Notes
-
[1]
La base de données des articles des Annales (1990-2018) est à disposition sur le site de la revue (annales.ehess.fr), rubrique « Compléments de lecture ».
1En 1949, dans l’éditorial intitulé « Vingt ans après », Lucien Febvre s’emparait pour la première fois d’un anniversaire pour porter un regard rétrospectif sur l’histoire des Annales. L’exercice, reproduit à intervalles plus ou moins réguliers, n’est pourtant pas celui auquel se livrent les Annales aujourd’hui.
2Ni numéro anniversaire ni manifeste programmatique, ce volume répond, trente et une années après le « tournant critique » de 1989, à un souci de clarification méthodologique et historiographique. Si les Annales de 2020 n’ont guère à voir avec les Annales de 1989, les profondes transformations qu’elles ont connues n’ont pourtant jamais été explicitées, sinon même perçues des commentateurs : le « tournant critique » continue de faire office de dernière « grande rupture » en date et fige, malgré lui, l’histoire produite par les Annales.
3L’équipe actuelle des Annales, profondément renouvelée depuis une quinzaine d’années, a mené un travail patient qu’il s’agit maintenant de mettre au jour. Si elle a voulu éviter les effets d’annonce et les déclarations d’intention, la revue s’est régulièrement confrontée à des questions dont le poids et la résonance ont varié en fonction non seulement des enjeux du présent, mais aussi des transformations profondes du monde de l’édition scientifique. Dans quelle direction intellectuelle, par quels chemins et pour quel lectorat les Annales ont-elles opéré tel ou tel choix au cours des dernières années ? Et pour en arriver où ? De cette fabrique de l’histoire au quotidien, objet d’intenses débats internes, ce numéro se veut un arrêt sur image autant qu’un bilan. Il voudrait interroger la cohérence, les méthodes ainsi que les limites intellectuelles et éditoriales d’une revue d’envergure nationale et internationale, tout en situant cette réflexion dans le cours d’une histoire longue de plus de quatre-vingt-dix ans.
4Tour à tour, les Annales ont été considérées comme la revue défendant l’histoire économique et sociale, la « longue durée », les approches quantitatives et l’anthropologie historique contre l’histoire politique et l’événement. En restituant une cohérence illusoire, cette lecture linéaire peine à rendre compte d’une histoire plus discontinue qu’on ne l’imagine souvent. Quant aux Annales aujourd’hui, une chose semble claire : la revue n’est pas emmurée dans des certitudes théoriques, non plus qu’ouverte à tous les vents, et se refuse à opérer des choix dans la production historienne contemporaine. En outre, n’importe quel type d’histoire n’intéresse pas les Annales, même si la revue reste convaincue qu’on peut faire faire feu de tout bois.
5S’il est aisé de dire ce que les Annales ne sont pas, ou ne sont plus, il est plus ardu de définir ce qu’elles sont désormais. Comme d’autres revues l’ont fait à d’autres moments de leur histoire, nous avons voulu dresser un état des lieux. Au cours de ce travail collectif, engagé en 2018, un point nous est apparu comme indiscutable : les Annales sont d’abord une revue. L’affirmation est moins triviale qu’il n’y paraît à première vue. Elles promeuvent une certaine vision de l’histoire tributaire de la matérialité de cet objet hérité du xviie siècle qui n’a peut-être jamais été aussi nécessaire qu’à l’ère de la fausse nouvelle instantanée et du brouillage du discours scientifique dans l’espace public. Précisons : les Annales sont une revue qui fait le choix de placer au centre de son travail ce positionnement épistémologique essentiel qu’est la réflexivité. D’où cet « autoportrait », mais « autoportrait cubiste », laissant libre d’imaginer le ou les visages de son modèle, dont il pourrait exister quantité de représentations, par lui-même ou par d’autres, figuration tributaire d’un éclairage spécifique, d’un hors-champ, de biais et d’angles morts, tant sont multiples et, parfois, divergents les regards portés sur la revue par celles et ceux qui la font ou qui la lisent.
6Cette image éclatée se reflète dans les différences de style des articles de ce numéro comme dans la diversité de leur approche. Certains sont plus descriptifs, d’autres plus analytiques. Nous n’avons pas cherché à réduire ces écarts et ces dissensions pour produire un objet lisse, clos sur lui-même, mais bien plutôt à ouvrir grandes les portes de la revue, à exposer nos débats, nos hésitations, nos manières de faire, sans chercher à masquer les étapes de la fabrication.
7Si ce numéro est collectif, dans son élaboration et jusque dans sa signature – les articles ont tous été écrits par des petits groupes, relus, jusqu’à vingt fois, par l’ensemble du comité, et portent trace de cette dimension collective dans leur anonymat –, ce n’est donc pas pour créer l’illusion d’une harmonie apaisée : rarement les discussions ont été si vives au sein du comité de rédaction. Cette façon de faire reflète un choix, celui d’un groupe de travail, qui inscrit chacune et chacun des membres du comité et de la rédaction dans un projet commun, matérialisé par cet objet singulier qu’est la revue.
8Cette livraison est organisée autour de deux grandes parties qui se font écho. La première expose les principales orientations théoriques et thématiques qui caractérisent le travail intellectuel de la revue. Elle s’ouvre par la question du rapport contemporain entre histoire et sciences sociales, centrale, puisque c’est en se confrontant à la pluralité des savoirs disciplinaires que l’histoire réaffirme aujourd’hui son projet d’une connaissance scientifique du monde social. Elle interroge ensuite ce qui caractérise l’écriture de l’histoire, la place théorique et pratique qu’y tient la documentation et les échelles de l’analyse, du local au global. Enfin, une réflexion sur la temporalité envisage les implications épistémologiques et politiques d’une histoire qui, quel que soit son objet, s’écrit toujours au présent. Ces textes, qui reviennent sur d’intenses débats historiographiques des dernières décennies, n’ambitionnent pas de les résoudre, mais bien plutôt de les réarticuler à l’histoire récente de la revue. C’est pourquoi ils sont principalement organisés, sans souci d’exhaustivité ou de hiérarchisation, autour d’exemples puisés dans des articles et des dossiers publiés dans les pages de la revue depuis quinze ans, parfois remis en perspective et, le plus souvent, en dialogue avec les strates antérieures de l’histoire des Annales – le tournant critique de la fin des années 1980, les années 1970, voire le temps des fondateurs, dans les années 1930, en particulier quand il s’agit de penser le rapport des Annales aux enjeux politiques et citoyens.
9La seconde partie présente la manière dont, au cours des dernières années, l’évolution intellectuelle de la revue a été indissociablement liée aux mutations des pratiques éditoriales. Après avoir distingué l’histoire de la revue de celle d’une « école des Annales » souvent insaisissable, cette section s’attache à présenter le fonctionnement du comité et de la rédaction, puis à décrire « l’économie matérielle d’une publication », technique, graphique, financière, attentive aux enjeux de la diffusion du savoir à l’ère numérique. Elle se poursuit par une réflexion sur les choix induits par une édition bilingue, en français et en anglais, s’appuyant sur un partenariat entre les Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales et Cambridge University Press. Enfin, une enquête quantitative réalisée à partir des titres et résumés de l’intégralité des articles publiés entre 1990 et 2018 – plus de mille articles en tout [1] – donne à lire les Annales d’une façon inédite : à partir de ce qu’elles publient. Cette séquence se conclut par une série de témoignages d’anciens responsables de la revue (Lucette Valensi, Jacques Revel et Marc Ferro) destinés à éclairer son fonctionnement concret dans les périodes antérieures à celle qui intéresse directement ce numéro.
10Ces deux premières parties sont prolongées par trois sections qui permettent de croiser d’autres points de vue. Tout d’abord, nous avons sollicité le regard de collègues à l’étranger, souvent responsables de revues. Avec leurs différences, leurs décalages, leurs discordances, aussi, ces textes offrent assurément un portrait partiel, sinon partial. Si fragmentaires soient-elles, ces « vues d’ailleurs » ont l’avantage de replacer les Annales dans un horizon international, parfois très différent des lieux où se fabrique la revue au quotidien. La republication des éditoriaux et des principaux textes réflexifs publiés par la revue entre 1929 et 2019 fournit un autre angle d’approche, interne, cette fois. Lire, comme on le propose ici pour la première fois, ces textes les uns à la suite des autres permet de mesurer la manière dont le discours tenu par la revue sur elle-même s’est transformé au fil du temps. Enfin, selon la pratique habituelle des Annales, le numéro s’achève par une section de comptes rendus. Ces textes, plus longs qu’à l’ordinaire, portent sur un choix de livres d’histoire et de sciences sociales des trente dernières années, non recensés dans la revue, mais qui n’en ont pas moins été décisifs pour les membres du comité en ce qu’ils ont alimenté leur réflexion ou nourri leur curiosité. Délibérément arbitraire, ces choix ont été effectués individuellement, à la différence de la conception du reste du numéro : ce sont d’ailleurs les seuls textes signés. Ni palmarès ni session de rattrapage, ce kaléidoscope recompose d’une autre manière la revue, levant le voile sur la subjectivité de celles et ceux qui la font : une façon, en somme, de formuler avec des livres leur idée de l’histoire.
11Ces différentes entrées ne forment pas un ensemble aux jointures parfaites : au moment d’achever ce numéro, nul n’en connaît mieux que nous les limites. Chemin faisant, nous avons été de plus en plus conscients de tout ce qui aurait pu être fait différemment. S’il existe une cohérence et une unité dans ce volume qui vise avant tout à nourrir le débat historiographique contemporain, c’est dans sa démarche et sa dynamique qu’on peut l’identifier : non pas définir un nouveau mot d’ordre historiographique, mais ne pas perdre ce que nous avions appelé, il y a quelques années, un style. Avec leur exigence de réflexivité, en s’inscrivant tout autant contre le positivisme que le relativisme, les Annales ambitionnent d’explorer une histoire et des sciences sociales qui se définissent moins par un type d’objet donné que par des démarches, des procédures et des concepts scientifiques parfois empruntés à d’autres disciplines, mais toujours soumis, avant usage, à l’impératif de véridicité ou de vraisemblance qui rend l’écriture de l’histoire et des sciences sociales irréductible à toute autre forme de récit.
12Achevé dans les difficultés engendrées par une crise sanitaire globale, dans un moment où, partout dans le monde, la France ne faisant pas exception, les sciences sociales sont l’objet d’attaques politiques répétées qui remettent en cause leur autonomie et leur légitimité – mais n’ont peut-être, de ce fait, jamais été aussi vivantes –, ce numéro est également porteur d’espoir : continuer à faire collectivement œuvre de savoir, participer au vaste mouvement qui fait de la connaissance des sociétés humaines par elles-mêmes une exigence afin d’être, sinon plus libres, du moins plus lucides.
Date de mise en ligne : 25/08/2021
Notes
-
[1]
La base de données des articles des Annales (1990-2018) est à disposition sur le site de la revue (annales.ehess.fr), rubrique « Compléments de lecture ».