Notes
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[1]
Dans le champ français, on peut situer les Annales par rapport à des revues plus ouvertement disciplinaires (comme la Revue historique, la Revue d’histoire moderne & contemporaine, mais aussi la Revue française de sociologie ou L’Homme) et des revues au projet spécifiquement interdisciplinaire (comme la Revue de synthèse ou Genèses), ou encore des revues pluridisciplinaires construites autour d’objets (comme les Archives de sciences sociales des religions ou Études rurales) ou bien autour de terrains (comme les Cahiers d’études africaines ou les Cahiers du monde russe). Bien sûr, ces partages dépendent grandement des agencements disciplinaires propres aux différents mondes académiques nationaux (voir infra).
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[2]
Voir, dans le présent numéro, l’article « Approche quantitative d’un projet intellectuel », p. 583-608.
-
[3]
Jacques Revel, « Histoire et sciences sociales : les paradigmes des Annales », Annales ESC, 34-6, 1979, p. 1360-1376.
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[4]
Éditorial, « Histoire, sciences sociales », Annales HSS, 49-1, 1994, p. 3-4, ici p. 4, qui prolonge les éditoriaux, « Histoire et sciences sociales. Un tournant critique ? », Annales ESC, 43-2, 1988, p. 291-293 et « Tentons l’expérience », no spécial « Histoire et sciences sociales. Un tournant critique », Annales ESC, 44-6, 1989, p. 1317-1323, reproduits dans le présent numéro : « 90 ans d’éditoriaux », p. 725-796.
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[5]
Le premier titre de la revue était Annales d’histoire économique et sociale. Revue trimestrielle. Le sous-titre fut emprunté à Vierteljahrschrift für Sozial- und Wirtschaftsgeschichte. Voir André Burguière, « Histoire d’une histoire : la naissance des Annales », Annales ESC, 34-6, 1979, p. 1347-1359, ici p. 1351.
-
[6]
Bernard Lepetit, « Propositions pour une pratique restreinte de l’interdisciplinarité », Revue de synthèse, 111, 1990, p. 331-338.
-
[7]
Jean-Claude Passeron, Le raisonnement sociologique. Un espace non poppérien de l’argumentation, Paris, Albin Michel, [1991] 2006, p. 398. Sur la réception de ces propositions par les historiens des Annales : Bernard Lepetit, « Une logique du raisonnement historique (note critique) », Annales ESC, 48-5, 1993, p. 1209-1219 ; Jacques Revel, « Histoire, sociologie, histoire », Le Débat, 79-2, 1994, p. 85-90.
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[8]
Cet examen critique a contribué à subjectiver les connaissances et à montrer que les « disciplines » étaient historiquement situées, donc susceptibles d’être réorganisées. Il n’est pas certain que la notion de « discipline » se soit tout à fait relevée de cet épisode critique. Voir Jean-Louis Fabiani, « À quoi sert la notion de discipline ? », in J. Boutier, J.-C. Passeron et J. Revel (dir.), Qu’est-ce qu’une discipline ?, Paris, Éd. de l’EHESS, 2006, p. 11-34, ainsi que les autres articles réunis dans ce volume.
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[9]
Michel de Certeau, L’écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 1975. Voir, dans le présent numéro, l’article « Le temps du récit. Histoire, fiction, littérature », p. 447-463.
-
[10]
Judith Schlanger, « Fondation, nouveauté, limite », no spécial « Les débuts des sciences de l’homme », Communications, 54, 1992, p. 289-298 ; J.-L. Fabiani, « À quoi sert la notion de discipline ? », art. cit., p. 25.
-
[11]
B. Lepetit, « Propositions… », art. cit., p. 335.
-
[12]
Bernard Lepetit (dir.), Les formes de l’expérience. Une autre histoire sociale, Paris, Albin Michel, [1995] 2013 ; Jacques Revel (dir.), Jeux d’échelles. La micro-analyse à l’expérience, Paris, Gallimard/Éd. du Seuil, 1996 ; Jean-Yves Grenier, Claude Grignon et Pierre-Michel Menger (dir.), Le modèle et le récit, Paris, Éd. de la MSH, 2001; et, plus largement donc, les numéros puis les volumes de la collection « Enquête » des Éditions de l’EHESS, qui partent du postulat d’une convergence épistémologique de l’anthropologie, de la sociologie et de l’histoire pour confronter leurs méthodes, leurs procédures et leurs modes d’argumentation.
-
[13]
Pour les formulations les plus célèbres de ce programme, voir Pierre Chaunu, Histoire quantitative, histoire sérielle, Paris, Armand Colin, 1978 ; François Furet, « L’histoire quantitative et la construction du fait historique », Annales ESC, 26-1, 1971, p. 63-75.
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[14]
La revue publia ou recensa de nombreux travaux des différentes générations de microhistoriens italiens réunis autour de la revue Quaderni storici, de Carlo Ginzburg et Giovanni Levi à Simona Cerutti ou encore Angelo Torre. Une manifestation emblématique de ce dialogue intellectuel demeure J. Revel (dir.), Jeux d’échelles, op. cit. On en trouve également une occurrence intéressante dans l’article posthume de Bernard Lepetit, « La société comme un tout : sur trois formes d’analyse de la totalité sociale », Cahiers du CRH, 22, 1999, p. 21-38. Ce dialogue à distance ne se fit pas sans biais ni malentendus, comme en témoigne, dans le présent numéro, l’article d’Angelo Torre et Vittorio Tigrino, « Des historiographies connectées ? Les Annales, Quaderni storici et l’épreuve de l’histoire sociale », p. 681-692.
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[15]
Voir notamment Alain Desrosières, La politique des grands nombres. Histoire de la raison statistique, Paris, La Découverte, 1993, et la note critique qu’en propose Nicolas Dodier, « Les sciences sociales face à la raison statistique (note critique) », Annales HSS, 51-2, 1996, p. 409-428. Pour un point de vue contemporain sur ces débats, voir Bernard Lepetit, « L’histoire quantitative : deux ou trois choses que je sais d’elle », Histoire et mesure, 4-3/4, 1989, p. 191-199 ; Jean-Yves Grenier, « L’histoire quantitative est-elle encore nécessaire ? », in J. Boutier et D. Julia (dir.), Passés recomposés. Champs et chantiers de l’histoire, Paris, Autrement, 1995, p. 173-183. Pour un état actuel de la question de la quantification, voir l’introduction de Karine Karila-Cohenet al., « Nouvelles cuisines de l’histoire quantitative », K. Karila-Cohenet al. (dir.), no spécial « Histoire quantitative », Annales HSS, 73-4, 2018, p. 771-783 ; Claire Lemercier et Claire Zalc, Méthodes quantitatives pour l’historien, Paris, La Découverte, 2008 ; ead., Quantitative Methods in the Humanities: An Introduction, trad. par A. Goldhammer, Charlottesville, University of Virginia Press, 2019.
-
[16]
Depuis Luc Boltanski, Les cadres. La formation d’un groupe social, Paris, Éd. de Minuit, 1982, jusqu’à Luc Boltanski et Laurent Thévenot, De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991. Voir également Alain Desrosières et Laurent Thévenot, Les catégories socio-professionnelles, Paris, La Découverte, 1988.
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[17]
Antoine Lilti, Sabina Loriga et Silvia Sebastiani, « Introduction. Que reste-t-il de ‘l’histoire sociale’ ? », in A. Liltiet al. (dir.), L’expérience historiographique. Autour de Jacques Revel, Paris, Éd. de l’EHESS, 2016, p. 7-14, ici p. 10.
-
[18]
Voir Jean-Louis Fabiani, « Épistémologie régionale ou épistémologie franciscaine ? La théorie de la connaissance sociologique face à la pluralité des modes de conceptualisation dans les sciences sociales », Revue européenne des sciences sociales, 32-99, 1994, p. 123-146 ; Lionel-H. Groulx, « Querelles autour des méthodes », Socio-anthropologie, 2, 1997, DOI : https://doi.org/10.4000/socio-anthropologie.30.
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[19]
On pense évidemment ici au célèbre article de Fernand Braudel, « Histoire et Sciences sociales : la longue durée », Annales ESC, 13-4, 1958, p. 725-753.
-
[20]
Notons qu’au cours des vingt dernières années, Pierre Bourdieu est, avec Michel Foucault, l’auteur le plus cité dans les Annales. Les emprunts à P. Bourdieu relèvent néanmoins, pour la plupart, de ce que Michel de Certeau appelait, citant Pierre Vilar, « l’outillage d’emprunts », en l’occurrence le recours à des notions et des matériaux conceptuels heuristiques, sans adhésion nécessaire à l’entièreté d’un programme théorique ou analytique : M. de Certeau, L’écriture de l’histoire, op. cit., p. 111.
-
[21]
La formulation d’un paradigme (néo)pragmatiste plus systématique avait lieu ailleurs que dans les pages des Annales, notamment au sein de la jeune revue Raisons pratiques. Plus généralement, voir, comme indice d’un « moment » pragmatiste au début des années 1990, Vincent Descombes (dir.), « Sciences humaines : sens social », Critique, 529-530, 1991.
-
[22]
B. Lepetit, « Propositions… », art. cit., p. 332.
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[23]
Gérard Noiriel, Sur la « crise » de l’histoire, Paris, Belin, 1996, p. 152.
-
[24]
Johan Heilbron et Anaïs Bokobza, « Transgresser les frontières en sciences humaines et sociales en France », Actes de la recherche en sciences sociales, 210, 2015, p. 108-121, ici p. 115.
-
[25]
À titre d’exemple, une revue comme Journal of Interdisciplinary History rubrique également les domaines de l’interdisciplinarité historienne avec une nomenclature qu’on aurait du mal à traduire terme à terme dans le champ académique français : archéologie/culture matérielle, art, big data, biographie/psychobiographie, biologie, climat/environnement, économie, géosciences, opéra/théâtre, population/démographie, méthodes quantitatives, technologie, études urbaines. Voir également la classification alternative proposée dans Myron P. Gutmann, « Quantifying Interdisciplinary History: The Record of (Nearly) Fifty Years », Journal of Interdisciplinary History, 50-4, 2020, p. 517-545. Voir enfin, dans le présent numéro, l’article « Une revue en langues. Les défis d’une édition bilingue », p. 573-582.
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[26]
Par exemple, dans les propositions rassemblées pour débattre du History Manifesto de David Armitage et Jo Guldi dans le dossier « La longue durée en débat », Annales HSS, 70-2, 2015, p. 285-378, l’état des lieux de la discipline historique et, plus largement, de l’historiographie est contrasté. Tandis que Fernand Braudel, dans son fameux article des Annales de 1958, visait à donner à l’histoire une place prépondérante face à l’offensive (parfois violemment anhistorique) du structuralisme, History Manifesto cherche quant à lui à contester l’hégémonie des économistes et des politistes dans le débat public états-unien. Alors que la « longue durée » de F. Braudel était une proposition pour articuler histoire et sciences sociales, celle de D. Armitage et J. Guldi se veut davantage un moyen pour les historiens de peser de manière critique sur la société et les politiques publiques.
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[27]
Voir, dans le présent numéro, « Une revue en langues », art. cit.
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[28]
En guise d’exemples, évoquons les travaux d’Erving Goffman utilisés pour l’étude des interactions entre la police et la population parisienne au xixe siècle par Quentin Deluermoz, « Présences d’État. Police et société à Paris (1854-1880) », Annales HSS, 64-2, 2009, p. 435-460, ou bien la façon dont Cécile Vidal s’empare du concept de « situation coloniale », forgé par Georges Balandier, pour en réviser le sens dans le contexte louisianais : Cécile Vidal, « Francité et situation coloniale. Nation, empire et race en Louisiane française (1699-1769) », Annales HSS, 64-5, 2009, p. 1019-1050.
-
[29]
Voir notamment Karine Karila-Cohenet al. (dir.), no spécial « Histoire quantitative », Annales HSS, 73-4, 2018, qui s’inscrit explicitement dans le sillage du « tournant critique » et fait la part belle aux apports de la micro-analyse pour un usage expérimental de la quantification.
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[30]
Bernard Lepetit et Jacques Revel, « L’expérimentation contre l’arbitraire », Annales ESC, 47-1, 1992, p. 261-265 ; B. Lepetit (dir.), Les formes de l’expérience, op. cit. ; J. Revel (dir.), Jeux d’échelles, op. cit.
-
[31]
Éditorial, « Tentons l’expérience », art. cit.
-
[32]
Voir par exemple le travail de Bruno Karsenti, de L’homme total. Sociologie, anthropologie et philosophie chez Marcel Mauss, Paris, PUF, 1997 à D’une philosophie à l’autre. Les sciences sociales et la politique des modernes, Paris, Gallimard, 2013, ainsi que son article sur Bruno Latour : id., « L’écologie politique et la politique moderne », Annales HSS, 72-2, 2017, p. 353-378.
-
[33]
Dossier « L’anthropologie face au temps », Annales HSS, 65-4, 2010, p. 873-996. Ce dossier emblématique s’articule autour d’une anthropologie pensée comme une « science sociale historique » : Michel Naepels, « Anthropologie et histoire : de l’autre côté du miroir disciplinaire », Annales HSS, 65-4, 2010, p. 873-884, ici p. 884.
-
[34]
Les travaux d’Andrew Abbott offrent un bel exemple de cette prise en compte de la diachronie et de l’historicité en sociologie. Voir notamment Andrew Abbott, Time Matters: On Theory and Method, Chicago, The University of Chicago Press, 2001 ; id., « L’avenir des sciences sociales. Entre l’empirique et le normatif », Annales HSS, 71-3, 2016, p. 577-596, et sa lecture, dans le même numéro, par Morgan Jouvenet, « Contextes et temporalités dans la sociologie processuelle d’Andrew Abbott », Annales HSS, 71-3, p. 597-630. Plus largement, concernant les réflexions (de politistes en particulier) sur la notion d’événement, voir Nicolas Mariot, « Qu’est-ce qu’un ‘enthousiasme civique’ ? Sur l’historiographie des fêtes politiques en France après 1789 », Annales HSS, 63-1, 2008, p. 113-139 ; Boris Gobille, « L'événement Mai 68. Pour une sociohistoire du temps court », Annales HSS, 63-2, 2008, p. 321-349.
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[35]
Introduction, « Lire Le capital de Thomas Piketty », Annales HSS, 70-1, 2015, p. 5-6. Mentionnons également le dossier « Économie de l’Afrique contemporaine », Annales HSS, 71-4, 2016, p. 841-921, qui propose des lectures croisées, au carrefour de l’histoire économique et de l’histoire de la statistique, de l’ouvrage de Morten Jerven, Poor Numbers: How We Are Misled by African Development Statistics and What to Do about It, Ithaca, Cornell University Press, 2013.
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[36]
Robert Boyer, « Historiens et économistes face à l’émergence des institutions du marché », Annales HSS, 64-3, 2009, p. 665-693 (un article qu’il est intéressant de lire en parallèle avec un texte programmatique du même auteur, écrit dans le numéro du « tournant critique » : id., « Économie et histoire : vers de nouvelles alliances », no spécial « Histoire et sciences sociales. Un tournant critique », Annales ESC, 44-6, 1989, p. 1397-1426) ; Sacha Bourgeois-Gironde et Éric Monnet, « Expériences naturelles et causalité en histoire économique. Quels rapports à la théorie et à la temporalité ? », Annales HSS, 72-4, 2017, p. 1087-1116 ; Michael Kopsidis et Daniel W. Bromley, « Expliquer la modernisation économique allemande. La Révolution française, les réformes prussiennes et l’inévitable continuité du changement », Annales HSS, 72-4, 2017, p. 1117-1156.
-
[37]
Yan Thomas, « Présentation », Y. Thomas (dir.), no spécial « Histoire et Droit », Annales HSS, 57-6, 2002, p. 1425-1428. Sur le rôle décisif joué par la réflexion de Yan Thomas dans la mise en valeur de la casuistique et de la fiction juridique comme moyen de nouer un dialogue renouvelé entre droit et sciences sociales : Marta Madero, « Penser la tradition juridique occidentale. Une lecture de Yan Thomas », Annales HSS, 67-1, 2012, p. 103-133.
-
[38]
Les Annales se sont fait l’écho de ces échanges avec un article comme celui d’Isabelle Thireau et Linshan Hua, « Le sens du juste en Chine. En quête d’un nouveau droit du travail », Annales HSS, 56-6, 2001, p. 1283-1312. Voir en particulier, en France, les travaux publiés dans la revue Droit et société.
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[39]
Pour quelques occurrences au sein de la revue, outre les articles contenus dans les deux numéros de 1992 et 2002, voir Bernard Derouet, « Les pratiques familiales, le droit et la construction des différences (xve-xixe siècles) », Annales HSS, 52-2, 1997, p. 369-391 ; Catarina Madeira Santos, « Entre deux droits : les Lumières en Angola (1750-v. 1800) », Annales HSS, 60-4, 2005, p. 817-848 ; Jean-François Chauvard, « Adaptabilité versus inaliénabilité. Les dérogations des fidéicommis dans la Venise du xviiie siècle », Annales HSS, 70-4, 2015, p. 849-880 ; Ismail Warscheid, « Le Livre du désert. La vision du monde d’un lettré musulman de l’Ouest saharien au xixe siècle », Annales HSS, 73-2, 2018, p. 359-384.
-
[40]
Jochen Hoock, « Dimensions analytiques et herméneutiques d’une histoire historienne du droit », no spécial « Histoire et sciences sociales. Un tournant critique », Annales ESC, 44-6, 1989, p. 1479-1490 ; Robert Descimon, « Declareuil (1913) contre Hauser (1912). Les rendez-vous manqués de l’histoire et de l’histoire du droit », no spécial « Histoire et Droit », Annales HSS, 57-6, 2002, p. 1615-1636.
-
[41]
Étienne Anheim et Antoine Lilti (dir.), no spécial « Savoirs de la littérature », Annales HSS, 65-2, 2010. Voir, dans le présent numéro, « Le temps du récit », art. cit.
-
[42]
Étienne Anheim, Antoine Lilti et Stéphane Van Damme, « Quelle histoire de la philosophie ? », É. Anheim, A. Lilti et S. Van Damme (dir.), no spécial « Histoire et philosophie », Annales HSS, 64-1, 2009, p. 5-11.
-
[43]
Marc Bloch et Lucien Febvre, « À nos lecteurs », Annales d’histoire économique et sociale, 1-1, 1929, p. 1-2, ici p. 2, reproduit dans le présent numéro : « 90 ans d’éditoriaux », p. 725-796. Les Annales se distinguent, ici, d’une revue plus ouvertement épistémologique comme History and Theory.
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[44]
À propos des contextes et des procédures qui deviennent également objets d’histoire et d’épistémologie des sciences sociales, voir Christian Topalov, Histoires d’enquêtes. Londres, Paris, Chicago (1880-1930), Paris, Classiques Garnier, 2015 ; Gilles Laferté, Paul Pasquali et Nicolas Renahy (dir.), Le laboratoire des sciences sociales. Histoires d’enquêtes et revisites, Paris, Raisons d’agir, 2018 ; Stéphane Baciocchi, Alain Cottereau et Marie-Paule Hille (dir.), Le pouvoir des gouvernés. Ethnographies de savoir-faire politiques, observés sur quatre continents, Bruxelles, Peter Lang, 2018 et, récemment, Bénédicte Girault, « L’archive et le document. Matériaux pour une histoire des sciences sociales (note critique) », É. Anheim (dir.), n° spécial « Archives », Annales HSS, 74-3/4, 2019, p. 779-800.
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[45]
Nous empruntons à Cyril Lemieux, « Philosophie et sociologie : le prix du passage », Sociologie, 3-2, 2012, p. 199-209, l’expression de « conversion » dans le sens d’une opération de traduction du passage d’une discipline à l’autre (en l’occurrence, dans son article, entre philosophie et sociologie). Cyril Lemieux distingue le « conversionnisme » à la fois du « démarcationnisme », qui postule une stricte étanchéité entre disciplines, et de l’« intégrationnisme », qui, au contraire, ne voit aucune difficulté à leur possible fusion.
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[46]
Voir, à titre d’exemples, pour des thèmes différents : Antoine Lilti, « Comment écrit-on l’histoire intellectuelle des Lumières ? Spinozisme, radicalisme et philosophie », É. Anheim, A. Lilti et S. Van Damme (dir.), no spécial « Histoire et philosophie », Annales HSS, 64-1, 2009, p. 171-206 ; Jean-Yves Grenier, « Travailler plus pour consommer plus. Désir de consommer et essor du capitalisme, du xviie siècle à nos jours », no spécial « Histoire du travail », Annales HSS, 65-3, 2010, p. 787-798 ; Guillaume Calafat, « Diasporas marchandes et commerce interculturel. Familles, réseaux et confiance dans l’économie de l’époque moderne », Annales HSS, 66-2, 2011, p. 513-531 ; Étienne Anheim, « Les hiérarchies du travail artisanal au Moyen Âge entre histoire et historiographie », É. Anheim, J.-Y. Grenier et A. Lilti (dir.), no spécial « Statuts sociaux », Annales HSS, 68-4, 2013, p. 1027-1038 ; Antonella Romano, « Fabriquer l’histoire des sciences modernes. Réflexions sur une discipline à l’ère de la mondialisation », Annales HSS, 70-2, 2015, p. 381-408.
-
[47]
On pense par exemple à la note de Robert Descimon sur les transmissions intergénérationnelles de patrimoine, à partir de l’ouvrage d’un économiste, André Masson, qui utilise lui-même les travaux de Marcel Mauss pour récuser le théorème d’un économiste, Gary Becker : Robert Descimon, « Détours et contours de la rente. Les structures pérennes de la transmission entre générations », Annales HSS, 68-3, 2013, p. 839-848. Les lectures multipliées de Thomas Piketty, Capital du xxiesiècle, Paris, Éd. du Seuil, 2013, ou de Cyril Lemieux, Le devoir et la grâce, Paris, Economica, 2009, appartiennent à ce genre. Les lectures non historiennes de travaux historiens sont plus rares. À titre d’exemple, à propos d’Yves Cohen, Le siècle des chefs, Paris, Éd. Amsterdam, 2013, voir les notes de Roberto Frega, « Le commandement : une histoire de pratiques », Annales HSS, 69-1, 2014, p. 141-154, et Nicolas Dodier, « Les figures du chef et le mouvement de l’histoire », Annales HSS, 69-1, 2014, p. 155-166. D’une certaine façon, le travail de redéfinition des « économies morales » d’Edward P. Thompson et de Loraine Daston proposé par Didier Fassin, « Les économies morales revisitées », Annales HSS, 64-6, 2009, p. 1237-1266, pourrait en partie être lu sous cet angle.
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[48]
Voir par exemple R. Boyer, « Historiens et économistes… », art. cit. ; Jean-Louis Fabiani, « Des arts à la théorie de l’action. Le travail sociologique de Pierre-Michel Menger », Annales HSS, 71-4, 2016, p. 953-977, et B. Karsenti, « L’écologie politique … », art. cit.
-
[49]
Jean-Claude Passeron et Jacques Revel (dir.), Penser par cas, Paris, Éd. de l’EHESS, 2005 ; no spécial « Formes de la généralisation », Annales HSS, 62-1, 2007.
-
[50]
M. de Certeau, L’écriture de l’histoire, op. cit., p. 93-94 ; Paul Veyne, L’inventaire des différences, Paris, Éd. du Seuil, 1976 ; Edoardo Grendi, « Micro-analisi e storia sociale », Quaderni storici, 12-35, 1977, p. 506-520.
-
[51]
Voir, dans le présent numéro, l’article « Face au présent. Politique des temporalités », p. 493-516.
-
[52]
Voir par exemple le dossier consacré à la « neuro-histoire », Tracés. Revue de sciences humaines, hors-série 14, 2014.
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[53]
Philippe Descola, « L’anthropologie de la nature », Annales HSS, 57-1, 2002, p. 9-25 ; id., Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.
-
[54]
Dipesh Chakrabarty, Provincializing Europe: Postcolonial Thought and Historical Difference, Princeton, Princeton University Press, 2000 ; id., « The Climate of History: Four Theses », Critical Inquiry, 35-2, 2009, p. 197-222.
-
[55]
Dossier « Anthropocène », Annales HSS, 72-2, 2017, p. 263-378 ; Charlotte Guichard, « Du ‘nouveau connoisseurship’ à l’histoire de l’art. Original et autographie en peinture », Annales HSS, 65-6, 2010, p. 1387-1401.
-
[56]
Agnès Biard, Dominique Bourel et Éric Brian (dir.), Henri Berr et la culture du xxesiècle. Histoire, science et philosophie, Paris, Albin Michel/Centre international de synthèse, 1997.
1L’histoire pratiquée par lesAnnales s’est caractérisée, depuis la fondation de la revue, par ses relations avec d’autres disciplines des sciences humaines et sociales. Elle est aujourd’hui l’une des revues les plus généralistes dans ce champ, l’une des rares en tout cas à accueillir des textes provenant d’autant de disciplines différentes, sans être purement interdisciplinaire par son programme ou son objet [1]. En effet, la place donnée à l’économie dans les années 1930 ou à l’anthropologie dans les années 1970 n’a jamais fait des Annales une revue générale de sciences sociales : elle est toujours restée une revue d’histoire, dont la particularité consiste à promouvoir une forme d’histoire nourrie des autres sciences sociales, par le biais de contributions historiennes employant les méthodes et les concepts d’autres disciplines, et aussi par la publication, dans la revue, de travaux empiriques et théoriques venus de ces disciplines. Entre 1990 et 2018, presque 20 % des articles publiés dans les Annales ressortissent à d’autres disciplines des sciences sociales, en particulier l’anthropologie, la sociologie et l’économie [2]. Cependant, il ne faut pas voir dans ce qui représente un choix à la fois intellectuel et éditorial (longtemps rubriqué sous l’expression « Inter-sciences ») un invariant à travers les décennies. Derrière l’idée d’un nécessaire dialogue interdisciplinaire organisé autour de l’histoire, qui est peut-être le seul fil conducteur de la revue depuis 1929, se dissimulent des formes de savoir très différentes, au sein desquelles les enjeux intellectuels et stratégiques se sont considérablement transformés [3].
2La configuration disciplinaire et interdisciplinaire spécifique dans laquelle se trouvent les Annales aujourd’hui est largement héritée des débats nés au moment du « tournant critique », qui aboutissent en 1994 au changement de sous-titre, avec l’apparition du couple « Histoire, Sciences Sociales ». L’éditorial qui annonce cette transformation revient sur la place de l’histoire comme discipline et constitue, en quelque sorte, la conclusion d’un mouvement de réflexion entamé en 1989. Centrale dans la revue, l’histoire doit, pour l’équipe des Annales du début des années 1990, s’ouvrir plus largement aux autres sciences sociales dans le but d’approfondir ses questionnements sur le plan conceptuel, en réfléchissant tout particulièrement à la combinaison du travail empirique et de l’élaboration théorique. Il s’agit également de donner une plus grande place au contemporain, aux « temps actuels », à travers la revivification du dialogue avec l’économie, la sociologie ou l’anthropologie pour mieux identifier et charpenter les « questions sociales pertinentes » [4].
3Ce programme comporte un aveu implicite : celui d’être une revue qui a certes toujours cherché à articuler l’histoire et les autres disciplines, mais n’y est parvenue qu’imparfaitement selon les moments et dans des contextes socio-institutionnels changeants – la place de l’histoire ayant considérablement évolué par rapport à des disciplines institutionnalisées plus tardivement, comme la sociologie et l’anthropologie, ou à d’autres devenues idéologiquement dominantes aujourd’hui, comme l’économie. À la question de la construction d’une « histoire économique et sociale » bâtie à l’aide d’outils empruntés à d’autres disciplines, qui domine dans les années 1930, a succédé, à partir de la fin des années 1950, celle d’une histoire aux aspirations hégémoniques vis-à-vis des autres sciences sociales, avant qu’à la fin des années 1980, la revue retourne à une position plus prudente, visant à ouvrir l’histoire aux objets des autres disciplines et à leurs modes de raisonnement.
4Les relations avec l’économie témoignent de ce déplacement : présente à l’origine comme aiguillon de la réflexion historienne, dans une perspective fidèle au premier titre de la revue [5], l’économie occupe depuis trente ans, dans les pages des Annales, la place d’une discipline à part entière, pourvue d’une forte autonomie au sein des sciences sociales – notamment dans le rapport qu’elle entretient avec la modélisation, la mathématisation, voire les sciences de la nature. Ces relations interdisciplinaires nouées par l’histoire dans les Annales correspondent à l’évolution de la revue dans la hiérarchie de l’espace académique : d’une interdisciplinarité innovante, élaborée aux marges du monde universitaire dans les années 1930, les Annales sont passées à une conception plus hégémonique de l’histoire, à mesure que la revue, son programme et, plus largement, la discipline prenaient une place centrale dans le paysage académique d’après-guerre. À cet égard, l’interdisciplinarité a joué un rôle à la fois intellectuel et stratégique dans l’histoire de la revue, en permettant non seulement d’élargir et de redéfinir l’orbe du questionnaire historien, mais aussi de réfléchir à l’articulation théorique de disciplines et de savoirs : cette configuration relève d’une histoire intellectuelle et sociale spécifique au contexte français, tout en étant insérée dans des échanges à l’échelle internationale.
5La transformation de la revue entre 1989 et 1994 a donc d’abord visé à réinterpréter et à prolonger le geste fondateur de l’interdisciplinarité inauguré en 1929 en s’appuyant sur des réflexions menées dans et autour de la revue, comme le rappelle le plaidoyer de Bernard Lepetit, publié dans les pages de la Revue de synthèse en 1990, en faveur d’une « pratique restreinte de l’interdisciplinarité » [6]. Le « tournant critique » présente une parenté explicite avec les positions contemporaines de Jean-Claude Passeron, qui souligne à la même époque, dans Le raisonnement sociologique, la proximité épistémologique de l’histoire, de la sociologie et de l’anthropologie [7]. Le lexique mobilisé est celui des métaphores géopolitiques (« alliances », « territoires », « frontières »), qui traverse les réflexions sur l’interdisciplinarité depuis plusieurs décennies. Cependant, la notion même de « discipline », à l’instar de celle d’« interdisciplinarité » (ou de ses variantes « transdisciplinarité » et « pluridisciplinarité »), n’a pas été remise en cause, comme si les coordonnées générales du débat théorique étaient tacitement évidentes.
6Pourtant, les réflexions critiques qui bouleversent alors le champ des sciences sociales et de l’histoire sont loin d’avoir toujours emprunté des chemins disciplinaires, qu’il s’agisse de la microstoria en Italie ou des cultural studies anglaises, du linguistic turn ou des différentes studies – postcolonial, subaltern, gender, science, war, sound, etc. –, nées dans le creuset des grandes universités états-uniennes à partir d’apports venus aussi bien d’Inde et de Palestine que de France ou d’Angleterre, et dont l’émergence correspondait aussi à de nouvelles stratégies d’affirmation dans l’espace savant, en particulier outre-Atlantique. Les disciplines académiques ont, dans le même temps, été soumises, comme de nombreuses autres institutions, à la critique de la nouvelle sociologie des sciences promue dans les années 1960-1970 par Thomas Kuhn ou Imre Lakatos, qui mirent l’accent sur leur dimension sociohistorique et relative [8]. Ce débat autour des disciplines s’est également déroulé en France, mais à l’arrière-plan d’autres discussions historiographiques menées dans la revue ou dans son voisinage. Michel de Certeau, dès 1975, définit la discipline historique comme la combinaison d’une écriture, d’une documentation et d’un lieu social [9]. Il anticipe ainsi des réflexions qui, dans les années 1990 et 2000, soulignent combien une discipline repose sur la convergence d’un programme intellectuel, d’un objet d’étude et d’un cadre institutionnel et professionnel [10]. La question disciplinaire et interdisciplinaire, telle qu’elle se présente aux Annales depuis le tournant critique, peut donc être relue à travers ces décalages scientifiques et sociologiques. Entre un discours historiographique sur les disciplines et la nécessaire interdisciplinarité, qui prolonge la tradition intellectuelle de la revue, et des déplacements survenus dans l’univers des sciences sociales au niveau international depuis trente ans se dessine peut-être un écart : sa mesure permettrait de fonder une redéfinition de l’histoire et des sciences sociales dont se réclame la revue.
7Interroger l’actualité du sous-titre « Histoire, Sciences Sociales », autrement dit tenter de mieux comprendre non seulement les formes et les potentialités, mais aussi les limites de l’interdisciplinarité dans les Annales, invite donc à revenir sur les relations entre disciplines envisagées lors du « tournant critique », puis à s’interroger sur les modalités concrètes par lesquelles peut s’écrire l’histoire avec les autres disciplines des sciences sociales à partir d’une cartographie rapide des dialogues entamés par la revue avec les sciences sociales durant les trente dernières années. Il convient enfin d’envisager la manière dont les recompositions des objets, des méthodes et des concepts communs aux sciences sociales entraînent l’histoire vers une nouvelle configuration épistémologique qui traverse, et peut-être dépasse, la problématique traditionnelle des disciplines.
Le « tournant critique », ou le refus du paradigme
8Au début des années 1990, l’ouverture du comité de rédaction des Annales à des membres venus d’autres sciences sociales a privilégié les échanges avec la sociologie, en particulier d’inspiration pragmatiste, ainsi que la reprise du dialogue avec l’économie, qui s’était progressivement étiolé. Cependant, le remplacement du triptyque « Économies, Sociétés, Civilisations » par le couple « Histoire, Sciences Sociales » revêtait une portée plus large : celle d’une évolution programmatique liée à l’articulation entre l’histoire, qui reste l’ancrage disciplinaire de la revue, et les sciences sociales dans leur pluralité. La virgule joue ici un rôle clef : si elle sépare l’histoire des sciences sociales, elle marque aussi, par l’apposition, le fait que l’histoire est une science sociale parmi d’autres. La réarticulation de l’histoire et des sciences sociales n’avait donc pas pour but de créer une indistinction, mais de tirer parti de ce que B. Lepetit appelait des « différences de potentiels » pour mieux donner à lire la diversité des régimes d’historicité des sociétés humaines, à travers le temps et l’espace [11]. Élaborée par des acteurs ou des proches de la revue, cette nouvelle perspective a été largement formulée à l’extérieur de ses pages, selon un phénomène remarquable mais récurrent dans l’histoire récente des Annales : ce fut le cas, par exemple, dans la collection « Enquête » publiée par les Éditions de l’EHESS, animée par un collectif d’historiens, d’anthropologues et de sociologues réunissant notamment Jacques Revel, Jean-Claude Passeron et Gérard Lenclud [12].
9Élargissons ici la focale. À la fin des années 1980, la revue faisait face à une remise en question profonde de son identité et d’un programme résolument tourné vers la production de résultats cumulables et soustraits aux formes du récit [13]. Déjà, l’enthousiasme et la vitalité intellectuels des années 1970 s’accompagnaient de réflexions inquiètes sur le statut de l’histoire quantitative ou sérielle comme méthode et, plus largement, sur celui de l’histoire sociale comme projet de connaissance. Ces turbulences, renforcées par les critiques postmodernes, voire sceptiques, des tournants « linguistique » et « culturel », incitèrent la revue à reconsidérer les bases de son modèle interprétatif, sans pour autant désigner explicitement l’origine exogène de cette crise. Le « tournant critique » se présente non comme une réponse épistémologique à une évolution globale du statut même de la discipline historique et des autres sciences sociales sur un plan international, mais plutôt comme une réponse méthodologique à une évolution propre à l’histoire sociale, dont le paradigme serait en crise.
10Les Annales tinrent compte pour cela d’approches et de manières de faire alternatives, dont elles cherchèrent à exploiter les complémentarités. Elles explicitèrent par exemple leur intérêt pour les méthodes novatrices proposées par la microstoria italienne, qui invitaient à travailler pleinement les potentialités des cas, des traces ou des anomalies [14]. Parallèlement, au carrefour de l’histoire des savoirs, de l’approche pragmatique et de la sociologie de la quantification, la revue témoignait d’une attention croissante aux processus historiques et critiques de construction des outils statistiques et, plus généralement, de la quantification, dont il ne faut pas oublier, après tant de disqualifications, le rôle essentiel dans l’épistémologie historique des Annales [15]. Partant, il s’agissait de refonder l’histoire sociale, c’est-à-dire l’histoire des sociétés et de leurs mutations, en évitant de réifier des grandes catégories ou taxinomies prêtes à l’emploi ou, tout du moins, en prenant conscience de leurs biais et de leurs historicités propres. La sociologie pragmatique et l’économie des conventions ont constitué, en cela, des ressources intellectuelles déterminantes pour réfléchir aux manières d’écrire une histoire sociale qui tienne davantage compte de l’histoire des savoirs sur la société, des accords provisoires, des scènes circonstanciées [16]. Ces usages historiens donnaient à l’histoire sociale une dimension nettement plus expérimentale que les grands projets sociographiques des années 1960 et 1970 [17]. Ils cherchaient à insuffler une nouvelle dynamique à la discipline, non seulement par la prise en compte d’échelles d’observation et d’expériences variées, mais aussi par la façon d’articuler et de penser les formes du dialogue entre histoire et sciences sociales.
11Ces reformulations n’ont toutefois jamais prétendu refonder un paradigme unitaire pour les sciences sociales. La vision « restreinte » et « expérimentale » promue alors, selon le vocabulaire en usage, semble marquer une rupture avec l’idée même de paradigme, sans que cela soit vraiment formulé, et militer en faveur d’un nécessaire « pluralisme méthodologique » qui serait inhérent aux sciences sociales [18]. C’est sans doute l’une des significations à donner à l’histoire complexe des rapports de la revue avec les différents courants de la sociologie française à partir de 1990. L’alliance négociée avec la sociologie pragmatique a des ressorts méthodologiques et intellectuels, liés à une attention plus grande aux formes sociohistoriques de l’action, et une fonction stratégique dans un espace des sciences sociales qui est aussi un lieu de pouvoir. À distance, ce choix semble également avoir fait évoluer la forme même des rapports interdisciplinaires. La sociologie pragmatique n’a probablement jamais joué pour les Annales le rôle de l’anthropologie structurale, qui fut à la fois un adversaire et une ressource pour fonder une nouvelle hégémonie dans les années 1960-1970 [19]. Peut-être a-t-elle eu pour fonction d’éviter une confrontation de même nature avec la sociologie structurale et critique inspirée par Pierre Bourdieu, sans pour autant s’interdire d’accueillir de nombreux travaux historiens dialoguant sur une base empirique avec celle-ci [20]. L’« alliance » n’aurait donc pas servi à formuler un paradigme alternatif, dans un geste pourtant si caractéristique de l’histoire des sciences sociales, mais bien plutôt à refuser de le faire [21].
12Indépendamment des rapports entre histoire et sociologie, ce choix, même s’il n’a pas d’emblée été énoncé comme tel dans la revue, est sans doute plus lourd de conséquences qu’il n’y paraît. Il explique aussi bien un certain manque de lisibilité des positions des Annales depuis trente ans que la volonté de la rédaction de clarifier aujourd’hui ses attendus en la matière. En effet, il n’est pas sûr que les sciences sociales, et les sciences en général, aient invariablement besoin d’un paradigme de référence, si l’on entend par là un cadre interprétatif élaboré à partir d’un exemple localisé devenu, par généralisation, un modèle transposable à l’ensemble d’un espace savant. Ce constat ne condamne pas à l’éclectisme, pas plus qu’il ne conduit à une simple description rétrospective des mouvements de balanciers successifs d’interdisciplinarité et de redisciplinarisation [22]. Cependant, il incite à ne pas présupposer les vertus naturelles de l’interdisciplinarité, devenue l’un des slogans du financement de la recherche sur projet, ni à postuler l’existence stable de disciplines des sciences sociales destinées à mesurer leur différence de potentiels. Il vise surtout à repenser les rapports entre disciplines au xxie siècle à partir du point de vue propre à la revue et à sa pratique, celui de l’histoire.
L’histoire avec les sciences sociales
13Écrire – et publier – l’histoire avec les sciences sociales pose des questions d’écriture fondamentales, quoique trop souvent invisibilisées. En effet, l’histoire a la réputation d’être une discipline au langage plus accessible que d’autres sciences sociales – Gérard Noiriel insistait sur l’usage d’une langue « naturelle » [23]. Doit-on l’interpréter comme une forme de réticence disciplinaire à la théorie (comparativement à la sociologie ou à l’anthropologie, où la formation conceptuelle tient une place traditionnellement plus grande) ou bien comme un refus de la formalisation pratiquée par d’autres disciplines, telles que l’économie et le droit, où la technicité, voire l’auto-référentialité du langage sont un élément essentiel ? Il s’agit peut-être aussi de constituer, autour d’un langage largement accessible, un registre d’écriture destiné à construire une communauté intellectuelle plus vaste au sein des sciences sociales. Plutôt que le signe d’une scientificité limitée, l’accessibilité de la langue historienne pourrait donc bien être la condition d’un projet scientifique plus général : celui d’une traduction conceptuelle permettant les échanges de méthode et l’« interopérabilité des concepts » au sein des sciences sociales. Cette expression passe par le jeu des références, conceptuelles ou bibliographiques. L’écriture de la revue est en effet le lieu d’une pratique concrète de l’interdisciplinarité et le comité de rédaction est intéressé par des textes qui empruntent des références, des notions, des méthodes et des propositions à l’ensemble du champ des sciences sociales, sans exclusive a priori. Ces emprunts et ces usages heuristiques réciproques ne sont évidemment pas la seule marque de fabrique des Annales, mais ils constituent un critère de sélection des articles publiés dans la revue.
14Si la traductibilité des concepts et des références est si importante pour la revue, c’est que cette lisibilité rêvée dessine l’horizon d’une véritable réflexivité scientifique. Reste que ces échanges et transferts ne sont pas évidents à pratiquer. Comment les historiens peuvent-ils s’emparer d’une notion issue d’une autre science sociale de manière efficace et convaincante ? Et, symétriquement, comment les sociologues, les anthropologues, les géographes et les économistes lisent-ils et s’approprient-ils les travaux historiques ? Le risque demeure, toujours, de se limiter à un usage totémique ou métaphorique. Un danger corollaire consisterait à reproduire une division du travail intellectuel qui n’assignerait aux enquêtes empiriques et historiques que la tâche de confirmer ou d’infirmer des schémas, interprétatifs ou nomothétiques, venus d’autres disciplines. La revue est donc, jusque dans son travail éditorial le plus quotidien – celui des notes de bas de page et de la préparation de copie –, un laboratoire pour comprendre comment s’opèrent les traductions de part et d’autre des frontières disciplinaires.
15À ce titre, les citations venues d’autres disciplines que l’histoire ne sont peut-être pas le meilleur des indicateurs pour mesurer les modalités du dialogue entre l’histoire et les sciences sociales dans les Annales [24]. Certes, dans les numéros des vingt dernières années, on retrouve sans surprise de nombreuses références aux auteurs d’une bibliothèque des sciences sociales canonique (et masculine), au premier rang desquels Pierre Bourdieu, Michel Foucault, Max Weber, Norbert Elias, Luc Boltanski, Bruno Latour, Marcel Mauss, Clifford Geertz ou Claude Lévi-Strauss. Mais la revue a plutôt pour objectif de faire en sorte que la démarche des articles relève des sciences sociales dans son ensemble, en termes de construction critique des objets et des catégories – ce qui ne se mesure pas à l’aune des citations d’auteurs et de la bibliométrie. D’autant que certains concepts, de l’habitus à la gouvernementalité, de la justification à la configuration, de la génération à la société de cour, ont progressivement pris place dans un lexique commun des sciences sociales, forgé par des décennies d’échanges et de traductions. Au demeurant, ce répertoire de références partagées gagnerait à faire l’objet d’une étude réflexive car il est sans doute l’une des manifestations les plus frappantes de la convergence des sciences sociales « par le bas », à laquelle les Annales voudraient contribuer. De ce point de vue, il importe de rappeler la solidarité entre une vision intellectuelle et un projet éditorial. Les Annales sont d’abord, dans le rapport entre histoire et sciences sociales, le lieu concret où peuvent se traduire – au propre comme au figuré – les différentes disciplines, où l’on peut éprouver, avec plus ou moins de succès, leur transposition et s’interroger sur le partage des objets, des méthodes et des théories par l’ensemble des sciences qui sont confrontées à l’historicité des phénomènes humains.
16Pour paraphraser l’éditorial du « tournant critique », pas plus que les mutations de l’historiographie, l’interdisciplinarité ne se décrète : sans travail approfondi sur la grammaire fondamentale des sciences sociales, ces circulations resteront toujours superficielles. Le terme même d’« alliance » entre disciplines pourrait être réinterrogé, dans sa dimension stratégique, car il renvoie à un temps marqué non seulement par le dynamisme des sciences sociales, mais aussi par leurs rapports agonistiques, de la fin du xixe siècle aux années 1980. Si les luttes scientifiques et politiques entre disciplines n’ont pas disparu, les évolutions intellectuelles et le recul de l’ensemble des sciences sociales dans la hiérarchie des savoirs ont modifié la nature même des collaborations interdisciplinaires.
17La revue n’en reste pas moins située, en théorie comme en pratique, dans un espace intermédiaire au sein des disciplines des sciences sociales : les sociologues, les géographes, les anthropologues, les économistes et les philosophes peuvent venir y lire une actualité des travaux « historiques », quand les historiens de métier peuvent y trouver une fenêtre sur certaines approches ou sur certains concepts et outils des autres sciences sociales, parfois déjà mis en œuvre dans des travaux historiques ou présentés par des spécialistes d’autres disciplines. Cette position, en large partie héritée, résulte également de ses liens intrinsèques avec la configuration interdisciplinaire particulière de l’École des hautes études en sciences sociales, au sein de laquelle dominent – numériquement tout du moins – historiens, anthropologues et sociologues, et où l’importance de l’organisation en « aires culturelles » a constitué de fortes traditions interdisciplinaires dans l’étude des sociétés hors de l’Europe. Le comité de rédaction des Annales est également composé, depuis sa création, d’une part majoritaire d’anciens khâgneux et normaliens : si le caractère pluridisciplinaire de ces filières n’est nullement synonyme d’interdisciplinarité, l’existence d’une formation et d’espaces de sociabilité communs orientent cependant sans conteste les échanges intellectuels qui peuvent se nouer dans la revue. À cet égard, l’interdisciplinarité des Annales est sélective et localisée : elle répond à des divisions du travail intellectuel contingentes et à des socialisations professionnelles que la revue contribue dans le même temps à perpétuer ou à refaçonner. Aussi les Annales sont-elles, en tant que revue, l’une des nombreuses actrices de la définition du champ des « sciences sociales » en général et de la discipline historique en particulier, en France et sur le plan international, en raison de sa large diffusion, relayée aujourd’hui par l’édition anglaise.
18Cela ne veut pas dire, pour autant, que l’ensemble du monde savant accepte sans réticence le lien entre histoire et sciences sociales mis en avant par la revue. Il existe aujourd’hui un phénomène qui relève moins de la « redisciplinarisation » tant redoutée que de l’« hyperspécialisation ». Liée à divers problèmes institutionnels (difficultés d’accès à des postes stables, raccourcissements des temps accordés au doctorat et à la recherche, pression à la publication, etc.), celle-ci découle d’un morcellement interne aux disciplines traditionnelles, qui s’organisent de plus en plus en sous-champs relativement cloisonnés. Souvent construits autour d’objets précis, ces nouveaux domaines de recherche sont à l’origine de nouvelles collaborations interdisciplinaires, ce qui tend à rendre le cadre disciplinaire traditionnel moins pertinent, même s’il perdure du fait de sa structuration sociale et institutionnelle.
19Dans un tel contexte, l’histoire et les sciences sociales peuvent avoir tendance à rétrécir leurs explorations, tandis que l’inflation bibliographique contribue à la parcellisation du savoir, compromettant ou ignorant les projets de synthèse et de généralisation. À ces difficultés s’ajoute la globalisation de la recherche, qui pose des problèmes de traductions des nomenclatures et des divisions disciplinaires d’un univers académique à l’autre, héritées des traditions d’enseignement et des agencements universitaires nationaux. Si l’on admet, en France, que l’histoire peut partager avec la géographie, l’anthropologie et la sociologie un socle épistémologique commun, il en va différemment dans d’autres traditions nationales, en particulier anglophones, où l’histoire est plus proche des lettres, de la philosophie ou des « humanités » [25]. C’est pourquoi les enjeux d’interdisciplinarité et d’épistémologie des sciences sociales se révèlent difficilement traduisibles d’un pays à l’autre – y compris lorsqu’ils sont donnés à lire dans l’édition anglaise de la revue : il est moins question ici de compréhension linguistique que de familiarité avec des configurations interdisciplinaires particulières et localisées, ce qui élargit encore le sens de l’opération de « traduction » effectuée par la revue. En revanche, les débats de méthode et autres « tournants » historiographiques (par exemple sur les échelles d’observation, la place accordée à la narration et à la quantification, le rôle public de l’histoire) posent souvent moins de problèmes de traductions internationales – non sans malentendus toutefois, étant eux aussi tributaires des contextes académiques, intellectuels et politiques de leur réception [26]. Cela contribuerait à expliquer pourquoi les auteurs étrangers publiant dans la revue sont disciplinairement bien identifiés comme historiens (et fréquemment historiens de la France [27]), tandis que les sociologues, les anthropologues et les philosophes – il en va un peu différemment des économistes – qui écrivent dans les Annales appartiennent plutôt au monde académique français. Il est d’ailleurs à craindre que le rôle croissant des bibliométries indexées sur les revues disciplinaires pour l’évaluation des carrières scientifiques ne nuise à la fonction médiatrice des Annales et, plus largement, des autres revues interdisciplinaires.
Les formes de l’expérimentation
20Les pratiques de la revue n’épousent donc pas les contours d’un programme théoriquement maximaliste – celui de la superposition complète de l’histoire et des autres sciences sociales. Si le centre de gravité des Annales se situe clairement du côté de l’histoire, les articles publiés aussi bien que les ensembles de comptes rendus et les références citées montrent des échanges intenses et continus avec l’anthropologie et la sociologie au cours des trente dernières années. Ces échanges ont pris des formes variées. L’étude des « interactions » ou des « situations » dans le passé a été, par exemple, l’un des moyens d’exposer les opérations historiographiques, de faire varier les focales, d’expérimenter de nouvelles façons de s’orienter dans la description et l’analyse des documentations [28]. De même, les travaux historiques se sont enrichis d’outils venus de la sociologie économique ou de l’analyse des réseaux sociaux (y compris dans ses variantes formalisées et dans ses protocoles de visualisation), qui ont permis d’affiner les méthodes quantitatives et, partant, la lecture critique des sources et des données, parfois massives, à la disposition des chercheurs [29]. La revendication d’une perspective expérimentale a conduit les historiens, les sociologues et les anthropologues à partager un intérêt commun pour les approches relationnelles, micro-analytiques ou pragmatistes [30]. En mettant l’analyse des processus et de la temporalité au cœur des expériences sociales, ce partage a contribué au collationnement – nécessairement asymptotique – des questionnaires et des méthodes des différentes disciplines des sciences sociales tournées vers l’enquête. En d’autres termes, « tenter l’expérience », comme y invitait l’éditorial du tournant critique, vise à faire des Annales un lieu de remise en question des objets et des catégories des chercheurs [31].
21Si l’anthropologie et la sociologie ont eu une importance particulière dans ce dialogue, c’est sans nul doute parce qu’elles ont déjà affaire, dans leurs corpus fondateurs, de Max Weber à Max Gluckman, de Norbert Elias à Edward Evans-Pritchard, à des approches relevant de l’histoire. Ce triangle histoire-anthropologie-sociologie constitue un ensemble relativement cohérent. Il s’est renforcé, ces dix dernières années, dans les pages de la revue tout du moins, à mesure que les anthropologues et les sociologues – mais aussi certains philosophes des sciences sociales [32] – prenaient au sérieux l’historicité des configurations sociales étudiées. Comme le montre un dossier publié en 2010 [33], les anthropologues ont ainsi développé leurs propres usages de l’histoire et des archives – en pouvant d’ailleurs tirer parti des usages historiens de l’anthropologie historique ou de la micro-histoire – afin de mieux restituer leurs opérations de recherche. Parallèlement, la sociologie a manifesté un intérêt accru pour l’historicité des trajectoires sociales individuelles et collectives et l’enchevêtrement des temporalités et des durées afin de réfléchir au rôle des contingences, des bifurcations et des événements [34].
22Ces partages de savoirs sont assez nettement distincts des échanges entre histoire et économie, qui relèvent plutôt du face-à-face, sans doute en raison de l’autonomisation de l’économie au sein de l’espace international des savoirs. Bien sûr, certaines approches font exception, à l’instar du dossier discutant Le capital au xxiesiècle de Thomas Piketty, qui réunit en 2015 des historiens, des sociologues et des économistes [35]. Le succès public et académique de l’ouvrage a indéniablement engagé les économistes à renouer le dialogue avec la discipline historique, qui, en retour, s’est trouvée relégitimée pour interpréter des données économiques dans la longue durée. Cependant, la majorité des interventions des économistes dans la revue relèvent davantage de la confrontation au passé et à la temporalité que de la construction d’un espace cohérent des sciences sociales, qui ne correspond guère aux enjeux stratégiques de la discipline économique, comme en témoignent les réflexions de Robert Boyer sur les travaux d’Avner Greif (nourris de théories des jeux et de sciences cognitives) ou les recherches sur les expériences naturelles [36]. Il faut probablement voir dans ces interventions l’effet d’une conjoncture intellectuelle récente, propre aux départements d’économie eux-mêmes, à un moment où la discipline, y compris dans certaines de ses approches les plus orthodoxes ou formalisées, tend à accorder une légitimité accrue aux perspectives diachroniques et historiques : les questions de développement ou de « divergences » sont aujourd’hui à l’honneur, sans être nécessairement étudiées avec les outils de l’histoire et des sciences sociales. Remontant aux années 1990, cette reprise du dialogue théorique entre économie et histoire s’est nouée moins autour de ce qu’on appelle traditionnellement l’« histoire économique » que, plus largement – et non sans désaccords –, autour des formes et des usages de la quantification, de la validité des modélisations mathématiques, des comportements des acteurs économiques, des explications du changement et du développement économique et social, de la causalité, des unités et des échelles de comparaison, etc.
23À la différence de l’anthropologie ou de la sociologie, les rapports de l’histoire avec l’économie indiquent une direction qui n’est pas celle d’une « alliance » ou d’une « frontière », ni vraiment d’une réflexion interdisciplinaire : il s’agit plutôt d’un échange entre des régimes de savoir hétérogènes, dont le principal intérêt consiste à s’interroger sur la nature propre de chaque démarche. Cet échange, qui ne figure pas en soi au programme du « tournant critique », en est pourtant l’une des principales conséquences, dans divers champs. En prenant pour objets le droit en 1992 et 2002, la littérature en 1994 et 2010 ou la philosophie en 2009, la revue a proposé des numéros dans cette perspective. Dans le domaine du droit, par exemple, l’ambition dépassait le simple dialogue : il s’agissait, pour les sciences sociales, de ne pas réduire le droit à un cadre normatif ou institutionnel, mais de prendre au sérieux les formes du raisonnement juridique, les procédures et les qualifications qui configurent une partie non négligeable des documentations juridiques et judiciaires laissées aux historiens. En tant que pratique sociale, le droit est tout à la fois un objet des sciences sociales et une manière de questionner, de construire et de qualifier la réalité [37]. Si le dialogue s’est certes ouvert avec les juristes et les historiens du droit, il pourrait néanmoins, comparativement à leurs échanges avec la sociologie ou l’anthropologie [38], être plus intense dans les pages de la revue, d’autant plus que l’intérêt historien pour la matière juridique se manifeste aujourd’hui dans des domaines historiographiques très variés – en histoire démographique et sociale comme en histoire du politique ou en histoire globale ou impériale [39]. Cependant, il n’est pas impossible que l’histoire (juridique) du droit demeure le lieu d’un conflit ancien avec l’histoire (historienne) du droit, fait de promesses et de rendez-vous manqués [40], et que ce soit finalement plutôt sur le mode d’un développement croisé de la réflexivité que cet échange prenne tout son sens.
24Le numéro de 2010 sur la littérature a visé, pour sa part, à historiciser les outils intellectuels des écrivains pour traiter, de manière expérimentale, la littérature comme une science sociale, et voir ce que cette démarche apprenait, en retour, sur l’histoire et les autres disciplines [41]. Là non plus, la rencontre ne cherche pas à décrire une alliance ou un paradigme, mais d’éventuelles formes de connaissance partagées du monde social et leurs limites. Le numéro « Histoire et philosophie », deux disciplines dont les rapports ont pu confiner, en France, à la défiance voire à la franche hostilité, témoigne de la même orientation. Combiner l’analyse de contenus théoriques, l’histoire des concepts et la philosophie comme pratique sociale invite à penser l’historicité spécifique des débats intellectuels et les principes d’une intertextualité exigeante [42]. Cette réorientation donne une place nouvelle à la philosophie dans la revue, sans doute cohérente avec le renouveau des interrogations épistémologiques ; elle rompt aussi avec la méfiance plus générale des Annales vis-à-vis de l’histoire intellectuelle, alors même que cette dernière aurait pu être, dans le contexte du « tournant critique », une ressource pour repenser un contexte disciplinaire inédit.
25La lecture croisée de ces numéros montre combien la question des disciplines et de l’interdisciplinarité a évolué. Non que les disciplines aient cessé d’exister, ni qu’il cesse d’y avoir une fécondité dans leurs échanges ; les métaphores spatiales, faites de territoires, de conquêtes ou d’alliances, ne semblent plus vraiment capables de décrire les nouvelles organisations du savoir qui ont émergé au cours des dernières décennies. Certaines parties de la création littéraire, de la philosophie ou du droit ont des relations étroites avec les objets et les méthodes historiques, sans pour autant viser à se confondre avec l’histoire. D’autres entretiennent des liens plus ou moins forts avec l’épistémologie des sciences sociales, en tant que style de connaissance du monde. Néanmoins, ces domaines n’ont pas l’homogénéité interne que la définition traditionnelle d’une discipline présuppose : les échanges qui existent entre eux relèvent peut-être d’un autre modèle que celui de l’interdisciplinarité traditionnelle telle qu’imaginée au xxe siècle.
26Une telle interrogation renvoie finalement à l’historicisation de nos propres démarches scientifiques, dans la mesure où, on l’a dit, les disciplines ne sont pas restées stables depuis la création de la revue. Elles se déplacent et se transforment, et si une revue qui possède un fort ancrage disciplinaire a tendance à créer de la continuité dans la longue durée en tentant de conserver une certaine cohérence, elle n’en est pas moins affectée par ces déplacements qu’elle contribue aussi à produire. Pour saisir ce mouvement, il importe donc de rester attentif à ces propositions, aussi bien lorsqu’on écrit a posteriori l’histoire de la recherche que lorsqu’on conçoit la revue aujourd’hui. Le projet de renouvellement interdisciplinaire du « tournant critique » paraît ainsi avoir débouché sur un nouveau paysage, qui n’est plus principalement organisé, d’un point de vue intellectuel, par les disciplines – malgré le rôle formateur, institutionnel et professionnel que ces dernières continuent à jouer. La diversité interne à chaque discipline semble s’être accrue, en même temps que les questionnements transversaux sur des objets ou des méthodes paraissent s’être renforcés. Cela ne signifie pas que les trente dernières années se sont déroulées sous le signe de l’anomie, ni même d’un pluralisme irénique qui en serait l’autre nom. La recomposition s’est largement opérée par un contournement de la problématique des disciplines, à la fois par le bas – avec la construction progressive d’un outillage méthodologique et conceptuel parfois simplifié, mais commun aux différentes sciences sociales – et par le haut – au moyen d’une réflexion épistémologique qui ne consacre plus l’essentiel de son énergie à des enjeux disciplinaires et paradigmatiques.
Histoire, sciences sociales, historicité
27Les articles exclusivement épistémologiques sont rares dans la revue, plutôt encline à réfléchir à ces questions « par l’exemple et par le fait » ou par des mises au point historiographiques (au cœur des articles ou dans l’espace des notes critiques) [43]. C’est que la revue se fabrique moins à l’aide d’un programme fédérateur ou selon des lignes directrices définies en amont qu’avec des opérations concrètes de tri et de sélection des articles qui partagent, en dépit de pratiques hétérogènes, sinon un air de famille, du moins une attention commune à la restitution rigoureuse des contextes et des procédures d’enquête [44], à la production de connaissances vérifiées et vérifiables, et à la réflexivité. Depuis le constat inquiet établi à l’occasion du tournant critique, les Annales n’ont pas cherché à promouvoir de nouveaux paradigmes. Beaucoup d’articles qu’elles publient partagent néanmoins des préoccupations communes : des questionnements sur les échelles et les temporalités pertinentes d’observation, la construction des hypothèses, les modalités de la comparaison, les notions de causalité, de cas ou de preuve.
28Aussi l’interdisciplinarité dans les Annales s’éprouve-t-elle dans les modalités concrètes des conversions ou des traductions de l’histoire et des sciences sociales [45]. Ce passage a un coût, jamais nul, qui nécessite notamment l’actualisation d’une bibliothèque commune des sciences sociales, dont les Annales cherchent précisément à rendre compte. Ce travail médiateur et expérimental de conversion s’effectue en particulier à travers la catégorie de la note critique, constitutive de l’identité de la revue. On peut en distinguer trois formes : tout d’abord, des notes de lecture « intradisciplinaires » qui présentent une œuvre, l’état d’un domaine ou d’une question. Celles-ci, qui demeurent au sein de la discipline historienne, ne sont évidemment pas propres aux Annales, mais elles cherchent à traduire l’état d’un débat historiographique dans les termes mêmes du dialogue épistémologique entre l’histoire et les sciences sociales [46]. Autrement dit, ces notes sont l’un des moyens pour la discipline historique de se penser et de se faire reconnaître en tant que science sociale, en dévoilant de manière explicite au lectorat étendu des Annales (les historiens et les praticiens des sciences sociales intéressés par l’histoire, par l’historicité ou par la démarche historique) ses attentes, ses procédures et ses protocoles de falsifiabilité. La revue publie, ensuite, des notes « transdisciplinaires » qui offrent une lecture croisée, depuis l’observatoire d’une discipline voisine, d’ouvrages récents qui éclairent un champ ou un objet particulier du savoir [47]. Ces croisements nécessitent des traductions du lexique, des apports, des états des débats qui jouent un rôle important dans la constitution d’un espace commun de conversations et d’échanges entre histoire et sciences sociales. Il existe enfin un troisième et dernier ensemble, composé de notes « extradisciplinaires » écrites par des non-historiens sur des ouvrages qui ne relèvent pas de la discipline historique. Il peut s’agir de lectures d’ouvrages d’économie, de sociologie ou de philosophie, pour lesquels la contrainte est justement celle d’une traduction, à destination d’un lectorat majoritairement historien, mettant en évidence des enjeux qui traversent les disciplines [48].
29Ce processus de traduction est une manière de contribuer à une histoire-problème affranchie des frontières disciplinaires. Dans les pages de la revue, cette dernière passe désormais de manière privilégiée par l’approfondissement des situations, qui suppose tout à la fois l’enquête, la collecte et le contrôle des documentations, le positionnement historiographique et une réflexivité qui oscille entre l’approche critique et l’herméneutique contrôlée. À ce titre, elle privilégie volontiers l’unité de mesure du cas qui permet, par la description fouillée de ses spécificités, de raisonner sur la pertinence probatoire des énoncés et, par conséquent, de réfléchir aux opérations critiques de comparaison et de généralisation [49]. Comme Michel de Certeau, Paul Veyne ou encore Edoardo Grendi l’ont suggéré, l’historien éprouve la pertinence de ses modèles ou de ses normes par l’inventaire des différences et par le jeu complexe des écarts [50]. Cette unité expérimentale n’est pas un renoncement à la théorisation ou à la généralisation, mais elle en change les objectifs : il s’agit moins d’embrasser d’emblée la totalité du monde social que de réfléchir à la validité et aux outils de validation des raisonnements en sciences sociales. En d’autres termes, elle engage à tenir compte avec plus de précision d’une double historicité inhérente à toute entreprise de recherche : celle de l’objet et celle du chercheur. Elle invite à clarifier un rapport au présent, au temps et à la durée sous-tendus par les expériences passées et les attentes projetées sur le futur, et ne cesse en tout cas de faire des Annales une revue du contemporain [51].
30Cette double historicité, à la fois contraignante et heuristique, et qui inscrit l’enquête dans des coordonnées spatio-temporelles particulières, n’est donc pas propre aux historiens. Au cœur de bien des déplacements de l’anthropologie et de la sociologie dans les dernières décennies, elle travaille aussi la philosophie, l’économie, qui a ressaisi les phénomènes temporels comme objet de ses modélisations, voire les sciences expérimentales, qui elles aussi ont affaire avec une temporalité qui affecte aussi bien les objets physiques, biologiques, chimiques que les savants et les instruments qui les analysent. Cette problématique de l’historicité – celle du mot d’ordre « history matters » et du « historical turn », si largement partagée dans le monde académique anglophone et renvoyant moins à la discipline qu’à l’historicité des objets étudiés – joue un rôle unificateur qui apparaît clairement dans les travaux publiés par les Annales depuis plus d’une dizaine d’années comme dans l’ensemble de l’espace international des sciences historiques et sociales. C’est bien la marque d’une inflexion générale dans le questionnement de l’histoire et des sciences sociales, qui s’est dessinée de plus en plus clairement entre les lignes des programmes théoriques disciplinaires reconstruits à la fin du xxe siècle. L’approche du cas – et ses implications en termes de généralisation et de cumulativité –, l’historicité des phénomènes étudiés ou la position réciproque du sujet savant et de l’objet étudié sont des problèmes proprement épistémologiques qui traversent les différents champs du savoir et les unifient, mais certainement pas à la manière d’un paradigme ou d’un modèle disciplinaire hégémonique.
Actualité d’une attitude épistémologique
31C’est à cette aune qu’il faut mesurer les déplacements opérés depuis la fin des années 1980 dans le champ des sciences sociales, et dont les Annales fournissent l’un des observatoires. À ce titre, on peut considérer le « tournant critique », d’une manière réflexive, comme un objet d’étude, un symptôme de l’enregistrement par la revue d’un ébranlement non seulement de l’histoire, mais aussi de l’ensemble des sciences sociales. Cette tentative de redéfinition de l’entreprise historienne n’a pas été complètement transparente à elle-même, faute peut-être d’avoir nommé plus clairement ce par rapport à quoi elle s’édifiait. En évitant de se positionner explicitement par rapport aux studies et aux turns des années 1970-1980, la revue a parfois contribué à brouiller les débats. En effet, si ces courants, critiques de la tradition d’histoire sociale dans laquelle s’inscrivaient les Annales, n’étaient pas exempts de faiblesses et de paradoxes, leur émergence peut être interprétée rétrospectivement comme l’un des signes d’une crise générale des modèles d’intelligibilité disciplinaires. Certaines difficultés communes, comme l’articulation entre études de cas et montées en généralité, ou la situation du sujet par rapport à son objet de recherche, auraient pu inciter à des échanges féconds qui, d’une certaine manière, commencent seulement à avoir lieu aujourd’hui, par exemple autour des gender ou des postcolonial studies. Sur le moment, la refondation constructionniste de l’histoire sociale proposée dans la revue a fait en partie l’impasse sur sa propre origine, qui était sans doute moins à chercher dans l’écroulement des paradigmes anciens que dans l’apparition de propositions alternatives qui ne semblaient pas satisfaisantes. La réponse méthodologique et interdisciplinaire a permis un profond renouvellement, mais a laissé subsister un malentendu, qui ne s’est dissipé que peu à peu, par l’élaboration d’une réponse épistémologique dans laquelle le cas, l’échelle ou la cumulativité sont devenus des outils partagés par des sciences sociales en pleine recomposition.
32On peut tenter de renouer ces fils pour comprendre comment situer, désormais, le projet d’une revue ancrée dans la tradition disciplinaire de l’histoire à la manière des Annales. À la lecture des travaux publiés depuis plus de dix ans dans les Annales – et dans les autres grandes revues d’histoire à travers le monde –, les formes d’autodescription de la discipline historique de la fin du xxe siècle ne semblent désormais plus adaptées. Les oppositions entre paradigme unificateur et pluralisme méthodologique, entre identité disciplinaire et approche interdisciplinaire, entre territoires séparés par des frontières identifiables ne paraissent plus centrales. On observe plutôt une situation dans laquelle les disciplines se sont affaiblies, non pas d’un point de vue institutionnel – puisqu’elles restent déterminantes à cet égard, ce qui donne parfois un sentiment de redisciplinarisation –, mais d’un point de vue programmatique. Ce que révèle le thème du pluralisme méthodologique, c’est d’abord le fait qu’à une discipline donnée correspond, moins que jamais, un programme théorique, et que même les objets spécifiques à telle ou telle discipline sont en voie de dissolution. Plus personne ne pense sérieusement qu’auraient encore sens des frontières qui feraient de la géographie la science de l’espace, de l’histoire celle du passé, ou de l’anthropologie celle des mondes non-européens, à la manière de la fin du xixe siècle. Inversement, des objets nouveaux qui sont également porteurs de programmes théoriques et critiques, avec leurs propres socles de références, comme le genre, l’environnement, le postcolonial, se sont imposés sur le devant de la scène académique, sans pour autant constituer des disciplines au sens ancien du terme. Ce découplage a partie liée avec un basculement du centre de gravité universitaire de l’Europe vers les États-Unis et avec l’apparition d’une multipolarité savante où la Chine, l’Inde ou encore l’Afrique jouent un rôle central. Les disciplines héritées ne sont plus aujourd’hui le cadre privilégié des interprétations théoriques ou, du moins, elles n’en sont plus le seul. Dépassées par le développement d’un langage scientifique et d’objets de recherche partagés, auquel les diverses studies ont largement pu contribuer, elles sont également travaillées, on l’a dit, par des interrogations de nature épistémologique sur la possibilité même de construire des sciences historiques et sociales généralisables, face à certaines objections narrativistes, relativistes ou postcoloniales. Dans des veines différentes, ces critiques obligent l’ensemble des sciences sociales à s’écarter définitivement d’une simple refondation positiviste ancrée dans le système intellectuel et institutionnel de l’Europe du xixe siècle.
33Le problème de la généralisation, voire de l’universalisation, doit être repensé sur une base qui est celle de savoirs indexés sur des lieux et des situations précises et qui prennent pour règle principale de leur construction le principe de réflexivité. Il s’agit en particulier de mettre en évidence les outils de la construction du savoir au moment même où elle s’opère, de manière à la rendre non seulement communicable, cumulable, mais aussi critiquable. Ce qui est scientifique dans les sciences sociales aujourd’hui serait donc d’abord le processus qui rend possible une formalisation généralisable à partir d’un objet situé, étudié par un chercheur ou une chercheuse évoluant dans un cadre scientifique localisé. Renoncer aux paradigmes ne signifie donc pas renoncer à l’idée de science, mais plutôt en accepter la dimension historique et processuelle, voire contingente. Si les sciences sociales n’apportent aucune certitude absolue, elles ne relèvent en aucun cas de l’opinion ou de la fiction : elles partagent des conditions de scientificité qui sont à chaque fois remises en jeu dans une démarche réflexive rappelant toujours le point de vue depuis lequel le savoir se construit.
34Cette réflexivité, qui n’est pas un paradigme, mais plutôt une attitude épistémologique, conduit même à s’interroger sur l’ensemble du système disciplinaire hérité du xixe siècle. Le partage entre nature et culture, qui semblait avoir définitivement divisé les régimes de scientificité, est lui aussi localisé spatialement et temporellement et a profondément marqué la revue. Même si Lucien Febvre, par exemple, a montré un grand intérêt pour la psychologie, y compris dans sa dimension expérimentale, cette discipline est restée marginale dans les Annales et les débats récents sur ses rapports avec l’histoire ont eu lieu ailleurs [52]. Pourtant, la lecture croisée des travaux de Philippe Descola, réfléchissant par-delà nature et culture [53], et de Dipesh Chakrabarty, analysant l’histoire profonde de la modernité et de la globalisation politiques et climatiques [54], incite par exemple à remettre en cause l’évidence d’un espace intellectuel propre aux sciences sociales et ontologiquement différent des sciences expérimentales. Cette nouvelle approche est d’autant plus pertinente que les paradigmes englobants, au sens de T. Kuhn, sont également transformés dans le champ des sciences naturelles, au profit d’une vision plus complexe et plus nuancée de la dynamique des savoirs. L’écho de ces débats affleure d’ailleurs dans la revue par l’intermédiaire d’études sur l’environnement, l’archéologie ou l’histoire de l’art, ou à travers des questions théoriques et politiques comme celle de l’anthropocène qui occupent historiens, philosophes, géographes, physiciens et géologues [55].
35Parce qu’elles affrontent la question de l’historicité sur le temps long – et même à l’échelle géologique –, les sciences de la nature invitent les sciences sociales à penser différemment ce qui fait « société » et à y intégrer notamment les non-humains, voire les non-vivants, ce qui est aussi une manière de donner un sens nouveau au projet de « synthèse » d’Henri Berr, qui a tant compté pour les fondateurs des Annales [56]. Les études de génétique de la population, les avancées de la primatologie, les évolutions des analyses des matériaux anciens et patrimoniaux ou l’intelligence artificielle appliquée au traitement des données ne sont que quelques exemples de ces nouvelles formes d’échange interdisciplinaire, dont l’horizon pourrait être l’élaboration d’une épistémologie non-dualiste – par-delà nature et culture. Faudra-t-il adapter la revue (et son comité) à un nouveau lexique et de nouveaux protocoles de falsifiabilité ? Nous n’en sommes probablement pas là : le poids de la discipline (et des formations disciplinaires) comme l’impasse de certains projets interdisciplinaires ambitieux dans le passé invitent à la prudence. Il paraît néanmoins probable que la boîte à outils des historiens va continuer à s’élargir dans les prochaines années. La revue devra du moins continuer à s’interroger aussi bien sur la définition de ce qu’est la « science », indépendamment de son objet, que sur ses enjeux sociopolitiques : les transformations des rapports de l’humain à son environnement incitent aujourd’hui à penser le geste scientifique selon un continuum qui traverse les disciplines héritées. Il reste ainsi à élaborer un modèle épistémologique qui, au lieu de considérer l’ordre des savoirs comme des territoires bien séparés et hiérarchisés, en particulier selon leur utilité (ce qui valorise l’économie, la gestion, les neurosciences ou la génétique au détriment de la recherche fondamentale, qu’elle soit mathématique, sociologique ou historique), prenne acte de l’unité fondamentale des sciences – sociales et de la nature –, si l’on accepte qu’elles se définissent moins par leur objet que par les opérations effectuées par le sujet de la recherche.
36Ce paysage pourrait donner l’impression de nous éloigner d’une réflexion sur l’histoire comme discipline. Face un tel élargissement de la focale, l’histoire apparaît en effet écartelée entre deux tendances : d’une part, un usage banalisé de concepts et de méthodes empruntés à des sciences sociales dont l’unité se manifesterait par la pratique ; d’autre part, une convergence épistémologique à niveau très abstrait. Que reste-t-il alors à dire de l’histoire, en propre ? C’est l’un des enjeux de ce numéro des Annales. Si l’on admet que la réflexivité a pour condition l’historicisation des catégories, des procédures de connaissances et du lieu social, géographique et institutionnel à partir duquel elle se formule, l’histoire peut sans doute contribuer de manière significative à éclaircir les contours de cette nouvelle configuration des savoirs, à condition de ne pas présupposer que cette historicisation relèverait de son territoire naturel et de ses seules compétences : l’historicité est un problème épistémologique partagé par l’ensemble des sciences. Cet apport de l’histoire, loin d’être abstrait, passe au contraire par une attention accrue à sa mise en œuvre concrète, à partir de la diversité de sa documentation, de ses modes d’exposition ou de ses échelles et de ses formes d’intervention, pour mieux saisir la transformation des sociétés humaines et de leurs relations avec leurs contextes dans le temps. Elle s’appuie également sur l’histoire longue de la discipline, dont l’identité pluriséculaire et la faiblesse paradigmatique, qui ont longtemps semblé des limites par rapport à d’autres sciences sociales, peuvent aujourd’hui se révéler des ressources tant pour nourrir le débat épistémologique que pour créer un lieu commun empirique d’expérimentation. C’est finalement le sens nouveau que prend aujourd’hui le sous-titre de la revue. « Histoire, sciences sociales » : il ne s’agit plus seulement de décrire un rapport de frontière ou d’alliance, mais de désigner à la fois le lieu depuis lequel nous parlons et le mouvement qui anime cette parole, circulant entre des sciences qui ont une histoire et une discipline historique qui a un projet scientifique.
Date de mise en ligne : 25/08/2021
Notes
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[1]
Dans le champ français, on peut situer les Annales par rapport à des revues plus ouvertement disciplinaires (comme la Revue historique, la Revue d’histoire moderne & contemporaine, mais aussi la Revue française de sociologie ou L’Homme) et des revues au projet spécifiquement interdisciplinaire (comme la Revue de synthèse ou Genèses), ou encore des revues pluridisciplinaires construites autour d’objets (comme les Archives de sciences sociales des religions ou Études rurales) ou bien autour de terrains (comme les Cahiers d’études africaines ou les Cahiers du monde russe). Bien sûr, ces partages dépendent grandement des agencements disciplinaires propres aux différents mondes académiques nationaux (voir infra).
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[2]
Voir, dans le présent numéro, l’article « Approche quantitative d’un projet intellectuel », p. 583-608.
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[3]
Jacques Revel, « Histoire et sciences sociales : les paradigmes des Annales », Annales ESC, 34-6, 1979, p. 1360-1376.
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[4]
Éditorial, « Histoire, sciences sociales », Annales HSS, 49-1, 1994, p. 3-4, ici p. 4, qui prolonge les éditoriaux, « Histoire et sciences sociales. Un tournant critique ? », Annales ESC, 43-2, 1988, p. 291-293 et « Tentons l’expérience », no spécial « Histoire et sciences sociales. Un tournant critique », Annales ESC, 44-6, 1989, p. 1317-1323, reproduits dans le présent numéro : « 90 ans d’éditoriaux », p. 725-796.
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[5]
Le premier titre de la revue était Annales d’histoire économique et sociale. Revue trimestrielle. Le sous-titre fut emprunté à Vierteljahrschrift für Sozial- und Wirtschaftsgeschichte. Voir André Burguière, « Histoire d’une histoire : la naissance des Annales », Annales ESC, 34-6, 1979, p. 1347-1359, ici p. 1351.
-
[6]
Bernard Lepetit, « Propositions pour une pratique restreinte de l’interdisciplinarité », Revue de synthèse, 111, 1990, p. 331-338.
-
[7]
Jean-Claude Passeron, Le raisonnement sociologique. Un espace non poppérien de l’argumentation, Paris, Albin Michel, [1991] 2006, p. 398. Sur la réception de ces propositions par les historiens des Annales : Bernard Lepetit, « Une logique du raisonnement historique (note critique) », Annales ESC, 48-5, 1993, p. 1209-1219 ; Jacques Revel, « Histoire, sociologie, histoire », Le Débat, 79-2, 1994, p. 85-90.
-
[8]
Cet examen critique a contribué à subjectiver les connaissances et à montrer que les « disciplines » étaient historiquement situées, donc susceptibles d’être réorganisées. Il n’est pas certain que la notion de « discipline » se soit tout à fait relevée de cet épisode critique. Voir Jean-Louis Fabiani, « À quoi sert la notion de discipline ? », in J. Boutier, J.-C. Passeron et J. Revel (dir.), Qu’est-ce qu’une discipline ?, Paris, Éd. de l’EHESS, 2006, p. 11-34, ainsi que les autres articles réunis dans ce volume.
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[9]
Michel de Certeau, L’écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 1975. Voir, dans le présent numéro, l’article « Le temps du récit. Histoire, fiction, littérature », p. 447-463.
-
[10]
Judith Schlanger, « Fondation, nouveauté, limite », no spécial « Les débuts des sciences de l’homme », Communications, 54, 1992, p. 289-298 ; J.-L. Fabiani, « À quoi sert la notion de discipline ? », art. cit., p. 25.
-
[11]
B. Lepetit, « Propositions… », art. cit., p. 335.
-
[12]
Bernard Lepetit (dir.), Les formes de l’expérience. Une autre histoire sociale, Paris, Albin Michel, [1995] 2013 ; Jacques Revel (dir.), Jeux d’échelles. La micro-analyse à l’expérience, Paris, Gallimard/Éd. du Seuil, 1996 ; Jean-Yves Grenier, Claude Grignon et Pierre-Michel Menger (dir.), Le modèle et le récit, Paris, Éd. de la MSH, 2001; et, plus largement donc, les numéros puis les volumes de la collection « Enquête » des Éditions de l’EHESS, qui partent du postulat d’une convergence épistémologique de l’anthropologie, de la sociologie et de l’histoire pour confronter leurs méthodes, leurs procédures et leurs modes d’argumentation.
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[13]
Pour les formulations les plus célèbres de ce programme, voir Pierre Chaunu, Histoire quantitative, histoire sérielle, Paris, Armand Colin, 1978 ; François Furet, « L’histoire quantitative et la construction du fait historique », Annales ESC, 26-1, 1971, p. 63-75.
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[14]
La revue publia ou recensa de nombreux travaux des différentes générations de microhistoriens italiens réunis autour de la revue Quaderni storici, de Carlo Ginzburg et Giovanni Levi à Simona Cerutti ou encore Angelo Torre. Une manifestation emblématique de ce dialogue intellectuel demeure J. Revel (dir.), Jeux d’échelles, op. cit. On en trouve également une occurrence intéressante dans l’article posthume de Bernard Lepetit, « La société comme un tout : sur trois formes d’analyse de la totalité sociale », Cahiers du CRH, 22, 1999, p. 21-38. Ce dialogue à distance ne se fit pas sans biais ni malentendus, comme en témoigne, dans le présent numéro, l’article d’Angelo Torre et Vittorio Tigrino, « Des historiographies connectées ? Les Annales, Quaderni storici et l’épreuve de l’histoire sociale », p. 681-692.
-
[15]
Voir notamment Alain Desrosières, La politique des grands nombres. Histoire de la raison statistique, Paris, La Découverte, 1993, et la note critique qu’en propose Nicolas Dodier, « Les sciences sociales face à la raison statistique (note critique) », Annales HSS, 51-2, 1996, p. 409-428. Pour un point de vue contemporain sur ces débats, voir Bernard Lepetit, « L’histoire quantitative : deux ou trois choses que je sais d’elle », Histoire et mesure, 4-3/4, 1989, p. 191-199 ; Jean-Yves Grenier, « L’histoire quantitative est-elle encore nécessaire ? », in J. Boutier et D. Julia (dir.), Passés recomposés. Champs et chantiers de l’histoire, Paris, Autrement, 1995, p. 173-183. Pour un état actuel de la question de la quantification, voir l’introduction de Karine Karila-Cohenet al., « Nouvelles cuisines de l’histoire quantitative », K. Karila-Cohenet al. (dir.), no spécial « Histoire quantitative », Annales HSS, 73-4, 2018, p. 771-783 ; Claire Lemercier et Claire Zalc, Méthodes quantitatives pour l’historien, Paris, La Découverte, 2008 ; ead., Quantitative Methods in the Humanities: An Introduction, trad. par A. Goldhammer, Charlottesville, University of Virginia Press, 2019.
-
[16]
Depuis Luc Boltanski, Les cadres. La formation d’un groupe social, Paris, Éd. de Minuit, 1982, jusqu’à Luc Boltanski et Laurent Thévenot, De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991. Voir également Alain Desrosières et Laurent Thévenot, Les catégories socio-professionnelles, Paris, La Découverte, 1988.
-
[17]
Antoine Lilti, Sabina Loriga et Silvia Sebastiani, « Introduction. Que reste-t-il de ‘l’histoire sociale’ ? », in A. Liltiet al. (dir.), L’expérience historiographique. Autour de Jacques Revel, Paris, Éd. de l’EHESS, 2016, p. 7-14, ici p. 10.
-
[18]
Voir Jean-Louis Fabiani, « Épistémologie régionale ou épistémologie franciscaine ? La théorie de la connaissance sociologique face à la pluralité des modes de conceptualisation dans les sciences sociales », Revue européenne des sciences sociales, 32-99, 1994, p. 123-146 ; Lionel-H. Groulx, « Querelles autour des méthodes », Socio-anthropologie, 2, 1997, DOI : https://doi.org/10.4000/socio-anthropologie.30.
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[19]
On pense évidemment ici au célèbre article de Fernand Braudel, « Histoire et Sciences sociales : la longue durée », Annales ESC, 13-4, 1958, p. 725-753.
-
[20]
Notons qu’au cours des vingt dernières années, Pierre Bourdieu est, avec Michel Foucault, l’auteur le plus cité dans les Annales. Les emprunts à P. Bourdieu relèvent néanmoins, pour la plupart, de ce que Michel de Certeau appelait, citant Pierre Vilar, « l’outillage d’emprunts », en l’occurrence le recours à des notions et des matériaux conceptuels heuristiques, sans adhésion nécessaire à l’entièreté d’un programme théorique ou analytique : M. de Certeau, L’écriture de l’histoire, op. cit., p. 111.
-
[21]
La formulation d’un paradigme (néo)pragmatiste plus systématique avait lieu ailleurs que dans les pages des Annales, notamment au sein de la jeune revue Raisons pratiques. Plus généralement, voir, comme indice d’un « moment » pragmatiste au début des années 1990, Vincent Descombes (dir.), « Sciences humaines : sens social », Critique, 529-530, 1991.
-
[22]
B. Lepetit, « Propositions… », art. cit., p. 332.
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[23]
Gérard Noiriel, Sur la « crise » de l’histoire, Paris, Belin, 1996, p. 152.
-
[24]
Johan Heilbron et Anaïs Bokobza, « Transgresser les frontières en sciences humaines et sociales en France », Actes de la recherche en sciences sociales, 210, 2015, p. 108-121, ici p. 115.
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[25]
À titre d’exemple, une revue comme Journal of Interdisciplinary History rubrique également les domaines de l’interdisciplinarité historienne avec une nomenclature qu’on aurait du mal à traduire terme à terme dans le champ académique français : archéologie/culture matérielle, art, big data, biographie/psychobiographie, biologie, climat/environnement, économie, géosciences, opéra/théâtre, population/démographie, méthodes quantitatives, technologie, études urbaines. Voir également la classification alternative proposée dans Myron P. Gutmann, « Quantifying Interdisciplinary History: The Record of (Nearly) Fifty Years », Journal of Interdisciplinary History, 50-4, 2020, p. 517-545. Voir enfin, dans le présent numéro, l’article « Une revue en langues. Les défis d’une édition bilingue », p. 573-582.
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[26]
Par exemple, dans les propositions rassemblées pour débattre du History Manifesto de David Armitage et Jo Guldi dans le dossier « La longue durée en débat », Annales HSS, 70-2, 2015, p. 285-378, l’état des lieux de la discipline historique et, plus largement, de l’historiographie est contrasté. Tandis que Fernand Braudel, dans son fameux article des Annales de 1958, visait à donner à l’histoire une place prépondérante face à l’offensive (parfois violemment anhistorique) du structuralisme, History Manifesto cherche quant à lui à contester l’hégémonie des économistes et des politistes dans le débat public états-unien. Alors que la « longue durée » de F. Braudel était une proposition pour articuler histoire et sciences sociales, celle de D. Armitage et J. Guldi se veut davantage un moyen pour les historiens de peser de manière critique sur la société et les politiques publiques.
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[27]
Voir, dans le présent numéro, « Une revue en langues », art. cit.
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[28]
En guise d’exemples, évoquons les travaux d’Erving Goffman utilisés pour l’étude des interactions entre la police et la population parisienne au xixe siècle par Quentin Deluermoz, « Présences d’État. Police et société à Paris (1854-1880) », Annales HSS, 64-2, 2009, p. 435-460, ou bien la façon dont Cécile Vidal s’empare du concept de « situation coloniale », forgé par Georges Balandier, pour en réviser le sens dans le contexte louisianais : Cécile Vidal, « Francité et situation coloniale. Nation, empire et race en Louisiane française (1699-1769) », Annales HSS, 64-5, 2009, p. 1019-1050.
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[29]
Voir notamment Karine Karila-Cohenet al. (dir.), no spécial « Histoire quantitative », Annales HSS, 73-4, 2018, qui s’inscrit explicitement dans le sillage du « tournant critique » et fait la part belle aux apports de la micro-analyse pour un usage expérimental de la quantification.
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[30]
Bernard Lepetit et Jacques Revel, « L’expérimentation contre l’arbitraire », Annales ESC, 47-1, 1992, p. 261-265 ; B. Lepetit (dir.), Les formes de l’expérience, op. cit. ; J. Revel (dir.), Jeux d’échelles, op. cit.
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[31]
Éditorial, « Tentons l’expérience », art. cit.
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[32]
Voir par exemple le travail de Bruno Karsenti, de L’homme total. Sociologie, anthropologie et philosophie chez Marcel Mauss, Paris, PUF, 1997 à D’une philosophie à l’autre. Les sciences sociales et la politique des modernes, Paris, Gallimard, 2013, ainsi que son article sur Bruno Latour : id., « L’écologie politique et la politique moderne », Annales HSS, 72-2, 2017, p. 353-378.
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[33]
Dossier « L’anthropologie face au temps », Annales HSS, 65-4, 2010, p. 873-996. Ce dossier emblématique s’articule autour d’une anthropologie pensée comme une « science sociale historique » : Michel Naepels, « Anthropologie et histoire : de l’autre côté du miroir disciplinaire », Annales HSS, 65-4, 2010, p. 873-884, ici p. 884.
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[34]
Les travaux d’Andrew Abbott offrent un bel exemple de cette prise en compte de la diachronie et de l’historicité en sociologie. Voir notamment Andrew Abbott, Time Matters: On Theory and Method, Chicago, The University of Chicago Press, 2001 ; id., « L’avenir des sciences sociales. Entre l’empirique et le normatif », Annales HSS, 71-3, 2016, p. 577-596, et sa lecture, dans le même numéro, par Morgan Jouvenet, « Contextes et temporalités dans la sociologie processuelle d’Andrew Abbott », Annales HSS, 71-3, p. 597-630. Plus largement, concernant les réflexions (de politistes en particulier) sur la notion d’événement, voir Nicolas Mariot, « Qu’est-ce qu’un ‘enthousiasme civique’ ? Sur l’historiographie des fêtes politiques en France après 1789 », Annales HSS, 63-1, 2008, p. 113-139 ; Boris Gobille, « L'événement Mai 68. Pour une sociohistoire du temps court », Annales HSS, 63-2, 2008, p. 321-349.
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[35]
Introduction, « Lire Le capital de Thomas Piketty », Annales HSS, 70-1, 2015, p. 5-6. Mentionnons également le dossier « Économie de l’Afrique contemporaine », Annales HSS, 71-4, 2016, p. 841-921, qui propose des lectures croisées, au carrefour de l’histoire économique et de l’histoire de la statistique, de l’ouvrage de Morten Jerven, Poor Numbers: How We Are Misled by African Development Statistics and What to Do about It, Ithaca, Cornell University Press, 2013.
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[36]
Robert Boyer, « Historiens et économistes face à l’émergence des institutions du marché », Annales HSS, 64-3, 2009, p. 665-693 (un article qu’il est intéressant de lire en parallèle avec un texte programmatique du même auteur, écrit dans le numéro du « tournant critique » : id., « Économie et histoire : vers de nouvelles alliances », no spécial « Histoire et sciences sociales. Un tournant critique », Annales ESC, 44-6, 1989, p. 1397-1426) ; Sacha Bourgeois-Gironde et Éric Monnet, « Expériences naturelles et causalité en histoire économique. Quels rapports à la théorie et à la temporalité ? », Annales HSS, 72-4, 2017, p. 1087-1116 ; Michael Kopsidis et Daniel W. Bromley, « Expliquer la modernisation économique allemande. La Révolution française, les réformes prussiennes et l’inévitable continuité du changement », Annales HSS, 72-4, 2017, p. 1117-1156.
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[37]
Yan Thomas, « Présentation », Y. Thomas (dir.), no spécial « Histoire et Droit », Annales HSS, 57-6, 2002, p. 1425-1428. Sur le rôle décisif joué par la réflexion de Yan Thomas dans la mise en valeur de la casuistique et de la fiction juridique comme moyen de nouer un dialogue renouvelé entre droit et sciences sociales : Marta Madero, « Penser la tradition juridique occidentale. Une lecture de Yan Thomas », Annales HSS, 67-1, 2012, p. 103-133.
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[38]
Les Annales se sont fait l’écho de ces échanges avec un article comme celui d’Isabelle Thireau et Linshan Hua, « Le sens du juste en Chine. En quête d’un nouveau droit du travail », Annales HSS, 56-6, 2001, p. 1283-1312. Voir en particulier, en France, les travaux publiés dans la revue Droit et société.
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[39]
Pour quelques occurrences au sein de la revue, outre les articles contenus dans les deux numéros de 1992 et 2002, voir Bernard Derouet, « Les pratiques familiales, le droit et la construction des différences (xve-xixe siècles) », Annales HSS, 52-2, 1997, p. 369-391 ; Catarina Madeira Santos, « Entre deux droits : les Lumières en Angola (1750-v. 1800) », Annales HSS, 60-4, 2005, p. 817-848 ; Jean-François Chauvard, « Adaptabilité versus inaliénabilité. Les dérogations des fidéicommis dans la Venise du xviiie siècle », Annales HSS, 70-4, 2015, p. 849-880 ; Ismail Warscheid, « Le Livre du désert. La vision du monde d’un lettré musulman de l’Ouest saharien au xixe siècle », Annales HSS, 73-2, 2018, p. 359-384.
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[40]
Jochen Hoock, « Dimensions analytiques et herméneutiques d’une histoire historienne du droit », no spécial « Histoire et sciences sociales. Un tournant critique », Annales ESC, 44-6, 1989, p. 1479-1490 ; Robert Descimon, « Declareuil (1913) contre Hauser (1912). Les rendez-vous manqués de l’histoire et de l’histoire du droit », no spécial « Histoire et Droit », Annales HSS, 57-6, 2002, p. 1615-1636.
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[41]
Étienne Anheim et Antoine Lilti (dir.), no spécial « Savoirs de la littérature », Annales HSS, 65-2, 2010. Voir, dans le présent numéro, « Le temps du récit », art. cit.
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[42]
Étienne Anheim, Antoine Lilti et Stéphane Van Damme, « Quelle histoire de la philosophie ? », É. Anheim, A. Lilti et S. Van Damme (dir.), no spécial « Histoire et philosophie », Annales HSS, 64-1, 2009, p. 5-11.
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[43]
Marc Bloch et Lucien Febvre, « À nos lecteurs », Annales d’histoire économique et sociale, 1-1, 1929, p. 1-2, ici p. 2, reproduit dans le présent numéro : « 90 ans d’éditoriaux », p. 725-796. Les Annales se distinguent, ici, d’une revue plus ouvertement épistémologique comme History and Theory.
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[44]
À propos des contextes et des procédures qui deviennent également objets d’histoire et d’épistémologie des sciences sociales, voir Christian Topalov, Histoires d’enquêtes. Londres, Paris, Chicago (1880-1930), Paris, Classiques Garnier, 2015 ; Gilles Laferté, Paul Pasquali et Nicolas Renahy (dir.), Le laboratoire des sciences sociales. Histoires d’enquêtes et revisites, Paris, Raisons d’agir, 2018 ; Stéphane Baciocchi, Alain Cottereau et Marie-Paule Hille (dir.), Le pouvoir des gouvernés. Ethnographies de savoir-faire politiques, observés sur quatre continents, Bruxelles, Peter Lang, 2018 et, récemment, Bénédicte Girault, « L’archive et le document. Matériaux pour une histoire des sciences sociales (note critique) », É. Anheim (dir.), n° spécial « Archives », Annales HSS, 74-3/4, 2019, p. 779-800.
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[45]
Nous empruntons à Cyril Lemieux, « Philosophie et sociologie : le prix du passage », Sociologie, 3-2, 2012, p. 199-209, l’expression de « conversion » dans le sens d’une opération de traduction du passage d’une discipline à l’autre (en l’occurrence, dans son article, entre philosophie et sociologie). Cyril Lemieux distingue le « conversionnisme » à la fois du « démarcationnisme », qui postule une stricte étanchéité entre disciplines, et de l’« intégrationnisme », qui, au contraire, ne voit aucune difficulté à leur possible fusion.
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[46]
Voir, à titre d’exemples, pour des thèmes différents : Antoine Lilti, « Comment écrit-on l’histoire intellectuelle des Lumières ? Spinozisme, radicalisme et philosophie », É. Anheim, A. Lilti et S. Van Damme (dir.), no spécial « Histoire et philosophie », Annales HSS, 64-1, 2009, p. 171-206 ; Jean-Yves Grenier, « Travailler plus pour consommer plus. Désir de consommer et essor du capitalisme, du xviie siècle à nos jours », no spécial « Histoire du travail », Annales HSS, 65-3, 2010, p. 787-798 ; Guillaume Calafat, « Diasporas marchandes et commerce interculturel. Familles, réseaux et confiance dans l’économie de l’époque moderne », Annales HSS, 66-2, 2011, p. 513-531 ; Étienne Anheim, « Les hiérarchies du travail artisanal au Moyen Âge entre histoire et historiographie », É. Anheim, J.-Y. Grenier et A. Lilti (dir.), no spécial « Statuts sociaux », Annales HSS, 68-4, 2013, p. 1027-1038 ; Antonella Romano, « Fabriquer l’histoire des sciences modernes. Réflexions sur une discipline à l’ère de la mondialisation », Annales HSS, 70-2, 2015, p. 381-408.
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[47]
On pense par exemple à la note de Robert Descimon sur les transmissions intergénérationnelles de patrimoine, à partir de l’ouvrage d’un économiste, André Masson, qui utilise lui-même les travaux de Marcel Mauss pour récuser le théorème d’un économiste, Gary Becker : Robert Descimon, « Détours et contours de la rente. Les structures pérennes de la transmission entre générations », Annales HSS, 68-3, 2013, p. 839-848. Les lectures multipliées de Thomas Piketty, Capital du xxiesiècle, Paris, Éd. du Seuil, 2013, ou de Cyril Lemieux, Le devoir et la grâce, Paris, Economica, 2009, appartiennent à ce genre. Les lectures non historiennes de travaux historiens sont plus rares. À titre d’exemple, à propos d’Yves Cohen, Le siècle des chefs, Paris, Éd. Amsterdam, 2013, voir les notes de Roberto Frega, « Le commandement : une histoire de pratiques », Annales HSS, 69-1, 2014, p. 141-154, et Nicolas Dodier, « Les figures du chef et le mouvement de l’histoire », Annales HSS, 69-1, 2014, p. 155-166. D’une certaine façon, le travail de redéfinition des « économies morales » d’Edward P. Thompson et de Loraine Daston proposé par Didier Fassin, « Les économies morales revisitées », Annales HSS, 64-6, 2009, p. 1237-1266, pourrait en partie être lu sous cet angle.
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[48]
Voir par exemple R. Boyer, « Historiens et économistes… », art. cit. ; Jean-Louis Fabiani, « Des arts à la théorie de l’action. Le travail sociologique de Pierre-Michel Menger », Annales HSS, 71-4, 2016, p. 953-977, et B. Karsenti, « L’écologie politique … », art. cit.
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[49]
Jean-Claude Passeron et Jacques Revel (dir.), Penser par cas, Paris, Éd. de l’EHESS, 2005 ; no spécial « Formes de la généralisation », Annales HSS, 62-1, 2007.
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[50]
M. de Certeau, L’écriture de l’histoire, op. cit., p. 93-94 ; Paul Veyne, L’inventaire des différences, Paris, Éd. du Seuil, 1976 ; Edoardo Grendi, « Micro-analisi e storia sociale », Quaderni storici, 12-35, 1977, p. 506-520.
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[51]
Voir, dans le présent numéro, l’article « Face au présent. Politique des temporalités », p. 493-516.
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[52]
Voir par exemple le dossier consacré à la « neuro-histoire », Tracés. Revue de sciences humaines, hors-série 14, 2014.
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[53]
Philippe Descola, « L’anthropologie de la nature », Annales HSS, 57-1, 2002, p. 9-25 ; id., Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.
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[54]
Dipesh Chakrabarty, Provincializing Europe: Postcolonial Thought and Historical Difference, Princeton, Princeton University Press, 2000 ; id., « The Climate of History: Four Theses », Critical Inquiry, 35-2, 2009, p. 197-222.
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[55]
Dossier « Anthropocène », Annales HSS, 72-2, 2017, p. 263-378 ; Charlotte Guichard, « Du ‘nouveau connoisseurship’ à l’histoire de l’art. Original et autographie en peinture », Annales HSS, 65-6, 2010, p. 1387-1401.
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[56]
Agnès Biard, Dominique Bourel et Éric Brian (dir.), Henri Berr et la culture du xxesiècle. Histoire, science et philosophie, Paris, Albin Michel/Centre international de synthèse, 1997.