Notes
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[1]
Nicholas KALDOR, « A Model of Economic Growth », The Economic Journal, 67-268, 1957, p. 591-624.
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[2]
Thomas PIKETTY, Le capital au XXIe siècle, Paris, Éd. du Seuil, 2013, p. 351. Rappelons que α mesure la fraction du revenu national allouée à la rémunération du capital, que r mesure le taux de rendement moyen du capital et que β mesure le ratio capital/revenu national, ce qui constitue un indicateur du poids du capital au sein de l’économie nationale. La réflexion de T. Piketty a évolué sur ce sujet. Dans L’économie des inégalités, Paris, La Découverte, [1997] 2004, il évoquait une « régularité empirique très frappante » : « la répartition profits/salaires semble toujours graviter autour d’un partage accordant un tiers du revenu au capital et deux tiers au travail » (p. 38-41). Cette évolution s’explique sans doute par le recul historique et les nouvelles données dont dispose l’auteur (p. 75 sq.).
-
[3]
T. PIKETTY, Le capital..., op. cit., p. 354.
-
[4]
Peter TEMIN, Did Monetary Forces Cause the Great Depression ?, New York, Norton, 1976 ; Id., Lessons from the Great Depression, Cambridge, MIT Press, 1989.
-
[5]
T. PIKETTY, Le capital..., op. cit., p. 471.
-
[6]
Thomas PIKETTY et Gabriel ZUCMAN, « Capital is Back : Wealth-Income Ratios in Rich Countries, 1700-2010 », The Quarterly Journal of Economics, 129-3, 2014, p. 1255-1310.
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[7]
En 2010, le décile supérieur possédait entre 70 et 75 % du patrimoine total américain contre 80 % dans les années 1910, alors que les chiffres aux mêmes dates étaient en France respectivement de 60 à 65 % et de près de 90 % ; voir T. PIKETTY, Le capital..., op. cit., les graphiques p. 542 et 555. Cette concentration ne s’explique que partiellement par l’enrichissement entrepreneurial puisque, comme le rappelle Paul KRUGMAN, « Wealth over Work », New York Times, 23 mars 2014, six des dix plus riches Américains sont aujourd’hui des héritiers, situation sans doute peu différente de celle du Gilded Age. La situation du Royaume-Uni est intermédiaire entre celles des États-Unis et de l’Europe continentale.
-
[8]
T. PIKETTY, Le capital..., op. cit., p. 47.
-
[9]
Jean-Claude PERROT, « Histoire des sciences, histoire concrète de l’abstraction », in R. GUESNERIE et F. HARTOG (dir.), Des sciences et des techniques : un débat, Paris, Éd. de l’EHESS, 1998, p. 25-37.
-
[10]
Simon KUZNETS, « Economic Growth and Economic Inequality », The American Economic Review, 45-1, 1955, p. 1-28.
-
[11]
Albert O. HIRSCHMAN, Les passions et les intérêts. Justifications politiques du capitalisme avant son apogée, trad. par P. Andler, Paris, PUF, [1977] 1980.
-
[12]
T. PIKETTY, Le capital..., op. cit., p. 628 : « La dynamique dominante à l’œuvre, et qui pour finir explique la plus grande partie de la concentration patrimoniale, découle mécaniquement de l’inégalité r > g. »
-
[13]
Ibid., p. 560.
-
[14]
Ibid., p. 562-566 : les graphiques comparant g et r dans la longue durée sont construits par périodes de cinquante ans, ce qui empêche toute analyse chronologique précise.
-
[15]
Ibid., p. 452.
-
[16]
Ibid., chap.3 et 4.
-
[17]
Ibid., p.429 et 460.
-
[18]
Claudia GOLDIN et Robert MARGO, « The Great Compression : The Wage Structure in the United States at Mid-Century », The Quarterly Journal of Economics, 107-1, 1992, p. 1-34.
-
[19]
T. PIKETTY, Le capital..., op. cit., p. 652.
-
[20]
Ibid., p. 164.
-
[21]
Ibid., p. 461.
-
[22]
Voir par exemple le graphique français, ibid., p. 429.
-
[23]
Ibid., p.562 et 565.
-
[24]
Voir par exemple Steve FRASER et Gary GERSTLE (dir.), The Rise and Fall of the New Deal Order, 1930-1980, Princeton, Princeton University Press, 1989.
-
[25]
Voir bien sûr les travaux de Richard M. CYERT et James G. MARCH (dir.), A Behavioral Theory of the Firm, Englewood Cliffs, Prentice-Hall, 1963 et de John GALBRAITH, Le nouvel État industriel. Essai sur le système économique américain, trad. par J.-L. Crémieux-Brilhac et M. Le Nan, Paris, Gallimard, [1967] 1968, emblématiques d’une certaine philosophie économique des années du New Deal Order.
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[26]
Paul KRUGMAN, The Conscience of a Liberal : Reclaiming America from the Right, Londres, Penguin Books, 2007. Voir également l’étude de Frank LEVY et Peter TEMIN, « Inequality and Institutions in 20th Century America », NBER Working Paper Series, 13106, 2007, http://www.nber.org/papers/w13106, qui montre comment la distribution des revenus aux États-Unis, avant comme après 1980, est fortement conditionnée par les institutions économiques. La période entre 1945 et le début des années 1980 est ainsi dominée par les multiples efforts (en matière de fiscalité mais pas seulement) des gouvernements et des syndicats pour distribuer d’une façon qui ne soit pas trop inégalitaire les gains de la croissance.
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[27]
Le rendement pur du capital en France évolue autour de 4 à 6 % depuis le début du XIXe siècle ; voir T. PIKETTY, Le capital..., op. cit., p. 318.
-
[28]
Le taux de rendement du capital a été calculé en additionnant l’ensemble des revenus du capital répertoriés dans les comptes nationaux, à l’exception des intérêts de la dette publique et avant impôts.
-
[29]
T. PIKETTY, Le capital..., op. cit., p. 673.
-
[30]
Ibid., p. 710. T. Piketty fait allusion à Bill Gates, dont la fortune s’expliquerait moins par son audace technologique que par la position dominante acquise par Microsoft sur le marché des logiciels, ce qui fournit à l’auteur un bon exemple du non-fonctionnement du principe de la productivité marginale.
-
[31]
Ibid., p. 57 et 674.
1 L’intérêt fondamental du livre de Thomas Piketty est qu’il propose une interrogation sur la dynamique des systèmes capitalistes dans la longue durée. Il montre, avec une conviction qui n’est pas dénuée par moments d’une certaine dimension prophétique, la nature intrinsèquement instable des économies et des sociétés capitalistes. Les inégalités de richesse et de revenus obéissent à des logiques économiques implacables liées à l’accumulation du capital privé et leur augmentation ne peut en général être interrompue que par l’irruption de chocs exogènes.
La dynamique instable du capitalisme
2 Une caractéristique majeure de la dynamique de l’économie esquissée par T. Piketty tient à la faible place accordée aux mécanismes de régulation interne, quand ils ne sont pas – le plus souvent – absents. Les économistes ont longtemps pensé que si le partage de la valeur ajoutée entre les rémunérations du travail et du capital ne suivait pas une règle stricte, le ratio était néanmoins relativement stable, c’est-à-dire que ces grandeurs évoluaient autour d’une valeur moyenne sans qu’aucune tendance de long terme apparaisse. La proportion de 2/3 (rémunération du travail) et 1/3 (rémunération du capital) semblait devoir être en moyenne respectée. John Maynard Keynes y voyait même la régularité la mieux établie de la science économique et Nicholas Kaldor en faisait l’un de ses célèbres six faits stylisés [1]. Une telle observation permettrait d’entrevoir une forme de régulation, justifiée par exemple en termes de demande effective et de circuit keynésien. T. Piketty exclut une telle hypothèse – et les considérations de nature macroéconomique qui peuvent lui être associées – car elle est contredite par ses reconstructions statistiques. « Il est important d’insister sur le fait qu’aucun mécanisme économique auto-correcteur n’empêche qu’une hausse continue du rapport capital/revenu β s’accompagne d’une progression permanente de la part du capital dans le revenu national α [2]. » Cette instabilité de α tient une place centrale dans son dispositif. Elle est décrite par ce qu’il appelle la première loi du capital α = r.β qui est en fait une égalité comptable. Même si l’on peut supposer que l’accumulation toujours plus grande du capital (augmentation de β) entraîne une baisse du taux de profit (diminution de r), cette dernière n’est pas suffisante pour empêcher une augmentation de α. La raison principale est que les technologies contemporaines mobilisent toujours beaucoup de capital et que la diversité des usages de ce dernier est considérable. « Dans ces conditions, il n’existe aucune raison naturelle pour que la part du capital diminue à très long terme, même si la technologie s’est transformée dans un sens plutôt favorable au travail [3]. » L’évolution récente des marges de profit réalisées par les entreprises dans les pays capitalistes les plus avancés, sauf durant le très court terme de la crise de 2008, ne peut que lui donner raison.
3 Un autre processus – au moins partiellement – régulateur fréquemment mobilisé par les économistes, en particulier Karl Marx et plus récemment l’école régulationniste, réside dans les crises économiques. Deux aspects doivent être distingués : la hausse des inégalités favorise-t-elle l’avènement des crises ? les crises induisent-elles un recul des inégalités ? On observe avec l’auteur que la part du décile supérieur dans le revenu national américain a atteint deux sommets au cours des XXe et XXIe siècles, en 1928 et en 2008. Cette hausse des inégalités et les difficultés de pouvoir d’achat d’une partie de la population ont eu dans les deux cas des effets récessifs, terreau favorable à l’explosion d’une crise – c’est, par exemple, l’interprétation de la crise de 1929 en termes d’insuffisance de la demande effective proposée par Peter Temin [4]. T. Piketty n’élude pas cette question de la sous-consommation mais il ne s’agit pour lui que d’un élément secondaire, en particulier lors de la crise de 2008 pour laquelle « un facteur d’instabilité peut-être plus important encore que la montée des inégalités américaines est la hausse structurelle du rapport capital/ revenu [5] ». Quant à l’effet des crises sur le régime des inégalités, force est de constater que même les plus intenses d’entre elles n’exercent que peu d’effets régulateurs. Prenons le seul exemple de la crise de 1929. Sur la courbe française, on ne décèle pour le décile supérieur des revenus salariaux et du capital aucune évolution sensible avant la fin des années 1930 et les prodromes de la guerre ; cette chronologie est encore plus marquée sur les courbes américaines puisque aucun recul des inégalités ne se manifeste avant le début des années 1940. La conclusion que l’on peut tirer de ces constats statistiques est que les mouvements de court terme ne modifient que marginalement la tendance longue, la seule qui de ce fait intéresse réellement T. Piketty.
4 Cette tendance longue pose d’autant plus de questions que, s’il n’existe pas de régulation de moyen terme, le processus économique n’est pas non plus stationnaire dans le très long terme. L’accomplissement ordinaire du capitalisme est de produire de l’inégalité. L’histoire de ce fait apparaît comme un composé de motifs répétés et de situations nouvelles. Le capitalisme patrimonial n’est ainsi en rien une nouveauté : il s’agit pour une large part de la réitération de situations anciennes, en particulier à la Belle Époque, période qui mobilise à de nombreuses reprises l’intérêt de T. Piketty pour les similitudes avec l’époque actuelle. Constatant par exemple que le flux annuel d’héritages est aujourd’hui en France, en Allemagne et au Royaume-Uni du même ordre qu’il y a un siècle (entre 8 et 12 % du revenu national), il en conclut que le capital et le rentier sont de retour [6]. Cette répétition est cependant loin d’être la reproduction d’une situation à l’identique car il existe de notables différences : la concentration dans le centile supérieur est moindre ; la diffusion du patrimoine dans les niveaux inférieurs de la société permet l’émergence d’une « classe moyenne patrimoniale » ; l’apparition d’une très forte inégalité salariale depuis deux à trois décennies donne l’opportunité à une partie – certes très minoritaire – des salariés de se constituer un patrimoine. Les inégalités en termes de richesses accumulées demeurent donc – moindres cependant en Europe qu’aux États-Unis où l’on se rapproche du plafond atteint en 1910 [7] –, mais leur répartition est différente aujourd’hui de celle qui prévalait auparavant. Cette différence est importante car l’accroissement et la diversification du nombre des rentiers rendent socialement et politiquement plus envisageable la perpétuation du capitalisme patrimonial et financier tel qu’il existe actuellement.
5 Dans la description par T. Piketty de la dynamique du capitalisme, la notion d’équilibre est donc absente, remplacée par la confrontation entre forces opposées, ce qui ne garantit aucunement la stabilité, bien au contraire. « La seconde conclusion, qui constitue le cœur de ce livre, est que la dynamique de la répartition des richesses met en jeu de puissants mécanismes poussant alternativement dans le sens de la convergence et de la divergence, et qu’il n’existe aucun processus naturel et spontané permettant d’éviter que les tendances déstabilisatrices et inégalitaires l’emportent durablement [8]. » Soulignons le caractère à la fois radical et original de cette analyse qui met en évidence la dynamique fondamentalement déséquilibrée du capitalisme. Sous cet aspect, on est plus proche de Marx décrivant le mode de production capitaliste en permanence travaillé par ses contradictions internes – même si l’analyse de T. Piketty n’est aucunement marxiste dans ses principes – que de la tradition de la pensée économique, beaucoup plus préoccupée depuis ses origines par la question de l’équilibre et des écarts à l’équilibre [9] et qui privilégie de ce fait les facteurs de convergence vers le ou les équilibres au détriment des autres.
6 On voit en particulier ce qui sépare cette représentation de la longue durée de toutes celles, de loin les plus nombreuses, qui dessinent des profils d’évolution caractérisés par un régime stable, quelle qu’en soit la définition. C’est bien sûr le cas de la courbe proposée par Simon Kuznets [10]. Longtemps considérée comme l’un des faits stylisés les plus notables de la science économique avant d’être mise à mal par les nombreuses études historiques sur l’inégalité, sa forme de U renversé laissait supposer que la réduction progressive des inégalités était une caractéristique des capitalismes matures. Mais il en va de même pour l’école classique dont les hypothèses formulées par David Ricardo, Thomas Malthus et John Stuart Mill sur les rendements et l’évolution des composantes du prix prédisaient un futur en termes d’état stationnaire. Un constat similaire serait valable pour la théorie néoclassique de la croissance depuis Robert Solow, pour laquelle l’avenir se caractériserait par une convergence des taux de croissance de l’ensemble des pays à mesure qu’ils atteignent la frontière technologique mondiale. Des conclusions du même type seraient atteintes si l’on se tournait du côté des analyses des formes de la conjoncture, dont la meilleure illustration serait celle des mouvements longs (alternance de mouvements de hausse et de baisse d’une durée approximative de vingt-cinq ans) dits de Kondratieff. Pour des raisons très différentes, ces approches du capitalisme à long terme ont pour point commun, à travers leur présentation d’un horizon d’attente stable – et parfois heureux, en particulier pour ce qui concerne S. Kuznets et certains théoriciens néoclassiques de la croissance – de l’économie, de proposer une vision apaisée de l’univers social, dans la lignée idéologique des théories anciennes du « doux commerce » analysées par Albert Hirschman comme une justification politique du capitalisme [11].
7 Comment expliquer cette profonde instabilité ? La cause majeure tient à l’affrontement – que l’on pourrait presque qualifier de titanesque étant donné l’ampleur des enjeux – de forces qui créent de la divergence patrimoniale entre les individus et de forces produisant de la convergence. La principale force de divergence tient au fait que, tendanciellement, le taux de profit r est supérieur au taux de croissance g de l’économie. Mécaniquement, même si le taux d’épargne est faible, cela conduit à ce que les patrimoines s’accroissent à un rythme plus rapide que l’ensemble de l’économie. Cette inéquation r > g tient un rôle essentiel dans l’argumentation de l’ouvrage [12]. Elle constitue de ce fait l’une des contradictions majeures du capitalisme, dont la perpétuation dans le long terme semble menacée par son accomplissement même. Or le passage à une explication théorique est pour le moins délicat. Dans sa tentative pour lui trouver un fondement satisfaisant, l’auteur évoque plusieurs facteurs possibles, le plus notable étant la préférence pour le présent qui caractériserait les agents économiques dont la rémunération du capital serait une compensation pour le renoncement à son usage immédiat. T. Piketty n’est cependant qu’à moitié satisfait par cette explication classique, il est vrai peu à même, du fait de sa psychologie rudimentaire (optimisation des agents dans le cadre d’un horizon infini), d’expliquer une stabilité qui perdure sur plusieurs périodes historiques, couvrant des structures économiques très différentes. En fait, l’argument majeur n’est pas théorique mais empirique. « Il s’agit à mes yeux davantage d’une réalité historique que d’une nécessité logique absolue [13] », écrit l’auteur, pour qui les quelques graphiques décrivant l’évolution comparée à travers le temps du taux de croissance et du taux de rendement du capital – quelles qu’en soient les évidentes limites quant à la précision historique – constituent la base de sa réflexion bien plus qu’aucun préalable théorique. Alors que le taux de croissance de long terme se situe entre 1 et 2 %, le rendement pur du capital oscille le plus souvent entre 4 et 6 % ; quant au rendement du capital après impôts et pertes en capital, il est toujours supérieur au taux de croissance hormis durant une période au cours du XXe siècle qu’il est en fait assez difficile de cerner chronologiquement [14].
8 Les forces de convergence reçoivent une attention moindre car leur description est moins essentielle à la compréhension des dynamiques inégalitaires au sein du capitalisme. Ces forces sont par ailleurs hétérogènes puisque c’est la somme de toutes les circonstances qui favorisent la réduction des inégalités, à savoir : (1) quand la configuration économique est telle que r < g ; (2) lorsque des événements de nature largement exogène, principalement les guerres, provoquent une dévalorisation, voire une destruction, du capital ; (3) quand des politiques publiques contraignantes en matière fiscale imposent des limites à l’accumulation et à la transmission du capital. Mais comme (1) est un phénomène historiquement exceptionnel (limité à quelques décennies après la Seconde Guerre mondiale) et que (2) n’est fort heureusement guère reproductible, reste la fiscalité comme unique méthode pour combattre les inégalités excessives.
9 Il ne faut donc pas se méprendre dans la lecture du Capital au XXIe siècle : l’ouvrage n’a pas l’ambition de repenser les lois de l’économie ni de proposer une nouvelle théorie du capitalisme. Il s’agit de décrire dans la longue durée et à l’échelle mondiale l’évolution des inégalités en s’aidant de quelques principes qui organisent l’interprétation des données, à savoir l’inégalité en général vérifiée r > g et ce que T. Piketty appelle les deux lois fondamentales du capitalisme, soit α = r.β et β = s/g (le rapport capital/revenu de long terme est égal au taux d’épargne que divise le taux de croissance de l’économie). À partir de là, l’auteur est essentiellement mobilisé par le difficile établissement des faits historiques, les seuls qui comptent finalement car les arguments de nature théorique sont toujours révisables et peu susceptibles d’éclairer les faits ou, à l’inverse – ce qui est pire –, d’être invalidés par eux. Or un constat empirique majeur d’une grande puissance suffit à lui seul à nourrir la réflexion : les mécanismes économiques propres aux sociétés capitalistes conduisent naturellement à l’accroissement des inégalités de richesse et les baisses historiques de ces dernières sont liées à des chocs exogènes à ces mécanismes économiques.
10 La remarquable moisson de résultats contenus dans Le capital au XXIe siècle prouve l’efficacité de cette manière de faire. Elle soulève néanmoins deux types de difficultés, l’une concernant la prise en compte différenciée des faits statistiques, l’autre la relation entretenue avec la théorie économique.
Identifier les temporalités
11 Peut-on questionner autrement les données ? Affirmer comme le fait T. Piketty le rôle central de r > g est essentiel, on l’a vu, à la compréhension de la dynamique du capitalisme. Pas plus les historiens que les économistes n’avaient jusqu’ici perçu l’importance d’un tel constat. Cette affirmation constitue un fait stylisé majeur et elle oriente donc légitimement la lecture des statistiques. Néanmoins, dans ce qu’elle affirme tout autant que dans ce qu’elle laisse de côté, elle est aussi à sa manière une formalisation qui entretient un rapport éclairant mais partiel avec le réel. Il ne s’agit pas d’un privilège excessif accordé à des échelles d’analyse très ambitieuses, choix qu’il faut au contraire louer et admirer. Les sciences sociales, les historiens en tête, ont trop facilement tourné le dos à ces ambitieux big pictures. La dimension mondiale ouvre sur un jeu de comparaisons particulièrement éclairant et la longue durée est bien souvent indispensable pour des raisons statistiques car nombre de tendances majeures ne sont perceptibles que sur des périodes de trente ou quarante ans [15]. T. Piketty se montre également attentif à la diversité des temporalités qu’il s’efforce de « penser conjointement », comme le montrent par exemple ses analyses sur l’entre-deux-guerres [16]. L’interrogation porte plutôt sur la nécessaire introduction d’un principe de symétrie, c’est-à-dire s’intéresser autant aux situations de réduction et surtout de stabilité des inégalités qu’à celles où elles s’accroissent.
12 Les temporalités produites à la fois par le mécanisme d’accumulation r > g et par l’existence de chocs exogènes, on l’a vu, sont instables et marquées par des hausses entrecoupées de baisses brutales. Les motifs, de loin les plus nombreux, inspirés de ce mécanisme sont identifiés avec précision par l’auteur. Ce qui ne rentre pas ou cadre mal avec ce schéma ou, plus exactement, ce qui ne relève pas du même paradigme explicatif semble moins l’intéresser. Dans quelle mesure la seconde loi du capital ne le conduit-elle pas à une vision trop étroite, voire trop essentialiste, du capitalisme au détriment de la prise en compte des multiples variétés qui le constituent ? À cet égard, la période qui suit la Seconde Guerre mondiale suscite des interrogations. Par certains aspects, elle peut être appréhendée avec le cadre analytique précédent puisqu’on retrouve cette alternance entre mouvements de hausse et de baisse dans les diverses mesures du patrimoine ou du capital. Le coefficient β, qui mesure le rapport capital/revenu national, se caractérise ainsi au cours du XXe siècle par une « spectaculaire » courbe en U, le ratio étant divisé par près de trois au cours de la période 1914-1950 en France ou au Royaume-Uni, pour augmenter ensuite de plus de 100 % entre 1950 et 2012. De même, la part des patrimoines hérités dans le patrimoine total en France dessine un U partant d’un sommet en 1910, passant par un minimum vers 1970 puis atteignant un second sommet à l’horizon des années 2050 selon des prévisions plausibles. Mais d’autres données suggèrent des perspectives différentes puisque si l’on prend les graphiques sur l’évolution des revenus en France et aux États-Unis entre 1930 et 2010 [17], le trait le plus remarquable est au contraire la stabilité. Comment lire ces graphiques ?
13 Dans la logique du livre, il faudrait y voir la conséquence à long terme d’un choc (ou plutôt de plusieurs chocs rapprochés) d’une violence exceptionnelle, associant dans l’espace relativement bref de trois décennies deux guerres mondiales et une crise économique majeure. À l’échelle de l’histoire du capitalisme, il s’agirait d’un hapax qui, par sa violence unique, a bouleversé pour longtemps le régime économique ancien d’accumulation et de distribution des richesses, un peu comme au XVIIe siècle la guerre de Trente Ans exerça des effets économiques de très long terme dans les espaces germanique et scandinave. La Première et surtout la Seconde Guerre mondiale se caractérisent ainsi par une forte compression de la hiérarchie salariale, bien étudiée en particulier aux États-Unis [18]. Surtout, la guerre procède presque à une remise à zéro de l’accumulation patrimoniale (moins d’ailleurs par la destruction physique que par la dévalorisation du capital), ce qui conduit à ce que les revenus salariaux – structurellement moins inégalitaires – l’emportent dès lors sur les revenus rentiers pendant le temps nécessaire à ce que le capital, et donc la « structure ‘naturelle’ des inégalités [19] », se reconstituent. Si les États-Unis ont complètement récupéré les niveaux initiaux dès les années 2000, achevant ainsi la courbe en U (pour la part du décile supérieur des revenus) entamée en 1940, l’Europe est sur la même voie mais avec beaucoup de retard. Dans les deux cas, à partir des années 1980, c’est donc le début d’un back to normalcy puis, à partir des années 2000, l’affirmation d’un capital is back. Dans cette perspective, les Trente Glorieuses constituent une situation exceptionnelle dont la grande originalité tient fondamentalement au fait que le taux de croissance, très élevé, est alors supérieur au taux de rentabilité du capital. Cette croissance est à la hauteur des destructions antérieures et du retard accumulé par l’Europe continentale : une fois la reconstruction achevée et après avoir retrouvé la frontière technologique internationale, la croissance retrouve le rythme plus lent des pays anglo-saxons, ce qui rétablit l’inéquation r > g. Dans ce jeu croisé entre taux de croissance et rentabilité du capital, le politique et l’action publique tiennent peu de place. « Tout juste peut-on dire que l’étatisme n’a pas nui », écrit T. Piketty à propos des décennies d’après-guerre [20]. Pour lui, les profondes différences institutionnelles qui marquent l’histoire du capitalisme n’interviennent pas dans le régime de production des inégalités. De ce fait, seule l’arme fiscale est utile. Le contexte politique et économique au sein duquel cette dernière s’insère n’est pas pris en considération, contexte qui pourtant est crucial quant aux conditions de possibilité d’une politique fiscale offensive.
14 Une autre interprétation pourrait être suggérée, ou du moins mériterait d’être explorée, qui insisterait moins sur la dépendance à long terme d’un choc que sur l’opposition entre deux périodes – avec une date charnière autour de la décennie 1980 –, ouvrant ainsi sur la possibilité historique d’un capitalisme régulé. Reprenons le cas de l’évolution de la part du décile supérieur des revenus aux États-Unis au XXe siècle. On observe une grande stabilité – au-delà des variations inter-annuelles – entre 1945 et 1980 puis une forte reprise à la hausse des inégalités qui permet au décile supérieur de recevoir en 2000 plus de 45 % du revenu national alors que, vingt ans plus tôt, sa part était inférieure à 35 %. Cette rupture assez radicale entre une période d’inégalités plutôt stables et une autre de hausse assez forte est d’autant plus significative qu’elle s’explique pour l’essentiel par l’évolution des richesses du centile supérieur, tandis que si l’on regarde la classe moyenne supérieure (soit le top 10 %-5 %), on observe que leur part est extrêmement stable entre 1945 et le milieu des années 2000 [21], soit une évolution similaire (voire plus stable) à celle de l’inégalité mesurée à partir du premier décile en Europe continentale [22]. La situation américaine s’explique donc par l’enrichissement remarquable des 1 % les plus riches. Comment ne pas relier cette rupture de temporalité à l’émergence assez brutale d’un capitalisme financier en rupture avec le modèle « fordiste et post-fordiste » précédent, produisant une forte hausse des revenus financiers ou issus du secteur de la finance, autant de facteurs qui assurent une bien meilleure valorisation du capital ? On pense bien sûr à la politique anti-inflationniste menée par Paul Volcker à la tête du Federal Reserve System (FED) à partir d’octobre 1979, avec ses conséquences remarquables sur l’essor de la finance de marché. Se pose dès lors un problème de sens de la causalité. Doit-on dire que l’émergence de ce paradigme financier est la conséquence du fait que, allié à l’augmentation continue de β, le taux de rendement pur du capital r dépasse de nouveau le taux de croissance à partir des années 1980-1990 (le taux de croissance du revenu national américain est diminué de plus de moitié à partir de la fin des années 1970), ce qui irait dans le sens du modèle de T. Piketty. À l’inverse, est-ce l’émergence d’un paradigme financier qui favorise une augmentation de r (et donc le retour à r > g), privilégiant une analyse de nature plus historique ?
15 La stabilité des inégalités durant l’après-guerre s’explique essentiellement selon T. Piketty par l’association d’un fort taux de croissance américain (il est vrai très élevé : 3,70 % en moyenne entre 1948 et 1973), même s’il est moindre qu’en Europe continentale, et d’une politique fiscale moins favorable au capital. Les deux graphiques portant sur l’évolution comparée du rendement du capital et du taux de croissance de l’économie mondiale depuis l’Antiquité illustrent bien la façon dont l’auteur estime l’importance de la fiscalité puisque sur le premier (avant impôts), r est toujours plus grand que g, alors que sur le second (après impôts), r est inférieur à g au cours du XXe siècle [23]. On peut cependant se demander si certaines caractéristiques propres à la période entre 1930 et 1980, appelés par certains historiens américains New Deal Order [24], qui nous semble rétrospectivement comme une longue parenthèse dans l’histoire d’un capitalisme faiblement régulé, n’ont pas contribué à cette étonnante stabilité des inégalités. La relative modération de l’inégalité salariale (la part du centile supérieur des salaires dans la masse salariale américaine est au même niveau en 1980 qu’en 1945, soit 6 %) – il est vrai favorisée par la « grande compression » des rémunérations pendant la guerre –, mais aussi la place limitée accordée aux marchés financiers et, plus généralement, les comportements des acteurs de l’économie dont la priorité est plus la viabilité à moyen terme des entreprises que la rentabilité du capital, à l’opposé des attitudes privilégiées après les années 1980 [25], sont autant d’aspects spécifiques à cette période qui limitent les différences entre les citoyens. Ces éléments, soulignons-le, ont également favorisé la formation d’une demande effective très soutenue et donc la croissance (condition pour que g > r), malgré l’absence de fortes mutations technologiques comme dans les dernières années du XXe siècle avec la révolution des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC).
16 Il est intéressant de souligner l’opposition entre la perspective ouverte par T. Piketty d’une explication d’abord économique de l’inégalité, produite par la logique d’accumulation des richesses propre au capitalisme, et la réflexion de Paul Krugman qui insiste au contraire sur le rôle des institutions et de l’environnement politique, facteurs plus essentiels à ses yeux pour la détermination du niveau des inégalités. « Political change, then, seems to be at the heart of the story », estime-t-il, considérant par exemple que le changement politique à la fin des années 1970 aux États-Unis précéda l’augmentation des inégalités, ou bien à l’inverse que la transition du monde très inégalitaire du Gilded Age au monde relativement plus harmonieux du New Deal Era jusqu’à la fin des années 1970 fut une évolution rapide car volontariste, conséquence de la création, grâce aux politiques menées par Franklin Roosevelt, d’une « America’s postwar middle-class society » [26].
Inégalités et théorie de la répartition
17 Les rapports entretenus par T. Piketty avec la théorie économique, d’évidence mise à distance, ne sont donc pas dénués d’une certaine ambiguïté. Il affiche un faible intérêt pour ce type de savoir trop préoccupé par sa cohérence interne et pas assez par l’explication des faits. Ce constat lucide et sincère, renforcé par un attachement revendiqué aux sciences sociales, est peu fréquent au sein d’une corporation dont l’unité repose sur l’acceptation sans distance d’un certain nombre de fortes hypothèses abstraites. Cette mise à distance partielle soulève cependant quelques questions.
18 Revenons à la première « loi fondamentale du capitalisme », α = r.β. Une telle écriture suppose que la part des revenus du capital dépend du taux de rendement moyen et du volume de capital. Cette écriture ne va pas de soi (la même égalité comptable pourrait être exprimée sous la forme r = α/β, faisant du rendement du capital la variable expliquée, comme pour Marx, selon lequel le rôle central est tenu par r dont la baisse tendancielle, postulée mais non vérifiée, est due à l’augmentation de β) mais elle est implicitement justifiée par le fait que r est une variable dont on peut empiriquement observer la relative stabilité dans la longue durée [27]. De ce fait, la part α des revenus du capital est directement fonction des fluctuations de β, elles-mêmes expliquées in fine par le constat historique et empirique selon lequel, en général, r > g. Une conséquence importante du caractère relativement stable de r en longue durée et, à l’inverse, de la variabilité de β est que le problème économique et politique de l’inégalité ne réside dès lors pas dans le niveau de rentabilité du capital mais dans β.
19 La variable r est donc un indice synthétique, voire composite, qui a une grande importance analytique mais peu de signification historique puisqu’il s’agit de l’agrégation de rendements très hétérogènes entre eux [28]. Quoi de commun entre une rente foncière, un loyer d’immeubles, des bons du Trésor et des actifs financiers complexes et risqués ? Il faut d’abord voir dans l’élaboration de cette variable synthétique un compromis nécessaire pour permettre la réalisation d’un objectif d’une ampleur inégalée, à savoir établir un certain nombre de régularités historiques concernant l’évolution des patrimoines et des revenus dans plus de vingt pays depuis le XVIIIe siècle. L’objectif de l’élaboration de r, au-delà des différences entre les placements, est de savoir combien rapporte en moyenne le capital. Cette réduction de l’information est légitime étant donné les objectifs fixés, elle a cependant un coût : elle empêche de comprendre de façon fine et située la production des inégalités et ses transformations car les rendements du capital sont historiquement différents quant à leur niveau et à leur évolution. Or ces écarts sont essentiels et T. Piketty montre bien la forte différenciation entre institutions ou entre individus quant à l’accès aux meilleures formes de valorisation du capital. L’exemple des universités américaines, dont la rentabilité des avoirs dépend de leur volume – plus une université est riche, plus elle est en mesure d’obtenir une forte rentabilité de ses placements –, est emblématique de cette différenciation. Elle constitue une limite à l’idée que la seule évolution de r est un indicateur satisfaisant pour mesurer les inégalités de revenus financiers, surtout depuis une vingtaine d’années. Ces divers constats expliquent pourquoi le problème de la répartition (et plus généralement la théorie de la répartition), qui intéresse tant l’économie politique depuis les classiques, n’est pas une question prioritaire pour T. Piketty. Si les règles de la formation du salaire et du profit ne sont pas abordées pour elles-mêmes, une évocation régulière est cependant faite dans Le capital au XXIe siècle de la notion de rémunération des facteurs de production à leur productivité marginale. Le recours à cette notion est mesuré et prudent, et celle-ci est même parfois écartée. De telles restrictions n’empêchent pas qu’elle soit la référence implicite de l’ouvrage en matière de répartition, confirmant cette relation ambiguë avec le cœur du dispositif néoclassique faite d’acceptation et de mise à distance. Elle est en fait peu mobilisée pour expliquer les variations de r dont le caractère composite est un défi à toute explication en termes de productivité marginale. Soulignons dès lors le risque de naturalisation, du fait de l’absence de définition du mode de formation de r et de sa relative stabilité à long terme : dans tout système économique, il existerait une sorte de taux naturel pour le rendement du capital dont les variations plutôt limitées s’expliqueraient surtout par le degré d’accumulation du capital β.
20 Une autre difficulté entraînée par l’absence d’une théorie de la répartition est la place qu’il faut attribuer à la rente. Cette question renvoie à deux acceptions très différentes. La rente est d’abord un terme générique pour désigner la rémunération d’un capital. Comme tel, le détenteur d’une rente fait l’objet d’une profonde réprobation de la part de T. Piketty car il s’agit d’une rémunération qui n’est justifiée par aucun travail ni mérite, d’autant plus si elle vient d’un capital hérité. De ce fait, fait-il remarquer, si le personnage du rentier balzacien est socialement accepté – puisque la France du milieu du XIXe siècle est encore statutaire et très hiérarchisée –, il n’en va plus de même dans les sociétés démocratiques contemporaines et le mot « rente » au cours du XXe siècle est devenu « une insulte, peut-être la pire de toutes. On observe cette évolution du langage dans tous les pays [29] ». Ce mépris de l’actionnaire bedonnant et de l’héritier incapable est au cœur du travail de T. Piketty, qui croit au mérite et à sa juste récompense. Si Keynes souhaitait métaphoriquement l’euthanasie du rentier dont le rôle est très négatif dans l’incitation à investir, la posture de l’auteur du Capital au XXIe siècle est donc plus radicale car elle renvoie moins, comme chez Keynes, à un problème économique qu’à une question politique et morale. L’inexorable montée des rentiers, ces « ennemis de la démocratie » dont le nombre est appelé à croître toujours du fait de l’augmentation de β, est un souci majeur pour les pays développés d’aujourd’hui, estime l’auteur qui veut nous faire partager ses inquiétudes.
21 Le mot « rente » désigne également les différentes formes de surprofit créées par les imperfections du marché. Cet aspect intéresse logiquement assez peu T. Piketty puisque son objet est la rentabilité du capital dans son ensemble, quelle que soit l’origine de cette rentabilité. Cette dimension rentière de l’économie est cependant cruciale parce qu’il s’agit d’une source majeure de la valorisation d’un capital (qui outrepasse la « légitime » rémunération en termes de productivité marginale, si l’on veut rester dans le cadre néoclassique), et donc de la production des inégalités. On pense bien sûr dans une logique ricardienne aux monopoles des matières premières, thème auquel fait allusion l’introduction de l’ouvrage, mais aussi aux oligopoles de fait, comme dans l’immobilier, ou aux asymétries d’information, comme dans le secteur financier. On pourrait ajouter, trop brièvement car le sujet est difficile, la question des rentes ou surprofits générés par des positions dominantes de marché créées grâce aux économies d’échelle ou aux innovations technologiques, autrement dit dans un cadre concurrentiel [30]. Du fait de leur ampleur, de leur répétition et de leur généralité, ces aspects ne doivent pas être décrits en termes de dysfonctionnements mais bien de fonctionnements ordinaires du capitalisme. T. Piketty fait observer que le niveau élevé de la rente (au sens général de revenu d’un capital) n’est pas la conséquence d’une imperfection de marché dont les excès pourraient être combattus avec plus de concurrence : il est au contraire la conséquence d’un marché du capital « pur et parfait [31] ». L’auteur met ici le doigt sur un problème dont les exemples précédents ont montré la généralité dialectique : dans le cadre d’un fonctionnement idéal (concurrentiel) du capitalisme, les contradictions qui se manifestent – en termes d’inégalités excessives ou de dysfonctionnements permanents du marché – sont les premiers facteurs de mise en cause du capitalisme lui-même dans la longue durée.
22 La notion de productivité marginale intervient davantage dans l’analyse des salaires. Le phénomène le plus étonnant est la stabilité de la hiérarchie des salaires depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale jusqu’aux années 1990-2000 et la rupture de ce modèle salarial ensuite, très marquée aux États-Unis, moins en France malgré une évolution déjà sensible. L’explication que semble privilégier T. Piketty est que, avant les années 1990, la rémunération du travail aurait dérivé d’une hiérarchie des mérites inscrite dans un système normatif assez largement accepté, le salaire correspondant à peu près à la productivité marginale. Ce mécanisme, égalitaire à sa façon – l’éventail des salaires est d’ailleurs alors moins ouvert outre-Atlantique qu’en France –, est remplacé ensuite par une très forte croissance de l’inégalité salariale, spectaculaire en particulier aux États-Unis. Cette dernière est en bonne partie portée par les transformations du secteur financier, mais les autres secteurs, dans une moindre mesure, s’ajustent également à cette nouvelle logique de fixation des rémunérations. Comment expliquer un changement aussi brutal ?
23 Pour rester dans le cadre standard dominant des économistes, celui de la logique de la théorie néoclassique de la productivité, on pourrait évoquer la mondialisation – l’ouverture des échanges internationaux provoquant de façon mécanique un accroissement des inégalités dans la distribution des revenus – et surtout le progrès technique qui avantage les plus qualifiés et creuse les écarts de rémunération entre les plus compétents et les autres. Ces explications ne semblent pas suffisantes car les écarts de revenus sont notables même au sein de la population la plus qualifiée et la mieux adaptée aux besoins du marché. T. Piketty, à raison, considère de ce fait que la notion de rémunération du travail à sa productivité marginale n’est plus applicable. Comment pourrait-on croire que la productivité de certaines catégories de salariés, des traders aux chief executive officers de grandes entreprises, dont les rémunérations ont augmenté cinq à dix fois plus vite que la moyenne, a crû dans les mêmes proportions ? Comme précédemment, une approche en termes de positions dominantes et d’accès très contrôlés et restreints aux marchés du travail – à l’instar de ce qui se vérifie pour la rémunération du capital le mieux valorisé – serait sans doute plus pertinente pour rendre compte des évolutions récentes. T. Piketty évoque le passage d’une société méritocratique, conforme à une certaine économie morale des rémunérations, c’est-à-dire à l’apport de chacun à la production de richesses mesurée par sa productivité marginale, à un « extrémisme méritocratique », notion dont la formulation même n’est pas des plus claires mais qui exprime l’avènement d’une logique salariale perçue comme injuste, voire indécente. Deux questions se posent dès lors quant à la cohérence de l’ouvrage.
24 Comment une notion économique aussi centrale que la productivité marginale peut-elle être considérée comme (à peu près) valable un temps et plus ensuite ? On sait que certains mécanismes économiques ont une validité historique limitée, comme la loi de Phillips qui relie les taux d’inflation et de chômage, laquelle est vérifiée jusqu’au début des années 1970 mais plus ensuite. Il faudrait alors réfléchir sur l’hypothèse d’un changement de régime capitaliste, ce qui n’est pas la voie empruntée dans Le capital au XXIe siècle. Cela ne serait d’ailleurs que partiellement suffisant puisque, avec le principe de la rémunération des facteurs à leur productivité marginale, il ne s’agit pas de vérifier la validité d’une simple corrélation mais d’éprouver un principe théorique fondateur.
25 Pour rendre acceptable par le corps social le passage d’un monde salarial à un autre, T. Piketty émet l’hypothèse d’un changement de normes concernant la distribution des revenus. Plus exactement, la tolérance sociale à l’égard des inégalités de patrimoine est en partie remplacée à partir des années 2000, surtout aux États-Unis, par une tolérance à l’égard des grandes inégalités salariales32. Un tel argument est utile mais il apparaît à ce stade de l’argumentation comme en partie ad hoc. Outre qu’il laisse sans solution la question cruciale du mode de répartition de la valeur ajoutée et de la formation des salaires, il introduit un élément jusqu’alors absent. Leur représentation au sein du corps social n’était en effet pas prise en compte dans la détermination des inégalités, lesquelles dépendaient d’un mécanisme présenté comme largement interne à l’économie (comme les variations de β ou de la productivité marginale). Cette ouverture du raisonnement économique sur un questionnaire de sciences sociales, conforme à l’ambition affichée par l’auteur, est cependant nécessaire car il faut s’interroger sur le travail de transformation progressive du corps social et de ses valeurs accompli par le capitalisme, clef pour comprendre que le degré d’inégalité observé dans une société dépend aussi du degré d’acceptation de cette dernière.
Date de mise en ligne : 23/04/2015.
Notes
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[1]
Nicholas KALDOR, « A Model of Economic Growth », The Economic Journal, 67-268, 1957, p. 591-624.
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[2]
Thomas PIKETTY, Le capital au XXIe siècle, Paris, Éd. du Seuil, 2013, p. 351. Rappelons que α mesure la fraction du revenu national allouée à la rémunération du capital, que r mesure le taux de rendement moyen du capital et que β mesure le ratio capital/revenu national, ce qui constitue un indicateur du poids du capital au sein de l’économie nationale. La réflexion de T. Piketty a évolué sur ce sujet. Dans L’économie des inégalités, Paris, La Découverte, [1997] 2004, il évoquait une « régularité empirique très frappante » : « la répartition profits/salaires semble toujours graviter autour d’un partage accordant un tiers du revenu au capital et deux tiers au travail » (p. 38-41). Cette évolution s’explique sans doute par le recul historique et les nouvelles données dont dispose l’auteur (p. 75 sq.).
-
[3]
T. PIKETTY, Le capital..., op. cit., p. 354.
-
[4]
Peter TEMIN, Did Monetary Forces Cause the Great Depression ?, New York, Norton, 1976 ; Id., Lessons from the Great Depression, Cambridge, MIT Press, 1989.
-
[5]
T. PIKETTY, Le capital..., op. cit., p. 471.
-
[6]
Thomas PIKETTY et Gabriel ZUCMAN, « Capital is Back : Wealth-Income Ratios in Rich Countries, 1700-2010 », The Quarterly Journal of Economics, 129-3, 2014, p. 1255-1310.
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[7]
En 2010, le décile supérieur possédait entre 70 et 75 % du patrimoine total américain contre 80 % dans les années 1910, alors que les chiffres aux mêmes dates étaient en France respectivement de 60 à 65 % et de près de 90 % ; voir T. PIKETTY, Le capital..., op. cit., les graphiques p. 542 et 555. Cette concentration ne s’explique que partiellement par l’enrichissement entrepreneurial puisque, comme le rappelle Paul KRUGMAN, « Wealth over Work », New York Times, 23 mars 2014, six des dix plus riches Américains sont aujourd’hui des héritiers, situation sans doute peu différente de celle du Gilded Age. La situation du Royaume-Uni est intermédiaire entre celles des États-Unis et de l’Europe continentale.
-
[8]
T. PIKETTY, Le capital..., op. cit., p. 47.
-
[9]
Jean-Claude PERROT, « Histoire des sciences, histoire concrète de l’abstraction », in R. GUESNERIE et F. HARTOG (dir.), Des sciences et des techniques : un débat, Paris, Éd. de l’EHESS, 1998, p. 25-37.
-
[10]
Simon KUZNETS, « Economic Growth and Economic Inequality », The American Economic Review, 45-1, 1955, p. 1-28.
-
[11]
Albert O. HIRSCHMAN, Les passions et les intérêts. Justifications politiques du capitalisme avant son apogée, trad. par P. Andler, Paris, PUF, [1977] 1980.
-
[12]
T. PIKETTY, Le capital..., op. cit., p. 628 : « La dynamique dominante à l’œuvre, et qui pour finir explique la plus grande partie de la concentration patrimoniale, découle mécaniquement de l’inégalité r > g. »
-
[13]
Ibid., p. 560.
-
[14]
Ibid., p. 562-566 : les graphiques comparant g et r dans la longue durée sont construits par périodes de cinquante ans, ce qui empêche toute analyse chronologique précise.
-
[15]
Ibid., p. 452.
-
[16]
Ibid., chap.3 et 4.
-
[17]
Ibid., p.429 et 460.
-
[18]
Claudia GOLDIN et Robert MARGO, « The Great Compression : The Wage Structure in the United States at Mid-Century », The Quarterly Journal of Economics, 107-1, 1992, p. 1-34.
-
[19]
T. PIKETTY, Le capital..., op. cit., p. 652.
-
[20]
Ibid., p. 164.
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[21]
Ibid., p. 461.
-
[22]
Voir par exemple le graphique français, ibid., p. 429.
-
[23]
Ibid., p.562 et 565.
-
[24]
Voir par exemple Steve FRASER et Gary GERSTLE (dir.), The Rise and Fall of the New Deal Order, 1930-1980, Princeton, Princeton University Press, 1989.
-
[25]
Voir bien sûr les travaux de Richard M. CYERT et James G. MARCH (dir.), A Behavioral Theory of the Firm, Englewood Cliffs, Prentice-Hall, 1963 et de John GALBRAITH, Le nouvel État industriel. Essai sur le système économique américain, trad. par J.-L. Crémieux-Brilhac et M. Le Nan, Paris, Gallimard, [1967] 1968, emblématiques d’une certaine philosophie économique des années du New Deal Order.
-
[26]
Paul KRUGMAN, The Conscience of a Liberal : Reclaiming America from the Right, Londres, Penguin Books, 2007. Voir également l’étude de Frank LEVY et Peter TEMIN, « Inequality and Institutions in 20th Century America », NBER Working Paper Series, 13106, 2007, http://www.nber.org/papers/w13106, qui montre comment la distribution des revenus aux États-Unis, avant comme après 1980, est fortement conditionnée par les institutions économiques. La période entre 1945 et le début des années 1980 est ainsi dominée par les multiples efforts (en matière de fiscalité mais pas seulement) des gouvernements et des syndicats pour distribuer d’une façon qui ne soit pas trop inégalitaire les gains de la croissance.
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[27]
Le rendement pur du capital en France évolue autour de 4 à 6 % depuis le début du XIXe siècle ; voir T. PIKETTY, Le capital..., op. cit., p. 318.
-
[28]
Le taux de rendement du capital a été calculé en additionnant l’ensemble des revenus du capital répertoriés dans les comptes nationaux, à l’exception des intérêts de la dette publique et avant impôts.
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[29]
T. PIKETTY, Le capital..., op. cit., p. 673.
-
[30]
Ibid., p. 710. T. Piketty fait allusion à Bill Gates, dont la fortune s’expliquerait moins par son audace technologique que par la position dominante acquise par Microsoft sur le marché des logiciels, ce qui fournit à l’auteur un bon exemple du non-fonctionnement du principe de la productivité marginale.
-
[31]
Ibid., p. 57 et 674.