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Article de revue

Comptes rendus. Alexander Bevilacqua et Frederic Clark (dir.). Thinking in the Past Tense: Eight Conversations. Chicago, The University of Chicago Press, 2019, 224 p.

Pages 427 à 431

Notes

  • [1]
    Peter N. Miller, Peiresc’s Mediterranean World, Cambridge, Havard University Press, 2015.
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1L’ouvrage rassemble les conversations conduites entre les deux directeurs et huit historiens : cinq hommes et trois femmes, sept Anglais et Américains et un Français. Le livre est donc d’abord une série d’ego-histoires, un genre dont le succès ne se dément pas, mais qui est pratiqué aujourd’hui avec une conscience plus aiguë des pièges tendus par l’illusion biographique. Ainsi, interrogée sur ses intérêts intellectuels, Ann Blair commence sa réponse en disant : « Rétrospectivement, la vie peut sembler suivre une trajectoire bien dessinée, mais à chaque moment, vous avancez le long du chemin avec ce qui semble la meilleure décision possible » (p. 15). Questionnée sur la cohérence de ses différents intérêts, Lorraine Daston souligne que sa réponse est « rétrospective et elle doit être reçue cum grano salis. Elle est une reconstruction rationnelle, comme on dit dans le monde de la philosophie des sciences » (p. 48). La réticence, surmontée au demeurant, face à l’ego-histoire est ainsi exprimée par Quentin Skinner : « J’ai été élevé de manière à croire que parler de soi n’est pas convenable » (p. 206).

2Les huit historiens présents dans le volume appartiennent à plusieurs générations. Un seul (Skinner) est né durant la Seconde Guerre mondiale, quatre appartiennent à la génération de l’immédiate après-guerre (Benjamin Elman, Jill Kraye, Anthony Grafton et Daston nés entre 1946 et 1951) et trois (Blair, Peter Miller, Jean-Louis Quantin) à la décennie de 1960 (Miller fut étudiant de Skinner et Blair, de Grafton). À ces trois générations, les maîtres d’œuvre de l’ouvrage en ajoutent une quatrième : la leur. Alexander Bevilacqua et Frederic Clark ont soutenu leur thèse à Princeton en 2014, tous deux sous la direction de Grafton. Ce qui rassemble tous ces historiens est leur commun terrain de recherche : l’histoire intellectuelle de la première modernité, entre le xve et le xviiie siècle.

3Le propos des deux directeurs est clair : montrer que l’histoire intellectuelle, donnée pour morte en 1980, est devenue « l’un des domaines les plus dynamiques de la recherche historique » (p. 1). Ni l’histoire sociale, identifiée à tout jamais avec la French Annales School, réduite à l’obsession quantitative, ni l’histoire culturelle, qui se serait attachée à la seule culture populaire, n’ont eu raison de cette autre histoire, à la longue tradition, qui a pour objet « l’étude historique des efforts de l’humanité pour penser et savoir » (p. 1). L’ego-histoire devient ainsi un manifeste pour la « renaissance de l’histoire intellectuelle » (« revival of intellectual history », p. 2) et un plaidoyer pro domo.

4La cause est brillamment défendue, mais l’attention dominante portée sur les trajectoires de l’historiographie anglaise et américaine conduit à passer sous silence d’autres traditions qui, dans les années supposément noires de l’histoire intellectuelle, ont maintenu sa force innovatrice. Par exemple, en Italie, avec les héritages de Delio Cantimori et de Franco Venturi, les travaux de Giuseppe Ricuperati, de Vincenzo Ferrone ou de Massimo Firpo et de beaucoup d’autres. Le même biais se retrouve dans le corpus des œuvres qui ont caractérisé et illustré la résurgence de l’histoire intellectuelle à partir des années 1970. Dans la note 14 de l’introduction, vingt-trois livres le composent : seulement trois n’ont pas été rédigés en anglais.

5Le socle commun à tous les historiens rassemblés dans cette étude est une définition large de l’objet même de l’histoire intellectuelle. Skinner la définit comme « l’étude historique de toutes les productions de l’esprit humain » (p. 193) et Kraye, fidèle à Carl Schorske, comme le désir de « considérer de manière historique une culture tout entière » (p. 119). Ce champ élargi dégage de nouveaux domaines d’études explorés par les historiens de la « new intellectual history » (l’expression est de moi) : « L’histoire contextualiste de la pensée politique, la nouvelle histoire de l’érudition classique, la réécriture de la trajectoire de la révolution scientifique, les nouvelles approches de l’étude des religions et des croyances, le développement de la microhistoire comme genre et la genèse de l’histoire du livre et de la lecture » (p. 8). En découle une pratique de l’histoire intellectuelle comme, justement, une histoire des pratiques ou comme, pour citer Grafton, « l’histoire de l’érudition et de la lecture, considérées comme des pratiques tout à la fois intellectuelles et matérielles, qui ont laissé dans les marges des livres des traces d’écriture semblables aux marques laissées par la marée » (p. 111).

6L’histoire intellectuelle s’est renouvelée en se référant à deux autres champs historiques. Pour presque tous les auteurs, l’histoire des sciences pensée par Simon Schaffer et Steven Shapin dans le cadre des science studies a tenu un rôle essentiel. Elle a permis de surmonter les oppositions anciennes et vaines entre contenu et contexte, signification et matérialité, origine et appropriations. L’importance donnée aux formes de transmission et de réemploi, qu’elles s’emparent de l’héritage antique ou du christianisme primitif, trouve là sa raison. L’autre référence, omniprésente, est celle de l’histoire du livre et de la lecture. Le livre est d’abord une ressource pour l’étude. Elman rappelle l’importance décisive pour les sinologues des collections chinoises des bibliothèques américaines et Grafton celle des paperback editions qui ont permis aux étudiants de sa génération un accès immédiat et économique aux classiques, aux traductions, aux nouveaux titres. Le livre est aussi un objet essentiel pour une histoire intellectuelle qui considère les réceptions comme autant de créations dont les traces peuvent se rencontrer dans les annotations marginales, les compilations encyclopédiques, les recueils de lieux communs et la chaîne des commentaires.

7Dans leurs diagnostics sur le présent et l’avenir de l’histoire intellectuelle, les historiens sont divisés. Leurs craintes et leurs espérances se rapportent toutes à la transformation des pratiques de lecture. Elman rappelle, peut-être avec nostalgie, que dans la classe de Philip Rieff, à l’université de Pennsylvanie, « chaque semestre nous lisions seulement deux pages d’un seul livre » (p. 70) – dans ce cas l’Épître aux Romains de Saint Paul. Daston fait le constat suivant : « Le présupposé implicite de ma génération d’historiens intellectuels, ou d’historiens des sciences, était que vous deviez lire un texte de manière holistique. En fait, vous deviez lire la totalité de l’œuvre de l’auteur » (p. 56). La mutation des pratiques de lecture, permise ou imposée par le monde numérique, rompt avec cette lecture intensive, attentive et exhaustive des textes. L’unité de lecture n’est plus le livre, mais le fragment ou même le mot qui suggère de multiples intertextualités. Daston ne s’en désole pas, considérant qu’émerge ainsi une nouvelle logique, capable de transformer les unités et les formes des analyses historiques.

8D’autres interviewés sont moins optimistes. Kraye redoute pour sa part la disparition du lien ancien noué entre philologie et philosophie du fait de la prééminence de la philosophie analytique – ce qui pourrait invalider du même coup toute approche historique des textes philosophiques. Skinner partage ce jugement : « Je crois qu’aujourd’hui il est difficile pour les historiens de dialoguer avec les philosophes qui écrivent selon le modèle dominant de la philosophie analytique » (p. 207). La mise entre parenthèses de l’historicité est ainsi un formidable défi lancé à une histoire intellectuelle que Daston définit comme « l’historicisation radicale de ce qui semble évident » (p. 44) et à laquelle Skinner assigne la tâche de montrer « que certains concepts que nous sommes enclins à naturaliser furent en fait construits dans des circonstances historiques particulières » (p. 208). Grafton, lui non plus, n’est pas sans inquiétude devant la rhétorique de l’innovation technique et les nouvelles pratiques de lecture : « Je ne pense pas que nous pouvons remplacer les traditions de l’apprentissage humaniste qui aborde le texte avec la prudence et l’artisanat que le texte lui-même a fournis » (p. 114). Il assume cette position au risque de passer pour élitiste et démodé.

9Elman exprime une autre crainte : celle de la défaite possible de l’histoire des historiens face à la puissance des mythologies disséminées par les écrans. Le constat est préoccupant : « L’Histoire compte. Beaucoup de gens croient encore aux mythes que nous avons discrédités » (p. 89). C’est pourquoi la question de la preuve devient centrale dans un présent hanté par les falsifications. Ce livre montre que l’histoire intellectuelle est bien armée pour les combattre, d’abord parce qu’elle peut en retracer la chronologie, comme l’ont montré Grafton et Clark, ensuite parce qu’elle permet d’élucider la relation entre objectivité et relativisme, comme l’affirme Daston : « J’ai également la préoccupation constante d’écrire une histoire de la rationalité sans pour autant vider la rationalité de son sens. L’historicisation ne corrode pas tout ce qu’elle touche ; historiciser ne revient pas à relativiser » (p. 49).

10Pour terminer, mentionnons deux défis que l’histoire intellectuelle doit aujourd’hui relever. Le premier concerne l’écriture de l’histoire. Doit-elle demeurer fidèle aux formes de narration héritées du xixe siècle et partagées avec le roman ? Ou bien le temps est-il venu d’une émancipation de l’écriture historienne, qui pourrait suivre un autre modèle, celui des érudits et antiquaires (au sens d’antiquarians ) du premier âge moderne ? Ils privilégiaient le fragment, le discontinu, l’alliance entre synchronie et diachronie, au lieu du récit, de la complétude et de la seule continuité. Dans Peiresc’s Mediterranean World, Miller tente une telle entreprise [1]: « Je voulais écrire l’histoire des érudits comme les érudits eux-mêmes auraient pu l’écrire », affirme-t-il, « je voulais trouver une manière d’écrire mon livre Peiresc’s Mediterranean de façon à présenter au lecteur une expérience de la première modernité aussi peu filtrée que je le pouvais. Je voulais écrire le livre comme les acteurs du passé auraient pu l’écrire ou, au moins, en accord avec leur manière de penser et d’agir » (p. 157). Procéder ainsi amène à réintroduire le plaisir du jeu dans l’écriture de l’histoire et à la considérer comme un « outil cognitif » (a cognitive tool) selon la formule de Carlo Ginzburg. Miller évoque deux exemples : « Pensez à ce qu’Arlette Farge a été capable de faire dans son histoire de la rue parisienne au xviiie siècle, ou Reyner Banham avec l’histoire des voies routières à Los Angeles au xxe siècle » (p. 163).

11Le second défi porte sur l’histoire globale (ou supposée telle). Celle-ci n’entrait guère dans le répertoire de l’histoire intellectuelle, profondément ancrée dans l’espace européen. Les conversations transcrites dans ce livre proposent plusieurs voies pour briser cet « récit eurocentré », selon l’expression de Daston : l’approche comparative d’objets et de pratiques similaires, étudiées dans diverses cultures, ou bien le décentrement de la perspective. C’est ce que suggère Benjamin Elman à propos des discours sur l’imprimerie et ses effets : « Les débats à propos de la culture imprimée doivent commencer, d’une manière ou d’une autre, par prendre en compte l’Asie du Sud-Est. Si vous écrivez une chronologie, il faut commencer par là et ensuite il sera possible de voir ce qui, dans la culture imprimée allemande, est comparable » (p. 88).

12Le projet d’une histoire intellectuelle comparée ou connectée est magnifique. Il suppose, peut-être, un préalable : le désenclavement des traditions dans le monde occidental lui-même. À lire les entretiens qui constituent cet ouvrage, elles demeurent fortement séparées. Pour les auteurs (sauf bien sûr Quantin, successeur de Jean Orcibal et de Bruno Neveu, et Blair), tant les références fondatrices que les citations contemporaines appartiennent à une bibliothèque presque exclusivement composée de livres écrits ou traduits en anglais. Le trait surprend quelque peu puisque ces auteurs connaissent de multiples langues (et pas seulement les anciennes), ont beaucoup enseigné à l’étranger et ont fréquenté les bibliothèques du monde entier. Pourtant, l’histoire de ce volume se résume à une histoire intellectuelle sans Marcel Bataillon, sans Franco Venturi, sans Reinhart Koselleck, une histoire de l’écrit sans Armando Petrucci, une histoire de la philologie sans Jean Bollack ni Francisco Rico. Le constat n’est pas une critique. Seulement une invitation à la bibliodiversité.


Date de mise en ligne : 27/07/2020.

https://doi.org/10.1017/ahss.2020.11

Notes

  • [1]
    Peter N. Miller, Peiresc’s Mediterranean World, Cambridge, Havard University Press, 2015.
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