Couverture de ANNA_712

Article de revue

Elias sur l'antisémitisme : le sionisme ou la sociologie

Pages 385 à 420

Notes

  • [1]
    Norbert Elias, « Soziologie des deutschen Antisemitismus » [1929], Gesammelte Schriften, vol. 1, Frühschriften, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 2002, p. 117-126. Ce texte est publié pour la première fois en version française dans les Annales HSS, 71-2, p. 379-384.
  • [2]
    Karl Mannheim, « Das konservative Denken. Soziologische. Beiträge zum Werden des politisch-historischen Denkens in Deutschland », Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik, 57, 1927, p. 470-495. Le texte intégral de Mannheim a été publié par David Kettler, Volker Meja et Nico Stehr (dir.), Konservatismus. Ein Beitrag zu der Soziologie des Wissens, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1984.
  • [3]
    Comme le note son biographe Hermann Korte dans « Norbert Elias in Breslau. Ein biographisches Fragment », Statik und Prozess. Essays, Wiesbaden, Verlag für Sozialwissenschaften, 2005, p. 81-100.
  • [4]
    Norbert Elias, Norbert Elias par lui-même, Paris, Fayard, 1991, p. 15-41 et 100.
  • [5]
    Nathalie Heinich, « Sublimer le ressentiment. Elias et les cinq voies vers une autre sociologie », Revue du Mauss, 44-2, 2014, p. 289-298, ici p. 290.
  • [6]
    N. Elias, Norbert Elias par lui-même, op. cit., p. 29. Elias en parle comme s'il ne s'y était pas vraiment impliqué, remarque Hermann Korte, Biographische Skizzen zu Norbert Elias, Münster, Springer, 2013, p. 76.
  • [7]
    Norbert Elias (avec Johan Heilbron), « ‘La sociologie... quand elle est bien faite’. Entretien, 1984-1985 », Actes de la recherche en sciences sociales, 205-5, 2014, p. 4-19, ici p. 8.
  • [8]
    Jörg Hackeschmidt, Von Kurt Blumenfeld zu Norbert Elias. Die Erfindung einer jüdischen Nation, Hambourg, Europaeische Verlagsanstalt, 1997.
  • [9]
    Hermann Korte, « Norbert Elias », in B. Stambolis (dir.), Jugendbewegt geprägt. Essays zu autobiographischen Texten von Werner Heisenberg, Robert Jungk und vielen anderen, Göttingen, Vandenhoeck und Ruprecht unipress, 2013, p. 243-248.
  • [10]
    Eric Dunning, Hermann Korte et Stephen Mennell, « Introduction to Norbert Elias's ‘On the Sociology of German Anti-Semitism’ », Journal of Classical Sociology, 1-2, 2001, p. 213-217.
  • [11]
    Franz Oppenheimer, « Der Antisemitismus im Lichte der Soziologie », Der Morgen, 2, 1925, p. 148-161, http://www.franz-oppenheimer.de/fo25a.htm.
  • [12]
    Lorsque Mannheim est nommé pour lui succéder, Gottfried Salomon, déjà assistant d'Oppenheimer et auteur d'un Allgemeine Staatslehre, qui paraît en 1931, obtient ce poste, de sorte que Mannheim doit négocier un poste supplémentaire pour Elias.
  • [13]
    Franz Oppenheimer, Der Staat [Die Gesellschaft, Sammlung sozial-psychologischer Monographien, herausgegeben von Martin Buber, 14. und 15. Band], Francfort-sur-le-Main, Rütten und Loening, 1907. Ce court traité forme la base de son chapitre sur l'État dans System der Soziologie.
  • [14]
    Volker Kruse, « Von der historischen Nationalökonomie zur Sociologie. Ein Paradigmenwechsel in den deutschen Sozialwissenschaften um 1900 », Zeitschrift für Soziologie, 19-3, 1990, p. 149-165.
  • [15]
    Oppenheimer a eu une influence considérable sur l'ordolibéralisme, socle de la future République fédérale d'Allemagne (Rfa), via sa réception par Ludwig Erhard : Volker Caspari et Klaus Lichtblau, Franz Oppenheimer. Oekonom und Soziologe der ersten Stunde, Francfort-sur-le-Main, Societäts-Verlag, 2014.
  • [16]
    Franz Oppenheimer, Die Siedlungsgenossenschaft. Versuch einer positiven Ueberwindung des Kommunismus durch Lösung des Genossenschaftsproblems und der Agrarfrage, Leipzig, Duncker und Humblot, 1896 ; Id., Grossgrundeigentum und soziale Frage. Versuch einer neuen Grundlegung der Gesellschaftswissenschaft, Berlin, Vita, 1898.
  • [17]
    L'ensemble de ses contributions, dont l'étude sur la politique agraire en Prusse orientale, est publié dans Max Weber (dir.), Gesammelte Aufsätze zur Soziologie und Sozialpolitik, Tübingen, Siebeck Mohr, 1988.
  • [18]
    Franz Oppenheimer, « Der Zionismus », Österreichische Rundschau, 13-6, 1907, rend hommage au « génie » de Herzl. Ce texte est réédité dans Id., Gesammelte Reden und Aufsätze, vol. 2, Soziologische Streifzüge, Iéna, Gustav Fischer, 1927, p. 212-236.
  • [19]
    Theodor Herzl, Der Judenstaat. Versuch einer modernen Lösung der Judenfrage, Leipzig, Breitenstein, 1896. Sa présentation orale fit, selon des témoins, grande impression. Herzl nota dans son journal que le soutien d'Oppenheimer était l'apport le plus important au mouvement sioniste depuis sa naissance.
  • [20]
    Haim Barkai, « Oppenheimer and the Zionist Resettlement of Palestine: The Genossenschaft versus the Collective Settlement », in V. Caspari et B. Schefold (dir.), Franz Oppenheimer und Adolph Lowe. Zwei Wirtschaftswissenschaftler der Frankfurter Universität, Marbourg, Metropolis Verlag, 1996, p. 17-63.
  • [21]
    Derek Jonathan Penslar, Zionism and Technocracy: The Engineering of Jewish Settlement in Palestine, 1870-1918, Bloomington, Indiana University Press, 1991, p. 116 sq.
  • [22]
    Lorsque Herzl lit l'article de Franz Oppenheimer, « Jüdische Siedlungen », Die Welt, 50-5, 1902, p. 4-6, il imagine immédiatement que le mouvement sioniste pourra mener ce genre d'expérimentation sociale en Palestine. Dans son adresse à Herzl publiée le 12 juin 1903 dans Die Welt, Oppenheimer rallie publiquement la plateforme du premier congrès sioniste (1897) : « Vous savez que je suis sioniste et que je tiens fermement au programme de Bâle [...]. Je dois ajouter que je ne comprends pas comment, après [le pogrom de] Kichinev, un juif puisse ne pas être sioniste ! »
  • [23]
    Franz Oppenheimer, « Stammbewusstsein und Volksbewusstsein » [1910], in J. Reinharz (dir.), Dokumente zur Geschichte des deutschen Zionismus, 1882-1933, Tübingen, J. C. B. Mohr (Paul Siebeck), 1981, p. 87-90.
  • [24]
    Sur le contexte politique, voir Steven E. Aschheim, Brothers and Strangers: The East European Jew in German and German Jewish Consciousness, 1800-1923, Madison, University of Wisconsin Press, 1982, p. 96 sq. et 184 sq.
  • [25]
    Werner Sombart, Die Zukunft der Juden, Leipzig, Duncker und Humblot, 1912.
  • [26]
    Karl Landauer et Herbert Weil, Die zionistische Utopie, Munich, Hugo Schmidt, 1914, http://sammlungen.ub.uni-frankfurt.de/freimann/content/pageview/903803.
  • [27]
    « Loyalitätsdruck ». Voir Ulrich Sieg, Jüdische Intellektuelle im Ersten Weltkrieg. Kriegserfahrungen, weltanschauliche Debatten und kulturelle Neuentwürfe, Berlin, Akademie Verlag, 2008.
  • [28]
    David Engel, « Les relations entre libéraux et sionistes en Allemagne pendant la Première Guerre mondiale », Zion, 47, 1982, p. 435-462 [hébreu].
  • [29]
    Norbert Elias, « Notes sur les juifs en tant que participant à une relation établis-marginaux », Norbert Elias par lui-même, op. cit., p. 150-160.
  • [30]
    L'expression est de Blumenfeld : Shaul Esh, « Kurt Blumenfeld on the Modern Jew and Zionism », The Jewish Journal of Sociology, 4-2, 1964, p. 232-242, ici p. 236.
  • [31]
    Blumenfeld, président de la Fédération sioniste allemande entre 1909 et 1914, fut par la suite le président de la Fédération sioniste mondiale. Lorsque Arendt rompit avec le sionisme dans son article « Zionism Reconsidered », paru dans Menorah Journal, 32-2, 1945, p. 162-196 (réédité dans Id., The Jewish Writings, éd. par J. Kohn et R. H. Feldman, New York, Schocken Books, 2007, p. 243-374), elle l'envoya à Blumenfeld, anxieuse de sa réaction. Celui-ci en éprouva de la colère, qu'il exprima dans une lettre à Rosenblüth, mais leur amitié perdura. Voir Martine Leibovici, « Honorer l'amitié », préface à Hannah Arendt et Kurt Blumenfeld, Correspondance, 1933-1963, Paris, Desclée de Brouwer, 1998, p. 7-24, ici p. 18.
  • [32]
    Rosenblüth, co-fondateur avec Blumenfeld du Blau-Weiss, soutint avant la Première Guerre mondiale une thèse de droit public sur les notions d'État et de nation sous la direction de Georg Jellinek. Il fut, sous le nom de Pinhas Rosen, le premier ministre de la Justice de l'État d'Israël, entre 1948 et 1951.
  • [33]
    Scholem explique dans ses mémoires que les positions du Blau-Weiss devinrent alors « semi-fascisantes » : Gershom Scholem, De Berlin à Jérusalem. Souvenirs de jeunesse, Paris, Albin Michel, 1984, p. 216. Sur la place du Blau-Weiss dans le mouvement sioniste allemand, voir Michael Berkowitz, Western Jewry and the Zionist Project, 1914-1933, Cambridge, Cambridge University Press, 1997, p. 150 sq. Pour une histoire détaillée du mouvement, de sa création en 1912 à sa dissolution en 1926, et de son enracinement dans le contexte culturel allemand, voir Ivonne Meybohm, Erziehung zum Zionismus. Der Jüdische Wanderbund Blau-Weiss als Versuch einer praktischen Umsetzung des Programms der Jüdischen Renaissance, Francfort-sur-le-Main, Peter Lang, 2009.
  • [34]
    Sur cette atmosphère intellectuelle et l'état d'esprit de jeunes activistes « sionistes », voir les souvenirs de jeunesse de Leo Löwenthal, Mitmachen wollte ich nie. Ein autobiographisches Gespräch mit Helmut Dubiel, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1980.
  • [35]
    Jörg Hackeschmidt, « Die Fackelläufer. Nobert Elias und das Problem der Generationen in der zionistischen Jugendbewegung, 1918-1925 », in A. Treibel, R. Blomert et H. Kuzmics (dir.), Zivilisationstheorie in der Bilanz: Beiträge zum 100. Geburtstag von Norbert, Opladen, Leske und Budrich, 2000, p. 19-34.
  • [36]
    Lettre d'Elias à Martin Bandeman, datée du 14 mai 1920, reproduite dans J. Hackeschmidt, Von Kurt Blumenfeld zu Norbert Elias..., op. cit., p. 327-332.
  • [37]
    C'est aussi pourquoi l'hypothèse d'un impact du néo-kantisme d'Ernst Cassirer sur l'épistémologie relationnelle d'Elias a été explorée et discutée. Voir Enjo Maso, « Elias and the Neo-Kantians: Intellectual Background of The Civilizing Process », Theory, Culture and Society, 12, 1995, p. 46-79 ; Ulrich Sieg, Jüdische Intellektuelle im Ersten Weltkrieg. Kriegserfahrungen, weltanschauliche Debatten und kulturelle Neuentwürfe, Berlin, Akademie Verlag, 2008. Notons incidemment qu'Elias et Cassirer fréquentèrent le même Gymnasium prisé par la bourgeoisie juive libérale de Breslau. Voir Till van Rahden, Juden und andere Breslauer. Die Beziehung zwischen Juden, Protestanten und Katholiken in einer deutschen Grossstadt von 1860 bis 1925, Göttingen, Vandenhoeck und Ruprecht, 2000.
  • [38]
    Sur la sémantique complexe de « Bildung », voir Reinhart Koselleck, « Zur anthropologischen und semantischen Struktur der Bildung », Bildungsgüter und Bildungwissen, Stuttgart, Klett-Cotta, 1990, p. 11-46.
  • [39]
    Leo Strauss, « Response to Frankfurt's ‘World of Principles’ » [1923], The Early Writings, 1921-1932, New York, State University of New York, p. 64-74.
  • [40]
    Gershom Scholem, « Le mouvement de jeunesse juif » [1917], Le prix d'Israël. Écrits politiques, 1916-1974, éd. par P. Farazzi et M. Valensi, Paris, Éd. de l'éclat, 2003, p. 23-30.
  • [41]
    Jörg Hackeschmidt, « ‘Die Kulturkraft des Kreises’. Norbert Elias als Vordenker der zionistischen Jugendbewegung. Zwei unbekannte Briefe aus den Jahren 1920 und 1921 », Berliner Journal für Soziologie, 7-2, 1997, p. 147-168, ici p. 147.
  • [42]
    Depuis le fameux essai de Christian Wilhelm von Dohm, De la réforme politique des juifs, trad. par J. Bernoulli, Dessau, Librairie des auteurs et des artistes, 1781, jusqu'au retentissant appel de Walter Rathenau aux juifs allemands, « Höre Israël » (« Écoute Israël »), paru dans la revue Die Zukunft, 5, 1897, p. 454-462.
  • [43]
    Karl Mannheim, Idéologie et utopie, trad. par J.-L. Evard, Paris, Éd. de la Msh, [1929] 2006
  • [44]
    Norbert Elias, Über den Prozess der Zivilisation. Soziogenetische und psychogenetische Untersuchungen, vol. 1, Wandlungen des Verhaltens in den weltlichen Oberschichten des Abendlandes, vol. 2, Wandlungen der Gesellschaft. Entwurf zu einer Theorie der Zivilisation, Basel, Haus zum Falken, 1939.
  • [45]
    Peter-Ulrich Merz-Benz, « Verstrickt in Geschichte. Norbert Elias in seiner Breslauer Zeit », in K.-S. Rehberg (dir.), Norbert Elias und die Menschenwissenschaften. Studien zur Entstehung und Wirkungsgeschichte seines Werkes, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1996, p. 40-57.
  • [46]
    Deux courts textes restituent la thèse développée par Elias : « Idee und Individuum. Eine kritische Untersuchung zum Begriff der Geschichte » [1922] et « Idee und Individuum. Ein Beitrag zur Philosophie der Geschichte » [1922], in N. Elias, Gesammelte Schriften, vol. 1, Frühschriften, op. cit., p. 29-72 et 73-76. Sur les débats dans le milieu néo-kantien où Elias évolue, voir Peter-Ulrich Merz-Benz, « Richard Hönigswald und Norbert Elias. Von der Geschichtsphilosophie zur Soziologie », in E. W. Orth et D. Aleksandrowicz (dir.), Studien zur Philosophie Richard Hönigswalds, Würzburg, Königshausen und Neumann, 1996, p. 180-204.
  • [47]
    Reinhard Blomert, Intellektuelle im Aufbruch. Karl Mannheim, Alfred Weber, Norbert Elias und die Heidelberger Sozialwissenschaften der Zwischenkriegszeit, Munich, Hanser, 1999.
  • [48]
    Karl Mannheim, « Die Bedeutung der Konkurrenz im Gebiete des Geistigen » [1928], in V. Meja et N. Stehr (dir.), Der Streit um die Wissenssoziologie, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1982, p. 325-370. Sur l'événement que fut cette communication, voir Gérard Raulet, « La ‘querelle de la sociologie du savoir’. Introduction au texte de Mannheim », L'homme et la société, 140/141-2, 2001, p. 9-25.
  • [49]
    Actes du 6e congrès des sociologues allemands de 1928 : Norbert Elias, « Beitrag über Karl Mannheim ‘Die Bedeutung der Konkurrenz im Gebiete des Geistigen’ » [1928], Gesammelte Schriften, vol. 1, Frühschriften, op. cit., p. 107-110.
  • [50]
    Mannheim demeura toute sa vie nostalgique de son expérience dans le « cercle du dimanche » à Budapest, groupe de jeunes juifs hongrois dans l'immédiate après-guerre (dont György Lukács, Béla Balász, Michael et Karl Polanyi) au sein duquel il formula ses premières élaborations sur la culture comme totalité produite, qu'il convient, en cette époque de crise et d'aliénation, de se réapproprier subjectivement. Voir Nia Perivolaropoulou, « Karl Mannheim et sa génération », Mil neuf cent, 10-1, 1992, p. 165-186. Cette expérience de jeunesse manifeste des similarités avec celle d'Elias au sein du Blau-Weiss de Breslau.
  • [51]
    Sur ce qui a été appelé la querelle de l'historicisme, voir Reinhard Laube, Karl Mannheim und die Krise des Historismus. Historismus als wissenssoziologischer Perspektivismus, Göttingen, Vandenhoeck und Ruprecht, 2004.
  • [52]
    Hannah Arendt, « Philosophie und Soziologie. Anlässlich Karl Mannheim, ‘Ideologie und Utopie’ », Die Gesellschaft, 7-1, 1930, p. 163-176. Plusieurs réactions à K. Mannheim, Idéologie et utopie, op. cit., dont celles de Hannah Arendt, Herbert Marcuse, Hans Speier et Paul Tillich, sont compilées dans Volker Meja et Nico Stehr (éd.), Knowledge and Politics: The Sociology of Knowledge Dispute, Londres, Routledge, 1990. Mannheim ne répondit directement qu'à l'attaque frontale d'Ernst Robert Curtius, (« Soziologie – und ihre Grenzen », Neue Schweizer Rundschau, 22, 1929, p. 727-736) dans Karl Mannheim, « Zur Problematik der Soziologie in Deutschland », Neue Schweizer Rundschau, 36/37, 1929, p. 820-829.
  • [53]
    Sur ce point, voir le long compte rendu de Herbert Marcuse paru en 1929 dans Die Gesellschaft, p. 348-355 : http://www.marcuse.org/herbert/pubs/30spubs/1929DieGesellschaft MarcuseWahrheitsproblematikMannheimOpt.pdf.
  • [54]
    Norbert Elias, « La formation de l'antithèse ‘culture’-‘civilisation’ en Allemagne », La civilisation des mœurs, trad. par P. Kamnitzer, Paris, Calmann-Lévy, [1939] 1973, p. 11-51.
  • [55]
    Volker Kruse, Soziologie und « Gegenwartskrise ». Die Zeitdiagnosen Franz Oppenheimers und Alfred Webers. Ein Beitrag zur historischen Soziologie der Weimarer Republik, Wiesbaden, Deutscher Universitäts-Verlag, 1990.
  • [56]
    L'enjeu crucial pour Elias du dépassement de la philosophie par la sociologie est particulièrement développé dans Richard Kilminster, Norbert Elias: Post-philosophical Sociology, Londres, Routledge, 2007.
  • [57]
    K. Mannheim, Idéologie et utopie, op. cit., p. 64 : « La formule de Max Weber se vérifie toujours plus : l'interprétation matérialiste de l'histoire n'est pas un fiacre dans lequel on peut monter à son gré et qui s'arrêterait devant les promoteurs de la révolution. »
  • [58]
    Norbert Elias, « Alfred Weber et Karl Mannheim (1) », Norbert Elias par lui-même, op. cit., p. 131 sq.
  • [59]
    Max Horkheimer, « Un nouveau concept d'idéologie ? » [1930], Théorie critique, Paris, Payot, 1978, p. 41-63.
  • [60]
    Peter-Ulrich Merz-Benz, « Ideologiekritik oder Entideologisierung der Gesellschaft. Karl Mannheim und Norbert Elias », Berliner Journal für Soziologie, 7-2, 1997, p. 183-196.
  • [61]
    Norbert Elias, « Alfred Weber et Karl Mannheim (2) », Norbert Elias par lui-même, op. cit., p. 136. Elias dit s'être « souvent demandé si le fait que Mannheim, malgré son concept d'idéologie totale, semble attribuer une position particulière à l'utopie – qui a pourtant elle aussi le caractère d'une idéologie – pouvait s'expliquer par le fait qu'il a tenté involontairement d'éviter de réduire le socialisme à une idéologie », précisant que pour lui « la critique de l'idéologie n'était qu'un moyen pour atteindre une fin, un pas en avant vers une théorie de la société qui prendrait en compte le fait qu'il existait aussi bien un savoir masquant la réalité qu'un savoir la dévoilant » (ibid., p. 12-13).
  • [62]
    Fromm introduit ses amis Löwendhal et Simon auprès du rabbin Nehemias Anton Nobel. Simon, engagé volontaire lors de la Première Guerre mondiale, soutient lui aussi une thèse de philosophie à Heidelberg, puis se rapproche de Buber, et devient avec lui l'un des fondateurs de Brith Shalom, une association destinée à promouvoir une solution politique binationale en Palestine. Simon émigre en 1928 en Palestine et enseigne à l'université hébraïque de Jérusalem. Parmi les personnes qui fréquentent le cercle autour de rabbi Nobel à cette époque figure également Siegfried Kracauer.
  • [63]
    Löwendhal sur « La philosophie sociale de Franz von Baader : illustration et problème d'une ‘philosophie religieuse’ », Fromm sur « La loi juive : contribution à une sociologie de la diaspora juive ».
  • [64]
    Sur l'impact de Fromm et de Landauer dans l'orientation de l'Institut für Sozialforschung, voir John Abromeit, Max Horkheimer and the Foundations of the Frankfurt School, Cambridge, Cambridge University Press, 2011, p. 194 sq.
  • [65]
    Voir l'article fondateur de Karl Landauer, « Zur psychosexuellen Genese der Dummheit » [1929], Psyche, 24-6, 1970, p. 463-484, qui exerça une influence décisive sur la théorie des préjugés.
  • [66]
    Sur cette lutte menée contre Mannheim, quitte à le caricaturer, voir Amalia Barboza, « Die verpassten Chancen einer Kooperation zwischen der ‘Frankfurter Schule’ und Karl Mannheims Soziologischem Seminar », in R. Faber et E.-M. Ziege (dir.), Das Feld der Frankfurter Kultur- und Sozialwissenschaften vor 1945, Würzburg, Königshausen und Neumann, 2007, p. 63-88.
  • [67]
    Sur cette défaillance de la théorie critique, voir Ehrhard Bahr, « The Anti-Semitism Studies of the Frankfurt School: The Failure of Critical Theory », German Studies Review, 1-2, 1978, p. 125-138 ; Martin Jay, « The Jews and the Frankfurt School: Critical Theory's Analysis of Anti-Semitism », New German Critique, 19-1, 1980, p. 137-149.
  • [68]
    Max Horkheimer, « Die Juden und Europa », in M. Horkheimer (dir.), Zeitschrift für Sozialforschung, Paris, Alcan, 1939, vol. 8, p. 115-137 ; Theodor W. Adorno et Max Horkheimer, La dialectique de la raison. Fragments philosophiques, trad. par É. Kaufholz, Paris, Gallimard, [1947] 1974.
  • [69]
    Selon le témoignage de Gisèle Freund, Elias fut également le trait d'union entre Mannheim et ses doctorants, soucieux de l'avancement de chacune des thèses en préparation. Cité d'après Radostina Ilieva, « Soziologie und Lebensstil des Mannheim-Kreises in Frankfurt », in F. Herrschaft et K. Lichtblau (dir.), Soziologie in Frankfurt. Eine Zwischenbilanz, Wiesbaden, Verlag für Sozialwissenschaften, 2010, p. 123-140, ici p. 137.
  • [70]
    Pour une reconstruction détaillée de ce milieu et de ces dynamiques collectives, voir David Kettler, Volker Meja et Colin Loader, Karl Mannheim and the Legacy of Max Weber: Retrieving a Research Programme, Aldershot, Ashgate, 2008.
  • [71]
    Voir « The ‘Intensive Study Group’ Around Karl Mannheim », ibid., p. 57-74.
  • [72]
    On se reporte aux notes de préparation des cours de cette période, retrouvés dans les archives de Mannheim en Angleterre, « Introduction au formes sociales du présent et à leur histoire », datées du 20 avril 1931, reproduites dans David Kettler et Colin Loader (éd.), Sociology as Political Education: Karl Mannheim, New Brunswick, Transaction Publishers, 2001, p. 159-163.
  • [73]
    Hans Weil, Bildung und Schule. Die Entstehung des deutschen Bildungsbegriffs und die Entwicklung seines Verhältnisses zur Schule, dir. par K. Mannheim, Bonn, Friedrich Cohen, [1930] 1964.
  • [74]
    À propos de l'influence de Weil sur la thèse de Katz et celle durable de la sociologie de Mannheim sur sa sociologie historique, voir David N. Meyers, « Rebel in Frankfurt: The Scholarly Origins of Jacob Katz », in J. M. Harris (éd.), The Pride of Jacob: Essays on Jacob Katz and His Work, Cambridge, Harvard University Press, 2002, p. 9-27.
  • [75]
    En 1931, Arendt écrit un compte rendu élogieux de l'ouvrage de Weil : « Review of Hans Weil ‘The Emergence of German principle of Bildung’ », repris in H. Arendt, Reflections on Literature and Culture, éd. par S. Young-ah Gottlieb, Stanford, Stanford University Press, 2007, p. 24-30.
  • [76]
    Buber, à côté de ses contributions dans le domaine de la philosophie sociale juive et d'une version mystique et anarchiste du sionisme, est connu du milieu des sociologues de l'époque pour avoir fondé et dirigé la collection Die Gesellschaft, série de monographies dans divers domaines des sciences sociales, qui eut un impact considérable. Parmi les volumes figurent celui d'Oppenheimer, Der Staat, op. cit., qui connut de nombreuses rééditions ainsi que ceux de Werner Sombart sur le prolétariat (1906), de Georg Simmel sur la religion (1906), de Gustav Landauer sur la révolution (1907), de Ferdinand Tönnies sur les mœurs (1909) et d'Eduard Bernstein sur le mouvement ouvrier (1910).
  • [77]
    Cité d'après D. Kettler, V. Meja et C. Loader, Karl Mannheim and the Legacy of Max Weber..., op. cit., p. 71.
  • [78]
    Par exemple, Sébastien Chauvin et Florence Weber, « Un texte de Norbert Elias (1987) : ‘The Retreat of Sociologists into the Present’ », Genèses, 52-3, 2003, p. 133-151.
  • [79]
    Amalia Barboza, « Zwei Frankfurter Schulen: Wissenssoziologie versus Kritische Theorie ? », in F. Herrschaft et K. Lichtblau (dir.), Soziologie in Frankfurt. Eine Zwischenbilanz, Wiesbaden, Verlag für Sozialwissenschaften, 2010, p. 161-203.
  • [80]
    Sur cette asymétrie des ressources institutionnelles entre Horkheimer et Mannheim, voir Edward Shils, The Selected Papers of Edward Shils, vol. 3, The Calling of Sociology and Other Essays on the Pursuit of Learning, Chicago, Chicago University Press, 1980, p. 188-193.
  • [81]
    Sur la lutte menée contre Mannheim, quitte à le caricaturer, voir A. Barboza, « Die verpassten Chancen... », art. cit.
  • [82]
    Detlev Schöttker, « Norbert Elias und Walter Benjamin. Ein unbekannter Briefwechsel und sein Zusammenhang », Merkur, 42-473, 1988, p. 582-595.
  • [83]
    Sur la carrière « ratée » d'Elias et la perspective radicale développée dans sa thèse comme compensation de l'absence de ressources institutionnelles, voir Marc Joly, « Dynamique de champ et ‘événements’. Le projet intellectuel de Norbert Elias (1930-1945) », Vingtième Siècle. Revue d'histoire, 2-106, 2010, p. 81-95.
  • [84]
    Norbert Elias, « Inquest on German Jewry: Review Article of Eva G. Reichmann, Hostages of Civilization: A Study of the Social Causes of Anti-semitism in Germany », Association of Jewish Refugees Information, 5-4, 1950, p. 5.
  • [85]
    Alex Bein, « Franz Oppenheimer als Mensch und Zionist », Bulletin des Leo Baeck Instituts, 7-25, 1964, p. 1-20.
  • [86]
    Norbert Elias, Studien über die Deustchen. Machtkämpfe und Habitusentwicklung im 19. und 20. Jahrhundert, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1989, p. 186 sq.
  • [87]
    Ibid., p. 25.
  • [88]
    N. Elias, « Notes sur les juifs... », art. cit., p. 155.
  • [89]
    Ibid., p. 58.
  • [90]
    Amalia Barboza, « Distanzierung als Beruf: Karl Mannheims soziologischer Ansatz als ‘Innovationstendenz’ der deutschen Soziologie », in A. Barboza et C. Henning (dir.), Deutsch-jüdische Wissenschaftsschicksale. Studien über Identitätskonstruktionen in der Sozialwissenschaft, Constance, Uvk, 2006, p. 232-255.
  • [91]
    Freund en 1985, cité d'après A. Barboza, « Die verpassten Chancen... », art cit., p. 80.
  • [92]
    Cité d'après Sebastian Neubauer, « Elements of a Critical Theory of Zionism: The Jewish State, the Disastrous History and the Changing Functionality of Antisemitism in the Late Thought of Max Horkheimer », Constelaciones. Revista de teoría critica, 4, 2012, p. 119-132. Voir aussi Anson Rabinbach, « The Frankfurt School and the ‘Jewish Question’, 1940-1970 », in E. Mendelsohn, S. Hoffman et R. I. Cohen (éd.), Against the Grain: Jewish Intellectuals in Hard Times, New York, Berghahn, 2014, p. 225-276.
  • [93]
    Jack Jacobs, The Frankfurt School, Jewish Lives, and Antisemitism, Cambridge, Cambridge University Press, 2015, p. 138. Voir en particulier le chap. 3 « Critical Theorists and the State of Israël ».
  • [94]
    Richard Kilminster, « Norbert Elias' Post-Philosophical Sociology: From ‘Critique’ to Relative Detachment », The Sociological Review, 51, 2011, p. 91-105.
  • [95]
    N. Elias, Norbert Elias par lui-même, op. cit., p. 51-54.
  • [96]
    Elisabeth Young-Bruhl, Hannah Arendt, histoire d'une vie, Paris, Anthropos, 1986, p. 596.
  • [97]
    Bernd Weiler, « E Pluribus Unum ? The Kakanian Intellectual and the Question of Cultural Pluralism », 2003, p. 6, http://users.ox.ac.uk/~oaces/conference/papers/Bernd_Weiler.pdf.
  • [98]
    Puisqu'il y a une commune non-congruence de l'idéologie et de l'utopie avec la réalité, il convient, pose Mannheim, de partir de cette « corrélation fonctionnelle », comme le souligne Paul Ricœur, L'idéologie et l'utopie, trad. par M. Revault d'Allonnes et J. Roman, Paris, Éd. du Seuil, 1997, p. 17.
  • [99]
    La thèse de Katz sur l'émergence d'une Bildungselite juive au xviiie siècle et son idéologie assimilationniste, intitulée « Die Entstehung der Judenassimilation in Deutschland und deren Ideologie », a été publiée sous le titre Imagination and Assimilation: Studies in Modern Jewish History, Farnborough, Westmount, 1972.
  • [100]
    David Kettler et Volker Meja, « Karl Mannheim's Jewish Question », Religions, 3-2, 2012, p. 228-250.
  • [101]
    Jacob Katz, With My Own Eyes: The Autobiography of an Historian, Hanovre, Brandeis University Press, 1995, p. 104-105 : « This was nothing more than a momentary flash, an idea that faded just rapidly as it has come. » D. Kettler et V. Meja, « Karl Mannheim's Jewish Question », art. cit., doutent de l'interprétation de Katz selon laquelle son directeur de thèse, isolé, faisant cours devant un auditoire clairsemé, était prêt à envisager n'importe quelle solution, remarquant que leur rencontre correspond au moment où Mannheim évalue une proposition de rejoindre l'université en exil de New York et que sa bibliothèque a été léguée, à sa mort, à l'université hébraïque de Jérusalem (Uhj). Notons également que l'Uhj était envisagée comme un lieu prisé par les sociologues allemands chassés de l'université en 1933, comme en témoigne cette lettre d'Oppenheimer adressée à Albert Einstein, membre du conseil d'administration de l'Uhj, où le sociologue fraîchement à la retraite recommande chaleureusement son fils Ludwig Oppenheimer, chassé de la Hochschule für Politik, en disqualifiant au passage son propre élève Adolphe Löwe, à présent proche de l'Institut für Sozialforschung, jugé « trop économiste », et Mannheim, son successeur à Francfort, jugé « trop philosophe », p. 137, 12 juill. 1933, http://www.fb03.uni-frankfurt.de/54043985/Oppenheimer_Chronik_ 06_02_2015.pdf.
  • [102]
    N. Elias, Norbert Elias par lui-même, op. cit., p. 39-40.

1 L'article de Norbert Elias, « Sociologie de l'antisémitisme allemand », paru en 1929, peut être lu comme un texte de circonstance [1]. En atteste le peu d'attention qu'il a suscité auprès des spécialistes du sociologue allemand. Certes, la conjoncture politique de l'Allemagne de 1929 justifie une telle lecture : le parti nazi n'a obtenu que 2,6 % des voix aux législatives de mai 1928 (à celles de septembre 1930, il fait un bond décisif en obtenant 18,3 % des voix, peuplant cette fois le Reichstag de députés nazis), mais le krach boursier d'octobre 1929 et la profonde crise économique qui s'amorce ont considérablement amplifié l'hostilité ambiante à l'égard des juifs. Et puisque l'article a été publié dans le journal officiel de la communauté israélite des villes voisines de Mannheim et Ludwigshafen, qu'il ne s'adressait ni à un public académique ni à l'opinion publique mais explicitement aux juifs d'Allemagne, il est apparu comme un texte d'intervention. Elias s'y exprimait comme juif allemand, y exposait son analyse de la situation actuelle des juifs en Allemagne pour en venir aux conclusions auxquelles lui-même avait abouti et qu'il souhaitait faire partager.

2 Il convient de remarquer que ce texte sur l'antisémitisme a été rédigé à Heidelberg entre le fameux congrès de sociologie de 1928 auquel Elias participait et son intégration en 1930 dans le groupe agrégé autour de Karl Mannheim à Francfort, dont il a été en quelque sorte le chef de travaux. Cet article doit alors aussi se lire comme un texte de transition dans la trajectoire d'Elias ou, du moins, comme un texte qui thématise une bifurcation dans sa trajectoire. Une transition est une inflexion décisive dans un parcours, de sorte que c'est l'œuvre d'Elias dans sa globalité qui, rétrospectivement, doit être considérée. Le lecteur familier de cette œuvre y repérera une première élaboration de pièces théoriques cardinales de sa sociologie, en particulier la notion de constellation (configuration) et la perspective relationnelle qu'il ne cessera de situer au cœur de la science sociale empirique. Le lecteur familier de Mannheim sera frappé de voir combien l'analyse conduite par Elias doit son inspiration à « Das konservative Denken » paru en 1927 [2], tiré de sa thèse d'habilitation de 1925, puisqu'il s'agit pour Elias de cerner l'hostilité à l'égard des juifs comme un élément de visions du monde qui, elles-mêmes, sont des productions de configurations sociohistoriques. Elias soutient que l'antisémitisme n'est pas une simple opinion mais une idéalité ancrée dans les relations sociales concrètes, un ancrage que Mannheim appelle Seinsgebundenheit.

3 Mais il y a plus, et c'est cela qui importe pour saisir la portée du texte de 1929 : Elias entama dans l'immédiate après-guerre des études de médecine dans sa ville natale de Breslau, il travailla dans l'entreprise paternelle, puis son intérêt s'orienta en direction de l'épistémologie historique, avec une approche dégagée de l'intérieur du néo-kantisme de l'époque, mais il opta finalement pour la sociologie. Tel est l'angle de lecture que nous proposons de ce texte : le choix de la sociologie y est affirmé et engagé par Elias ; s'y exprime, sur un mode interrogatif (ce sera la première et dernière fois), son choix irréversible pour la sociologie ; ce qui signifie que la sociologie fut, pour Elias, un choix parmi d'autres options possibles. Pour clarifier ce choix, il convient de le rapporter à la toile de fond sur laquelle il se détache, qui n'est pas exclusivement faite de préférences universitaires et de curiosités scientifiques, mais aussi des coordonnées de la situation sociopolitique dans laquelle Elias lui-même est immergé. Elias s'efforça ultérieurement, avec le succès que l'on connaît, d'en effacer systématiquement toute trace, en particulier celles de son identité juive, comme cela a souvent été noté. Sur les raisons de cet effacement, les spéculations abondent. Elles oscillent entre deux pôles contradictoires : la question de son appartenance juive est soit enfouie par Elias parce que trop douloureuse (il n'est pas parvenu à convaincre ses parents de quitter l'Allemagne et sa mère fut déportée puis assassinée), soit tue parce que jugée négligeable. Posé ainsi, il faut bien admettre qu'on ne connaîtra jamais la solution de ce problème [3]. Dans les entretiens autobiographiques qu'il accorde à la fin de sa vie, Elias évoque néanmoins longuement ses années de jeunesse dans la bourgeoisie juive de Breslau, milieu qu'il caractérise de manière détaillée – une appartenance qui, selon lui, a grandement pesé sur sa trajectoire et sa vocation de sociologue –, tandis que, en conclusion, il réitère avec force sa certitude d'être resté, tout le long de sa vie, un juif allemand [4]. Récemment, il a été proposé de lire l'œuvre d'Elias comme « une extraordinaire entreprise de sublimation de cet unique problème : comment être un Juif à l'intérieur d'une société non juive, et, plus encore, d'une société antisémite [5] » – sublimation qui supposait d'effacer ce que le parcours était précisément destiné à surmonter.

4 Remarquons toutefois qu'il y a autre chose qu'Elias a complètement recouvert, ne l'évoquant qu'une seule fois, de manière impersonnelle et voilée, à savoir son engagement sioniste lié à cette identité assumée (et peut-être sublimée dans la sociologie) : « il existait effectivement un mouvement de jeunesse juif, versé dans ces choses allemandes [les paysages, l'architecture] [6] », indique-t-il en passant et sans le caractériser plus avant. Dans l'entretien qu'il accorde à Johan Heilbron peu de temps après, Elias rapporte que son premier texte, « Vom Sehen in der Natur », « est paru dans la revue d'un mouvement de jeunesse allemand », à nouveau sans préciser ce que fut exactement ce mouvement, tandis que Stephen Mennell se borne à informer le lecteur en note qu'il s'agit du « mouvement juif Blau-Weiss » [7]. Ces formulations vagues voilent pourtant une période longue et intense d'engagement dans le mouvement de jeunesse juif-sioniste Blau-Weiss, dont Elias fut de surcroît l'un des chefs de file. Mise au jour par Jörg Hackeschmidt au hasard de son enquête historique sur le mouvement de jeunesse juif-sioniste en Allemagne [8], l'ampleur de cet engagement suscita un malaise palpable dans le milieu des « eliasiens ». Hermann Korte en prend acte, niant toutefois toute continuité entre le jeune Elias engagé dans le mouvement de jeunesse sioniste et le Elias sociologue, comme s'il s'agissait de deux personnages distincts [9]. Or il n'existe aucune rupture nette entre les deux phases, de sorte qu'il faut tenter de les articuler en étant attentif à ce qui se joue dans la transition ou le basculement d'Elias, que l'article de 1929 permet précisément d'interroger. De même, la courte présentation publiée à l'occasion de la traduction anglaise de l'article se borne à relever que l'analyse du phénomène antisémite y est menée de manière clinique, style qui préfigure le mouvement de réglage de l'engagement et de la distanciation propre à la sociologie eliasienne à venir [10]. Or l'article de 1929 est paru à un moment où Elias n'était plus actif dans le mouvement de jeunesse sioniste auquel il avait consacré tant d'énergie jusqu'en 1925 et où il avait déjà opté pour la sociologie. On fera alors un pas de plus en conjecturant que la sobriété de l'analyse reflète bien plutôt, en cette année 1929, une tension entre l'engagement sociologique croissant d'Elias et son engagement politique sioniste décroissant, tension à laquelle le paragraphe conclusif de l'article offre un dénouement ambigu.

5 Afin de le démontrer, on procédera en trois étapes. Il s'agit tout d'abord de situer la prise de position d'Elias dans le contexte spécifique des réactions à la poussée de l'antisémitisme en Allemagne, en prenant le sociologue Franz Oppenheimer pour point de repère. Il s'agit ensuite de resituer le diagnostic d'Elias dans l'espace d'une mouvance sociologique qu'il contribua à définir, mais dont Mannheim fut le chef de file. En croisant ces deux mises en perspective, il s'agit finalement de montrer que l'engagement sociologique d'Elias – une sociologie élevée au niveau d'une vocation exclusive – figure en cette année 1929 un dédoublement de son engagement sioniste. L'article de 1929 met en scène ce dédoublement sous la modalité d'une alternative devant laquelle Elias lui-même se trouvait placé. Cela n'est pas immédiatement apparent car Elias démonta l'échafaudage qui le conduisit à ainsi opter pour la sociologie en taisant qu'elle fut le chemin qu'il décida d'emprunter, donc en gommant cet autre chemin qu'il envisagea d'emprunter. Il le fit parce qu'il ancra son choix dans une quête de la vérité scientifique. L'abandon du sionisme fut pour lui décisif et l'effacement consécutif de cette décision, alors, logiquement nécessaire. La science suppose effectivement d'expurger toutes les incertitudes et les contingences qui, pourtant, balisent le parcours de celui qui élève la science de la société au rang de vocation. Elle le suppose, parce qu'elle relève d'un choix. Et ce choix procède toujours aussi d'une décision politique. C'est pourquoi la sociologie est pour Elias le nom de substitution de la politique que le mot sionisme contient : elle l'inclut, l'absorbe et l'efface.

D'Elias à Oppenheimer

6 L'article d'Elias sur la sociologie de l'antisémitisme est certes frappé du sceau de la sociologie mannheimienne de la connaissance en voie d'élaboration, mais il convient avant tout de le situer parmi les innombrables analyses de l'antisémitisme qui se sont multipliées de manière exponentielle dans la presse juive allemande des années 1920. Bien qu'il n'y fasse aucune allusion directe, on ne peut douter qu'Elias eut à l'esprit l'article d'Oppenheimer (auquel Mannheim succéda) « L'antisémitisme à la lumière de la sociologie », paru en 1925 dans Der Morgen, la grande revue mensuelle des juifs d'Allemagne, éditée à Berlin [11]. Ce n'est pas tant que les intitulés sont presque interchangeables, c'est que la sociologie, science encore marginale, y est dans les deux cas explicitement mise à contribution pour cerner le phénomène antisémite. Il convient donc d'intercaler Oppenheimer entre Elias et Mannheim [12]. Oppenheimer est, depuis la publication de son petit ouvrage classique Der Staat (L'État) en 1907, un sociologue réputé, à la notoriété internationale grandissante [13]. Il est appelé à occuper la première chaire de sociologie stricto sensu créée en Allemagne, à l'université de Francfort, qu'il détient de 1919 jusqu'à son départ à la retraite en 1929, après avoir été, depuis 1909, un Privatdozent (chargé de cours) à l'université de Berlin, dont le séminaire attira un public important. Même si, avec la République de Weimar, débute une ère libérale en Allemagne, on mesure la notoriété incontestée dont Oppenheimer jouissait si l'on considère que ni son engagement socialiste-libéral, ni son identité juive assumée ainsi que son engagement sioniste affiché ne firent obstacle à cette nomination. Elias entama donc sa carrière universitaire exactement au moment où Oppenheimer en sortit en cédant sa chaire à Mannheim. Entre Oppenheimer et Elias, il existe un fossé de génération que les deux regards sociologiques sur l'antisémitisme réfractent.

7 Oppenheimer appartenait à cette génération d'universitaires allemands, économistes-sociologues réformateurs de l'Allemagne wilhelmienne, et fut, autour de 1900, aux côtés de Max Weber et Werner Sombart, une cheville ouvrière du passage de la Nationalökonomie à la sociologie historique [14]. Libéral, défenseur de l'État de droit dans ce monde académique conservateur, il affirmait la nécessité d'organiser une concurrence économique saine, donc contrôlée, capable de briser les monopoles industriels et agraires. Tout au long de sa carrière, Oppenheimer, soucieux d'égalité, tenta de définir une troisième voie entre libéralisme et collectivisme, une voie vers l'égalité qui ne passerait pas par la solution du monopole étatique [15]. Puisque la conquête et l'accaparement de la terre expliquent la genèse de l'État et forment la base de la domination de ceux qui la contrôlent – telle est la proposition centrale de sa sociologie historique de l'État qui fit de lui, aux côtés de Weber et Otto Hintze, un pilier de l'école allemande dite « réaliste » de la théorie de l'État –, Oppenheimer fut un partisan de la division égalitaire de la propriété terrienne, redistribution qui devait passer, dans une économie moderne, par des formes de propriété coopérative [16]. Pris dans les débats sur la réforme agraire en Prusse qui occupa l'influente association Verein für Socialpolitik entre 1890 et 1914 (dont Weber fut le contributeur le plus célèbre [17]), Oppenheimer se mobilisa en faveur d'une réforme profonde du capitalisme, susceptible de façonner des liens plus harmonieux entre groupes sociaux et, du même coup, d'atténuer le poids de l'État autoritaire. Les réformes qu'il préconisait étaient proches de l'autogestion et son libéralisme se teintait alors d'anarchisme, contrastant avec la position plus étatiste et nationaliste de Weber, qui eut un impact plus net sur les politiques publiques de « colonisation interne » (innere Kolonisation) de l'Est de la Prusse, région où les terres étaient possédées par les hobereaux (Junkers) mais qui fut progressivement polonisée par l'afflux d'un salariat agricole allochtone. Tel est précisément le domaine d'expertise qu'Oppenheimer mit à contribution dans son engagement sioniste.

8 Le sionisme d'Oppenheimer est typique de cette génération pour qui il n'existait nulle contradiction entre le patriotisme allemand et le projet d'établir un foyer juif en Palestine car ce dernier était destiné à ceux des juifs « qui ne veulent ou ne peuvent s'assimiler [18] », essentiellement les Ostjuden, ces masses juives de l'Est qui vivaient sous le joug de l'empire tsariste. Engagé très tôt en faveur de la cause des juifs de l'Est dont les conditions d'existence se dégradaient à la fin du xixe siècle, Oppenheimer fut approché par Theodor Herzl, le rédacteur du texte programmatique Der Judenstaat, paru en 1896, et l'initiateur du premier congrès sioniste qui se tint à Bâle en 1897. À la demande de Herzl, il travailla sur le premier programme de colonisation agraire de la Palestine, qui fut présenté et agréé lors du 6e congrès sioniste en 1903 [19]. En 1904, Oppenheimer fonda et codirigea la revue Altneuland – une reprise du titre de l'essai utopique de Herzl paru en 1902, dans lequel l'organisation coopérative, pour partie inspirée de ses propres vues, occupait une place centrale –, consacrée aux questions socio-économiques de la colonisation, en particulier en matière agricole. Oppenheimer exerça donc une influence considérable sur ces plans de colonisation, comme en témoignent le séminaire académique qu'il organisa à Lvov en vue de préparer le 9e congrès sioniste de 1909 (où il s'opposa aux communes socialistes et au marxisme alors très influents, sinon dominants, dans les milieux colonisateurs [20]) ainsi que ses déplacements réguliers sur le terrain pour apprécier les évolutions en cours [21]. Deux choses se mêlent dans l'engagement d'Oppenheimer : le sort des masses juives de l'Est, surtout depuis le pogrom de Kichinev de 1903 [22], symptôme de la dégradation dramatique de leurs conditions d'existence ; une opportunité d'expérimenter sa théorie socio-économique, édifiée sur sa sociologie de l'État, en créant en Palestine une société structurée autour de coopératives qui contrôlent collectivement la propriété de la terre et organisent sa répartition, modèle qui repose sur l'initiative et l'indépendance de l'individu mais dans des conditions d'égalité assurées.

9 Oppenheimer explique ainsi sa contribution au sionisme : les juifs allemands sont certes des patriotes pénétrés de conscience nationale, mais ils possèdent, de surcroît, une conscience tribale (Stammbewusstsein) qui les lie aux juifs opprimés de l'Est, de sorte qu'il est de son devoir d'universitaire allemand de contribuer à leur émancipation, laquelle doit passer, vu l'arriération des structures sociales de l'empire tsariste, par l'émigration et l'édification d'une société politique juste et productive en Palestine [23]. Cette réalisation, ajoute Oppenheimer, conférera, par ricochet, une fierté supplémentaire aux juifs patriotes de l'Ouest de l'Europe et brisera les préjugés dont ils sont parfois encore l'objet. Le positionnement d'Oppenheimer, même s'il ne se lit qu'en creux, doit également être rapporté à la pression migratoire qu'exercent ces « masses » sur l'Allemagne et à l'antisémitisme qu'elle est susceptible d'attiser, de sorte qu'il importe aux juifs allemands émancipés d'orienter le flux migratoire d'une population pauvre et souvent traditionnelle dans d'autres directions, en l'occurrence la Palestine [24]. Car l'antisémitisme, explique Oppenheimer dans son article de 1925, relève de la haine d'un groupe, qui puise sa source dans la perception de différences dont il énumère les critères – religieux, culturel-national, économique – qui se sont historiquement succédé et, parfois, superposés. Oppenheimer admet que ces préjugés ne le sont quelquefois qu'à moitié, qu'ils ont assurément une base objective, qu'ils peuvent s'appuyer sur des caractéristiques intrinsèques des juifs, acquises historiquement sous la pression de l'environnement, et qu'à ce stade du développement du capitalisme, qui accélère l'atomisation sociale, la xénophobie ne peut que s'accentuer. À l'Ouest, seule la réforme du capitalisme peut venir à bout de cette logique, conclut Oppenheimer, mais la chute de son article prend une coloration plus sombre. Sans doute le choc de l'assassinat de Walter Rathenau en 1922 par les corps francs, point d'aboutissement d'une virulente campagne antisémite contre ce magnat de l'industrie, essayiste libéral devenu ministre des Affaires étrangères de la République de Weimar, désigné comme traître à la nation, dut peser : la recherche d'un bouc émissaire, attisée par la défaite, est la maladie d'une Allemagne qui refuse de regarder la réalité en face, d'assumer la responsabilité de ses élites dans le désastre, avertit Oppenheimer.

10 Le sionisme n'apparaît donc jamais sous la plume d'Oppenheimer comme une solution pour les juifs d'Allemagne, car le problème juif est en voie de dissipation – une affirmation qui contraste avec la prise de position d'Elias dans son article de 1929. Pourtant, la possibilité que le sionisme puisse directement les concerner a pénétré le débat public allemand dès avant la Première Guerre mondiale, en particulier depuis la publication de l'essai remarqué de Sombart en 1912, qui présentait le sionisme comme une solution au problème juif pris dans sa globalité, dans sa dimension européenne, donc aussi comme une solution pour les juifs allemands, une position malveillante qui heurta la bourgeoisie juive, patriote et libérale, et suscita de vives controverses [25]. Parmi les nombreuses réactions, il suffit de mentionner l'essai de l'économiste social-démocrate Karl Landauer, qui voulait montrer, d'une part, que la construction d'une société juive en Palestine est une utopie condamnée à échouer et, d'autre part, que les juifs allemands s'assimilent sans difficulté dans la société allemande [26] – une thèse dite « assimilationniste », qu'il convient de comprendre non comme une simple dilution mais comme un plaidoyer pour ce qu'on appelle de nos jours l'intégration. Que celle-ci soit vouée à l'échec, que l'antisémitisme soit structurel, n'était défendu que par un courant marginal du sionisme allemand, mené par Kurt Blumenfeld, qui développa la thèse selon laquelle l'enracinement des juifs dans la société allemande était superficielle, et les signes de leur intégration dans la société majoritaire, en réalité réversibles. Cette thèse rebutait l'écrasante majorité des juifs allemands qui se comprenaient comme des Allemands de confession israélite, sans aucune autre allégeance, et accusaient les sionistes d'attiser l'antisémitisme, mais elle allait connaître un large écho avec la détérioration de la situation des juifs allemands dans l'après-guerre. À partir des années 1920, le sionisme patriotique allemand (quoique demeuré très minoritaire parmi les juifs d'Allemagne) perdit de son prestige tandis que le sionisme, entendu comme une solution pour les juifs d'Allemagne, allait proportionnellement attirer l'attention et gagner en prestige dans les milieux estudiantins juifs, ce dont Elias est un exemple parmi tant d'autres.

11 Engagé volontaire dans l'armée à l'âge de dix-huit ans en 1915, Elias fait partie de cette génération de jeunes patriotes qui voyait le monde ancien s'effondrer et un ordre politique libéral-démocratique émerger avec peine et sous le signe d'une suspicion croissante, sinon d'une hostilité, à l'égard des juifs. Cette génération, partie à la guerre avec enthousiasme, à tout le moins avec le sens du devoir, avait intériorisé le soupçon que les juifs pussent ne pas être aussi loyaux envers la patrie que les autres Allemands [27], pression qui exacerba leur patriotisme et provoqua, à la sortie de la guerre, une rupture d'autant plus abrupte avec le judaïsme libéral patriote hostile au sionisme (dont Hermann Cohen, chef de file de l'école néo-kantienne dite de « Marburg », était la figure paradigmatique) qu'ils se sentaient trahis. Que le jeune Elias, pourtant déjà membre du Blau-Weiss, s'engageât dans l'armée, puis rompît avec le patriotisme dès avant la fin de la guerre, est conforme aux logiques politiques alors en cours : la Première Guerre mondiale allait d'abord unir les juifs libéraux et les sionistes dans l'élan patriotique, puis les séparer encore plus abruptement [28].

12 Elias confesse que ce n'est pas tant l'horreur des tranchées qui l'impressionna ou influença sa vision sociologique à venir que l'expérience de la solitude de l'individu pris dans le courant de l'histoire. On peut supposer que cette solitude, qu'il thématisa bien plus tard à propos de l'expérience du mourant, était aussi celle des juifs allemands suspectés de trahison au sortir de la guerre, expérience à partir de laquelle Elias construisit la polarité établis-marginaux [29]. Les jeunes rejetons de la Bildungsbürgertum (bourgeoisie cultivée) juive comprirent soudainement que le patriotisme de leurs parents n'était nullement l'indice de leur intégration dans la société allemande, et ils rompirent avec leur milieu pour se tourner vers d'autres horizons. Elias appartenait donc à cette génération « post-assimilationiste [30] » qui oscilla, jusqu'à son exil forcé d'Allemagne à partir de 1933, à l'intérieur d'une palette d'options politiques, du marxisme au sionisme, dans leurs oppositions et variations presque infinies et parfois dans leur composition ou agencement. Les membres de cette génération rejetèrent le nationalisme libéral de leurs parents, avec le patriotisme étriqué et le mode de vie bourgeois, dorénavant perçus comme des attestations trompeuses de leur émancipation. « Sionisme » signifiait pour eux une quête de leur identité juive, la recherche d'une substance à cette différence désormais assumée avec les autres Allemands, différence pourtant souvent indéterminée. Le sionisme était donc moins un engagement aux contours nets qu'une manière particulièrement séduisante d'étancher leur soif de probité, nourrie d'une éthique de réalisation de soi, souvent inspirée de Goethe, connotant une rupture qui emportait des dimensions politiques, culturelles et personnelles dans des proportions fluctuantes.

13 Il n'est pas aisé de déterminer la teneur du sionisme du jeune Elias car on ne dispose que d'une correspondance, probablement lacunaire, pour tenter de la reconstituer, ainsi que du journal personnel de son ami intime Martin Bandeman, chef de file du Blau-Weiss à Breslau. On sait cependant, grâce au travail de J. Hackeschmidt, qu'Elias fréquentait le Blau-Weiss pendant les années de guerre, que son engagement y était intense et passionné entre 1918 et 1924, et qu'il en fut un des leaders à Breslau. Conçu sur le modèle du Jugendbewegung allemand (qui excluait les juifs), le Blau-Weiss (littéralement « bleu-blanc ») avait pour objectif d'offrir à la jeunesse juive assimilée la possibilité de s'approprier une culture « nationale » juive qui prenait pour nom sionisme. Fondé en 1912 à Berlin, le mouvement fut d'abord dirigé par Blumenfeld [31] et Felix Rosenblüth [32], qui le quittèrent pour œuvrer à une institutionnalisation nationale du sionisme politique en Allemagne, relayés dans l'immédiate après-guerre par de jeunes intellectuels plus radicaux. Remodelé et dirigé par le charismatique Walter Moses sur le modèle des Wandervögel en 1922, Blau-Weiss développa, à l'instar des autres mouvements de jeunesse, une espèce de contre-culture romantique, anti-bourgeoise, anti-libérale, anti-urbaine, mêlant exaltation de la nature, camaraderie virile, authenticité des sentiments, parfois aussi culte de l'héroïsme et du chef [33]. Les deux poésies bucoliques d'Elias, rééditées dans le volume rassemblant ses œuvres de jeunesse, sont des produits typiques de cet esprit qui avait pour pivot la pratique de la randonnée. Mais le maître mot du Blau-Weiss des années 1920 était sans conteste « réalisation » – réalisation de l'individu juif dont la nature était précisément l'enjeu d'intenses débats au sein de cette organisation hétérogène. Sous l'influence des écrits de Martin Buber qui fit forte impression sur cette génération, la réalisation avait certes pour horizon le « retour à Sion », mais la Palestine demeura longtemps un motif peu précis et il semblait que n'importe quelle province allemande pouvait former le cadre de cette quête d'authenticité. Ce n'est qu'en 1922 que l'émigration en Palestine pour y fonder des communautés agraires socialistes fut inscrite dans la plateforme officielle du Blau-Weiss.

14 Ce qui cependant unit les membres du Blau-Weiss est la recherche de leur individualité juive, jugée anémiée par le judaïsme bourgeois et libéral, quête souvent ancrée dans un idéal politique qui amalgame socialisme révolutionnaire et utopie messianique [34], bien que ces motifs ne soient guère apparents chez Elias. La réalisation, individuelle et collective, est le lieu d'une réévaluation entre Deutschtum et Judentum, dont l'enjeu est de conférer à la particularité juive un contenu capable de rivaliser avec l'universalité de la Bildung allemande, sur place ou en Palestine. C'est sur ce plan qu'Elias se situait et voulait contribuer sans aucun doute. Blau-Weiss, lieu de sa socialisation politique, s'offrait à lui comme un espace de rupture avec le statu quo du judaïsme patriotique, allant éventuellement jusqu'à la sécession géographique avec l'Allemagne [35]. Hormis les deux poésies publiées à l'époque dans la revue du Blau-Weiss, on manque d'informations, mais il ressort de la correspondance du jeune Elias qu'il est avant tout absorbé par la tâche consistant à déterminer ce que doit être cette renaissance juive, qu'il juge, selon ses dires, nécessaire et urgente. Dans une longue lettre à son ami Bandeman, datée de 1920, il expose dans des termes exaltés ce qu'il pense être cette « lourde tâche » du Blau-Weiss : créer une association suffisamment libre, forte et fermée, afin d'apporter à un peuple sans foyer (Heimatlos) une culture ; forger dans cette « masse relativiste et sceptique », dans cette « multitude opprimée depuis des siècles », un « peuple culturel » (Kulturvolk) ; non seulement libérer la multitude sur place, lui redonner une liberté d'action, mais travailler à la naissance d'une tradition apte à développer de nouvelles potentialités culturelles en Palestine [36].

15 Le sionisme apparaît généralement sous la plume d'Elias comme une réalisation individuelle et collective inspirée de la Bildung, non pas un idéal tiré de la sagesse des prophètes comme pour Hans Jonas, lui aussi membre du Blau-Weiss à l'époque. Cette réalisation est rapportée par Elias au modèle de la Renaissance italienne, une époque qui fut capable de produire un renouveau culturel appuyé sur le patrimoine de la Grèce antique, geste dans lequel le néo-kantien Richard Hönigswald, son mentor de l'époque, vit le prélude à l'Aufklärung. Ici, les liens d'amitié noués par Elias dès les années de lycée dans le cercle philosophique réuni autour de Hönigswald sont reconduits tels quels au sein du Blau-Weiss de Breslau. Elias semble vouloir acclimater ce geste dans l'univers du sionisme, de la renaissance juive, de même qu'il le fera un peu plus tard dans son projet sociohistorique déjà en cours de maturation [37]. Telle est aussi pour Elias l'attractivité d'un mouvement de jeunesse autonome qui puisse répondre à cet idéal de formation d'une personnalité complète, reconduire et donner toute sa portée à cette Bildung, pivot de l'éducation classique du Gymnasium, véhicule de la culture allemande qui se confond avec les valeurs humanistes, mais que l'Allemagne néglige et abandonne. Notons que « Bildung » est ici, comme « sionisme », moins une notion précise qu'un mot parfois disputé, aux connotations disparates, qui renvoie à la fois à un contenu et au processus de son appropriation – un savoir classique érigé en idéal, la voie d'accès à la haute culture allemande, la formation à l'autonomie, l'éducation morale à la citoyenneté –, et une espèce d'icône de la classe moyenne cultivée allemande de l'époque, nommée pour cela Bildungsbürgertum[38] Le Blau-Weiss surgit ici dans sa dimension proprement pédagogique, celle d'une jeunesse qui se cultive elle-même, qui agit et se forme en expérimentant sur elle-même, en prenant son destin en main, en écartant l'école et l'autorité des parents. Il ne fait pas de doute que l'attirance qu'exerce le Blau-Weiss sur Elias réside dans l'ambition d'une jeunesse affranchie des codes parentaux, qui se forme tout en forgeant un projet à l'écart de toute médiation institutionnelle, si ce ne sont les authentiques maîtres de la culture humaniste. Cet idéal esthétique et rationnel, individuel et collectif, au travers duquel une nouvelle culture nationale juive doit émerger, est au cœur des contributions d'Elias au Blau-Weiss de Breslau. Dans le motif de cette éducation sensible gît probablement aussi cette intuition d'Elias selon laquelle l'individu et le collectif doivent toujours être pensés ensemble, le plan le plus intime, celui des émotions, celui du sentiment esthétique aussi, être corrélé à l'état de la société, à la force sociale capable d'imprimer un genre d'individualité, de le former. Elias vient à la sociologie car il estime qu'elle seule peut penser individu et société ensemble, non dans leur opposition ni même dans leur composition, mais en tant que paire structurellement interdépendante.

16 Remarquons que ni le tournant autoritaire et hiérarchique du Blau-Weiss, ni son orientation plus pratique axée sur la préparation à l'émigration vers la Palestine à partir de 1922 ne sont frontalement critiqués par Elias. Les têtes pensantes du Blau-Weiss de Breslau semblent irrémédiablement attachées à la Deutschtum, y compris après que certains de ses membres émigrèrent en Palestine. Lorsque le projet de redéfinition d'une culture juive est énoncé, il se fait dans des termes qui demeurent allemands, en référence à la Bildung, manifestant une nette réticence à se conformer aux canons sionistes alors en voie de solidification, ce qui suscita des conflits incessants avec le mouvement sioniste allemand institutionnalisé du monde des « adultes ». La génération précédente, Blumenfeld et Rosenblüth en particulier, reprochait à ces jeunes activistes leur peu d'inclination pour le socialisme agraire, leur incapacité, surtout, à penser une renaissance dans des termes exclusivement juifs. La sensibilité esthétique et rationaliste d'Elias et de ses camarades de Breslau contrastait toujours davantage avec la sensibilité socialiste et matérialiste du mouvement sioniste allemand mais, afin de se préserver, ils évitèrent toute confrontation directe, comme le montre J. Hackeschmidt. Et tandis que les camarades du Blau-Weiss de Francfort, tels Erich Fromm, Ernst Simon et Leo Löwenthal, penchaient nettement en direction d'une néo-orthodoxie juive et d'un mysticisme socialiste inspiré des écrits de Buber alors en vogue, Elias y demeurait complètement insensible. Curieusement, on ne trouve dans la correspondance d'Elias aucune prise de position explicite sur ces déchirements au sein du Blau-Weiss, contrairement à Leo Strauss qui, lui aussi membre enthousiaste du Blau-Weiss, renvoya dos à dos ce qu'il considérait comme deux courants anti-modernistes, à la recherche désespérée d'un contenu juif authentique ou du bricolage d'une foi nouvelle dans la « faction francfortoise » du mouvement, tous deux incapables de saisir les enjeux politiques du moment [39] ; contrairement aussi à Gerhard (Gershom) Scholem qui, dès 1917, critiqua le Blau-Weiss, estimant que la réalisation sioniste y demeurait vague, que ce sionisme était en somme immature, incapable de se séparer de l'esprit allemand, de puiser dans la tradition juive et de s'orienter résolument vers la Palestine [40]. On peut imaginer que ce reproche visait effectivement l'esprit du sionisme de militants tels qu'Elias, pour qui l'option sioniste apparaissait encore comme un gage d'intégration au projet allemand dans une Palestine qui figurait comme un ailleurs sans grande consistance et pour qui la nécessité affichée d'œuvrer au renouveau de la nation juive n'a jamais franchi la barre d'une pétition de principe.

17 On ignore quand et pourquoi exactement Elias s'éloigna du Blau-Weiss. Son implication toujours plus grande dans la carrière académique, le départ précipité de Walter Moses, le chef charismatique du Blau-Weiss, pour la Palestine et le découragement de son camarade Bandeman face aux querelles incessantes au sein du mouvement durent peser. Peut-être J. Hackeschmidt force-t-il quelque peu le trait lorsqu'il présente Elias comme un penseur précurseur du mouvement de jeunesse sioniste [41], mais il ne fait pas de doute que la conception rationalisante, classique, du renouveau juif défendu par Elias au sein du Blau-Weiss, forgée de l'intérieur du néo-kantisme humaniste de l'époque, en particulier dans son contraste et dans son opposition à la conception révolutionnaire et mystique portée par Löwenthal et Fromm, fut une étape déterminante dans la formation de la perspective qu'il développa au contact de la sociologie. En 1924, Elias quitta Breslau pour Heidelberg, il suivit encore, durant le premier semestre, le séminaire du néo-kantien Rickert, puis se tourna définitivement vers le cercle des sociologues, Alfred Weber et le jeune Mannheim en particulier. On n'en sait pas plus de la disposition d'esprit politique d'Elias à cette période, mais l'article de 1929 indique qu'il n'y a pas de rupture avec son engagement sioniste passé puisqu'il y présente l'option d'une immigration collective en Palestine comme une solution valide plutôt que celle d'une émigration individuelle dans n'importe quelle direction.

18 S'éclairent alors aussi les spécificités de l'analyse que propose Elias de la situation des juifs d'Allemagne en 1929. Contrairement à Oppenheimer, qui rapporte l'antisémitisme à certaines caractéristiques objectives des juifs allemands, traits qui n'ont pas complètement disparu, Elias rompt avec cette rhétorique libérale qui, depuis les Lumières, appelle les juifs à se disposer favorablement en vue de leur assimilation en Allemagne, la bürgerliche Verbesserung[42], qui fera d'eux des citoyens cultivés et des patriotes productifs. Elias prend acte qu'il existe des citoyens juifs allemands, qu'ils forment un groupe possédant certes des caractéristiques propres, mais il n'y voit pas un obstacle à leur intégration, d'autant que ceux-ci contribuent désormais, dans des proportions inégalées, à la culture nationale allemande. La différence réside plutôt dans ce dont les strates de la société majoritaire se saisissent pour les exclure, selon des configurations changeantes, de sorte que les juifs forment désormais une « bourgeoisie de second ordre », prise en tenaille dans une Allemagne en crise. Si Oppenheimer pointe la différence objective des juifs, sur laquelle se nourrit l'hostilité à leur égard, Elias ne lui accorde aucune importance car l'hostilité procède d'une concurrence ressentie par le groupe majoritaire avec d'autant plus d'acuité que le groupe minoritaire lui ressemble, que cette différence objective qui les sépare devient imperceptible. L'assimilation ou la ressemblance voulue par le groupe minoritaire suscite paradoxalement une réaction de rejet de la part du groupe dominant qui se sent menacé et érige des barrières afin de se prémunir contre la concurrence de ceux qui apparaissent désormais comme des semblables. Le motif de la concurrence, qu'il emprunte à coup sûr à Mannheim, conduit Elias à concevoir son analyse dans des termes strictement relationnels puisque les groupes en compétition sont interdépendants. Si les traits intrinsèques des juifs importent peu, c'est que l'expérience sociale que font des groupes en interaction – la perception d'une différence statutaire qu'ils coproduisent – a des effets bien réels. Alors qu'Oppenheimer raisonne encore comme si la réforme inachevée des juifs devait être menée à son terme, Elias éprouve l'impasse à laquelle la politique assimilationniste aboutit puisque ressemblance et discrimination ne sont précisément pas antinomiques. Pour Oppenheimer, la responsabilité du sociologue allemand consiste à appuyer le sionisme en tant que solution adaptée aux masses juives d'Europe de l'Est, alors que, pour Elias, il est de la responsabilité du sociologue de diagnostiquer la situation allemande, quitte à conclure éventuellement que le sionisme, sous la forme pratique d'une émigration collective vers la Palestine, concerne les juifs d'Allemagne très directement et immédiatement. Le sionisme d'Oppenheimer est donc un prolongement parmi d'autres de sa sociologie de l'État, tandis que la sociologie d'Elias sera le substitut de son engagement sioniste.

19 La possibilité d'un départ fut très certainement assumée théoriquement par Elias dans les années 1920, bien qu'il semble n'avoir pas envisagé sérieusement cette option dans la pratique. Margarete Freudenthal, son amie et camarade au sein du cercle réuni autour de Mannheim à Francfort, raconte dans ses mémoires qu'elle proposa, en 1933, à Elias de partir avec elle pour la Palestine, mais se heurta à un refus, comme si Elias ne voulait pas tirer les conséquences d'une position qu'il défendait par ailleurs, précise-t-elle, sous-estimant probablement son éloignement d'avec ses aspirations de jeunesse. L'article de 1929 traduit cet éloignement sur un mode encore ambigu. Le Blau-Weiss, on l'a vu, reflétait ce flottement malgré les tentatives de mise au pas. À la période d'effervescence, d'enthousiasme et de confusion des premières années d'après-guerre allait succéder le moment de la clarification qui conduisit Scholem, Simon et Jonas en Palestine, Strauss sur un campus américain, Fromm et Löwenthal à l'Institut für Sozialforschung de Francfort et Elias, un étage en dessous du même immeuble, aux côtés de Mannheim.

D'Elias à Mannheim

20 L'année de publication de « Sociologie de l'antisémitisme allemand » est aussi celle où Elias, âgé de 32 ans, quitte Heidelberg et son directeur de thèse d'habilitation putatif, Alfred Weber, pour suivre Mannheim à Francfort. Les travaux de Mannheim demeurent encore formellement redevables de la Kultursoziologie de Weber mais s'en écartent résolument depuis 1925 pour culminer dans son maître ouvrage, Idéologie et utopie, paru en 1929, qui scelle leur rupture [43]. Le délai d'attente pour soutenir sa thèse d'habilitation avec Weber étant trop long pour espérer obtenir rapidement un poste, Elias s'inscrit en thèse sous la direction du jeune sociologue d'à peine quatre ans son aîné, dès que ce dernier obtient la chaire de sociologie de l'université de Francfort en 1930 en succédant à Oppenheimer, et devient son assistant. Cette thèse, intitulée « L'homme de cour. Contribution à une sociologie de la cour, de la société de cour et de l'absolutisme royal », déposée en 1933 avant son départ précipité pour Paris, ne sera pas soutenue mais sera publiée ultérieurement, à Bâle, sous le titre Über den Prozess der Zivilisation[44]. Désormais classique, ce texte est l'aboutissement d'un engagement dans la sociologie qui se réalise par étapes.

21 Docteur en philosophie depuis 1924, Elias est insatisfait du milieu néo-kantien auquel appartient son directeur de thèse Hönigswald, figure du néo-kantisme dans sa ville natale de Breslau [45]. Il se voit contraint d'atténuer ses critiques pour ménager son tuteur mais, sur le fond, sa thèse rompt avec le transcendantalisme kantien. L'individu n'est pas un donné, il n'est pas le point de départ de l'analyse, mais une production historique, un objet de l'analyse ; le savoir n'a pas de fondement transcendantal mais il se déploie historiquement et collectivement : telle est la position que défend Elias dans sa thèse de philosophie [46]. Celle-ci le rapproche toujours davantage de la sociologie avec laquelle il se familiarise désormais dans le séminaire d'Alfred Weber, fondateur et directeur de l'Institut für Sozial- und Staatswissenschaften à Heidelberg, le cœur des sciences sociales allemandes de l'époque [47]. Introduit par Mannheim, Elias y fréquente également le cercle informel réuni par Marianne Weber, qui perdure après la mort de son mari Max Weber en 1920. Il y prononce une conférence sur l'architecture gothique dans laquelle il propose de comprendre la démesure des constructions verticales qui pointent en direction du ciel non comme la matérialisation d'une quête d'absolu mais comme un effet de la concurrence entre les cités. Elias repère donc, dans les premiers travaux du jeune Privatdozent Mannheim, une perspective capable d'ancrer la vie de l'esprit dans le monde social-historique, de dépasser l'idéalisme néo-kantien ainsi que sa déclinaison phénoménologique, sans renoncer à rendre compte de la dynamique de la vie psychique.

22 « La compétition comme phénomène culturel [48] », communication prononcée par Mannheim au congrès des sociologues allemands de 1928 à Zurich, fit événement. Elle fut globalement mal reçue, perçue comme relativiste et certainement trop marxiste par les sociologues néo-kantiens, tels Leopold von Wiese ou Alfred Weber, mais fit grande impression sur quelques jeunes aspirants. Elias manifesta publiquement son enthousiasme sans craindre de froisser son directeur de thèse putatif : cette « contribution à une sociologie de l'Esprit » ouvrait enfin une voie nouvelle, capable de saisir la production sociohistorique de l'individualité [49]. Le jeune Jonas, qui gravitait pourtant autour du séminaire de Heidegger, fit également l'éloge de Mannheim car ce dernier assigna à la sociologie la tâche de traquer l'émergence historique de cette sécrétion de la vie quotidienne que Heidegger appelait le « on », anonymat qui est le sujet même de la société. Pour Elias comme pour Jonas, voilà qu'avec Mannheim la sociologie se donne pour tâche d'envisager l'homme dans sa globalité, l'homme producteur de la culture, totalité dans laquelle, en retour, il est immergé [50]. Cette figure de la totalité domine les polémiques intellectuelles dans l'Allemagne weimarienne et se combine avec le souci constant de définir le sens de la mission culturelle allemande. C'est pourquoi, posant dans Idéologie et utopie que la sociologie relayait cette tâche en annulant toutes les autres voies d'accès à la totalité, Mannheim déclencha une polémique qui allait déborder le strict cadre de la sociologie et s'attira notamment les foudres du célèbre romaniste conservateur Ernst Robert Curtius qui, dans un article intitulé « La sociologie et ses limites », fustigea l'historicisme ainsi que le « nihilisme » de Mannheim, et dénonça son entreprise de liquidation de l'esprit allemand ancré dans la métaphysique [51]. Quoiqu'elle ait fréquenté régulièrement le séminaire de Mannheim entre 1930 et 1933, il n'est pas fortuit que Hannah Arendt, elle aussi proche de Heidegger, dans son compte rendu de Idéologie et utopie paru en 1930 [52], réfuta avec force que la sociologie fût en mesure de « démasquer » (demaskieren) la « vérité ». De leur côté, les marxistes, dans cette version non orthodoxe qui allait prendre le nom de « théorie critique », déploraient que Mannheim fît du marxisme une idéologie parmi d'autres et, par conséquent, du prolétariat, un acteur ordinaire de l'histoire, parce que la trame historique devenait alors illisible, la vérité de la situation indécidable et, de ce fait, l'action révolutionnaire indéterminable [53].

23 À son geste de relativisation historiciste, Mannheim associa en effet un mouvement reconstructif, fait de synthèses dynamiques dont la sociologie serait la science, une science de la politique. Il fut alors pris en tenaille entre les adversaires de la sociologie et les partisans de la révolution, jugé bourgeois par les marxistes et marxiste par les libéraux. Mais ce positionnement lui conféra aussi la stature d'un innovateur, d'un pionnier d'une science nouvelle de la connaissance, et c'est pourquoi, malgré sa proximité évidente avec le marxisme, l'université de Francfort, soucieuse d'investir dans les Geisteswissenschaften, lui confia sa chaire de sociologie. Tout le long de sa très courte carrière (il meurt en 1947), Mannheim demeura prisonnier des termes de cette polémique indissociablement épistémologique et politique. Elias, quant à lui, parvint à s'en défaire. La distanciation, qui lui est si chère, et qui trouve son expression la plus limpide dans la fameuse conférence de Max Weber sur la science comme vocation, frappa toute la jeune génération de sociologues mais c'est certainement lui qui l'exerça avec la plus grande constance. D'abord, durant les trois années où il fut l'assistant de Mannheim, avec l'entreprise d'ancrer la Kultur allemande elle-même, idéalisée sinon fétichisée, dans le processus de construction national-étatique [54], alors que la pensée sociologique sous Weimar demeurait entièrement absorbée par le motif de la crise, une crise de la culture, de la société, de la politique [55]. Ensuite, en traduisant la distanciation en une éthique de la recherche qui s'émancipe des impératifs politiques immédiats, en rupture manifeste avec la sociologie mannheimienne qui toujours cherche à dégager une praxis politique adaptée à l'époque. C'est peut-être pourquoi l'œuvre d'Elias reste si actuelle et se présente encore aujourd'hui comme l'une des tentatives sociologiques les plus audacieuses de ravir à la philosophie le sommet qu'elle détenait dans la hiérarchie des savoirs [56], alors que l'œuvre de Mannheim, puisqu'elle porte les traces de la lutte politique de l'époque, conserve une patine qui rend sa lecture non pas obsolète mais certainement malaisée.

24 L'article de 1929 est la première tentative d'Elias d'éprouver l'efficience de la sociologie telle qu'il la conçoit, c'est-à-dire selon ce schème encore inspiré de la sociologie de la connaissance de Mannheim – sociologie qui est ensuite développée et systématisée au sein du cercle réuni autour de lui, le Mannheim-Kreis, à Francfort. Ce qui prime dans la démarche impulsée par Mannheim n'est pas un idéal ou un objectif politique à atteindre, mais la capacité de la sociologie à poser un diagnostic exact et circonstancié de la situation, préalable à toute praxis. Deux éléments reflétant cette approche se trouvent étroitement entremêlés dans l'article d'Elias de 1929 : déterminer les coordonnées de la configuration du présent ; rapporter les formes sociales de l'expérience à cette configuration. Cette double tâche est explicitée dans le séminaire doctoral de Mannheim entre 1930 et 1933 et fait l'objet d'une série de textes programmatiques visant à dessiner les contours d'une sociologie historique empirique de l'expérience politique. Le séminaire de Mannheim élut domicile en 1930 au rez-de-chaussée du bâtiment qui abritait l'Institut für Sozialforschung à Francfort – institut dont la direction échut cette même année à Max Horkheimer. Entre les deux étages, aucune collaboration ne se développa. Dans Idéologie et utopie, Mannheim jeta en effet les bases d'une sociologie de la connaissance capable de diagnostiquer la situation en reconstruisant l'ensemble des perspectives qui concourent à la définir, geste qui supposait de rompre avec le concept unilatéral d'idéologie comme « fausse conscience », de l'appliquer au marxisme lui-même, comme Max Weber le suggérait [57], d'en faire dès lors un trait partagé par l'ensemble des parties d'une configuration sociopolitique. Cette approche relationnelle ou perspectiviste fut probablement ce qui suscita la plus grande séduction auprès d'Elias, ce dont témoigne l'article de 1929, puis son entreprise générale de fonder une sociologie entièrement édifiée sur l'analyse des dynamiques relationnelles, ou encore ses entretiens autobiographiques où il l'affirme clairement tout en exprimant de nombreuses réserves sur la manière dont Mannheim s'était débattu pour sortir de la prison relativiste dans laquelle il s'était lui-même enfermé [58].

25 L'approche de Mannheim, qui procédait d'une reprise sociologique de la notion polémique d'idéologie, constitua immédiatement une cible pour Horkheimer, engagé dans la construction d'une théorie dite « critique » de la société. Horkheimer s'opposa vivement à la généralisation du concept d'idéologie car elle équivalait à sa neutralisation, à lui ôter sa charge critique et, ainsi, à brouiller la distinction entre ce qui est « idéologique » et ce qui ne l'est pas [59]. « Idéaliste » et « spéculatif », le concept total d'idéologie de Mannheim est « conservateur », conclut Horkheimer, puisqu'il bloque la praxis émancipatrice et empêche le mouvement de transformation du monde. Or voici que la neutralisation du concept d'idéologie apparaît à Elias précisément comme la condition de possibilité pour édifier une sociologie de la politique qui ne soit pas immédiatement préemptée par une philosophie de l'histoire, qui ne tranche pas à l'avance la question du mode de distribution de la vérité dans l'espace social, même si Mannheim demeure rivé à une sociologie de la connaissance alors qu'Elias s'oriente déjà en direction d'une reconstruction des structures mentales de l'individu socialisé [60]. C'est effectivement sur la base d'une nécessaire neutralisation des idéologies, de toute « mythologie », dira Elias, que leurs sensibilités convergeaient [61]. Mais alors que Mannheim concevait l'expérience dans des termes cognitifs et normatifs, Elias était davantage sensible aux habitudes de pensée incorporées, aux dispositions qui impriment de manière quasi causale les conduites.

26 Il n'est donc pas étonnant que les relations entre les deux étages du bâtiment de Francfort aient été éparses, teintées de méfiance, de courte durée surtout, puisque la prise du pouvoir par les nazis sonna le glas de tous. Pourtant, Elias était familier de quelques-uns de ces jeunes universitaires marxistes-critiques de l'Institut für Sozialforschung, tels Fromm et Löwentahl, actifs comme lui durant les années d'après-guerre au sein du Blau-Weiss. Les deux amis s'éloignèrent dans les années 1920-1922 du Blau-Weiss et se rapprochèrent du cercle francfortois du charismatique rabbi Nobel, puis du Freies Jüdisches Lehrhaus de Franz Rosenzweig jusqu'en 1926 [62]. Tous deux soutinrent leur thèse à Heidelberg avec Alfred Weber (ce à quoi Elias renonça) sur des thématiques théologico-politiques [63]. Fromm, davantage attiré par la psychanalyse, introduisit le célèbre psychanalyste Landauer auprès de Horkheimer, ce qui permit au Frankfurter Psychoanalytisches Institut de s'installer dans le même bâtiment. Le binôme Horkheimer/Fromm donnant à cette époque le ton à l'institut [64], la théorie critique dont Horkheimer dessinait les contours se teinta de schèmes psychanalytiques et imprégna durablement la conception des futures enquêtes collectives sur les préjugés et la personnalité autoritaire, menées lors des premières années d'exil aux États-Unis [65]. Mais ni les fortes affinités entre les deux étages (Elias est un lecteur de Marx et, à cette époque, un lecteur assidu de Sigmund Freud, tandis que l'épouse de Mannheim est psychanalyste), ni les relations d'interconnaissance nouées un peu plus tôt au sein du Blau-Weiss n'aboutirent à un rapprochement entre les deux groupes. Aujourd'hui, cette absence de communication en dépit de fortes convergences peut étonner [66], mais c'est oublier que le clivage profond entre les deux étages réside moins dans les références fondamentales, Marx et Freud, que dans la posture intellectuelle, dans la forme de radicalité, que le clivage entre les Blau-Weiss de Breslau et de Francfort préfigure et rend palpable et qui, ici, se réplique dans la polarité entre l'approche sociologique du Mannheim-Kreis et la théorie critique.

27 Alors que l'article de 1929 retrace en quelques paragraphes serrés l'évolution des configurations historiques allemandes à l'intérieur desquelles l'antisémitisme se déploie, cela afin de montrer que la configuration actuelle exacerbe une logique qui suit invariablement son cours – logique dont Elias pense que rien ne peut l'infléchir –, la théorie critique lit dans la montée de l'antisémitisme en Allemagne le symptôme d'une dégénérescence fasciste du capitalisme que seule la révolution serait en mesure de juguler. Et puisque le fascisme semble triompher en Europe, la théorie critique ancre ce mal toujours plus profondément dans une modernité ambivalente où la promesse d'émancipation se renverse en son contraire. Elias, quant à lui, se garde des généralités. Il suit la transformation des configurations historiques de l'Allemagne, où l'antisémitisme surgit et se colore de contenus particuliers en fonction des luttes que se livrent les groupes sociaux. Il ancre l'antisémitisme dans l'expérience que font ces groupes de juifs, en fonction de leur place dans une constellation où les juifs figurent à chaque fois une extériorité hostile. En cette toute fin des années 1920, les juifs se retrouvent, pour la première fois, sans alliance possible, analyse Elias, parce que l'hostilité à leur égard est désormais partagée par l'ensemble des parties prenantes à la configuration, les couches conservatrices comme celles supposées progressistes. Ce réalisme qui se fonde sur une analyse des interactions et des expériences typiques qui s'y déroulent immunise Elias contre les chimères révolutionnaires et les explications métaphysiques du renversement des Lumières en mal absolu. Elias prend donc le problème de l'antisémitisme de front, alors que la théorie critique reste fidèle au schème marxiste selon lequel le capitalisme dégénéré en fascisme doit être strictement analysé en termes de lutte des classes, faisant de l'hostilité à l'égard des juifs un épiphénomène et non pas ce qui apparaîtra plus tard aux yeux de tous comme une pierre angulaire de la politique nazie [67]. Alors que la théorie critique demeure d'abord muette sur la situation des juifs, peut-être pour avoir intériorisé le soupçon de particularisme, le texte de Horkheimer de 1938, « Die Juden und Europa », comme les textes programmatiques sur l'antisémitisme qui suivent à partir de 1943, dont celui inclus dans La dialectique de la raison, dégagent, à partir d'une hypothèse sur la dégénérescence des Lumières, une psychologie rudimentaire, la désignation vague d'une pathologie, puis un progressif ancrage « mythologique », archaïque, du phénomène antisémite dans la culture occidentale [68]. Elias démontre sobrement, dès 1929, que les juifs sont pris dans un étau politique qui ne peut que se resserrer. La posture de protestation de la théorie critique est certes radicale, mais son explication nébuleuse, alors qu'Elias, dans son court texte de 1929, ancre, sans pathos aucun, le phénomène antisémite dans les interactions sociales et les relations de pouvoir entre groupes sociaux, de sorte qu'il n'apparaît nullement comme une réaction irrationnelle mais comme la sécrétion d'une expérience sociale qui prend corps dans une dynamique néfaste mais néanmoins intelligible.

28 C'est que le groupe agrégé autour de Mannheim travaille à son propre programme de recherche collectif, à l'intérieur duquel Elias se singularise par l'ambition de pousser ce projet théorique jusque dans ses conséquences ultimes et de lui conférer l'assise d'une science sociale historique [69]. Le cœur du dispositif organisationnel de cette autre « école » à Francfort est le « Groupe de travail sur l'histoire sociale et l'histoire des idées : les origines du libéralisme en Allemagne », dont l'objectif déclaré est de procéder à une analyse génétique des Lumières afin de reconstruire une « science du présent » (Gegenwartskunde), une science sociale nécessaire depuis l'avènement de la modernité [70]. Dès 1931, Mannheim réunit autour de lui Elias et quelques autres doctorants assidus dans un « groupe d'étude intensif [71] » pour travailler collectivement à une articulation entre approche historique et approche actuelle des faits sociaux – perspective dont les notes de cours de Mannheim, « Introduction aux formes sociales du présent et à leur histoire [72] », permettent de reconstituer les axes. Mannheim veut substituer à une perspective trop positiviste des faits sociaux, qu'il juge scolastique, une approche « vécue » de ces faits, capable de saisir les formes du passé comme vivantes, donc à partir des formes vécues actuelles, lesquelles, héritées, sont rapportées à leurs conditions de possibilité sociales historiques. La sociologie doit précisément émerger au croisement de ces deux gestes qui relient les formes de l'expérience actuelle à leur condition de possibilité. L'article de 1929, puis la thèse d'habilitation d'Elias en cours, se situent très exactement à ce croisement et doivent être appréhendés à la lumière de l'ensemble des productions issues de ce programme : Freudenthal prépare une thèse sur le rôle des femmes dans l'émancipation depuis les Lumières ; Hans Weil travaille à une sociohistoire de la Bildung[73] ; Hans Gerth soutient in extremis une thèse de sociologie sur les élites libérales au siècle des Lumières ; Jacob Katz rédige une sociohistoire de l'émancipation des juifs depuis l'ère des Lumières et la déstructuration du monde du ghetto [74] ; Arendt, proche de Weil [75], fréquente le séminaire (avec son mari Günther Stern, alias Günther Anders) et y formule les prémisses de son étude sur Rahel Varnhagen et sur les Lumières allemandes ; Nina Rubinstein, issue d'une famille de mencheviks exilés, prépare une thèse de sociologie de l'émigration et des processus d'acculturation. Mannheim invite donc chacun de ses doctorants (et doctorantes) à partir de sa propre expérience sociale afin de clarifier son mode de structuration – dialectique d'engagement et de distanciation destinée à se ménager la meilleure prise possible sur le réel. Ce geste réflexif, Mannheim le conçoit comme le prolongement de l'émancipation contenue dans l'idéal des Lumières, comme une pratique compréhensive et un exercice de perfection de soi. Dans son esprit, la sociologie – la science de la société et de l'individu moderne – hérite du projet d'émancipation politique des Lumières, et l'on ne peut douter que cette conviction fut la base de son entente intellectuelle avec Elias.

29 Le temps manqua, semble-t-il, pour que ce programme pût se cristalliser en un paradigme. Dans une lettre à Buber [76], Mannheim précise simplement que le groupe réuni autour de lui offre un « refuge [77] » aux gens qui ne trouvent pas où travailler ailleurs mais, en réalité, ce groupe est uni autour du projet d'édifier et de documenter une sociologie de la modernité que ni la sociologie allemande classique, trop conservatrice, ni la théorie critique, aveuglée par les sirènes de la révolution, ne sont capables de formuler. L'article de 1929 laisse penser qu'Elias adhérait pleinement à ce projet – adhésion qui est rétrospectivement affirmée de diverses manières tout le long de son parcours ultérieur [78], sans jamais la référer à son origine, peut-être parce qu'Elias considérait avoir cheminé parallèlement à Mannheim et son cercle plutôt que sous son influence. Dans ce sentiment trop vague d'appartenance à un collectif gît peut-être aussi l'explication du destin des individus réunis dans ce cercle, si on le contraste avec celui des membres de l'institut de Horkheimer. Alors que l'Institut für Sozialforschung parvint à assurer la pérennité de son nom sous le label « École de Francfort », cette autre ou « seconde » école à Francfort que fut le Mannheim-Kreis ne se cristallisa pas en un courant visible et saisissable de la sociologie [79]. Cette asymétrie doit certainement être rapportée à une inégalité des ressources : Horkheimer hérita d'un institut déjà établi en succédant à Karl Grünberg et d'une revue réputée, anciennement animée par Rudolf Hilferding, figure de la social-démocratie allemande, qu'il rebaptisa Zeitschrift für Sozialforschung ; lorsque l'exil devint inévitable, la plupart des personnes qui gravitaient autour de l'École de Francfort trouvèrent des postes aux États-Unis parce qu'ils y disposaient déjà de solides relais que Horkheimer entreprit de consolider et d'étendre [80]. Et la lutte contre la sociologie de Mannheim depuis le sévère compte rendu de Horkheimer ne cessa jamais, et fut peut-être même exacerbée par la perception de trop grandes proximités [81], donc par la menace d'une dangereuse concurrence, faisant du jeune sociologue de Francfort, qui pourtant incarnait le renouveau de la sociologie allemande, un repoussoir, d'abord « idéaliste » lorsque la théorie critique se voulait matérialiste, puis « relativiste » lorsque la théorie critique elle-même devint idéaliste. Lors de la parution de Über den Prozess der Zivilisation en 1939, Elias sollicita Walter Benjamin, réfugié comme lui à Paris, pour en rendre compte dans la Zeitschrift für Sozialforschung mais se heurta à un refus, Benjamin jugeant que l'ouvrage relevait d'une histoire culturelle peu conforme aux présupposés de base du matérialisme historique [82]. Lorsque sonna l'heure du départ d'Allemagne, Mannheim, désorienté, fut accueilli à la London School of Economics, mais décéda subitement en 1947, tandis qu'Elias, marginalisé, vécu longtemps d'expédients puis enseigna au département d'éducation de l'université de Leicester avant d'être (re)découvert très tardivement [83]. Les autres membres du Mannheim-Kreis se retrouvèrent dispersés et isolés. Le projet du cercle n'eut pas le temps de mûrir, seule la force du projet personnel d'Elias, qui parvint à le prolonger dans la direction que l'on connaît, lui confère encore aujourd'hui, quoique indirectement, l'attention qu'il mérite.

D'Elias à la sociologie

30 Hormis un compte rendu intitulé « Inquest on German Jewry » daté de 1950, où Elias revient sur l'auto-illusionnement des juifs allemands, leur naïveté et leur incapacité à comprendre ce qui se préparait [84], Elias n'a livré que tardivement ses analyses de l'échec de la construction de l'État libéral en Allemagne et de la victoire du nazisme. Dans l'article de 1929, il en propose une exploration en temps réel. Le diagnostic qu'il mène doit être pris dans son sens étymologique, à la manière dont un médecin cherche, à partir des symptômes apparents, l'origine du mal dont souffre le patient qu'il examine. Elias, qui étudia la médecine avant de changer d'orientation, demeura sensible au motif de l'équilibre, la santé supposant un état stable et satisfaisant pour qu'une entité comme un corps physique ou psychique, individuel et collectif, perdure. Remarquons qu'Oppenheimer étudia également la médecine, une formation qui fut partagée par un grand nombre de figures du sionisme, tels Leon Pinsker, Max Nordau ou David Eder [85], dont on note qu'ils furent moins des doctrinaires du sionisme que des analystes de la situation politique des juifs en Europe et, souvent aussi, comme Elias dans son article de 1929, des lanceurs d'alerte. Le sionisme découlait pour eux d'un scepticisme quant à la capacité de surmonter la crise, de trouver un remède à une maladie jugée chronique et incurable. L'article de 1929 relève à l'évidence de ce genre d'essai. Certes, ce n'est pas tant la métaphore organiciste que file Elias, bien qu'il définisse tardivement, dans ses Études sur les Allemands, les entités politiques comme des unités de survie (Überlebenseinheiten) pour des individus, pour les corps individuels, biologiques, qu'ils contiennent [86]. Ces unités de survie se développent selon un schéma qui ménage généralement leur équilibre interne, précise Elias, et l'on perçoit combien son regard jeté sur l'Allemagne éclaire peut-être rétrospectivement pourquoi il a pu si longtemps militer pour que les juifs allemands se constituent en une unité de survie séparée, à l'écart du corps politique dont ils étaient une partie, mais une partie toujours davantage marginalisée, puis expulsée. Sa lecture passionnée de Freud ne le conduisit nullement à échafauder une théorie catastrophiste de la modernité, à la manière de La dialectique de la raison, mais plutôt à articuler méthodiquement psychogenèse individuelle et sociogenèse de l'État le long d'une trame historique vectorisée mais non déterminée dans son déploiement singulier.

31 Elias en vint à la conclusion que l'échec de la construction d'un État unitaire allemand forgea ce caractère national anxieux des Allemands, cette incertitude ressentie quant à la valeur d'être allemand, engendrant crispation et agressivité, qu'il convient de rapporter en dernière instance à l'échec de la bourgeoisie d'imposer son éthos [87], tandis que, à l'inverse, remarque-t-il dans ses entretiens autobiographiques, les manifestations d'antisémitisme « n'atteignaient pas la substance du sentiment que [les juifs] avaient de [leur] propre valeur », certitude qui redoubla le ressentiment de la majorité à leur égard [88]. L'embourgeoisement des structures féodales – la persistance de valeurs hiérarchiques d'obéissance et de soumission aux codes anciens et, concomitamment, une inhibition superficielle de la violence – suscita donc en Allemagne un retard psychique aussi irrattrapable que dangereux, dont Elias ne pense, ni dans l'article de 1929 ni dans ses Studien, qu'il eût pu être rattrapé, comblé ou corrigé par le prolétariat, classe sociale qu'il conçoit pourtant nettement en 1929 comme la classe montante de la configuration de Weimar. Car c'est l'ensemble de la configuration nationale weimarienne qui est affecté par ce mal, prolétariat compris. C'est précisément parce qu'Elias fut sioniste qu'il la considéra de l'extérieur, avec la distance de celui qui a déjà envisagé la possibilité de se situer sur un autre plan, qu'il ne se sentit donc pas, contrairement à Mannheim et à la plupart des membres de son cercle, contraint de se déterminer politiquement de l'intérieur de la politique weimarienne, et fut capable de jeter un regard distancié sur la dynamique nationale allemande, dont la République de Weimar finissante était le produit. L'indifférence à l'égard de la politique weimarienne, qu'Elias assuma rétrospectivement au point de confesser à ses interlocuteurs ébahis ne pas avoir voté lors des élections les plus décisives qui précédèrent l'arrivée des nazis au pouvoir, en est l'indice le plus patent [89]. Si Mannheim fut probablement le sociologue dont l'effort théorique de distanciation réflexif avec son objet fut la préoccupation constante [90], Elias le réalisa certainement plus complètement parce qu'il s'était placé, dès ses années de jeunesse, en position d'extériorité par rapport au cadre englobant de la culture politique allemande qui constituait, en somme, l'air que respiraient nombre de ses collègues, par-delà leur expulsion.

32 Avec l'avènement de la modernité, les unités pertinentes de survie sont les États-nations, constate Elias. Ce n'est pas une affaire de jugement ou d'opinion, mais un fait qu'il convient d'affronter avec réalisme. Avec la monopolisation de la violence, l'État-nation impulse le développement du sur-moi des individus qu'il contient, assemble et organise, en favorisant une tendance à l'auto-contrainte, à l'inhibition de la violence, forgeant progressivement cet habitus spécifique qui est à la fois raffinement bourgeois et individualisme revendiqué. Cet habitus, Elias le qualifie de « national » parce qu'il se prolonge dans une identification avec le collectif qui lui est corrélatif et parce qu'il vient ainsi compléter et équilibrer l'image de soi de chacune de ses composantes individuelles. Elias pense que l'Angleterre et les Pays-Bas sont parvenus à cet équilibre crucial entre « je » et « nous », point d'équilibre qui allie relâchement dans les conduites et fierté nationale, tandis que l'Allemagne, incapable de parvenir à son unité politique, échoue au point de sombrer dans la catastrophe. L'habitus national a donc pour Elias une origine sociale clairement circonscrite : seule la capacité de la bourgeoisie de développer un éthos appelé à se diffuser largement dispense cet équilibre satisfaisant. Il semble que, pour Elias, l'éventuel élargissement des chaînes d'interdépendance nationales à l'Europe, voire au monde, ne résulte pas d'une révolution mais de l'approfondissement et de la diffusion de cette civilisation dont la bourgeoisie libérale fut et est peut-être encore porteuse. Cette vision tient à ce qu'Elias conçoit les êtres humains comme des êtres sociaux, c'est-à-dire des êtres qui créent des chaînes d'interdépendance appelées à s'élargir progressivement, agençant à chaque étape identité individuelle et identité collective. Jamais, estime-t-il, ce processus ne peut faire l'économie d'une telle médiation : le regroupement des êtres humains ne peut se passer d'une forme de clôture car il leur faut se représenter individuellement et collectivement à travers des symboles. La nation est précisément ce lieu décisif où se développe un idéal du moi en même temps qu'elle constitue un « nous collectif » (Wir-Identität) qui permet de passer d'une société où le pouvoir est personnel et incarné à une société où le pouvoir est plus abstrait et plus collectif.

33 Elias puise probablement ce réalisme teinté d'optimisme, qui allie nécessité de la clôture et élargissement du cercle des solidarités, dans son expérience de jeunesse et son attachement indéfectible à la Bildung, en direction de laquelle les Allemands, juifs ou pas, semblaient converger depuis le milieu du xixe siècle. Au moment où Elias entame sa carrière académique, Deutschtum et Judentum entrent cependant toujours davantage en tension, puis se séparent. Le sionisme d'Elias reflète toute la complexité du processus alors en cours de dés-identification et de dés-acculturation avec l'Allemagne. Son engagement de jeunesse était entièrement déterminé par la possibilité de les relier autrement, quitte à rompre politiquement avec l'Allemagne pour préserver l'universalité de la promesse contenue dans la culture allemande, dont nul ne doutait de la mission universelle. Son sionisme est à la fois une manière de préserver l'Allemagne culturelle dans un judaïsme régénéré et d'amorcer sa renaissance sous une autre forme, éventuellement ailleurs. « Sionisme » est indistinctement le nom désignant l'abri de l'esprit allemand et celui de la sécession politique. Mais dès lors qu'Elias se décida pour la sociologie, moment que l'on peine à cerner mais que l'article de 1929 rend palpable, c'est cette dernière qui vint recueillir l'idéal et les espoirs que la politique weimarienne vacillante n'était plus à même de soutenir et de garantir. Plutôt qu'une quête juive sioniste, individuelle et collective, qu'Elias finit peut-être par juger narcissique, il opta pour le décentrement absolu, il décida de renoncer à la satisfaction d'éprouver cet équilibre entre identité individuelle et identité collective, il abandonna l'idée de forger une personnalité collective juive séparée, il se détourna donc du sionisme et, par là même, de toute politique, pour reporter tous ses espoirs sur une science sociale capable de ressaisir les mécanismes de l'émancipation de l'humanité à sa racine, d'en révéler, en somme, la logique.

34 Ce radicalisme sociologique ou cette vocation radicale pour la sociologie est ce qui relie Elias à Mannheim – un radicalisme qui se veut exempt de toute métaphysique et qui pense ses conséquences dans des termes pratiques, politiques, d'où l'attrait constant pour la formation dans l'œuvre de Mannheim et ce penchant pédagogique qui traverse la carrière d'Elias. Ce tropisme anti-métaphysique trouve sa première expression dans la torsion sociologique que Idéologie et utopie de Mannheim fait subir au marxisme, un geste qui vise à donner toute sa puissance analytique au Marx penseur des mécanismes sociaux en l'expurgeant de la philosophie de l'histoire sur laquelle repose pourtant l'édifice marxiste. Ce qui unissait peut-être les membres du Mannheim-Kreis était un scepticisme quant à la possibilité de discerner un sens univoque de l'histoire et la conviction qu'il convenait de libérer la recherche de faux absolus pour ressaisir le projet émancipateur à sa racine, au niveau de ses conditions de possibilité sociopolitiques. Gisèle Freund, qui fréquenta les deux étages du bâtiment, se souvient avec ironie que :

35

[...] à l'Institut für Sozialforschung nous avons alors, après Lukács, étudié Marx. Étudier Marx n'était pas si simple. J'étais l'étudiante de Mannheim et ce dernier était tout à fait [en fr. dans le texte] opposé à l'Institut. Et Norbert Elias n'était pas marxiste non plus. Mais l'Institut de Francfort fut fondé avec l'argent d'un grand capitaliste. [...] Il était très marxiste. Les gens qui ont dirigé l'Institut étaient eux des gens très prudents, qui étaient moins marxistes que leurs financeurs, le capitaliste [91].

36 Le critère pour départager les marxistes et ceux qui ne le sont pas n'est pas épistémologique puisque l'analyse de la conjoncture weimarienne par Elias en 1929 pourrait passer à l'évidence pour un subtil exercice de sociologie marxiste. Le critère déterminant qui permet de dire qui l'est est une posture, une manière de poser la révolution comme idée régulatrice de toute politique, alors que la pente que prenait la République de Weimar et l'Europe en général contrariait à l'évidence le schéma marxiste des contradictions croissantes menant inexorablement à la révolution, et alors que la révolution bolchevique apparaissait déjà aux yeux de cette jeune génération d'intellectuels marxisants comme une impasse. C'est en ce sens précis que Mannheim et Elias n'étaient pas marxistes, tandis que les partisans de la théorie critique l'étaient. Ce à quoi Horkheimer tenait par-dessus tout est exactement ce dont Mannheim voulait se départir, à savoir la croyance en la présence active, assurée, potentiellement immédiate, du « tout autre » (das ganz Andere) dans l'histoire. Tel était également ce que recouvrait le syntagme « sionisme » des membres du Blau-Weiss de Francfort, Fromm, Löwenthal et bien d'autres. Le « tout autre », en cette période de syncrétisme audacieux des années 1920, pouvait effectivement porter des noms disparates, simultanément ou successivement, Sionisme ou Révolution, et leurs porteurs pouvaient s'appeler Prolétariat ou Messie, pour peu que ces noms connotassent la rébellion, le refus du statu quo, l'opposition radicale à la réalité.

37 Puisque la trame historique prometteuse se délitait à grande vitesse sous leurs yeux, puisque la situation politique se détériorait dans des proportions alarmantes, l'École de Francfort exilée remplaça toujours davantage des noms à consonance sociologique, tel le prolétariat ou la classe ouvrière, par des noms ostensiblement métaphysiques. En quête de sujets de l'histoire de substitution, elle mit certes ses espoirs où elle put, selon les personnalités et leurs sensibilités, du côté des étudiants révoltés, des minorités opprimées en voie de soulèvement, d'une libido rectifiée, mais le cas de Horkheimer demeure le plus significatif puisqu'il endossa la responsabilité de définir positivement ce qu'est la théorie critique et inaugura l'offensive contre Mannheim. Il en vint, à la fin de sa vie, à affirmer que le judaïsme était somme toute la figure du « tout autre » la plus constante, que si le sionisme est un nationalisme qui trahit l'« esprit du judaïsme », il fallait bien convenir « que l'aspect le plus sombre de l'histoire, l'aspect le plus sombre du judaïsme et de l'Europe, est que le sionisme eut manifestement raison » [92]. La fin du judaïsme – la fin des juifs d'Europe – scella la fin du récipiendaire de l'attente messianique, « de l'attente de la justice éternelle sur terre », prophétisa tristement Horkheimer. Le sionisme ne resurgit donc pas chez le dernier Horkheimer comme une option mais comme le revers du « tout autre », dans les deux sens du terme, son échec et sa face inversée – « tout autre » particulier et pourtant universel qui impulsa, bien avant l'avènement des Lumières, la politique d'émancipation de l'humanité en Europe. Et l'État d'Israël, État de rescapés, précisa Horkheimer, appelait l'indulgence, car il recueillait les porteurs survivants de cet espoir annihilé [93]. Ce qu'Elias a donc définitivement effacé pour faire place à la sociologie continua alors de hanter la théorie critique jusqu'à la fin. Parce que cette dernière n'a jamais véritablement cru qu'une science de la société puisse aiguiller la politique et qu'elle a choisi l'indignation et la protestation radicale, plutôt que la lucidité dont parle Elias dans son article de 1929 – cette lucidité que seule une sociologie bien réglée, débarrassée de toute illusion métaphysique, est en mesure de dispenser –, elle demeura prise dans les rets de l'espace polémique juif dont elle figurait l'un des pôles. Rivée au « tout autre », la théorie critique dernière mouture réinvestit en somme la posture du Blau-Weiss de Francfort, mais à une époque où les jeux étaient faits depuis longtemps, donc sans conséquences politiques aucunes, politique dont elle n'a été que la spectatrice indignée, puis désabusée. Elias, même s'il semble avoir abandonné son idée de contribuer au projet d'une renaissance juive en Palestine, fut, quant à lui, capable de formuler les termes d'une alternative réaliste au moment décisif – alternative dans laquelle il se détermina et qui le conduisit ultérieurement à regarder vers l'avenir avec un optimisme qui n'a cessé d'intriguer nombre de ses lecteurs.

38 La théorie critique voulait donc documenter ce dont elle était déjà assurée et, si nécessaire (et cette nécessité surgit de manière très précoce), se préserver tel un trésor, dans une sphère éloignée de toute réalité empirique. La réalité empirique, telle était ce à quoi les sociologues étaient rivés, Oppenheimer, Mannheim, et Elias qui fondait explicitement l'ontologie de la sociologie dans la dissipation de tout argument métaphysique [94]. Ce qui est réalisable doit être distillé à partir d'une analyse empirique des configurations politiques et non pas posé a priori et adossé à une trame historique quelle qu'elle soit. Rétrospectivement, Elias raconta combien toute son ambition découlait de son aversion pour les chimères réactionnaires ou révolutionnaires, ou autres : la sociologie est une science de la démystification, une science qui a pour mission d'exhumer la réalité occultée sous les illusions ou enfouie sous les mythes [95]. Alors qu'Oppenheimer, dans son article de 1925, estimait que la réforme du capitalisme était le seul remède contre l'antisémitisme, Elias opéra un déplacement : l'antisémitisme est un effet des contradictions sociales, non un symptôme superficiel mais un phénomène politique auquel aucun remède, ni une réforme improbable, ni une révolution chimérique, ne peut être apporté. Il avertit les juifs d'Allemagne qu'aucune résistance de leur part ne pouvait le freiner car l'antisémitisme jouissait désormais d'une base populaire solide.

39 Oppenheimer était un sioniste-patriote allemand et lorsque la « synthèse » judéo-allemande vola en éclat, il émigra en Palestine où il enseigna peu de temps, puis s'établit aux États-Unis où il jouissait d'un grand prestige, une notoriété encore tangible aujourd'hui. Seuls ceux qui, tels Blumenfeld ou Scholem, virent dans la « symbiose judéo-allemande » une dangereuse illusion partirent volontairement vers la Palestine, les autres furent poussés vers la sortie ou assassinés. Rétrospectivement, l'épithète sioniste leur revient exclusivement. Mais Oppenheimer et Elias furent également sionistes dans des versions fortement contrastées et ils furent aussi des sociologues de l'État – État qu'ils saisirent comme une formation consubstantielle à l'émancipation des collectifs qui le forgeaient et en procédaient, plutôt que comme un cadre transitoire, négatif, toujours virtuellement dépassé par la marche de l'histoire. Peut-être gisent ici aussi les affinités entre Arendt et le Mannheim-Kreis puisque c'est à partir du diagnostic des dynamiques internes à l'État et du sort des juifs, dès lors que cette forme, dans sa phase impérialiste, se coupe de ses racines émancipatrices pour dégénérer en État total, qu'Arendt s'engagea à Paris dans l'organisation de l'émigration des jeunes en direction de la Palestine, loua Herzl pour sa clairvoyance, jugea sévèrement les stratégies d'alliance opportunistes des juifs avec les pouvoirs en place, appela à la levée d'une armée juive contre le nazisme, puis, finalement, rompit avec le sionisme lorsque l'objectif étatique dans un environnement hostile se concrétisa. Arendt demeura toute sa vie attachée à la Bildung, dont la langue allemande, qu'elle emporta avec elle, était le dernier abri, mais elle resta aussi secrètement attachée, malgré sa critique acerbe du sionisme, à l'État d'Israël, comme en témoigne le sobriquet « marraine de guerre » dont elle fut affublée par ses amis, surpris par son soulagement puis par son enthousiasme devant la victoire éclaire de l'État d'Israël lors de la guerre des Six-Jours [96], tandis que l'engagement sioniste d'Elias, qui fut nettement plus précoce, plus affirmatif, plus substantiel et certainement moins circonstanciel, puisqu'il en allait pour lui de la « renaissance » du peuple juif sur sa terre, se dissipa discrètement et complètement dans une sociologie reconduite à sa mission émancipatrice.

40 Notons que Mannheim lui-même ne prit jamais de front la question de l'État, ni ouvertement celle de la situation des juifs en Europe. Son parcours se déterminait d'abord de l'intérieur des soubresauts de l'empire austro-hongrois, assemblage fragile d'entités hétérogènes encore unifiées, mais pour peu de temps, lorsque le jeune Mannheim entama son parcours intellectuel. Dans ce monde pluriel et polycentré, traversé de tensions telles qu'il se trouvait toujours au bord de l'éclatement, Mannheim cherchait ce point d'équilibre ou plutôt ce point de vue de nulle part où le sociologue-intellectuel sans attache était en position d'embrasser le tout en le surplombant. Sa sociologie, soucieuse d'équilibre et d'inclusion, reflète cette crainte de l'effondrement, cette anxiété devant le vide, lorsque les forces centripètes travaillent toujours davantage l'empire, jusqu'à son point de rupture [97]. Mais une totalité telle que la République de Weimar, désormais pays d'accueil de Mannheim, est en mesure de se perpétuer et de répondre aux idéaux d'émancipation, pour peu que les dynamiques centripètes soient scandées de moments de synthèse, de recompositions. Pour les saisir et éventuellement les promouvoir, le sociologue se dépouille de toute identité sociale, se défait de toute appartenance, endosse l'idéal de la Bildung pour s'astreindre au décentrement le plus absolu, et sa sociologie se fait alors science de la politique, science des dynamiques des idéologies et des utopies, des inerties et des projections, des formes de pensée périmées et de celles qui, in statu nascendi, éclairent l'avenir parce qu'elles trouvent déjà une résonance dans l'expérience actuelle [98].

41 Toutefois, lorsque l'idéal humaniste de la Bildung s'effondra – ce credo sur lequel l'assimilation des juifs en pays germanique s'était édifiée et qu'avait subtilement analysé son élève Katz, lui aussi juif hongrois mais issu de la province et d'un milieu orthodoxe alors que Mannheim appartenait à la bourgeoisie juive germanophone de Budapest [99] – Mannheim perdit ses repères. David Kettler et Volker Meja en concluent que la question juive de Mannheim équivaut à la question de la disparition de ce savoir et de son support, car cet idiome commun fut très exactement le plan sur lequel se situe le juif assimilé [100]. Lors de sa rencontre avec son mentor à Londres, à l'époque où le professeur fraîchement exilé commence à enseigner à la London School of Economics, Katz est interrogé par Mannheim sur le temps que nécessiterait l'apprentissage de l'hébreu, indice qu'il songeait peut-être, « en un éclair » affirme Katz, à se tenir prêt à saisir une opportunité d'enseigner à l'université hébraïque de Jérusalem [101]. Ce regard furtif jeté en direction de Jérusalem, mais cette fois-ci d'une Jérusalem entre ciel et terre, demeure la marque de la dernière École de Francfort dans sa version tardive, mélancolique sinon désabusée, celle de Horkheimer et de Theodor Adorno. Katz dit ne pas se souvenir si Elias manifestait à l'époque quelque intérêt pour les choses juives, précisément parce qu'il le côtoya au sein du Mannheim-Kreis juste après qu'Elias se fut décidé pour la sociologie et qu'il n'avait connaissance ni de son engagement sioniste ni de son texte de 1929. Immédiatement après avoir livré son diagnostic sur la situation des juifs d'Allemagne, Elias travailla manifestement à effacer la conjoncture qui le conduisit finalement à opter pour la sociologie.

42 L'alternative formulée dans le paragraphe conclusif de l'article d'Elias sur l'antisémitisme dessine deux options, l'émigration vers la Palestine ou la lucidité. Pourquoi donc opposer sionisme et lucidité ? Après tout, Horkheimer ne décerne-t-il pas, rétrospectivement, un brevet de lucidité au sionisme, même s'il s'agit de la lucidité du désespoir ? L'option de l'émigration collective vers la Palestine en cette année 1929 n'a pas pour Elias cette teneur théologico-politique, elle procède presque mécaniquement de l'analyse de la nasse dans laquelle les juifs allemands sont pris. La sécession avec l'Allemagne est l'option politique qui demeure pour les juifs allemands, soutient Elias. L'émigration individuelle, dans n'importe quelle direction, ne serait, quant à elle, que simple défection. Toutefois, la lucidité dont parle Elias n'est pas d'ordre pratique mais théorique. Elle n'est pas une lucidité passive, celle qui procède d'une résignation dès lors que le sionisme n'est pas la voie choisie, mais une lucidité qui invite à une posture ferme, résolue, consciente d'elle-même. La phrase conclusive de l'article indique que tel est son choix, qui découle directement du diagnostic, sans se déterminer en une solution politique. Cette posture ferme est la posture sociologique. La sociologie n'invite pas à sortir de l'impasse dans la pratique mais à l'investir par la pensée, à lui donner une traduction théorique. Elle invite à comprendre comment la nasse s'est refermée. Elle est la version intellectualiste du sionisme, du départ collectif en direction de la Palestine. La lucidité ne consiste donc pas à trouver une solution pratique à un problème politique mais à explorer méthodiquement le problème politique auquel les juifs font face, à investir cette dynamique historique qu'Elias restitue cliniquement. Les deux termes de l'alternative s'enlèvent tous deux sur un mouvement d'engagement, non de défection, tout en étant simultanément deux gestes de distanciation avec l'Allemagne.

43 En posant cette alternative devant les juifs d'Allemagne, Elias semble avoir tranché pour lui-même. Ce sera la sociologie et non la Palestine, ce sera la distanciation dans la théorie et non dans la pratique. Finalement, Elias abandonna son ambition de transfigurer la Bildung dans le projet politique palestinien pour la métaboliser dans la sociologie. C'est pourquoi Elias parlera toute sa vie de la sociologie, elle sera sa vie, son unique préoccupation, son unique engagement. De même que le sionisme a pour Elias une tonalité et une intensité existentielles dans les années 1920, l'engagement dans la sociologie est désormais, à l'instar de son engagement sioniste de jeunesse, total, exclusif et délié des conditions matérielles d'existence, comme le sionisme l'était pour ces fils de la bourgeoisie libérale juive en rupture de ban dans l'entre-deux-guerres. Cet engagement est solitaire car il suppose de renoncer à la chaleur d'une vie faite de complicité intellectuelle et de camaraderie virile, telle qu'Elias l'a éprouvée au sein du Blau-Weiss, et surtout au sentiment d'œuvrer de concert à la réalisation d'un projet politique particulièrement exaltant.

44 Ce n'est donc pas le fait qu'il « est » un juif allemand qu'Elias veut oublier et faire oublier. On peut le prendre au mot lorsque, dans ses entretiens autobiographiques, il déclare « je ne suis pas juif parce que je le veux mais parce que je le suis », laissant entendre qu'il s'agit d'un fait et que le réaliste Elias ne négocie pas avec les faits mais les constate. Toutefois, si l'on traque dans ces mêmes entretiens ce qu'il évoque de la période où son engagement au sein du Blau-Weiss est le plus intense, on trouve ceci :

45

La difficulté, c'est que je n'arrive pas à me souvenir par exemple de ma réaction face à l'assassinat de Rathenau ou [de Matthias] Erzberger, ou à toute l'agitation politique autour de moi. On dirait vraiment qu'un rideau est tombé sur toutes ces choses. J'ai oublié ce que je ressentais à cette époque. Oui, c'est étrange [...] Mes sentiments et mes pensées d'alors se sont transformés en une tache blanche [ein weißer Fleck][102].

46 Cette tache blanche couvre manifestement l'alternative politique qui se posait à lui en tant que juif allemand dans les années 1920, durant lesquelles les juifs se sont retrouvés progressivement esseulés, sans possibilité de nouer une alliance politique quelle qu'elle fût. Ce qui se trouve effacé par la tache blanche est cette surface bleue-blanche, cette palette de sentiments politiques qui avait le sionisme pour foyer et que le sociologue confesse avoir complètement effacée de sa mémoire, sans pouvoir s'expliquer cette forclusion.

47 Sociologue, Elias assume au présent qu'il est juif, un juif allemand, et oublie qu'il fut aussi sioniste, un sioniste allemand, avant d'avoir rencontré la sociologie. C'est que le sionisme était précisément pour Elias le site de sauvegarde de l'idéal de la Bildung, quitte à rompre avec le cadre politique de l'Allemagne, incapable de la cultiver, tandis que la Palestine figurait, parfois concrètement mais souvent confusément, le lieu de son redéploiement. En 1929, la sociologie surgit, pour Elias, comme le dédoublement intellectuel de ce projet politique, capable d'en relayer la mission en l'étendant. Si, pour la première génération des sionistes, celle de Herzl et d'Oppenheimer, la question de l'honneur des juifs émancipés mais encore marginalisés et humiliés était déterminante, la génération d'Elias avait conscience d'avoir atteint cette excellence qui la situait à la pointe de l'idéal culturel allemand, de ce qu'il contenait de promesse d'émancipation universelle, au point de pouvoir l'emporter avec elle, laissant une Allemagne envahie par le ressentiment, humiliée et, finalement, autodestructrice. Auprès de Mannheim et de son cercle, Elias vit se confirmer l'intuition que la sociologie était l'atelier où s'élaborait une vision lucide du monde social et des possibilités politiques qu'elle recelait, car Mannheim la concevait comme le récipiendaire de l'idéal émancipateur des Lumières, capable, dès lors qu'elle disposait d'une méthode bien réglée, de lui conférer la plus solide assise qui puisse être. La sociologie était en somme le seul réceptacle de cette idéalité.

48 Il faut alors que l'abri palestinien n'apparaisse plus à Elias comme une option énonçable, qu'il ne soit ni euphémisé, ni même nié, mais effacé, pour que la sociologie, cette lucidité active, ne surgisse plus comme une option, comme le chemin d'une bifurcation, comme un abri alternatif, mais comme l'abri exclusif. Il faut que l'abri palestinien soit entièrement dissous dans la vision sociologique pour que cette dernière puisse être ressaisie comme la condition de possibilité de toute lucidité, celle qui ménage un accès résolu au salut de chacun et de tous.

Notes

  • [1]
    Norbert Elias, « Soziologie des deutschen Antisemitismus » [1929], Gesammelte Schriften, vol. 1, Frühschriften, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 2002, p. 117-126. Ce texte est publié pour la première fois en version française dans les Annales HSS, 71-2, p. 379-384.
  • [2]
    Karl Mannheim, « Das konservative Denken. Soziologische. Beiträge zum Werden des politisch-historischen Denkens in Deutschland », Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik, 57, 1927, p. 470-495. Le texte intégral de Mannheim a été publié par David Kettler, Volker Meja et Nico Stehr (dir.), Konservatismus. Ein Beitrag zu der Soziologie des Wissens, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1984.
  • [3]
    Comme le note son biographe Hermann Korte dans « Norbert Elias in Breslau. Ein biographisches Fragment », Statik und Prozess. Essays, Wiesbaden, Verlag für Sozialwissenschaften, 2005, p. 81-100.
  • [4]
    Norbert Elias, Norbert Elias par lui-même, Paris, Fayard, 1991, p. 15-41 et 100.
  • [5]
    Nathalie Heinich, « Sublimer le ressentiment. Elias et les cinq voies vers une autre sociologie », Revue du Mauss, 44-2, 2014, p. 289-298, ici p. 290.
  • [6]
    N. Elias, Norbert Elias par lui-même, op. cit., p. 29. Elias en parle comme s'il ne s'y était pas vraiment impliqué, remarque Hermann Korte, Biographische Skizzen zu Norbert Elias, Münster, Springer, 2013, p. 76.
  • [7]
    Norbert Elias (avec Johan Heilbron), « ‘La sociologie... quand elle est bien faite’. Entretien, 1984-1985 », Actes de la recherche en sciences sociales, 205-5, 2014, p. 4-19, ici p. 8.
  • [8]
    Jörg Hackeschmidt, Von Kurt Blumenfeld zu Norbert Elias. Die Erfindung einer jüdischen Nation, Hambourg, Europaeische Verlagsanstalt, 1997.
  • [9]
    Hermann Korte, « Norbert Elias », in B. Stambolis (dir.), Jugendbewegt geprägt. Essays zu autobiographischen Texten von Werner Heisenberg, Robert Jungk und vielen anderen, Göttingen, Vandenhoeck und Ruprecht unipress, 2013, p. 243-248.
  • [10]
    Eric Dunning, Hermann Korte et Stephen Mennell, « Introduction to Norbert Elias's ‘On the Sociology of German Anti-Semitism’ », Journal of Classical Sociology, 1-2, 2001, p. 213-217.
  • [11]
    Franz Oppenheimer, « Der Antisemitismus im Lichte der Soziologie », Der Morgen, 2, 1925, p. 148-161, http://www.franz-oppenheimer.de/fo25a.htm.
  • [12]
    Lorsque Mannheim est nommé pour lui succéder, Gottfried Salomon, déjà assistant d'Oppenheimer et auteur d'un Allgemeine Staatslehre, qui paraît en 1931, obtient ce poste, de sorte que Mannheim doit négocier un poste supplémentaire pour Elias.
  • [13]
    Franz Oppenheimer, Der Staat [Die Gesellschaft, Sammlung sozial-psychologischer Monographien, herausgegeben von Martin Buber, 14. und 15. Band], Francfort-sur-le-Main, Rütten und Loening, 1907. Ce court traité forme la base de son chapitre sur l'État dans System der Soziologie.
  • [14]
    Volker Kruse, « Von der historischen Nationalökonomie zur Sociologie. Ein Paradigmenwechsel in den deutschen Sozialwissenschaften um 1900 », Zeitschrift für Soziologie, 19-3, 1990, p. 149-165.
  • [15]
    Oppenheimer a eu une influence considérable sur l'ordolibéralisme, socle de la future République fédérale d'Allemagne (Rfa), via sa réception par Ludwig Erhard : Volker Caspari et Klaus Lichtblau, Franz Oppenheimer. Oekonom und Soziologe der ersten Stunde, Francfort-sur-le-Main, Societäts-Verlag, 2014.
  • [16]
    Franz Oppenheimer, Die Siedlungsgenossenschaft. Versuch einer positiven Ueberwindung des Kommunismus durch Lösung des Genossenschaftsproblems und der Agrarfrage, Leipzig, Duncker und Humblot, 1896 ; Id., Grossgrundeigentum und soziale Frage. Versuch einer neuen Grundlegung der Gesellschaftswissenschaft, Berlin, Vita, 1898.
  • [17]
    L'ensemble de ses contributions, dont l'étude sur la politique agraire en Prusse orientale, est publié dans Max Weber (dir.), Gesammelte Aufsätze zur Soziologie und Sozialpolitik, Tübingen, Siebeck Mohr, 1988.
  • [18]
    Franz Oppenheimer, « Der Zionismus », Österreichische Rundschau, 13-6, 1907, rend hommage au « génie » de Herzl. Ce texte est réédité dans Id., Gesammelte Reden und Aufsätze, vol. 2, Soziologische Streifzüge, Iéna, Gustav Fischer, 1927, p. 212-236.
  • [19]
    Theodor Herzl, Der Judenstaat. Versuch einer modernen Lösung der Judenfrage, Leipzig, Breitenstein, 1896. Sa présentation orale fit, selon des témoins, grande impression. Herzl nota dans son journal que le soutien d'Oppenheimer était l'apport le plus important au mouvement sioniste depuis sa naissance.
  • [20]
    Haim Barkai, « Oppenheimer and the Zionist Resettlement of Palestine: The Genossenschaft versus the Collective Settlement », in V. Caspari et B. Schefold (dir.), Franz Oppenheimer und Adolph Lowe. Zwei Wirtschaftswissenschaftler der Frankfurter Universität, Marbourg, Metropolis Verlag, 1996, p. 17-63.
  • [21]
    Derek Jonathan Penslar, Zionism and Technocracy: The Engineering of Jewish Settlement in Palestine, 1870-1918, Bloomington, Indiana University Press, 1991, p. 116 sq.
  • [22]
    Lorsque Herzl lit l'article de Franz Oppenheimer, « Jüdische Siedlungen », Die Welt, 50-5, 1902, p. 4-6, il imagine immédiatement que le mouvement sioniste pourra mener ce genre d'expérimentation sociale en Palestine. Dans son adresse à Herzl publiée le 12 juin 1903 dans Die Welt, Oppenheimer rallie publiquement la plateforme du premier congrès sioniste (1897) : « Vous savez que je suis sioniste et que je tiens fermement au programme de Bâle [...]. Je dois ajouter que je ne comprends pas comment, après [le pogrom de] Kichinev, un juif puisse ne pas être sioniste ! »
  • [23]
    Franz Oppenheimer, « Stammbewusstsein und Volksbewusstsein » [1910], in J. Reinharz (dir.), Dokumente zur Geschichte des deutschen Zionismus, 1882-1933, Tübingen, J. C. B. Mohr (Paul Siebeck), 1981, p. 87-90.
  • [24]
    Sur le contexte politique, voir Steven E. Aschheim, Brothers and Strangers: The East European Jew in German and German Jewish Consciousness, 1800-1923, Madison, University of Wisconsin Press, 1982, p. 96 sq. et 184 sq.
  • [25]
    Werner Sombart, Die Zukunft der Juden, Leipzig, Duncker und Humblot, 1912.
  • [26]
    Karl Landauer et Herbert Weil, Die zionistische Utopie, Munich, Hugo Schmidt, 1914, http://sammlungen.ub.uni-frankfurt.de/freimann/content/pageview/903803.
  • [27]
    « Loyalitätsdruck ». Voir Ulrich Sieg, Jüdische Intellektuelle im Ersten Weltkrieg. Kriegserfahrungen, weltanschauliche Debatten und kulturelle Neuentwürfe, Berlin, Akademie Verlag, 2008.
  • [28]
    David Engel, « Les relations entre libéraux et sionistes en Allemagne pendant la Première Guerre mondiale », Zion, 47, 1982, p. 435-462 [hébreu].
  • [29]
    Norbert Elias, « Notes sur les juifs en tant que participant à une relation établis-marginaux », Norbert Elias par lui-même, op. cit., p. 150-160.
  • [30]
    L'expression est de Blumenfeld : Shaul Esh, « Kurt Blumenfeld on the Modern Jew and Zionism », The Jewish Journal of Sociology, 4-2, 1964, p. 232-242, ici p. 236.
  • [31]
    Blumenfeld, président de la Fédération sioniste allemande entre 1909 et 1914, fut par la suite le président de la Fédération sioniste mondiale. Lorsque Arendt rompit avec le sionisme dans son article « Zionism Reconsidered », paru dans Menorah Journal, 32-2, 1945, p. 162-196 (réédité dans Id., The Jewish Writings, éd. par J. Kohn et R. H. Feldman, New York, Schocken Books, 2007, p. 243-374), elle l'envoya à Blumenfeld, anxieuse de sa réaction. Celui-ci en éprouva de la colère, qu'il exprima dans une lettre à Rosenblüth, mais leur amitié perdura. Voir Martine Leibovici, « Honorer l'amitié », préface à Hannah Arendt et Kurt Blumenfeld, Correspondance, 1933-1963, Paris, Desclée de Brouwer, 1998, p. 7-24, ici p. 18.
  • [32]
    Rosenblüth, co-fondateur avec Blumenfeld du Blau-Weiss, soutint avant la Première Guerre mondiale une thèse de droit public sur les notions d'État et de nation sous la direction de Georg Jellinek. Il fut, sous le nom de Pinhas Rosen, le premier ministre de la Justice de l'État d'Israël, entre 1948 et 1951.
  • [33]
    Scholem explique dans ses mémoires que les positions du Blau-Weiss devinrent alors « semi-fascisantes » : Gershom Scholem, De Berlin à Jérusalem. Souvenirs de jeunesse, Paris, Albin Michel, 1984, p. 216. Sur la place du Blau-Weiss dans le mouvement sioniste allemand, voir Michael Berkowitz, Western Jewry and the Zionist Project, 1914-1933, Cambridge, Cambridge University Press, 1997, p. 150 sq. Pour une histoire détaillée du mouvement, de sa création en 1912 à sa dissolution en 1926, et de son enracinement dans le contexte culturel allemand, voir Ivonne Meybohm, Erziehung zum Zionismus. Der Jüdische Wanderbund Blau-Weiss als Versuch einer praktischen Umsetzung des Programms der Jüdischen Renaissance, Francfort-sur-le-Main, Peter Lang, 2009.
  • [34]
    Sur cette atmosphère intellectuelle et l'état d'esprit de jeunes activistes « sionistes », voir les souvenirs de jeunesse de Leo Löwenthal, Mitmachen wollte ich nie. Ein autobiographisches Gespräch mit Helmut Dubiel, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1980.
  • [35]
    Jörg Hackeschmidt, « Die Fackelläufer. Nobert Elias und das Problem der Generationen in der zionistischen Jugendbewegung, 1918-1925 », in A. Treibel, R. Blomert et H. Kuzmics (dir.), Zivilisationstheorie in der Bilanz: Beiträge zum 100. Geburtstag von Norbert, Opladen, Leske und Budrich, 2000, p. 19-34.
  • [36]
    Lettre d'Elias à Martin Bandeman, datée du 14 mai 1920, reproduite dans J. Hackeschmidt, Von Kurt Blumenfeld zu Norbert Elias..., op. cit., p. 327-332.
  • [37]
    C'est aussi pourquoi l'hypothèse d'un impact du néo-kantisme d'Ernst Cassirer sur l'épistémologie relationnelle d'Elias a été explorée et discutée. Voir Enjo Maso, « Elias and the Neo-Kantians: Intellectual Background of The Civilizing Process », Theory, Culture and Society, 12, 1995, p. 46-79 ; Ulrich Sieg, Jüdische Intellektuelle im Ersten Weltkrieg. Kriegserfahrungen, weltanschauliche Debatten und kulturelle Neuentwürfe, Berlin, Akademie Verlag, 2008. Notons incidemment qu'Elias et Cassirer fréquentèrent le même Gymnasium prisé par la bourgeoisie juive libérale de Breslau. Voir Till van Rahden, Juden und andere Breslauer. Die Beziehung zwischen Juden, Protestanten und Katholiken in einer deutschen Grossstadt von 1860 bis 1925, Göttingen, Vandenhoeck und Ruprecht, 2000.
  • [38]
    Sur la sémantique complexe de « Bildung », voir Reinhart Koselleck, « Zur anthropologischen und semantischen Struktur der Bildung », Bildungsgüter und Bildungwissen, Stuttgart, Klett-Cotta, 1990, p. 11-46.
  • [39]
    Leo Strauss, « Response to Frankfurt's ‘World of Principles’ » [1923], The Early Writings, 1921-1932, New York, State University of New York, p. 64-74.
  • [40]
    Gershom Scholem, « Le mouvement de jeunesse juif » [1917], Le prix d'Israël. Écrits politiques, 1916-1974, éd. par P. Farazzi et M. Valensi, Paris, Éd. de l'éclat, 2003, p. 23-30.
  • [41]
    Jörg Hackeschmidt, « ‘Die Kulturkraft des Kreises’. Norbert Elias als Vordenker der zionistischen Jugendbewegung. Zwei unbekannte Briefe aus den Jahren 1920 und 1921 », Berliner Journal für Soziologie, 7-2, 1997, p. 147-168, ici p. 147.
  • [42]
    Depuis le fameux essai de Christian Wilhelm von Dohm, De la réforme politique des juifs, trad. par J. Bernoulli, Dessau, Librairie des auteurs et des artistes, 1781, jusqu'au retentissant appel de Walter Rathenau aux juifs allemands, « Höre Israël » (« Écoute Israël »), paru dans la revue Die Zukunft, 5, 1897, p. 454-462.
  • [43]
    Karl Mannheim, Idéologie et utopie, trad. par J.-L. Evard, Paris, Éd. de la Msh, [1929] 2006
  • [44]
    Norbert Elias, Über den Prozess der Zivilisation. Soziogenetische und psychogenetische Untersuchungen, vol. 1, Wandlungen des Verhaltens in den weltlichen Oberschichten des Abendlandes, vol. 2, Wandlungen der Gesellschaft. Entwurf zu einer Theorie der Zivilisation, Basel, Haus zum Falken, 1939.
  • [45]
    Peter-Ulrich Merz-Benz, « Verstrickt in Geschichte. Norbert Elias in seiner Breslauer Zeit », in K.-S. Rehberg (dir.), Norbert Elias und die Menschenwissenschaften. Studien zur Entstehung und Wirkungsgeschichte seines Werkes, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1996, p. 40-57.
  • [46]
    Deux courts textes restituent la thèse développée par Elias : « Idee und Individuum. Eine kritische Untersuchung zum Begriff der Geschichte » [1922] et « Idee und Individuum. Ein Beitrag zur Philosophie der Geschichte » [1922], in N. Elias, Gesammelte Schriften, vol. 1, Frühschriften, op. cit., p. 29-72 et 73-76. Sur les débats dans le milieu néo-kantien où Elias évolue, voir Peter-Ulrich Merz-Benz, « Richard Hönigswald und Norbert Elias. Von der Geschichtsphilosophie zur Soziologie », in E. W. Orth et D. Aleksandrowicz (dir.), Studien zur Philosophie Richard Hönigswalds, Würzburg, Königshausen und Neumann, 1996, p. 180-204.
  • [47]
    Reinhard Blomert, Intellektuelle im Aufbruch. Karl Mannheim, Alfred Weber, Norbert Elias und die Heidelberger Sozialwissenschaften der Zwischenkriegszeit, Munich, Hanser, 1999.
  • [48]
    Karl Mannheim, « Die Bedeutung der Konkurrenz im Gebiete des Geistigen » [1928], in V. Meja et N. Stehr (dir.), Der Streit um die Wissenssoziologie, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1982, p. 325-370. Sur l'événement que fut cette communication, voir Gérard Raulet, « La ‘querelle de la sociologie du savoir’. Introduction au texte de Mannheim », L'homme et la société, 140/141-2, 2001, p. 9-25.
  • [49]
    Actes du 6e congrès des sociologues allemands de 1928 : Norbert Elias, « Beitrag über Karl Mannheim ‘Die Bedeutung der Konkurrenz im Gebiete des Geistigen’ » [1928], Gesammelte Schriften, vol. 1, Frühschriften, op. cit., p. 107-110.
  • [50]
    Mannheim demeura toute sa vie nostalgique de son expérience dans le « cercle du dimanche » à Budapest, groupe de jeunes juifs hongrois dans l'immédiate après-guerre (dont György Lukács, Béla Balász, Michael et Karl Polanyi) au sein duquel il formula ses premières élaborations sur la culture comme totalité produite, qu'il convient, en cette époque de crise et d'aliénation, de se réapproprier subjectivement. Voir Nia Perivolaropoulou, « Karl Mannheim et sa génération », Mil neuf cent, 10-1, 1992, p. 165-186. Cette expérience de jeunesse manifeste des similarités avec celle d'Elias au sein du Blau-Weiss de Breslau.
  • [51]
    Sur ce qui a été appelé la querelle de l'historicisme, voir Reinhard Laube, Karl Mannheim und die Krise des Historismus. Historismus als wissenssoziologischer Perspektivismus, Göttingen, Vandenhoeck und Ruprecht, 2004.
  • [52]
    Hannah Arendt, « Philosophie und Soziologie. Anlässlich Karl Mannheim, ‘Ideologie und Utopie’ », Die Gesellschaft, 7-1, 1930, p. 163-176. Plusieurs réactions à K. Mannheim, Idéologie et utopie, op. cit., dont celles de Hannah Arendt, Herbert Marcuse, Hans Speier et Paul Tillich, sont compilées dans Volker Meja et Nico Stehr (éd.), Knowledge and Politics: The Sociology of Knowledge Dispute, Londres, Routledge, 1990. Mannheim ne répondit directement qu'à l'attaque frontale d'Ernst Robert Curtius, (« Soziologie – und ihre Grenzen », Neue Schweizer Rundschau, 22, 1929, p. 727-736) dans Karl Mannheim, « Zur Problematik der Soziologie in Deutschland », Neue Schweizer Rundschau, 36/37, 1929, p. 820-829.
  • [53]
    Sur ce point, voir le long compte rendu de Herbert Marcuse paru en 1929 dans Die Gesellschaft, p. 348-355 : http://www.marcuse.org/herbert/pubs/30spubs/1929DieGesellschaft MarcuseWahrheitsproblematikMannheimOpt.pdf.
  • [54]
    Norbert Elias, « La formation de l'antithèse ‘culture’-‘civilisation’ en Allemagne », La civilisation des mœurs, trad. par P. Kamnitzer, Paris, Calmann-Lévy, [1939] 1973, p. 11-51.
  • [55]
    Volker Kruse, Soziologie und « Gegenwartskrise ». Die Zeitdiagnosen Franz Oppenheimers und Alfred Webers. Ein Beitrag zur historischen Soziologie der Weimarer Republik, Wiesbaden, Deutscher Universitäts-Verlag, 1990.
  • [56]
    L'enjeu crucial pour Elias du dépassement de la philosophie par la sociologie est particulièrement développé dans Richard Kilminster, Norbert Elias: Post-philosophical Sociology, Londres, Routledge, 2007.
  • [57]
    K. Mannheim, Idéologie et utopie, op. cit., p. 64 : « La formule de Max Weber se vérifie toujours plus : l'interprétation matérialiste de l'histoire n'est pas un fiacre dans lequel on peut monter à son gré et qui s'arrêterait devant les promoteurs de la révolution. »
  • [58]
    Norbert Elias, « Alfred Weber et Karl Mannheim (1) », Norbert Elias par lui-même, op. cit., p. 131 sq.
  • [59]
    Max Horkheimer, « Un nouveau concept d'idéologie ? » [1930], Théorie critique, Paris, Payot, 1978, p. 41-63.
  • [60]
    Peter-Ulrich Merz-Benz, « Ideologiekritik oder Entideologisierung der Gesellschaft. Karl Mannheim und Norbert Elias », Berliner Journal für Soziologie, 7-2, 1997, p. 183-196.
  • [61]
    Norbert Elias, « Alfred Weber et Karl Mannheim (2) », Norbert Elias par lui-même, op. cit., p. 136. Elias dit s'être « souvent demandé si le fait que Mannheim, malgré son concept d'idéologie totale, semble attribuer une position particulière à l'utopie – qui a pourtant elle aussi le caractère d'une idéologie – pouvait s'expliquer par le fait qu'il a tenté involontairement d'éviter de réduire le socialisme à une idéologie », précisant que pour lui « la critique de l'idéologie n'était qu'un moyen pour atteindre une fin, un pas en avant vers une théorie de la société qui prendrait en compte le fait qu'il existait aussi bien un savoir masquant la réalité qu'un savoir la dévoilant » (ibid., p. 12-13).
  • [62]
    Fromm introduit ses amis Löwendhal et Simon auprès du rabbin Nehemias Anton Nobel. Simon, engagé volontaire lors de la Première Guerre mondiale, soutient lui aussi une thèse de philosophie à Heidelberg, puis se rapproche de Buber, et devient avec lui l'un des fondateurs de Brith Shalom, une association destinée à promouvoir une solution politique binationale en Palestine. Simon émigre en 1928 en Palestine et enseigne à l'université hébraïque de Jérusalem. Parmi les personnes qui fréquentent le cercle autour de rabbi Nobel à cette époque figure également Siegfried Kracauer.
  • [63]
    Löwendhal sur « La philosophie sociale de Franz von Baader : illustration et problème d'une ‘philosophie religieuse’ », Fromm sur « La loi juive : contribution à une sociologie de la diaspora juive ».
  • [64]
    Sur l'impact de Fromm et de Landauer dans l'orientation de l'Institut für Sozialforschung, voir John Abromeit, Max Horkheimer and the Foundations of the Frankfurt School, Cambridge, Cambridge University Press, 2011, p. 194 sq.
  • [65]
    Voir l'article fondateur de Karl Landauer, « Zur psychosexuellen Genese der Dummheit » [1929], Psyche, 24-6, 1970, p. 463-484, qui exerça une influence décisive sur la théorie des préjugés.
  • [66]
    Sur cette lutte menée contre Mannheim, quitte à le caricaturer, voir Amalia Barboza, « Die verpassten Chancen einer Kooperation zwischen der ‘Frankfurter Schule’ und Karl Mannheims Soziologischem Seminar », in R. Faber et E.-M. Ziege (dir.), Das Feld der Frankfurter Kultur- und Sozialwissenschaften vor 1945, Würzburg, Königshausen und Neumann, 2007, p. 63-88.
  • [67]
    Sur cette défaillance de la théorie critique, voir Ehrhard Bahr, « The Anti-Semitism Studies of the Frankfurt School: The Failure of Critical Theory », German Studies Review, 1-2, 1978, p. 125-138 ; Martin Jay, « The Jews and the Frankfurt School: Critical Theory's Analysis of Anti-Semitism », New German Critique, 19-1, 1980, p. 137-149.
  • [68]
    Max Horkheimer, « Die Juden und Europa », in M. Horkheimer (dir.), Zeitschrift für Sozialforschung, Paris, Alcan, 1939, vol. 8, p. 115-137 ; Theodor W. Adorno et Max Horkheimer, La dialectique de la raison. Fragments philosophiques, trad. par É. Kaufholz, Paris, Gallimard, [1947] 1974.
  • [69]
    Selon le témoignage de Gisèle Freund, Elias fut également le trait d'union entre Mannheim et ses doctorants, soucieux de l'avancement de chacune des thèses en préparation. Cité d'après Radostina Ilieva, « Soziologie und Lebensstil des Mannheim-Kreises in Frankfurt », in F. Herrschaft et K. Lichtblau (dir.), Soziologie in Frankfurt. Eine Zwischenbilanz, Wiesbaden, Verlag für Sozialwissenschaften, 2010, p. 123-140, ici p. 137.
  • [70]
    Pour une reconstruction détaillée de ce milieu et de ces dynamiques collectives, voir David Kettler, Volker Meja et Colin Loader, Karl Mannheim and the Legacy of Max Weber: Retrieving a Research Programme, Aldershot, Ashgate, 2008.
  • [71]
    Voir « The ‘Intensive Study Group’ Around Karl Mannheim », ibid., p. 57-74.
  • [72]
    On se reporte aux notes de préparation des cours de cette période, retrouvés dans les archives de Mannheim en Angleterre, « Introduction au formes sociales du présent et à leur histoire », datées du 20 avril 1931, reproduites dans David Kettler et Colin Loader (éd.), Sociology as Political Education: Karl Mannheim, New Brunswick, Transaction Publishers, 2001, p. 159-163.
  • [73]
    Hans Weil, Bildung und Schule. Die Entstehung des deutschen Bildungsbegriffs und die Entwicklung seines Verhältnisses zur Schule, dir. par K. Mannheim, Bonn, Friedrich Cohen, [1930] 1964.
  • [74]
    À propos de l'influence de Weil sur la thèse de Katz et celle durable de la sociologie de Mannheim sur sa sociologie historique, voir David N. Meyers, « Rebel in Frankfurt: The Scholarly Origins of Jacob Katz », in J. M. Harris (éd.), The Pride of Jacob: Essays on Jacob Katz and His Work, Cambridge, Harvard University Press, 2002, p. 9-27.
  • [75]
    En 1931, Arendt écrit un compte rendu élogieux de l'ouvrage de Weil : « Review of Hans Weil ‘The Emergence of German principle of Bildung’ », repris in H. Arendt, Reflections on Literature and Culture, éd. par S. Young-ah Gottlieb, Stanford, Stanford University Press, 2007, p. 24-30.
  • [76]
    Buber, à côté de ses contributions dans le domaine de la philosophie sociale juive et d'une version mystique et anarchiste du sionisme, est connu du milieu des sociologues de l'époque pour avoir fondé et dirigé la collection Die Gesellschaft, série de monographies dans divers domaines des sciences sociales, qui eut un impact considérable. Parmi les volumes figurent celui d'Oppenheimer, Der Staat, op. cit., qui connut de nombreuses rééditions ainsi que ceux de Werner Sombart sur le prolétariat (1906), de Georg Simmel sur la religion (1906), de Gustav Landauer sur la révolution (1907), de Ferdinand Tönnies sur les mœurs (1909) et d'Eduard Bernstein sur le mouvement ouvrier (1910).
  • [77]
    Cité d'après D. Kettler, V. Meja et C. Loader, Karl Mannheim and the Legacy of Max Weber..., op. cit., p. 71.
  • [78]
    Par exemple, Sébastien Chauvin et Florence Weber, « Un texte de Norbert Elias (1987) : ‘The Retreat of Sociologists into the Present’ », Genèses, 52-3, 2003, p. 133-151.
  • [79]
    Amalia Barboza, « Zwei Frankfurter Schulen: Wissenssoziologie versus Kritische Theorie ? », in F. Herrschaft et K. Lichtblau (dir.), Soziologie in Frankfurt. Eine Zwischenbilanz, Wiesbaden, Verlag für Sozialwissenschaften, 2010, p. 161-203.
  • [80]
    Sur cette asymétrie des ressources institutionnelles entre Horkheimer et Mannheim, voir Edward Shils, The Selected Papers of Edward Shils, vol. 3, The Calling of Sociology and Other Essays on the Pursuit of Learning, Chicago, Chicago University Press, 1980, p. 188-193.
  • [81]
    Sur la lutte menée contre Mannheim, quitte à le caricaturer, voir A. Barboza, « Die verpassten Chancen... », art. cit.
  • [82]
    Detlev Schöttker, « Norbert Elias und Walter Benjamin. Ein unbekannter Briefwechsel und sein Zusammenhang », Merkur, 42-473, 1988, p. 582-595.
  • [83]
    Sur la carrière « ratée » d'Elias et la perspective radicale développée dans sa thèse comme compensation de l'absence de ressources institutionnelles, voir Marc Joly, « Dynamique de champ et ‘événements’. Le projet intellectuel de Norbert Elias (1930-1945) », Vingtième Siècle. Revue d'histoire, 2-106, 2010, p. 81-95.
  • [84]
    Norbert Elias, « Inquest on German Jewry: Review Article of Eva G. Reichmann, Hostages of Civilization: A Study of the Social Causes of Anti-semitism in Germany », Association of Jewish Refugees Information, 5-4, 1950, p. 5.
  • [85]
    Alex Bein, « Franz Oppenheimer als Mensch und Zionist », Bulletin des Leo Baeck Instituts, 7-25, 1964, p. 1-20.
  • [86]
    Norbert Elias, Studien über die Deustchen. Machtkämpfe und Habitusentwicklung im 19. und 20. Jahrhundert, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1989, p. 186 sq.
  • [87]
    Ibid., p. 25.
  • [88]
    N. Elias, « Notes sur les juifs... », art. cit., p. 155.
  • [89]
    Ibid., p. 58.
  • [90]
    Amalia Barboza, « Distanzierung als Beruf: Karl Mannheims soziologischer Ansatz als ‘Innovationstendenz’ der deutschen Soziologie », in A. Barboza et C. Henning (dir.), Deutsch-jüdische Wissenschaftsschicksale. Studien über Identitätskonstruktionen in der Sozialwissenschaft, Constance, Uvk, 2006, p. 232-255.
  • [91]
    Freund en 1985, cité d'après A. Barboza, « Die verpassten Chancen... », art cit., p. 80.
  • [92]
    Cité d'après Sebastian Neubauer, « Elements of a Critical Theory of Zionism: The Jewish State, the Disastrous History and the Changing Functionality of Antisemitism in the Late Thought of Max Horkheimer », Constelaciones. Revista de teoría critica, 4, 2012, p. 119-132. Voir aussi Anson Rabinbach, « The Frankfurt School and the ‘Jewish Question’, 1940-1970 », in E. Mendelsohn, S. Hoffman et R. I. Cohen (éd.), Against the Grain: Jewish Intellectuals in Hard Times, New York, Berghahn, 2014, p. 225-276.
  • [93]
    Jack Jacobs, The Frankfurt School, Jewish Lives, and Antisemitism, Cambridge, Cambridge University Press, 2015, p. 138. Voir en particulier le chap. 3 « Critical Theorists and the State of Israël ».
  • [94]
    Richard Kilminster, « Norbert Elias' Post-Philosophical Sociology: From ‘Critique’ to Relative Detachment », The Sociological Review, 51, 2011, p. 91-105.
  • [95]
    N. Elias, Norbert Elias par lui-même, op. cit., p. 51-54.
  • [96]
    Elisabeth Young-Bruhl, Hannah Arendt, histoire d'une vie, Paris, Anthropos, 1986, p. 596.
  • [97]
    Bernd Weiler, « E Pluribus Unum ? The Kakanian Intellectual and the Question of Cultural Pluralism », 2003, p. 6, http://users.ox.ac.uk/~oaces/conference/papers/Bernd_Weiler.pdf.
  • [98]
    Puisqu'il y a une commune non-congruence de l'idéologie et de l'utopie avec la réalité, il convient, pose Mannheim, de partir de cette « corrélation fonctionnelle », comme le souligne Paul Ricœur, L'idéologie et l'utopie, trad. par M. Revault d'Allonnes et J. Roman, Paris, Éd. du Seuil, 1997, p. 17.
  • [99]
    La thèse de Katz sur l'émergence d'une Bildungselite juive au xviiie siècle et son idéologie assimilationniste, intitulée « Die Entstehung der Judenassimilation in Deutschland und deren Ideologie », a été publiée sous le titre Imagination and Assimilation: Studies in Modern Jewish History, Farnborough, Westmount, 1972.
  • [100]
    David Kettler et Volker Meja, « Karl Mannheim's Jewish Question », Religions, 3-2, 2012, p. 228-250.
  • [101]
    Jacob Katz, With My Own Eyes: The Autobiography of an Historian, Hanovre, Brandeis University Press, 1995, p. 104-105 : « This was nothing more than a momentary flash, an idea that faded just rapidly as it has come. » D. Kettler et V. Meja, « Karl Mannheim's Jewish Question », art. cit., doutent de l'interprétation de Katz selon laquelle son directeur de thèse, isolé, faisant cours devant un auditoire clairsemé, était prêt à envisager n'importe quelle solution, remarquant que leur rencontre correspond au moment où Mannheim évalue une proposition de rejoindre l'université en exil de New York et que sa bibliothèque a été léguée, à sa mort, à l'université hébraïque de Jérusalem (Uhj). Notons également que l'Uhj était envisagée comme un lieu prisé par les sociologues allemands chassés de l'université en 1933, comme en témoigne cette lettre d'Oppenheimer adressée à Albert Einstein, membre du conseil d'administration de l'Uhj, où le sociologue fraîchement à la retraite recommande chaleureusement son fils Ludwig Oppenheimer, chassé de la Hochschule für Politik, en disqualifiant au passage son propre élève Adolphe Löwe, à présent proche de l'Institut für Sozialforschung, jugé « trop économiste », et Mannheim, son successeur à Francfort, jugé « trop philosophe », p. 137, 12 juill. 1933, http://www.fb03.uni-frankfurt.de/54043985/Oppenheimer_Chronik_ 06_02_2015.pdf.
  • [102]
    N. Elias, Norbert Elias par lui-même, op. cit., p. 39-40.
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