Couverture de ANNA_743

Article de revue

Comptes rendus. Jean Puissant. La colline sans oiseaux. 14 mois à Buchenwald. Paris, Éd. du Félin, 2017, 233 p.

Pages 898 à 901

Notes

  • [1]
    Michael Pollak, L’expérience concentrationnaire. Essai sur le maintien de l’identité sociale, Paris, Métailié, 1990.
  • [2]
    Ibid., p. 238.
  • [3]
    Paul Le Goupil, La route des crématoires, Blainville-sur-Mer, L’Amitié par le livre, 1962.
  • [4]
    Michael Pollak, L’expérience concentrationnaire…, op. cit., p. 340.
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1À l’occasion de son étude de quelques témoignages de rescapées du camp d’Auschwitz-Birkenau, Michael Pollak offrait, il y a plusieurs décennies, une typologie des récits autobiographiques relatant l’expérience concentrationnaire [1]. Rédigé en mai et juin 1945, l’ouvrage de Jean Puissant appartient indéniablement aux « écrits les plus factuels [2] » publiés immédiatement après le retour des camps. La précision de sa narration de la détention au petit camp de Buchenwald ne saurait toutefois s’expliquer uniquement par son écriture sur le vif. À l’issue de sa quarantaine, Puissant, ne marchant qu’avec des cannes, est affecté à l’une des baraques réservées aux invalides, « block sombre et puant, peuplé de spectres et de monstres » (p. 97). Même s’il y souffre du froid, de la faim, de la promiscuité et des coups du personnel détenu, la dispense de travail et d’appel liée à son invalidité lui confère un statut singulier, en quelque sorte hybride, qui donne à son témoignage une tonalité particulière et nous offre un autre regard sur le camp de Buchenwald.

2Son exposé n’est en effet ni celui d’un détenu appartenant au personnel et jouissant de nombreux avantages ni celui d’un détenu lambda, sans qualification technique particulière, et donc condamné à mort par un travail forcé dans un mauvais kommando. Quand le récit des premiers, souvent très détaillé, pose problème du fait de la perspective, plus ou moins assumée, de détenu privilégié, celui des seconds, comme Robert Antelme, est rare car ces détenus n’ont souvent pas survécu. L’histoire de Puissant rappelle celle de Paul Le Goupil dans La route des crématoires[3]. Son bras dans le plâtre, qu’il garde jusqu’à la libération du camp, le dispense de travail et lui évite de subir le même sort que ses camarades : la mort dans les galeries souterraines des montagnes du Harz. Puissant assume pleinement la « série d’avantages appréciables » (p. 105) dont il bénéficie en tant qu’invalide. Parce qu’il n’en fait pas partie et qu’il ne doit sa survie qu’à son handicap, il n’hésite pas à décrire précisément et de façon peu flatteuse la « grande machine administrative du camp » qui « travaillait au compte des nazis et qui tenait entre ses mains tous les pouvoirs » (p. 107). Grâce à sa présence au camp durant la journée, il est en mesure de livrer des observations précises sur son fonctionnement administratif, le décrivant, par exemple, aux mains de détenus « gros et gras, les cheveux longs rejetés en arrière, un large brassard à la manche gauche de la veste, avec une élégante culotte de cheval et des guêtres, un beau chien berger allemand les accompagnant » (p. 107). Face à la violence des doyens de chambrée (Stubendienste), Puissant relève que « les nazis avaient ainsi éprouvé qu’ils étaient capables de susciter des bourreaux, même parmi leurs victimes » (p. 108).

3À l’exemple de l’organisation sanitaire du camp, « excellente sur le papier », Puissant met par ailleurs en évidence la contradiction inhérente au « système paperassier » géré par les détenus pour le compte des SS. Malgré « des fiches, des notes, des renseignements […], entassés par dizaines de milliers, rigoureusement classés », l’hôpital du camp reste un lieu de souffrance et de mort. La paperasserie n’est en aucun cas au service des malades : elle a pour finalité de « constituer une façade mensongère » censée masquer le souhait véritable des SS de se débarrasser d’eux. Puissant ajoute à son explication de la défaillance du système sanitaire à Buchenwald « les passe-droits, les camaraderies, l’incompétence, le sadisme » (p. 133) des cadres détenus. Cette comédie s’incarne également dans l’existence d’un cinéma et d’un bordel à Buchenwald : « On se demande comment, par quelle cocasserie de cerveau désaxé, les SS, dont les attributions normales étaient de distribuer la souffrance et la mort, avaient pu les installer dans le camp. […] Hypocrisie, tendant à ménager une façade agréable destinée à cacher les horreurs ? Je ne sais » (p. 115). On n’est dès lors pas étonné de découvrir dans les extraits de correspondances autour du livre, publiés en annexe, que cette perspective ait déplu à deux anciens détenus privilégiés que Puissant égratigne dans son récit : le Dr Elmelik, un ancien médecin du camp devenu président de l’association franco-belge des déportés politiques de la Résistance, et le colonel Manhès, président de l’amicale de Buchenwald et de la Fédération nationale des déportés et internés, résistants et patriotes.

4Au-delà de la perspective sans concession de Puissant sur le fonctionnement interne du camp, le récit de sa lutte pour le maintien de son identité est sans conteste le second apport majeur de son témoignage. C’est au contact des détenus « mécanisés » (p. 70), désabusés et détachés de tout, chargés des arrivages de nouveaux détenus, que Puissant s’inquiète, dès son arrivée à Buchenwald, de la perte de son identité : « Deviendrions-nous comme eux ? Perdrions-nous le sentiment de la grandeur de la condition humaine ? » (p. 70). Face à cette « entreprise d’abrutissement qui devait transformer des hommes en bêtes » (p. 69-70), l’objectif de Puissant peut paraître modeste : rester lui-même. Confronté au désœuvrement, il se trace « un vaste programme qui ne [lui] laissait guère durant la journée le temps de [s]’ennuyer » (p. 98) et qui est destiné à « maintenir intactes [ses] forces intellectuelles » (p. 98).

5Il retranscrit des poésies, écrit un roman, lit, apprend l’allemand, chante, assiste à des concerts de musique de chambre, etc. Il organise des « causeries sur l’histoire ancienne et sur l’histoire de France » (p. 151) avec des intellectuels, avec lesquels, d’ailleurs, il n’aurait pas pu échanger dans sa vie d’enseignant de cours complémentaire. Finalement, il conserve sa vitalité intellectuelle et son goût pour l’érudition, fil rouge entre sa vie d’avant, son internement au camp et sa vie d’après. Ceux-ci lui offrent la stabilité intérieure qui lui permet de tenir : « Aussi, est-ce avec un endurcissement qui arrivait presque à l’indifférence que je côtoyais cette épouvantable misère humaine. Je n’en étais pas affecté et, dans ce marais pestilentiel, mes pensées attachées aux pensées des écrivains qui m’avaient appris à vivre ménageaient facilement pour moi seul des oasis de calme et de sérénité » (p. 131). Tout en s’échappant de la réalité pour assurer la survie de son identité menacée de mort, il analyse le monde dans lequel il évolue et trouve, au quotidien, des stratégies pour se jouer de certains mécanismes du lieu. Pour passer le poste de contrôle entre le grand et le petit camp, il apprend par exemple à mimer l’allure des prisonniers privilégiés. Cette forte capacité d’adaptation le rend sévère vis-à-vis des « petits vieillards rabougris et asthmatiques qui pleuraient leurs pantoufles, leur gilet de flanelle, l’apéritif et la partie de pêche du dimanche, et qui ne voyaient pas qu’autour d’eux, un monde s’écroulait » (p. 96).

6Alors qu’il perd près de cinquante kilos lors de sa détention, Puissant affirme par ailleurs n’avoir jamais souffert de la faim, grâce à la « puissance de la suggestion » : « Volontairement, je me payai le luxe d’être gourmet et de manger seulement ce qui me plaisait, c’est-à-dire peu de chose. Les menus se succédaient selon un rite immuable : deux fois par semaine, du rutabaga à l’eau dont je mangeais fort peu et qui fut remplacé en mai par des bouillons d’orties et de feuilles de betteraves que je ne mangeai pas du tout. […] La soupe aux nouilles du dimanche, substantiel régal de mes camarades, me dégoûtait. Je n’y touchais pas » (p. 113). Il est impossible de vérifier l’ampleur réelle de ces privations volontaires, et peu importe. Une telle coquetterie semble déplacée dans ce monde de la faim ; quoi qu’il en soit, c’est pourtant elle qui le sauve, en lui permettant de conserver cette dimension essentielle de son identité d’avant la guerre et la déportation. À propos d’une livraison exceptionnelle de livres à l’un de ses camarades, il est pris d’un vif engouement : « Des livres ! Une pâture qui m’était plus nécessaire que le pain. Nous nous les arrachions » (p. 110).

7Parmi les quatre « formes élémentaires de l’ajustement » à l’univers concentrationnaire proposées par Pollak – « le repli sur soi, l’intransigeance, l’installation, la conversion » [4] –, l’intransigeance domine le récit de Puissant. Sa capacité sans faille à mobiliser, cultiver et enrichir ses ressources intellectuelles, malgré la mort « toujours présente » qui « flottait au milieu [d’eux], presque visible, presque palpable » (p. 100), lui a permis de survivre. Son évidente intelligence et l’acuité de son jugement ne laissent en rien présager de certains commentaires que l’on rencontre ici et là dans son récit et qui incommodent par leur grossièreté. Sont-ils le fait d’un milieu concentrationnaire où les identités nationales et religieuses s’exacerbent ? Il raconte par exemple qu’un de ses camarades avait « comme tous les Slaves, un caractère instable et aucune suite dans les idées » (p. 151). À propos de deux cents juifs polonais arrivés dans une détresse extrême au camp, il a les mots les plus durs, les décrivant comme des bêtes et rapportant « qu’ils glapissaient à petits cris de souris ». Comme si cela ne suffisait pas, il poursuit : « Ces êtres étranges avaient cependant des capacités extraordinaires dans un art où nous avions pourtant connu des maîtres. C’étaient des voleurs admirables » (p. 182). À la lecture de Puissant, on fait l’amer constat que ni l’intelligence ni le savoir ne prémunissent contre la tentation de déshumaniser autrui. Nonobstant ces réserves, on ne peut que se féliciter du courage des Éditions du Félin de rééditer ce témoignage passé inaperçu jusqu’à maintenant.


Date de mise en ligne : 30/10/2020

https://doi.org/10.1017/ahss.2020.103

Notes

  • [1]
    Michael Pollak, L’expérience concentrationnaire. Essai sur le maintien de l’identité sociale, Paris, Métailié, 1990.
  • [2]
    Ibid., p. 238.
  • [3]
    Paul Le Goupil, La route des crématoires, Blainville-sur-Mer, L’Amitié par le livre, 1962.
  • [4]
    Michael Pollak, L’expérience concentrationnaire…, op. cit., p. 340.

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