Notes
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[1]
James H.Leuba, A Psychological Study of Religion: Its Origin, Function, and Future, New York, Macmillan, 1912.
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[2]
Jonathan Z.Smith, Drudgery Divine: On the Comparison of Early Christianities and the Religions of Late Antiquity, Londres, School of Oriental and African studies, University of London, 1990.
1« Alors qu’il y a une quantité stupéfiante de faits, de phénomènes, d’expériences humaines, d’expressions qui peuvent être caractérisés dans une culture ou une autre, selon un critère ou un autre comme étant religieux – il n’y a pas de données pour la religion. La religion est uniquement la création de l’étude savante. Elle a été créée pour le savant, à des fins analytiques, par ses pratiques imaginatives de comparaison et de généralisation. La religion n’a pas d’existence en dehors de l’académie » (p. 23). Dans le domaine de l’histoire des religions, Jonathan Smith s’est fait une réputation, notamment pour ses affirmations péremptoires. Il aime remettre en question les évidences et avec raison, en particulier quand il s’agit de l’étude universitaire des religions. Cette citation initiale se trouve parmi d’autres formulations d’ordre épistémologique du même type dans le recueil de huit études, assorties d’un entretien, réuni et traduit par les soins de Daniel Barbu et de Nicolas Meylan, jeunes historiens francophones des religions.
2La pertinence critique n’est assurément pas le seul mérite d’un ouvrage portant sur les principes et les méthodes d’une discipline marginalisée en France : l’histoire des religions. Ces interventions réservent la part qui lui est due à la réflexivité d’ordre épistémologique. Issues de l’étude historique de l’ancien judaïsme en ses différentes déclinaisons et des mouvements chrétiens nés autour du Nouveau Testament, elles remettent en cause autant la notion de religion, comme concept opératoire, que la comparaison en tant que méthode d’investigation en sciences humaines, en particulier en histoire et sciences des religions.
3Commençons par la religion. Dans le deuxième essai du recueil, à partir du A Treatyse of the Newe India publié par Richard Eden à Londres en 1553 sur les indigènes des Canaries, quatre thèses sont examinées : la religion n’est pas une catégorie indigène ; la religion est pensée comme un phénomène universel ; la religion est construite comme une catégorie générale à partir d’idées telles que la « connaissance de Dieu » ; la religion est une catégorie d’ordre anthropologique, et non pas théologique. Se fondant sur l’affirmation du psychologue des religions et du religieux d’origine helvète James Leuba qui pouvait se référer à plus de cinquante définitions de la religion [1], Smith conclut que la religion n’est en effet pas une notion indigène : c’est un concept générique et heuristique tel celui de langage en linguistique ou de culture en anthropologie.
4Il n’y a donc pas de définition de la religion, à part la référence fréquente à celle de son collègue anthropologue Melford Spiro (en contraste avec la notion de « contre-intuitif » chère aux historiens des religions cognitivistes tel Pascal Boyer) : la religion correspondrait à une institution régissant les relations des hommes avec les êtres surhumains, dont la figure varie d’une culture à l’autre. Ne prenant pas en compte les discours que suscitent les pratiques qui nous apparaissent comme religieuses (les mythes), une telle définition est-elle réellement opératoire ? L’on reste sur sa faim.
5Quant à la comparaison, elle est imposée par la description des phénomènes historiques constituant le champ de recherche de l’historien des religions. Fondée à l’origine sur la contiguïté et les similitudes, l’approche comparative doit se focaliser sur les différences. Sans rechercher l’identique, jouant sur les écarts, la comparaison manipule les différences. Elle ne sera donc ni ethnographique (associations fortuites, intuitives, à la Bronisław Malinowski), ni encyclopédique (juxtaposition à l’intérieur d’une même catégorie générale à la James Frazer), ni morphologique (objets individuels placés sous un même archétype, selon le principe pratiqué par Mircea Eliade), ni évolutionniste (comme elle le fut pendant tout le xixe siècle). Restent les trois modèles plus récents offerts successivement par les méthodes statistiques, l’analyse structurale et enfin la description systématique et comparative, à l’écart des essences.
6Ce dernier principe comparatif semble être appliqué dans l’étude intitulée « Ici, là, où que ce soit ». « Ici » s’applique à la religion domestique, « là » aux religions selon le modèle impérial et « ni ici ni là » aux religions sans attache spatiale particulière. Les religions de l’« ici » seraient centrées sur les rituels liés principalement au repas familial ; les religions de type royal et impérial seraient attachées au sacrifice ; quant à celles du « nulle part », elles correspondraient aux religions d’associations ou de groupes d’initiés. La classification proposée ne reçoit malheureusement pas d’illustration pratique, sinon l’exemple brièvement traité de la magie. Celle-ci semble offrir des traits propres aux religions de l’« ici » comme aux religions du « là », mais elle se manifeste aussi dans les religions du « où que ce soit ». Et l’on doit se contenter d’une conclusion telle que : « Les tensions, échanges, combinaisons que ces deux formes d’éthos (ici et là) auront produits, que ce soit à l’intérieur d’une tradition particulière ou non, c’est là ce que nous appelons l’histoire des religions » (p. 101).
7Dans l’ordre de l’affirmation radicale, un énoncé tel que « les mythes notamment doivent être considérés comme des ‘histoires ordinaires’, comme des discours communs, et non pas comme les expressions d’un discours équivoque, ramassé et hautement symbolique » (p. 26) ne cesse de surprendre. Il interroge en particulier celles et ceux qui se sont faits les avocats d’une approche d’anthropologie sociale et culturelle, en l’occurrence historique. Si les récits que, dans la tradition anthropologique, on dénomme mythes correspondent bien à des « actes de communication spécifique » (p. 27), ils ne sauraient être compris comme de simples textes, certes situés en contexte. D’ailleurs, du point de vue des manifestations culturelles susceptibles d’être abordées et étudiées par le biais du concept opératoire de religion, les pratiques et les croyances suscitent davantage l’attention de Smith que les différentes formes de discours qui les fondent.
8Du point de vue de leur productivité dans la pratique savante, les positions critiques souvent extrêmes défendues dans les différents essais réunis dans Magie de la comparaison ne sont évidemment pas très stimulantes. Un champ d’application possible de ces principes se dégage néanmoins dans quelques exemples consignés dans Drudgery Divine [2], à propos des premières traditions chrétiennes en comparaison non pas généalogique, mais analogique avec les cultes à mystère dans l’Empire gréco-romain. L’approche comparative y conduit à des critiques souvent féroces, mais bienvenues des interprétations du Nouveau Testament, d’ordre volontiers apologétique, des interprétations théologiques souvent animées par les polémiques entre catholiques et protestants. Smith a joué un rôle déterminant dans l’indispensable distinction entre les approches définies à cet égard en histoire des religions et les approches théologiques telles que celles défendues par ses collègues des Divinity Schools et autres facultés de théologie.
9Mais retenons surtout la leçon générale que Smith tire du constat introduisant la présente recension, et cela même si celui-ci esquive le fait qu’en sciences humaines et sociales en général et en histoire des religions en particulier, la réflexivité critique est nourrie par le contact avec une réalité autre, distante et dans cette mesure stimulante : « C’est pour cette raison que celui qui étudie la religion, et l’histoire des religions tout particulièrement, doit veiller à demeurer continuellement réflexif ; cette réflexivité constitue en effet sa principale compétence, en même temps que son premier objet d’étude » (p. 23).
Notes
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[1]
James H.Leuba, A Psychological Study of Religion: Its Origin, Function, and Future, New York, Macmillan, 1912.
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[2]
Jonathan Z.Smith, Drudgery Divine: On the Comparison of Early Christianities and the Religions of Late Antiquity, Londres, School of Oriental and African studies, University of London, 1990.