Notes
-
[1]
Voir l’éditorial « Les Annales, aujourd’hui, demain », Annales HSS, 67-3, 2012, p. 557-560, reproduit dans le présent numéro : « 90 ans d’éditoriaux », p. 725-796.
-
[2]
Voir, dans le présent numéro, « L’économie matérielle d’une publication », p. 555-571.
-
[3]
Étienne Anheim, « Le numérique et l’économie éditoriale des revues scientifiques », Revue d’histoire moderne & contemporaine, 62-4 bis, 2015, p. 22-32.
-
[4]
Il y aurait beaucoup à dire sur cette absence : les comptes rendus sont une des sections les plus consultées des Annales, et il y aurait un intérêt certain à diffuser plus largement les publications, notamment francophones, couvertes par la revue. Si la traduction de ces recensions fait partie du projet, elle demeure, pour l’instant, hors de portée en termes financiers et humains.
-
[5]
Voir à ce sujet toute la première partie de ce numéro spécial, « Au miroir des sciences sociales », p. 399-516.
-
[6]
Voir, dans le présent numéro, « Un collectif au travail », p. 537-554.
-
[7]
Voir, dans le présent numéro, « Entre revue et ‘école’. Les Annales en situation », p. 519-535.
-
[8]
C’est le cas, par exemple, des articles réunis dans le dossier « Les statuts sociaux au Japon (xviie-xixe siècle) », Annales HSS, 66-4, 2011, p. 955-1077.
-
[9]
À ce sujet, voir la base des articles des Annales (1990-2018), à disposition sur le site de la revue (annales.ehess.fr), rubrique « Compléments de lecture ».
-
[10]
Si l’implication des auteurs dans la traduction vers l’anglais est variable, le suivi très attentif de certains, à l’aise dans les deux langues, a été très précieux pour mettre en place la double édition et prendre toute la mesure de ses enjeux.
-
[11]
Voir, dans le présent numéro, « Les échelles du monde. Pluraliser, croiser, généraliser », p. 465-492.
-
[12]
Dossier « La longue durée en débat », Annales HSS, 70-2, 2015, p. 285-378.
-
[13]
Voir, dans le présent numéro, « Le temps du récit. Histoire, fiction, littérature », p. 447-463.
-
[14]
Étienne Anheim, Jean-Yves Grenier et Antoine Lilti (dir.), no spécial « Statuts sociaux », Annales HSS, 68-4, 2013. Voir en particulier l’introduction à ce numéro par Étienne Anheim, Jean-Yves Grenier et Antoine Lilti, « Repenser les statuts sociaux », p. 949-953.
-
[15]
La note concernant les choix de traduction se trouve dans Étienne Anheim, Jean-Yves Grenier et Antoine Lilti, « Reinterpreting Social Status », Annales HSS (English Edition), 68-4, 2013, p. 609-613, ici p. 609, n. 1.
-
[16]
Thomas Amossé, « La nomenclature socio-professionnelle : une histoire revisitée », Annales HSS, 68-4, 2013, p. 1039-1075.
-
[17]
Dossier « Économie de l’Afrique contemporaine », Annales HSS, 71-4, 2016, p. 845-922.
-
[18]
Nicolas Dodier et Janine Barbot, « La force des dispositifs », Annales HSS, 71-2, 2016, p. 421-450.
-
[19]
Norbert Elias, « Sociologie de l’antisémitisme allemand » et Danny Trom, « Elias sur l’antisémitisme : le sionisme ou la sociologie », Annales HSS, 71-2, 2016, respectivement p. 379-384 et 385-420.
-
[20]
Dans ce numéro, « Les échelles du monde », art. cit., essaie de rendre compte de ces mises en conversation.
1Voilà déjà huit ans que les Annales font paraître une édition entièrement en anglais [1]. Depuis 2012, chaque numéro, d’abord publié en français, se trouve, avec quelques mois de décalage, traduit et diffusé par voie électronique et, à partir de 2017, sous format papier. Est ainsi apparu un nouvel objet, à la fois familier et étrange, même et autre : Annales. Histoire, Sciences Sociales (English Edition).
2Presque une décennie d’expérience et ce numéro spécial sont l’occasion de revenir sur ce projet éditorial, ses espoirs, ses limites et ses effets. Car l’objectif visé dépasse largement le simple fait de donner accès à la recherche publiée dans les Annales dans un monde universitaire où les langues européennes autres que l’anglais sont de moins en moins lues – ce qui pose d’ailleurs, nous y reviendrons, de nombreuses questions et difficultés pour les sciences à l’échelle globale. Si l’accessibilité et la diffusion de la revue correspondent à un enjeu technique et économique majeur, ce projet éditorial est aussi intimement lié à l’ambition intellectuelle des Annales, sur laquelle la première partie de ce numéro revient. L’édition en anglais, quasi-jumelle de la version française, vient en réalité transformer les Annales dans leur ensemble. Ce sont toutes ces facettes (techniques, économiques, intellectuelles) du choix d’une édition en anglais et leurs effets que nous aimerions explorer ici, à chaud et avec peu de recul, mais avec déjà quelques enseignements suggestifs.
Les transformations du monde des revues
3Les profonds changements qu’a connus le paysage mondial de la recherche depuis deux décennies ont une incidence importante sur le travail des revues, les conditions de leur diffusion et les possibilités de leur réception [2]. Nous aimerions ici souligner deux conséquences majeures de ces transformations pour une revue comme les Annales. La première concerne la langue. À l’heure où l’anglais s’est imposé de par le monde comme une nouvelle lingua franca universitaire, et particulièrement dans les systèmes universitaires émergents, les attentes des historiens et autres spécialistes des sciences sociales ont profondément évolué sur ce sujet. Il semble évident, et l’on y reviendra, que faire de la science en une seule langue constituerait un appauvrissement intellectuel préjudiciable. En outre, dans le monde francophone, la question de la langue a une portée politique qui ajoute une dimension particulière au défi de la diffusion internationale de la recherche menée en français – d’autant plus quand une revue est la dépositaire, comme c’est le cas des Annales, d’une longue et riche tradition.
4Ces questions sont redoublées par les nouveaux moyens de diffusion électroniques et leurs agencements en portails transnationaux, bâtis sur la force de frappe économique et la réputation internationale d’une poignée de maisons d’édition anglophones. Cette nouvelle donne bouscule les communautés historiographiques nationales non anglophones (qui constituaient le public majoritaire de la plupart des revues de sciences sociales dans leur diffusion en format papier), tout en ouvrant, pour les périodiques non anglophones, un canal de diffusion vers des aires géographiques où ils n’avaient, jusque-là, qu’une faible visibilité. Dans le cas des Annales, la revue a entretenu des liens de longue date avec les pays d’Amérique hispanophone et lusophone ou d’Europe de l’Est, par exemple, mais beaucoup moins avec l’Afrique orientale et l’Asie du Sud ou de l’Est. Or les transformations récentes des systèmes universitaires ont donné une place hégémonique à l’anglais dans tous ces espaces. La diffusion électronique permet ainsi d’atteindre des lecteurs, à la fois au niveau des institutions et des individus, qui n’avaient pas accès à la revue sur papier, en même temps qu’elle change les modes et la langue de réception.
5Ces transformations profondes – qui s’accompagnent, de surcroît, d’un défi considérable sur la viabilité économique des revues, notamment en sciences humaines et sociales [3] – expliquent en partie la décision de produire une double édition des Annales : celle en français, qui reste l’édition de référence, est désormais complétée par une autre, en anglais, traduction intégrale de la première (à l’exception des trains de recensions d’ouvrages [4]). Cette solution n’allait pourtant pas de soi, et le projet a suscité de nombreuses discussions, parfois vives, en comité. Ces interrogations, qui engageaient l’identité de la revue, ont contribué à donner sa forme au dispositif retenu – intellectuellement le plus satisfaisant, mais aussi, sans doute, le plus coûteux. Cette période de transition a été facilitée par la rencontre avec des préoccupations du Centre national de la recherche scientifique : sa direction d’alors, soucieuse d’internationalisation, a substantiellement soutenu l’initiative pendant ses cinq premières années, tout en l’étendant à quatre autres revues françaises d’autres champs disciplinaires. Pendant cette phase d’amorçage, l’aide additionnelle de la Florence Gould Foundation a également permis une mise en place réussie, malgré les difficultés initiales. En 2017, le partenariat de la double édition avec Cambridge University Press a finalement accru la visibilité de l’édition anglaise, tout en lui permettant d’atteindre des aires jusque-là à l’écart du lectorat historique des Annales. La revue a ainsi fait le pari que les revenus ouverts par cette diffusion internationale élargie permettraient, d’une part, de compenser la baisse des abonnements individuels et des ventes en format papier (qui touche les Annales, comme toutes les autres revues) et, d’autre part, de couvrir les coûts – conséquents – de la traduction intégrale.
6Ces indications sur les conditions économiques de réalisation de l’édition anglaise soulignent tout l’enjeu de la double édition. Il ne s’agit pas simplement, en effet, de publier les Annales en anglais, mais bien de continuer à « faire revue » – ambition non évidente dans un monde scientifique où l’article, désormais, est parfois conçu comme l’unité pertinente de la recherche et où les revues courent le risque d’être réduites à de simples véhicules de certification et de légitimation. Il fallait donc établir un mode de production académique et de publication qui corresponde au projet intellectuel plus large des Annales : en somme, une proposition sur ce que faire des sciences sociales signifie aujourd’hui [5].
Les défis d’une traduction intégrale
7Concrètement, le processus éditorial s’effectue d’abord sur la version française. Il inclut, en sus du travail de fond mené par le comité, les relectures proprement éditoriales portant sur la précision et la correction de l’expression, la vérification des notes et la mise en page [6]. Cette édition française retravaillée sert de base à la version en anglais. Dans le cas des textes soumis en anglais, les corrections et révisions de ce travail éditorial y sont reportées. Les articles proposés en français sont, eux, intégralement traduits par des traducteurs spécialisés en sciences humaines et sociales. Dans tous les cas, les articles, une fois traduits, font l’objet d’un travail éditorial des plus exigeants : un travail de vérification et de réécriture du texte, assuré par une éditrice (aujourd’hui Chloe Morgan, employée à temps plein, qui a pris la suite d’Angela Krieger) est d’abord réalisé, suivi d’une relecture par les auteurs et d’une relecture scientifique par les deux responsables de l’édition anglaise, Nicolas Barreyre et Stephen Sawyer, tous deux historiens et membres du comité de rédaction. Ces différentes étapes font de l’édition en anglais une édition à part entière qui, tout en suivant un processus éditorial complet, doit veiller à la cohérence avec l’édition en français. Surtout, la version anglaise est l’aboutissement d’une réflexion qui porte sur trois points essentiels : la traduction comme acte scientifique ; le travail de l’écart comme heuristique ; l’ancrage historiographique comme perspective.
8Le premier point pourrait presque passer pour un poncif, si la pratique éditoriale des revues le prenait toujours au sérieux : traduire ne revient pas simplement à basculer un texte d’une langue vers une autre, mais consiste à proposer une réinterprétation qui, dans le cas d’articles d’histoire et de sciences sociales, passe par un travail éditorial aussi conséquent que celui déjà réalisé sur la version originale. L’objectif est d’assurer, bien entendu, l’intelligibilité et la lisibilité d’articles qui sont destinés à des publics différents de ceux de l’édition en français, et qui ont d’autres attendus, d’autres habitudes. Pour y parvenir, les Annales ont pu s’appuyer sur une longue tradition intellectuelle d’ouverture à des auteurs venus d’horizons géographiques et disciplinaires divers. Dès sa fondation en 1929, la revue a fait du dialogue avec d’autres historiographies une part intégrante de son approche. D’un point de vue éditorial, ce parti pris s’est manifesté par la proportion d’auteurs établis hors de France qui ont publié dans les Annales – liée non seulement à la réputation internationale de la revue, mais également aux réseaux des institutions universitaires auxquelles elle a été adossée : l’École pratique des hautes études à partir de 1947, puis l’École des hautes études en sciences sociales depuis 1975 [7]. Il n’est pas rare, ainsi, que le comité discute d’articles soumis en italien, en espagnol ou en allemand, et il lui est même arrivé de commander des traductions afin de pouvoir discuter des articles soumis [8]. Pour donner un ordre de grandeur, entre 2009 et 2018, un tiers des auteurs publiés dans les Annales étaient affiliés à une université hors de France [9].
9Les Annales ont donc une longue habitude de la traduction multilingue vers le français. La traduction – point crucial – précède alors le travail éditorial en français, qui peut encore, à ce stade, faire évoluer le texte de manière significative. Or le passage à une deuxième édition entièrement en anglais, s’il a pu se construire sur ce savoir-faire, a aussi changé la donne. D’un point de vue économique, tout d’abord, l’investissement dans une double édition a réduit les possibilités de traduire depuis d’autres langues : la revue n’a (pour le moment) les moyens financiers de traduire chaque article qu’une seule fois ; il faut désormais lui remettre la version définitive des articles acceptés en comité soit en français soit en anglais (même si la soumission peut se faire dans les principales autres langues européennes). Cette contrainte, économique, ne peut qu’avoir un effet de fermeture relative par rapport à la diversité historiographique dont les Annales se veulent aussi l’expression.
10Plus généralement, toutefois, la traduction systématique en anglais est en train de transformer le travail éditorial des articles en français. Ces changements s’appuient notamment sur les retours de certains auteurs qui avaient soumis leur article en anglais et ont pu mesurer combien le passage par la traduction et l’adaptation à un public francophone a pu faire évoluer leur texte, en plus du travail éditorial « habituel » de chaque revue. Ces évolutions ont aussi été impulsées par les retours de certains auteurs francophones qui remarquaient que, s’ils avaient écrit leur texte directement en anglais, ils n’auraient pas écrit le même article. Ces remarques, apparemment anecdotiques mais suffisamment récurrentes pour être signalées, expriment un rapport différencié des auteurs à chaque langue et à l’univers intellectuel auquel elles renvoient. Sans doute la question du style, souvent plus présente dans la langue maternelle, entre-t-elle aussi en jeu. Ces premières années d’expérience, et notamment le travail étroit avec certains auteurs sur les deux versions d’un même texte [10], ont mis en relief les contraintes propres à une double édition avec, en particulier, la nécessité de faire concorder l’article en français et sa version anglaise. Ces exigences amènent les Annales à adapter leur processus éditorial en amont.
11Ainsi, par un effet de rétroaction, la version française est informée par la future édition en anglais. Deux cas de figure se présentent. Pour les textes arrivés en anglais, un premier travail éditorial est mené dans cette langue par le directeur de la rédaction, avant même la traduction en français. L’éditrice en charge de la version anglaise relit également le texte et signale tous les termes et passages qui doivent être précisés afin que la traduction en français soit la plus exacte possible. Autre cas de figure : aux auteurs qui soumettent leur article en français, on demande généralement de remettre une « fiche de traduction » ; c’est notamment l’occasion d’indiquer tous les termes techniques (sur le plan historique ou historiographique) qui, souvent, sont les plus délicats à traduire. Ce document prévoit également de donner les citations originales (si elles sont en anglais) ainsi que les références bibliographiques pour les notes de bas de page qui seraient également disponibles en version anglaise. On voit ainsi que cette anticipation du bilinguisme final influe, dès le départ, sur le processus éditorial. S’il est trop tôt pour tirer toutes les leçons de cette nouvelle manière de faire, on peut à tout le moins noter que celle-ci permet de rapprocher matériellement et intellectuellement les deux éditions. Alors qu’au départ, la traduction en anglais se faisait à part de l’édition en français, de façon complètement dissociée, les deux processus éditoriaux sont désormais bien plus entremêlés.
12Au-delà de l’aspect éditorial stricto sensu, l’expérience de la double édition semble aussi transformer le travail scientifique du comité lui-même. Là encore, le recul manque pour offrir davantage que des impressions, mais il est désormais fait mention de l’édition en anglais dès les discussions autour des articles en cours d’évaluation. Que les deux responsables de l’édition anglaise – l’un, historien français des États-Unis, l’autre, historien américain de la France – fassent pleinement partie du comité joue assurément un rôle dans cette évolution. Ils ne sont cependant pas les seuls à évoquer l’édition en anglais. L’augmentation de la soumission d’articles en d’autres langues que le français ainsi que l’horizon bilingue de la publication des textes choisis ont rendu tout le comité plus sensible à une double exigence : d’une part, encourager une ouverture bibliographique et historiographique plurilingue ; d’autre part, éviter les discussions trop internes à une communauté historienne donnée. La double édition a également pu inspirer des dossiers spéciaux qui visaient spécifiquement à la confrontation de points de vue historiographiques (sur un mode différent de celui que pratiquait déjà la revue de longue date [11]). Ainsi le dossier sur la longue durée, proposé par deux chercheurs au cœur du monde universitaire états-unien, a-t-il été l’occasion de construire un débat transatlantique : parfois âpre, il a permis de clarifier les enjeux et les transformations d’un concept en circulation depuis plusieurs décennies [12]. Son approche, expérimentale pour la revue, est le signe que la double édition est entrée dans le champ de réflexion du comité lui-même.
Enjeux scientifiques de l’édition en anglais
13Ces réflexions, bien que préliminaires, soulignent combien le choix d’une double édition dépasse la question de la diffusion – faire connaître dans le monde anglophone ce que les Annales publient en français. L’intervention intellectuelle à laquelle la revue entend ainsi participer, plus profonde, porte sur l’élaboration et la circulation des concepts de nos disciplines. Le projet n’est pas de participer à ce qui serait une homogénéisation linguistique mondiale de la recherche, avec l’espoir que le village scientifique global parle d’une seule langue appauvrie. Au contraire, il s’agit ici de travailler les écarts, de dénaturaliser les concepts, d’expliciter comment le passage d’une langue à une autre, d’une historiographie à une autre, les fait changer de sens.
14Ces écarts se manifestent sur différents plans. Il y a d’abord celui de la langue elle-même. À ce niveau, donner à voir les écarts participe pleinement de la réflexion partagée sur les catégories évoquée dans la première partie de ce numéro [13]. Loin de la traduction littéraire qui doit rendre les mêmes effets dans la nouvelle langue, la traduction scientifique que nous proposons peut aussi rendre non familiers les concepts quand les écarts entre les usages des termes en français et ceux dans les historiographies anglophones sont significatifs. Ainsi de celui de « statuts sociaux », qui a fait l’objet d’un numéro spécial visant à mettre la notion au travail à différents moments de l’histoire [14]. L’usage du pluriel, en français, rend compte d’une évolution particulière d’un concept déjà anciennement utilisé dans les sciences sociales. Or en anglais, le pluriel, au contraire, heurte la lecture, car, à partir d’une généalogie commune, le concept a évolué vers une signification très différente, plus normative. L’introduction française précisait déjà la généalogie spécifique mise en avant dans le numéro. Dans l’édition en anglais, nous avons fait le choix, expliqué en note, de conserver dans les articles le pluriel français (social statuses), dont l’étrangeté vise précisément à souligner les divergences du concept dans les différentes historiographies et, au-delà, l’apport tout autant théorique qu’empirique du dossier [15].
15Dans le même ordre d’idées, nous nous résolvons parfois à recourir au gallicisme, quand aucun terme anglais ne permet de rendre compte d’un concept. Ainsi de l’article de Thomas Amossé sur les catégories socio-professionnelles en France, dont la construction statistique par l’Institut national de la statistique et des études économiques a fait l’objet de tout un courant sociologique particulièrement fécond, notamment autour d’Alain Desrosières. Tenter de traduire certains termes – comme « cadre » – dans un tel texte serait revenu à subvertir le travail de définition des catégories qui était justement au cœur de l’analyse de l’auteur. C’est pourquoi, pour en accuser le caractère topique, nous avons conservé l’usage des termes français dans la traduction en anglais [16]. Nous avons également travaillé à rendre visibles ces écarts dans le cas des articles qui répondaient au livre de Morten Jerven sur les statistiques économiques en Afrique dans la même perspective de sociologie de la quantification et de la catégorisation [17]. Pour ces études interrogeant les définitions mêmes de catégories statistiques, la précision (même inconfortable) exigeait parfois de tordre le cou au « génie » de chaque langue… Il arrive donc que l’on maintienne, dans la version anglaise, un terme en français, avec l’idée que, peut-être, l’anglais académique peut intégrer un mot étranger, comme il l’a fait de bien d’autres. N’est-ce pas, en définitive, ce qui rendrait le mieux l’originalité d’un concept comme « dispositif », sur lequel Nicolas Dodier et Janine Barbot ont fait un article synthétique et récapitulatif [18] ? Le mot lui-même peut sembler anodin en français ; transplanté tel quel en anglais, peut-être signale-t-il plus directement, par son étrangeté, qu’il encapsule – pour recourir à notre tour à un anglicisme – un concept bien plus construit.
16Il est à noter que ce travail ne se fait pas isolément. Certains concepts ont ainsi déjà fait l’objet de traductions, ou d’importations, vers l’anglais académique ; en ce cas, nous suivons le plus souvent les usages établis. C’est à cette condition qu’un article s’insère le mieux dans les discussions déjà existantes. Parfois, cependant, ces traductions n’existent pas encore ou s’appliquent mal au texte publié. Cela oblige à formuler un choix conscient, que nous essayons d’expliciter par une note d’éditeur pour en rendre compte. Dans ce travail, les traductrices et traducteurs des Annales jouent un rôle central. S’ils ne font pas partie de l’équipe éditoriale, la revue a pu, au cours des années, constituer un groupe de traducteurs récurrents, souvent diplômés d’histoire ou de sciences sociales, avec lesquels des relations intellectuelles privilégiées se sont nouées. Ils sont également en contact direct avec les auteurs afin de préciser certains points et, notamment, de travailler ces passages où interviennent des concepts, qui sont au cœur de l’ambition d’une traduction scientifique.
17Les écarts mis au jour par la traduction ne se jouent d’ailleurs pas qu’entre le français et l’anglais, même si cela reste le cœur du travail de l’édition en anglais des Annales. Un exemple frappant est la relecture de la sociologie de Norbert Elias par Danny Trom. Son analyse repose sur une lecture attentive d’un texte en allemand assez méconnu de N. Elias – sur l’antisémitisme –, qu’il accompagne de sa propre traduction en français. Or sa réinterprétation rend inutilisable la traduction (préexistante) en anglais, faite dans une perspective intellectuelle fort différente. Comment, dès lors, dans l’édition en anglais, produire une nouvelle traduction à partir de cette traduction française, en discordance flagrante avec une traduction anglaise préalable ? Les Annales ont choisi, pour la traduction de l’article de D. Trom, de faire référence, en note, à la traduction en anglais existante (quitte à en modifier les citations si nécessaire) ; à côté cependant, l’édition en anglais a publié la traduction en français du texte de N. Elias, comme document d’appui à tout le travail interprétatif de D. Trom [19].
18Ces choix éditoriaux, parfois discutables, sont inhérents à toute traduction scientifique. La double édition des Annales nous oblige toutefois à les systématiser. Leur accumulation révèle d’autant plus ces écarts conceptuels, parfois submergés dans l’évidence d’une langue, et souligne ainsi combien les communautés intellectuelles et historiographiques, si elles communiquent entre elles, évoluent dans des écosystèmes poreux mais autonomes. Contrairement à d’autres sciences sociales – en particulier l’économie –, la mondialisation de l’histoire n’a pas (encore) mené à un monolinguisme normé : un fossé demeure entre, d’un côté, les moyens de diffusion et les promesses des modes de communication globalisée et, d’un autre côté, les réalités institutionnelles et linguistiques de communautés historiographiques encore morcelées selon des lignes nationales bien plus que linguistiques. Considérons par exemple le rôle respectif des monographies et des articles dans la diffusion de la recherche en histoire. Dans le monde occidental, la monographie scientifique conserve un poids déterminant dans le parcours des chercheurs en histoire et, en particulier, dans leur avancement de carrière. Les livres ne sont pourtant pas le meilleur moyen pour diffuser un savoir à une échelle plus large, et ce pour deux raisons : tout d’abord, ils ne sont pas facilement accessibles à ceux (sans doute majoritaires) qui n’ont pas à disposition des bibliothèques bien achalandées ; ensuite, ils sont complexes à traduire en raison du coût important qu’une telle entreprise représente. Par sa longueur moindre, un article est à la fois bien moins coûteux à traduire et accessible par le biais de différentes plateformes. Dans ce contexte, des revues comme les Annales peuvent être, en étant bien identifiées, des passerelles plus visibles et efficaces pour faire circuler ce qui, dans des monographies, est certes plus développé mais, sauf exception, plus contraint dans sa circulation.
19Prendre au sérieux cet écart conduit à réfléchir aux divers moyens de construire des communautés historiographiques qui soient davantage transnationales, tout en reconnaissant le rôle fondamental que jouent, et continueront à jouer, les frontières nationales et linguistiques dans la structuration institutionnelle du savoir. De ce point de vue, la double édition des Annales offre une première réponse, puisque les historiens à travers le monde peuvent y être publiés en deux langues et donc contribuer à la fois à une communauté historiographique donnée, à des débats à l’échelle mondiale et à la tradition de production historique en France. Pour l’exprimer autrement, en éditant une revue internationale mais résolument ancrée dans une tradition historiographique française, les Annales contribuent au dialogue avec des systèmes de recherche et des contextes intellectuels très différents. En restituant ce dialogue en anglais, l’objectif est de donner à voir, et donc de rendre profitable, l’effervescence scientifique qui naît de ces mises en conversation. Loin de tout désir d’homogénéisation, cette entreprise vise au contraire à alimenter une pluralité historiographique et intellectuelle féconde [20].
20L’édition en anglais des Annales apporte une contribution particulière dans ce paysage en pleine mutation et doit répondre à des défis spécifiques en tant que revue généraliste insérée dans une conjoncture toujours plus propice à l’hyper-spécialisation. Les sommaires des Annales se caractérisent, de fait, par leur amplitude chronologique comme géographique. Cette perspective large est peut-être précisément l’un des moyens pour atteindre un meilleur équilibre entre le lectorat français de la revue et son lectorat international, de plus en plus anglophone et divers. Comment participer à des communautés historiographiques toujours plus internationalisées sans homogénéiser, voire appauvrir, leurs écosystèmes intellectuels, ni invisibiliser les attendus méthodologiques des différentes traditions ? L’édition en anglais des Annales, mise en place à côté de l’édition originale en français mais qui lui est consubstantielle, se veut l’expérimentation d’une réponse possible entre la chimère du village global et le repli sur des historiographies cloisonnées.
Date de mise en ligne : 25/08/2021
Notes
-
[1]
Voir l’éditorial « Les Annales, aujourd’hui, demain », Annales HSS, 67-3, 2012, p. 557-560, reproduit dans le présent numéro : « 90 ans d’éditoriaux », p. 725-796.
-
[2]
Voir, dans le présent numéro, « L’économie matérielle d’une publication », p. 555-571.
-
[3]
Étienne Anheim, « Le numérique et l’économie éditoriale des revues scientifiques », Revue d’histoire moderne & contemporaine, 62-4 bis, 2015, p. 22-32.
-
[4]
Il y aurait beaucoup à dire sur cette absence : les comptes rendus sont une des sections les plus consultées des Annales, et il y aurait un intérêt certain à diffuser plus largement les publications, notamment francophones, couvertes par la revue. Si la traduction de ces recensions fait partie du projet, elle demeure, pour l’instant, hors de portée en termes financiers et humains.
-
[5]
Voir à ce sujet toute la première partie de ce numéro spécial, « Au miroir des sciences sociales », p. 399-516.
-
[6]
Voir, dans le présent numéro, « Un collectif au travail », p. 537-554.
-
[7]
Voir, dans le présent numéro, « Entre revue et ‘école’. Les Annales en situation », p. 519-535.
-
[8]
C’est le cas, par exemple, des articles réunis dans le dossier « Les statuts sociaux au Japon (xviie-xixe siècle) », Annales HSS, 66-4, 2011, p. 955-1077.
-
[9]
À ce sujet, voir la base des articles des Annales (1990-2018), à disposition sur le site de la revue (annales.ehess.fr), rubrique « Compléments de lecture ».
-
[10]
Si l’implication des auteurs dans la traduction vers l’anglais est variable, le suivi très attentif de certains, à l’aise dans les deux langues, a été très précieux pour mettre en place la double édition et prendre toute la mesure de ses enjeux.
-
[11]
Voir, dans le présent numéro, « Les échelles du monde. Pluraliser, croiser, généraliser », p. 465-492.
-
[12]
Dossier « La longue durée en débat », Annales HSS, 70-2, 2015, p. 285-378.
-
[13]
Voir, dans le présent numéro, « Le temps du récit. Histoire, fiction, littérature », p. 447-463.
-
[14]
Étienne Anheim, Jean-Yves Grenier et Antoine Lilti (dir.), no spécial « Statuts sociaux », Annales HSS, 68-4, 2013. Voir en particulier l’introduction à ce numéro par Étienne Anheim, Jean-Yves Grenier et Antoine Lilti, « Repenser les statuts sociaux », p. 949-953.
-
[15]
La note concernant les choix de traduction se trouve dans Étienne Anheim, Jean-Yves Grenier et Antoine Lilti, « Reinterpreting Social Status », Annales HSS (English Edition), 68-4, 2013, p. 609-613, ici p. 609, n. 1.
-
[16]
Thomas Amossé, « La nomenclature socio-professionnelle : une histoire revisitée », Annales HSS, 68-4, 2013, p. 1039-1075.
-
[17]
Dossier « Économie de l’Afrique contemporaine », Annales HSS, 71-4, 2016, p. 845-922.
-
[18]
Nicolas Dodier et Janine Barbot, « La force des dispositifs », Annales HSS, 71-2, 2016, p. 421-450.
-
[19]
Norbert Elias, « Sociologie de l’antisémitisme allemand » et Danny Trom, « Elias sur l’antisémitisme : le sionisme ou la sociologie », Annales HSS, 71-2, 2016, respectivement p. 379-384 et 385-420.
-
[20]
Dans ce numéro, « Les échelles du monde », art. cit., essaie de rendre compte de ces mises en conversation.