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Thierry Dutour, « Les génies invisibles de la cité. Recherche sur les espaces et les mots de la participation à la vie publique dans quelques villes de l’espace francophone de langue d’oïl à la fin du Moyen Âge (xiiie-xve siècle) », in P. Boucheron et J.-P. Genet (dir.), Marquer la ville. Signes, traces, empreintes du pouvoir (xiiie-xvie siècle), Paris, Éd. de la Sorbonne, 2015, p. 463-481.
1« Des casques, des armes et des ceintures, donc, mais aussi des ustensiles de cuisine, du linge, des cierges, des pentures de portes et des chaînes… » (p. 159) : Lionel Germain et Judicaël Petrowiste décrivent ici le fameux bazar de la maison commune de Najac. Parmi les objets et les archives qui se côtoyaient pêle-mêle dans les coffres, certains fondaient et reconnaissaient l’existence juridique des gouvernements communaux. Les actes et les cartulaires leur permettaient de faire valoir leurs droits, les sceaux et les clés leur conféraient une visibilité auprès d’autres pouvoirs, au point de devenir des symboles de la vie communale. L’originalité de l’étude dirigée par Ézéchiel Jean-Courret, Sandrine Lavaud, Judicaël Petrowiste et Johan Picot repose sur ce choix d’analyser les objets et les bâtiments caractéristiques des gouvernements de villes. Elle s’inscrit dans une forte dynamique de recherche en histoire urbaine, notamment sur la matérialité de l’écrit, mais propose un élargissement à tout élément tangible et idéel de la légitimité communautaire. L’enjeu est de considérer, selon une démarche comparative, ce « bric-à-brac » communal du Midi de la France entre le xiiie et le xve siècle. L’ouvrage débute par des articles consacrés aux sceaux, aux bannières et aux coffres, « objets phares » des institutions urbaines. Cette perspective est ensuite enrichie par des travaux plus approfondis portant sur des communautés particulières, dont toute la panoplie des attributs mobilisables est analysée.
2Contribuant à l’image que le conseil de ville construit de lui-même et véhicule auprès des populations et des autres pouvoirs, les sceaux et les bannières constituent le premier support de diffusion de l’iconographie urbaine, en figurant un emblème monumental, un armorial, un saint patron… Celle-ci concourt à définir le modèle politique que le conseil souhaite matérialiser : une représentation de la ville dans sa globalité, un intermédiaire des autres pouvoirs ou une revendication d’un héritage comme celui de l’Empire. Les transformations des régimes communaux peuvent susciter le réemploi de certains attributs, ce qui atteste d’une volonté marquée de continuité politique. Ces emblèmes confèrent au conseil une présence visuelle dans la ville, qui est également illustrée par les rituels autour des clés des tours et des portes, rituels auxquels le conseil prend part en tant que représentant du pouvoir juridictionnel sur la cité. Cette publicité participe à son ancrage spatial, dont l’expression la plus monumentale est la maison communale. Plusieurs auteurs rappellent que, lorsqu’elle existe, celle-ci contribue à la concentration des symboles de légitimité du gouvernement urbain. Les emblèmes classiques de l’institution peuvent y être conservés dans des coffres qui, du fait de leur contenu, deviennent des attributs matériels à part entière. À la fin du Moyen Âge, des exemples témoignent d’une spatialisation grandissante du pouvoir communal, notamment par la création d’un lieu fixe dédié à la conservation de ces coffres jusqu’alors itinérants.
3Picot rappelle, dans son étude sur Montferrand, que la légitimité des emblèmes ne se limite pas à leur visibilité auprès de la population. Si l’existence des coffres est connue de tous, ces derniers demeurent cachés puisque conservés à l’abri des murs de la maison communale ou de celle d’un notable qui en a la garde. Cette dimension nuance l’idée que la validité des attributs matériels passerait par leur empreinte visible. Dès lors, la reconnaissance de leur détention par un pouvoir donné permet à ce dernier d’assoir sa légitimité, d’où l’importance conférée à la maîtrise de son contenu – en atteste la remarquable série documentaire réalisée à Najac, dont le consulat faisait rédiger annuellement l’inventaire de ses biens. La possession des inventaires et archives peut par ailleurs être un objet de conflit et de concurrence entre les acteurs princiers, seigneuriaux et urbains.
4Les auteurs montrent que certains attributs sont parfois revendiqués sans succès et interrogent le lien entre cet échec et les discours des conseils urbains qui prétendent incarner la cité dans son ensemble. Au premier rang des défaites, les notables peuvent ne pas réussir à établir une communauté juridiquement autonome, seigneurs et princes refusant de concéder un consulat. Les membres de gouvernements établis peuvent ensuite se voir dénier la possibilité d’acquérir certains attributs communaux. Constitutifs d’un pouvoir urbain légitime, ces derniers peuvent également être confisqués par les princes ou les seigneurs pour punir les villes. Enfin, sans que soit refusé leur droit de possession, de nombreux attributs sont absents de la panoplie communicationnelle des régimes communaux. La raison la plus fréquente tient à l’absence d’un lieu de réunion propre, la maison commune, siège du gouvernement urbain. Le cas échéant, les membres de la communauté peuvent se réunir dans une église, au siège du pouvoir seigneurial ou princier, dans des demeures de particuliers, sur une place ou encore dans un champ. Laure Verdon, qui étudie les assemblées provençales de chefs de famille aux xiiie et xive siècles, propose une lecture politique de leur localisation. Dans le rapport de force entre autorités urbaines et pouvoir princier ou comtal, c’est ce dernier qui convoque l’assemblée et qui détermine, de fait, le lieu de réunion. Cette démonstration témoigne de l’effort commun aux différents auteurs de lire les attributs à la lumière de leurs relations avec les autres pouvoirs de la société politique médiévale.
5Cet ouvrage marque son originalité en posant les jalons d’une étude comparative de la matérialité des gouvernements urbains et invite les chercheurs à les considérer comme des éléments à part entière, à côté des archives. Les auteurs rappellent qu’en donnant corps à la communauté urbaine, les attributs ne font pas que légitimer juridiquement son existence ; leur création et leur mobilisation ne doivent pas se détacher des volontés d’affirmation du conseil urbain face aux différents acteurs politiques. C’est donc bien la question des destinataires de la communication matérielle que pose ce livre. Les premiers récepteurs de ces manifestations sont les autres corps de la ville (assemblées, institutions religieuses, pouvoirs seigneuriaux et princiers, etc.) face auxquels le conseil de ville cherche à s’imposer. Celui-ci marque ainsi son emprise non seulement spatiale et visuelle, par le biais de la maison commune ou des bannières, mais aussi sonore, avec les cloches ou les criées publiques. Certains de ces attributs peuvent être communs aux autres acteurs, comme les sceaux représentant le saint patron de la ville. Ce partage d’attributs ne doit pas être seulement saisi comme un rapport de concurrence et de rivalité : il témoigne également d’une complémentarité entre les pouvoirs. Verdon perçoit les lieux de réunion comme des « espaces partagés » et non exclusifs. La garde des archives, lorsqu’elle est confiée aux églises, relève de la même logique : elle fait de l’institution religieuse un acteur de la sanctuarisation des documents et de la défense de la légitimité du conseil de ville.
6À l’intérieur des murs de la cité, la population est l’un des premiers destinataires de cette communication politique, puisque l’institution communale essaie de s’imposer comme la seule représentante légitime. Or, dans les articles du volume de même que dans la documentation médiévale, les habitants n’apparaissent bien souvent que lorsqu’ils s’opposent aux élus. La population peut ainsi remettre en cause l’action de certains notables ou même critiquer la totalité de l’institution dirigeante. Plusieurs auteurs soulignent l’apparition, dans ce cas, de nouveaux attributs ou le renforcement de l’importance conférée à ceux qui préexistaient au conflit ; le conseil réaffirme de la sorte sa présence dans la ville. Leur utilisation correspond parfois à un pragmatisme politique, afin de s’allier avec les notables, à qui pouvait être confiée la garde des arches itinérantes, ou chez qui les réunions pouvaient se tenir, moyennant finances. En participant au prestige et à la richesse de ces familles, cette pratique permettait au conseil de ville de s’assurer de leur loyauté. La matérialité des attributs s’affirme en outre au-delà de l’enceinte de la cité ; ceux-ci s’insèrent dans les relations que le gouvernement urbain entretient avec les pouvoirs extérieurs et dont le sceau constitue l’un des plus importants aspects. Le conseil de ville, soit l’une des nombreuses institutions présentes en son sein, devient dès lors un interlocuteur incontournable. Il utilise ces éléments matériels pour légitimer sa prétention à représenter l’intégralité de la communauté par le biais de ses élus.
7En définitive, cet ouvrage joliment illustré permet d’esquisser un tableau des problématiques propres au Midi de la France, en s’éloignant des grands foyers urbains traditionnels, et d’ouvrir une réflexion sur des villes de taille plus restreinte. S’ils confirment des différences importantes avec les espaces italiens ou flamands la plupart des contributeurs proposent des parallèles très pertinents avec le nord de la France. Ils rejoignent en cela les conclusions de Thierry Dutour, qui avait noté que l’absence d’attributs urbains ne révélait pas l’absence de gouvernements légitimement constitués [1]. Ce livre sur les emblèmes matériels permet finalement de remettre en cause l’idée que ceux-ci seraient le signe d’une autonomie politique.
Notes
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[1]
Thierry Dutour, « Les génies invisibles de la cité. Recherche sur les espaces et les mots de la participation à la vie publique dans quelques villes de l’espace francophone de langue d’oïl à la fin du Moyen Âge (xiiie-xve siècle) », in P. Boucheron et J.-P. Genet (dir.), Marquer la ville. Signes, traces, empreintes du pouvoir (xiiie-xvie siècle), Paris, Éd. de la Sorbonne, 2015, p. 463-481.