le_parcours_d_un_sociologue_entretien_avec_alain_touraine.14088.