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Article de revue

Les évacuations d'enfants en France et en Grande-Bretagne (1939-1940)

Enfance en guerre

Pages 413 à 448

Notes

  • [1]
    - Formée en France, Louise Despert semble avoir fait toute sa carrière à New York en tant qu’élève puis assistante de Leo Kanner (spécialiste des enfants autistes), si l’on en juge par ses publications – toutes en anglais – que l’on trouve à la New York Public Library.
  • [2]
    - Archives municipales (dorénavant AM) de Suresnes, H39, L. Despert à Sellier, 16 décembre 1939. Visiblement la question de l’enfance en guerre l’intéresse beaucoup car en 1942, le docteur Despert publie un compte rendu de la littérature (essentiellement britannique) sur les enfants dans la guerre : Louise DESPERT, « Preliminary report on children’s reactions to the war », Psychoanalytic Quarterly, 12, 1943, p. 417-418.
  • [3]
    - AM de Suresnes, H39, L. Despert à H. Sellier, 16 décembre 1939.
  • [4]
    - AM de Suresnes, H39, L. Despert à H. Sellier, 29 janvier 1940. Le dessin libre de l’enfant faisait partie de la batterie de techniques de la nouvelle science psychanalytique des enfants.
  • [5]
    - AM de Suresnes, H39, L. Despert à H. Sellier, 16 décembre 1939.
  • [6]
    - AM de Suresnes, H39, L. Despert à H. Sellier, 29 janvier 1940.
  • [7]
    - AM de Suresnes, H39, H. Sellier à L. Despert, 15 février 1940. L’échange se termine par une lettre de H. Sellier dans laquelle celui-ci fait part du fait qu’il est débordé par la tâche, lourde et compliquée, d’assurer que l’évacuation de « ses » enfants (c’est-à-dire les enfants de la municipalité) se déroule dans de bonnes conditions. Dans sa lettre, le maire promet qu’il demandera à l’un des instituteurs qui a accompagné un groupe d’enfants évacués dans la Sarthe de constituer pour elle un dossier de textes et de dessins faits par ces enfants. Jusqu’ici, je n’ai retrouvé aucune trace de ce dossier dans les archives municipales de Suresnes. En revanche, H. Sellier lui a envoyé lui-même un paquet de documents concernant sa protestation contre l’organisation défectueuse de la première évacuation (automne 1939) et détaillant les mesures particulières que la ville de Suresnes a prises en faveur des petits évacués de la commune : AM de Suresnes, H39, H. Sellier à L. Despert, 27 décembre 1939.
  • [8]
    - L’originalité du propos du docteur Despert par rapport à l’exposition espagnole réside dans le fait qu’elle propose de rajouter à son exposition un commentaire sur les dessins des enfants français fait du point de vue de la psychologie enfantine. Voir Célia KEREN, « L’évacuation et l’accueil des enfants espagnols en France : cartographie d’une mobilisation transnationale (1936-1942) », thèse de doctorat en cours à l’EHESS.
  • [9]
    Tara ZAHRA, The lost children : Reconstructing Europe’s families after World War II, Cambridge, Harvard University Press, 2011, montre dans le détail comment ces idées anglo-américaines sont diffusées par le biais des organisations internationales de sauvetage des enfants pendant et après la Seconde Guerre mondiale.
  • [10]
    - Voir José HARRIS, « War and social history : Britain and the home front during the Second World War », Contemporary European History, 1-1, 1992, p. 17-35, ici p. 17-18 : « évacuation, rationnement, conscription et bombardement sont passés pour avoir rassemblé les gens de toutes les classes sociales et ouvert les yeux des privilégiés à la condition des pauvres ».
  • [11]
    - Il faut noter en passant que les responsables de la défense passive dans chaque pays sont au courant de la mise en place des plans d’évacuation dans l’autre. Au-delà de cette histoire de regards croisés, les deux ministères de la Défense se consultent pendant les années 1930, notamment au sujet de la défense passive.
  • [12]
    - Christopher REEVES, « A duty to care : Reflections on the influence of Bowlby and Winnicott on the 1948 Children Act », in J. ISSROFF (dir.), Donald Winnicott and John Bowlby : Personal and professional perspectives, Londres, Karnac, 2005, p. 179-208, ici p. 181 : « Les enfants évacués étaient pour la plupart des enfants ordinaires, élevés par leur famille. Par conséquent leur bien-être relèverait, en temps normal, de la seule responsabilité de leurs parents. » C’est moi qui souligne.
  • [13]
    - En ce qui concerne les politiques autour de l’enfance, Vichy maintint cette orientation « familialiste » héritée de la IIIe République. Voir Christophe CAPUANO, Vichy et la famille. Réalités et faux-semblants d’une politique publique, Rennes, PUR, 2009.
  • [14]
    - Cité dans Ben WICKS, No time to wave goodbye, Londres, Bloomsbury, 1988, p. 86.
  • [15]
    Spectator du 22 septembre 1939, et résumé du Reading and District Congregational Monthly, publié dans le Reading Standard du 6 octobre 1939 ; tous les deux cités dans Travis L. CROSBY, The impact of civilian evacuation in the Second World War, Londres, Croom Helm, 1986, p. 34-35. Dans le pire des cas, la bourgeoisie rurale va jusqu’à un rejet absolu du plan national destiné au sauvetage des enfants urbains : « Les évacués nous embêtent davantage que les Allemands », déclare la femme d’un pilote de la Royal Air Force qui n’héberge pourtant aucun évacué, « ils viennent des mauvais quartiers de Liverpool et la couleur de leurs peaux varie du noir au jaune. » Cité dans Diana FORBESROBERTSON et Roger W. STRAUS (dir.), War letters from Britain, New York, G.P. Putnam’s Sons, 1941, p. 115.
  • [16]
    - Laura Lee DOWNS, « ‘A very British revolution ?’ L’évacuation des enfants citadins vers les campagnes anglaises, 1939-1945 », Vingtième siècle. Revue d’histoire, 89, 2006, p. 47-60.
  • [17]
    - Lettre ouverte signée par John BOWLBY, Emanuel MILLER et Donald W. WINNICOTT, « Evacuation of small children », British Medical Journal, 16 décembre 1939 ; Donald W. WINNICOTT, Déprivation et délinquance, Paris, Payot et Rivages, [1984] 1994, p. 25-26.
  • [18]
    - L. L. DOWNS, « ‘A very British revolution ?’... », art. cit. L’hypothèse du danger social posé par la séparation des enfants de leur mère est largement diffusée après la guerre par John BOWLBY, Soins maternels et santé mentale, Genève, Organisation mondiale de la santé, 1951, p. 176 : « On voit maintenant qu’élever convenablement des enfants frustrés d’une vie familiale normale n’est pas seulement un acte d’humanité, mais un élément essentiel de l’équilibre mental et social d’une communauté... Des enfants carencés, qu’ils vivent au sein de leur propre famille ou au dehors, sont une source d’infection sociale, aussi réelle et aussi dangereuse que les porteurs de germes diphthériques ou typhiques. » C’est moi qui souligne.
  • [19]
    - Marie-Louise PÉCHENARD, « Des enfants quelque part dans le Centre... », Grande revue, septembre-décembre 1939, p. 338-346, et février 1940, p. 481-488, ici p. 483-484.
  • [20]
    - Laura Lee DOWNS, Histoire des colonies de vacances des années 1880 à nos jours, Paris, Perrin, 2009.
  • [21]
    - Selon Sarah FISHMAN, La bataille de l’enfance. Délinquance juvénile et justice des mineurs en France au XXe siècle, Rennes, PUR, 2008, c’est l’absence généralisée de discipline paternelle qui suscite des discussions vives sur une augmentation éventuelle de la délinquance juvénile parmi les adolescents ainsi délaissés.
  • [22]
    - Le placement des nourrissons et des enfants chez des familles nourricières rurales, toujours très pratiqué dans la France des années 1930 et 1940, a complètement disparu des îles Britanniques avant la fin du XIXe siècle. D’où l’absence du paysage britannique de structures de placement comme celle des Enfants assistés lors de l’évacuation de 1939-1940. De plus, le peu de placement d’enfants (surtout des nourrissons) qui subsiste en Angleterre au XIXe siècle, qualifié de « baby-farming », acquiert une mauvaise réputation à partir des années 1868, à la suite d’une campagne féroce menée par les médecins britanniques contre cette pratique qu’ils assimilent à l’infanticide. Car, à la différence de la France où les enfants placés sont les enfants d’ouvrières, de commerçantes ou de femmes d’artisan qui placent leurs enfants pour pouvoir travailler à plein-temps, la plupart des enfants placés en Grande-Bretagne sont des enfants illégitimes. À partir des années 1860, les médecins britanniques accusent les nourrices, qui accueillent ces enfants non désirés, d’être engagées dans un système « d’infanticide commercial », où elles rendent service à ces mères embarrassées en laissant périr leurs bâtards. Voir Ruth Ellen HOMRIGHAUS, « Wolves in women’s clothing : Baby farming and the British Medical Journal, 1860-1872 », Journal of Family History, 26-3, 2001, p. 350-372 ; Shurlee SWAIN, « Toward a social geography of baby farming », The History of the Family, 10-2, 2005, p. 151-159. En fait, la longue vie de la mise en nourrice et du placement des enfants à la campagne en France est exceptionnelle, selon le médecin lyonnais Xavier Delore, qui observe en 1879 que « la France est à peu près la seule contrée où l’industrie des nourrices soit organisée. Chez tous les autres peuples, l’allaitement maternel est la règle, même dans les classes élevées... En Angleterre, il n’existe pas de nourrices mercenaires et par conséquent point de bureaux de nourrices, ni de règlements... » : Xavier DELORE, « Nourrices », in A. DECHAMBRE (dir.), Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales, Paris, Masson/Asselin, 1864-1889, vol. 13, p. 395-398. Voir aussi George D. SUSSMAN, Selling mothers’ milk : The wet-nursing business in France, 1715-1914, Urbana, University of Illinois Press, 1982.
  • [23]
    - Durant les années 1930, les services sociaux britanniques (et notamment les cliniques de « Child guidance ») sont de plus en plus orientés par des théories de l’enfant et de sa famille d’inspiration freudienne. Or la pensée freudienne est sous-tendue par une approche profondément biologisante du psychisme et de la famille comme matrice du psychisme enfantin. Le fait que les Français aient une conception plutôt sociale du rôle parental relève pour une partie du fait qu’avant les années 1968, la plupart des milieux psycho-médicaux français résistent à la pensée freudienne. Voir Frank SULLOWAY, Freud, biologiste de l’esprit, Paris, Fayard, [1981] 1998 ; Sherry TURKLE, La France freudienne, Paris, Grasset, [1978] 1982.
  • [24]
    - Je me permets de renvoyer à L. L. DOWNS, « ‘A very British revolution ?’... », art. cit.
  • [25]
    - Richard H. TITMUSS, The problems of social policy, Londres, HMSO, 1950.
  • [26]
    - John BOWLBY, « Psychological aspects », in R. PADLEY et M. COLE (dir.), Evacuation survey : A report to the Fabian Society, Londres, G. Routledge & Sons ltd., 1940, p. 189-190.
  • [27]
    - Tout cela s’inspire de l’expérience de la Première Guerre mondiale et l’occupation sévère du Nord et des zones frontalières à l’Est. Voir Julia S. TORRIE, « For their own good » : Civilian evacuations in Germany and France, 1939-1945, New York, Berghahn Books, 2010.
  • [28]
    - AM de Suresnes, D 669, H. Sellier, secrétaire général, Union amicale des maires de la Seine, « Mesures à prendre en cas d’événements de guerre susceptibles d’entraîner l’évacuation de la population de la banlieue. Rapport et résolution adoptés par l’Assemblée générale du 1er décembre 1939 », p. 6.
  • [29]
    - Le recensement, qui couvre tous les élèves des écoles publiques – 400 000 dans les écoles primaires et 65 000 dans les écoles maternelles (les 90 000 élèves des écoles libres n’étant pas concernés par cette évacuation administrative) –, est censé identifier ceux qui seront évacués par les soins de leurs familles et ceux qui seront confiés à l’administration. Dans sa circulaire, le préfet de la Seine demande aux directeurs des écoles de dresser des listes nominatives de chaque groupe, et d’établir une troisième liste des enfants étrangers, « c’est-à-dire les enfants nés en France ou à l’étranger de parents étrangers ». Ces derniers sont destinés à une « colonie spéciale », car « il est à prévoir en effet qu’en cas de conflit, les étrangers seraient groupés pour la plupart entre eux dans des camps réservés et l’enfant suivrait tout naturellement sa famille », AM d’Arcueil, 105/3, Directeur de l’Enseignement de la Seine aux directeurs et directrices des écoles, 3 février 1939. Cela confirme les thèses de Gérard NOIRIEL, Les origines républicaines de Vichy, Paris, Hachette, 1999.
  • [30]
    - AN F23 221, Sénat, Commission d’Hygiène et Assistance, Sous-Commission chargée d’examiner la question des évacuations, Rapport de février 1940, « Conclusions », p. 5.
  • [31]
    - Pour chaque arrondissement de Paris et pour chaque banlieue autour de la ville est désigné un département d’accueil dans le Centre ou dans l’Ouest de la France. Arcueil ainsi que les 4e et 5e arrondissements de Paris correspondent au Calvados, Suresnes et les 9e, 17e et 19e arrondissements à la Sarthe, Ivry-sur-Seine et le 11e arrondissement au Cher, Boulogne-Billancourt et les 1er, 8e, 14e et 18e arrondissements à la Loire-Inférieure, etc. Les préfets et les maires des départements d’accueil sont obligés de trouver des logements (collectifs ou chez des particuliers) pour tous les réfugiés qui arrivent chez eux. Ceux qui prennent en charge l’hébergement des populations évacuées (individus ou collectivités) reçoivent une allocation pour chaque réfugié : 10 F par jour par adulte et adolescent (13 ans), 6 F par jour par enfant (0 à 13 ans). Enfin, les maires de village dans les départements d’accueil ont le droit de réquisitionner toute grange, école ou salle des fêtes nécessaire pour donner un abri aux évacués. Les maires des villes de départ, pour leur part, sont obligés d’afficher clairement toute information émise par les autorités responsables de l’évacuation (ministères de la Santé publique, de l’Éducation nationale et de l’Intérieur, préfet de la Seine, etc.) sur l’organisation de l’évacuation : trains spéciaux, horaires et lieux de départ, modalités d’inscription des enfants dans l’évacuation administrative, etc.
  • [32]
    - Ce qui ne veut pas dire qu’ils sont partis accompagnés de leur famille. Ainsi, parmi les enfants évacués par les soins de leurs familles, plusieurs milliers laissent leurs parents derrière eux pour partir avec les écoles libres ou des collectivités autres que leur école. Le Parti social français (PSF), par exemple, estime avoir évacué environ 10 000 enfants de la région parisienne à partir de ses six centres sociaux implantés dans la « zone rouge » autour de Paris. Ces enfants sont envoyés dans des centres et des colonies organisés à leur intention par des militantes des Artisans de la Défense passive (ADP), association du PSF qui s’occupe de la protection sociale des civils pendant la guerre. (AN 451 AP 244, ADP, « Résumé de conférence, Évacuation », p. 2). Les archives du PSF indiquent que les ADP s’attendaient à avoir environ 30 000 enfants à évacuer. Mais en cette fin d’été, les deux tiers sont toujours en vacances dans des colonies du mouvement (ibid.). Comme il s’agit d’une organisation de l’extrême droite nationaliste peu intégrée aux réseaux d’action sociale sous la IIIe République, il est probable que les enfants qu’elle prétende avoir envoyé en colonie ou évacué en fin août/début septembre 1939 (22 000 et 10 000 respectivement, selon les chiffres officieux du mouvement) ne figurent pas dans le comptage officiel fait par le gouvernement. Ceci nous rappelle que le fait d’être évacué par les soins de sa famille ne veut pas forcément dire être évacué en famille. En fait, le total d’enfants non accompagnés de leur famille qui sont évacués à la fin de l’été 1939 dépasse largement les 45 000 qui figurent dans les chiffres de l’évacuation administrative, grâce au rôle important joué par diverses œuvres sociales privées dans l’évacuation des enfants parisiens.
  • [33]
    - AN F23 221, Direction de l’Enseignement du 1er degré du ministère de l’Instruction publique au vice-Président du Conseil, note du 29 décembre 1939, p. 2. Il ne reste que 60 000 écoliers dans la région parisienne. Il est très difficile de comparer de manière précise les chiffres des deux évacuations car les autorités française et britannique utilisent des critères très différents pour évaluer le succès de leurs évacuations respectives. Mais de manière globale on peut dire que l’évacuation parisienne était beaucoup plus complète car à peu près la moitié des écoliers londoniens reste à Londres après l’évacuation tandis qu’à Paris ils ne sont que 13 % à ne pas partir en septembre 1939. Pour les chiffres britanniques, voir R. TITMUSS, The problems of social policy, op. cit., p. 550-551.
  • [34]
    - À l’époque, la rentrée se fait le 1er octobre.
  • [35]
    - AM de Boulogne-Billancourt, 6H17, M. Dufaut à la mairie de Boulogne-Billancourt, 30 septembre 1939 (lettre cosignée par 3 autres institutrices) ; et M. Dufaut à la mairie de Boulogne-Billancourt, 12 septembre 1939.
  • [36]
    - Avec l’arrivée des premières pluies froides de l’automne, les individus et associations responsables de leur hébergement ont beaucoup de mal à arracher aux familles d’origine quelques vêtements chauds pour les enfants évacués. « (Il faut) insister auprès des familles pour qu’elles envoient des vêtements et surtout les chaussures nécessaires aux enfants plutôt que des boîtes de bonbons et de chocolats », écrit la directrice du centre d’hébergement de Ferrières-en-Gâtinais, exaspérée, à la mairie d’Arcueil en mars 1940. AM d’Arcueil, 105/3, dossier « Ferrières-en-Gâtinais ». Rapport de la délégation spéciale d’Arcueil, suite à la tournée des centres d’accueil des enfants, 20 et 21 mars 1940, p. 72.
  • [37]
    - AM de Suresnes, H31, H. Sellier à M. Arrignon, 2 septembre 1939.
  • [38]
    - AM de Suresnes, H31, H. Sellier au Directeur de l’Enseignement primaire de la Seine, 21 septembre 1939 ; et H. Sellier au directeur du centre de Saint-Maixent, 21 septembre 1939. Les 566 enfants évacués de Suresnes se répartissent sur 5 lieux : 325 sont placés dans la Nièvre (colonie municipale de placement familiale), 199 sont placés dans des familles dans la Sarthe, 25 sont placés à la colonie Henri Sellier d’Hossegor pour les enfants de l’école de plein air, et 17 à la colonie de la Roche-Guyon, aussi destinée aux enfants de santé fragile. AM de Suresnes, H33, H. Sellier au Préfet de la Seine, 11 octobre 1939.
  • [39]
    - Sa chère colonie municipale marche depuis plus que 20 ans par placement familial dans la Nièvre. Pour les adolescents, par contre, H. Sellier préconise des colonies collectives : L. L. DOWNS, Histoire des colonies de vacances..., op. cit.
  • [40]
    - AM de Suresnes H33, H. Sellier à M. le préfet de la Seine, 11 octobre 1939 et 11 décembre 1939.
  • [41]
    - AM de Suresnes, H36, H. Sellier, Note pour M. le Directeur de l’Enseignement, p. 1. Les instituteurs et institutrices qui accompagnent les évacués semblent, pour leur part, avoir partagé l’opinion d’H. Sellier concernant la distinction entre la tâche d’instruction pour laquelle ils sont formés et les nouvelles responsabilités quasi parentales imposées par l’évacuation qui, normalement « peuvent s’imposer aux diverses catégories de personnel d’un internat » : Archives du SNI, 329, dossier « Centres d’évacuation 1940 », note relative à l’évacuation éventuelle des enfants de la région parisienne et à l’organisation de cette évacuation, soumise à l’attention de M. le Président Sarraut, ministère de l’Éducation Nationale (2 pages non signées, 2 avril 1940).
  • [42]
    - AM de Suresnes, H38, H. Sellier à Marc Rucart, 20 septembre 1939, p. 5 ; AM de Suresnes, H36, H. Sellier, Note pour M. le Directeur de l’Enseignement, p. 2. Par ailleurs, le maire attribue au ministre la responsabilité « indirecte » du fait qu’un service « dont il avait normalement la charge, a pu être aussi lamentablement organisé par une autorité administrative incompétente, sans qu’il proteste » (ibid., p. 5). Car, selon H. Sellier, c’est l’« inertie » du ministère de la Santé publique au printemps 1939, moment où il fallait préparer cette évacuation, qui « ouvrait » à l’Enseignement national la possibilité de « satisfaire une vieille conception mégalomane tendant à l’absorption, par leurs propres services, de toute l’organisation du placement et de l’hébergement des enfants ». AM de Suresnes, H38, H. Sellier, « Mesures à prendre », p. 4.
  • [43]
    - AM de Suresnes, H38, H. Sellier à Marc Rucart, 20 septembre 1939, p. 2 et 5.
  • [44]
    - AM de Suresnes, H38, H. Sellier, « Mesures à prendre », p. 5 et 9. En décembre 1939, C. Chautemps, qui récupère le dossier sur les évacuations, invite l’Union des maires (que les services de la Défense passive ont laissée à l’écart de la première évacuation) à collaborer dans la préparation et réalisation d’une deuxième évacuation, prévue pour le printemps 1940.
  • [45]
    - AM de Suresnes, H31, H. Sellier à Marcel Martin (directeur de la Caisse interdépartementale des Assurances sociales), 15 janvier 1940, p. 1-2.
  • [46]
    - AN F23 221, H. Sellier aux assistantes sociales municipales, « Évacuation des enfants », février 1940.
  • [47]
    - AN F23 221, H. Sellier à C. Chautemps, 15 février 1940, p. 1.
  • [48]
    - Je ne veux par dire par là qu’il n’existe pas en France de parents cherchant à garder leurs enfants auprès d’eux au lieu de les laisser partir. Mais la question de la nostalgie du foyer, comprise comme faisant partie des choses prévisibles en France, est classée plutôt comme une question pratique qu’il faut résoudre pour assurer une évacuation effective (question déjà bien connue dans son genre, d’ailleurs, car les organisateurs de colonies de vacances prennent depuis longtemps des précautions pour être sûrs que les parents ne se mêlent pas trop dans la vie des enfants en colonies de vacances).
  • [49]
    - AM de Suresnes, H31, dossier « Hossegor », Mme Bouder à H. Sellier, 20 novembre 1939.
  • [50]
    - Comme le dit un lecteur du Times dans une lettre du 22 septembre 1939 : « Ce sont des nabots, créatures mal formées, capables de ne comprendre que le langage le plus élémentaire et carrément incapable de penser, mus par des impulsions au mieux sentimentales et, au pire, brutales... La guerre a soulevé le pavé – ces hontes à notre système éducatif ont été poussées vers la lumière » : John WELSHMAN, Churchill’s children : The evacuee experience in wartime Britain, Londres, Oxford University Press, 2008, p. 25.
  • [51]
    - R. PADLEY et M. COLE (dir.), Evacuation survey..., op. cit., p. 74. C’est moi qui souligne. Pour une analyse plus élaborée des présupposées implicites de classe de ce discours qui se veut un discours sur la psychologie enfantine à visée universelle, je me permets de renvoyer le lecteur à L. L. DOWNS, « ‘A very British revolution’... », art. cit.
  • [52]
    - Susan ISAACS (dir.), The Cambridge evacuation survey : A wartime study in social welfare and education, Londres, Methuen & Co., 1943, p. 6. C’est moi qui souligne.
  • [53]
    - À ce sujet, voir Tom STEPHENS, Problem families : An experiment in social rehabilitation, London, Pacifist Service Units, 1945 ; Carlos P. BLACKER (dir.), Problem families : Five enquiries, Londres, Eugenic society, 1952 ; Pat STARKEY, Families and social workers : The work of Family Service Units, 1940-1985, Liverpool, Liverpool University Press, 2000.
  • [54]
    - AM de Suresnes, H31, H. Sellier à Mme Lenthe, 22 septembre 1939, p. 2. Il est intéressant de noter en passant que le syndicat des instituteurs semble être au courant du fait que le placement familial fonctionnait plus facilement en France qu’en Grande-Bretagne. Car en février 1940, moment où les autorités françaises préparent une 2e vague d’évacuation, le président du SNI, Georges Lapierre, « Organiser à temps la protection de l’enfance », École Libératrice, n19, 10 février 1940, p. 217-218, remarque dans les pages du journal mensuel du syndicat que les Britanniques ont eu peu de succès avec le placement familial : « le placement familial, c’est le plus délicat à réaliser : nos amis anglais ont voulu le pratiquer sur une vaste échelle et ont fait là une expérience décevante. Nous l’avons pratiqué en France en temps de paix ; il a donné des résultats très favorables... ». Il se peut que les instituteurs – soldats des premières lignes dans une première évacuation terriblement mal préparée – soient aussi pressés que les autorités municipales de voir les familles paysannes prendre la plupart de la responsabilité concernant l’hébergement des enfants dans des évacuations futures. De cette façon, ils pouvaient se consacrer à la formation de ces écoliers dans leurs nouveaux milieux ruraux.
  • [55]
    - Même si cela implique un niveau de confort moindre (les maisons rurales n’ayant pas de chauffage, à part la cheminée) et des pratiques alimentaires peu familières. Voir L. L. DOWNS, Histoire des colonies de vacances..., op. cit.
  • [56]
    - Jean HOUSSAYE, Aujourd’hui les centres de vacances, Vigneux, Éd. Matrice, 1991, p. 17.
  • [57]
    - Les parents, pour leur part, allaient supporter la tristesse de l’éloignement au nom du bien-être de leur enfant. Après la guerre, les experts de l’enfance continuent à prôner le placement des enfants urbains abandonnés ou en difficulté dans des familles rurales. Voir Jacques DEHAUSSY, L’assistance publique à l’enfance. Les enfants abandonnés, Paris, Sirey, 1951, et Amédée THÉVENET, L’aide sociale en France, Paris, PUF, [1973] 1986.
  • [58]
    C’est le Secours national qui chapeaute cet effort et les municipalités qui s’en occupent.
  • [59]
    - Bien au contraire, médecins et éducateurs vichystes se félicitent du fait que les colonies et centres d’hébergement organisés à l’intention des enfants évacués de quartiers populaires procurent aux enfants un milieu supérieur à celui qu’ils trouvent dans leur famille. Car, comme l’explique Maurice Daumas, Secrétaire général de la Fondation française d’études des problèmes humains (crée par Alexis Carrel) au sujet des enfants parisiens et marseillais évacués en 1943 pour passer un long séjour de six à neuf mois (minimum) dans des centres d’hébergement à Megève (Haute-Savoie), ces enfants sont les victimes d’une « désorganisation familiale » préoccupante. De plus, les circonstances de la guerre (bombardements, sous-alimentation de plus en plus grave) ont aggravé les conditions « habituellement précaires » de leur existence : « Sur un très grand nombre des enfants, la famille exerçait une influence défavorable. La cause de leur déséquilibre caractériel se trouvait dans cette influence. Soustraits à une action familiale, les enfants sont revenus, en général, à un état normal... Si on veut tirer une conclusion, c’est bien que la séparation de la famille constitue dans de tels cas l’essentiel du traitement » conclut-il dans un article qui résume une démarche bien différente que celle des psychanalystes britanniques de l’époque : Maurice DAUMAS, « Deux expériences de centres éducatifs pour enfants », CFFEPH, 75-81, 1945, p. 81.
  • [60]
    - Sur les attitudes des experts d’enfance psychiatres de l’époque, voir la préface d’Élisabeth Roudinesco à Jenny AUBRY, Psychanalyse des enfants séparés. Études cliniques (1952-1986), éd. par É. Roudinesco, Paris, Denoël, 2003.
  • [61]
    - Il est intéressant de noter en passant que les différences entre les deux systèmes se manifestent de manière plus saillante quand on considère le statut de l’enfant au lieu de se pencher sur le statut des femmes.
  • [62]
    - L’idée que la République doit à ses enfants « instruction et entretien » fut exprimée dans un premier temps par Danton dans son discours du 13 août 1793 : « Mon fils ne m’appartient pas, il est à la République », cité dans Marcel GARAUD et Romuald SZRAMKIEWICZ, La Révolution française et la famille, PUF, Paris, 1978, p. 142. 80 ans plus tard, la IIIe République incarne ce principe dans les caisses des écoles, qui permettent aux écoliers de remplir leur obligation scolaire, que leurs parents puissent ou non payer les frais (chaussures et vêtements adéquats, manuels scolaires).
  • [63]
    - Charity Organisation Society, The better way of assisting schoolchildren, Londres, 1893, cité dans John S. HUNT, Elementary schooling and the working classes, 1860-1918, Londres, Routledge and Kegan Paul, 1979, p. 11.
  • [64]
    - L’Education Act de 1906 ouvre aux autorités locales la possibilité d’établir des cantines scolaires dans les écoles publiques. Mais à part quelques municipalités socialistes comme Bradford, qui crée des cantines scolaires en 1904, les cantines scolaires sont rares en Grande-Bretagne avant les années 1943, quand l’État, devenu hyper-interventionniste du fait de l’évacuation massive des enfants citadins, met en place un système de repas collectifs qui couvre une bonne partie du pays. Pourtant, pendant les premières années de la guerre, plusieurs fonctionnaires du Board of Education comme du Ministry of Health maintiennent une forte résistance à la mise en place de ces cantines scolaires (et à toute autre forme d’aide matérielle aux enfants évacués, notamment de chaussures et de vêtements chauds), craignant qu’une aide quelconque aux enfants risque « d’affaiblir la responsabilité parentale ». J. WELSHMAN, Churchill’s children..., op. cit. ; James VERNON, Hunger : A modern history, Cambridge, Harvard University Press, 2007, p. 159- 195 ; Keith LAYBOURN, The evolution of British social policy and the welfare state : c.1800- 1993, Keele, Ryburn Publishing/Keele University Press, 1995.
  • [65]
    - Sur la réforme de 1834 et les origines de l’État-providence britannique, voir Derek FRASER, The evolution of the British welfare state : A history of social policy since the industrial revolution, Londres, Macmillan, 1973 ; Pat THANE, Foundations of the welfare state, Harlow, Longman, [1982] 1996 ; Kathleen JONES, The making of social policy in Britain, from the Poor Law to New Labour, Londres, Athlone Press, 2000 ; José HARRIS, William Beveridge : A biography, Oxford, Clarendon Press, 1997.
  • [66]
    - Cette distinction s’ancre, de plus, dans des manières bien différentes de concevoir les droits en Grande-Bretagne et en France. Ainsi, la tradition britannique met l’accent sur la protection des droits des individus contre un envahissement quelconque de la part de l’État, ce qui renforce, paradoxalement, le statut de la famille comme structure qui encadre et garantit les droits et les libertés du paterfamilias (puis, avec les conquêtes féministes, de la materfamilias aussi). Les enfants en tant qu’individus ne jouissent pas donc d’une relation directe avec l’État. Dans la République française, en revanche, les droits des individus sont complétés par des droits sociaux qui sont garantis par l’État, un héritage de la période 1789-1794, que le droit de l’enfant à « instruction et entretien » exemplifie. Voir Pierre ROSANVALLON, Le modèle politique français. La société civile contre le jacobinisme de 1789 à nos jours, Paris, Le Seuil, 2004 ; Marc SADOUN (dir.), La démocratie en France, Paris, Gallimard, 2000. Pour une analyse très fine de la manière dont le droit et la pensée libérale renforcent les droits du paterfamilias, voir Isabel V. HULL, Sexuality, state and civil society in Germany, 1700-1815, Ithaca, Cornell University Press, 1996.
  • [67]
    - Donald W. WINNICOTT, « Some thoughts on the meaning of the word democracy », Human Relations, 3-2, 1950, p. 175-186, republié dans Id., The family and individual development, Londres, Tavistock Publications, 1965, p. 160. Voir aussi Evan F. M. DURBIN et John BOWLBY, Personal aggressiveness and war, New York, Columbia University Press, 1939 ; et Evan F. M. DURBIN, The politics of democratic socialism : An essay on social policy, Londres, Routledge, 1940. J. Bowlby et E. Durbin sont colocataires à partir de 1929, ce qui facilite leur collaboration étroite dans le projet d’éducation émotionnelle des citoyens.
  • [68]
    - D. W. WINNICOTT, « Some thoughts... », art. cit., p. 163 et 169. Voir aussi Jeremy NUTTALL, « ‘Psychological socialist’ ; ‘Militant moderate’ : Evan Durbin and the politics of synthesis », Labour History Review, 68-2, 2003, p. 235-252 ; Mathew THOMSON, Psychological subjects : Identity, culture and health in twentieth-century Britain, Oxford, Oxford University Press, 2006 ; Nikolas ROSE, Governing the soul : The shaping of the private self, Londres, Routledge, 1990, et Michal SHAPIRA, « Hospitalized children, separation anxiety and motherly love in postwar Britain » manuscrit inédit cité avec l’autorisation de l’auteur.
  • [69]
    - ALAIN, Pédagogie enfantine, Paris, PUF, 1963.
  • [70]
    - L. L. DOWNS, Histoire des colonies de vacances..., op. cit.
  • [71]
    - Il n’est pas impossible que cette distinction relève, pour une partie, de deux visions distinctes de la relation entre famille et institutions collectives, l’une étant l’ancienne vision catholique dont les républicains français sont les héritiers, et l’autre étant la vision protestante esquissée au moment de la Réforme. Dans la première, la famille privée existe en tension avec les institutions collectives, dans la deuxième, elle existe plutôt en continuité avec les instances collectives.
  • [72]
    - Il existe cependant quelques exceptions à la règle : Linda GORDON, Heroes of their own lives. The politics and history of family violence : Boston, 1880-1960, New York, Viking, 1988 ; Id., The great Arizona orphan abduction, Cambridge, Harvard University Press, [1999] 2001 ; Carolyn STEEDMAN, Childhood, culture and class in Britain : Margaret MacMillan (1860-1931), New Brunswick, Rutgers University Press, 1990 ; Id., Strange dislocations : Childhood and the idea of human interiority, 1780-1930, Cambridge, Harvard University Press, 1993 ; Ivan JABLONKA, Ni père, ni mère. Histoire des enfants de l’Assistance publique, 1874-1939, Paris, Le Seuil, 2006 ; Tara ZAHRA, Kidnapped souls : National indifference and the battle for children in the Bohemian lands, 1900-1948, Ithaca, Cornell University Press, 2008 ; Id., The lost children..., op. cit.
  • [73]
    - Ludmilla JORDANOVA, « New worlds for children in the 18th century : Problems of historical interpretation », History of the Human Sciences, 3-1, 1990, p. 69-83.
  • [74]
    - Pour un bel exemple de cette approche « maternaliste », appliquée à l’histoire de l’enfance en France, voir Colin HEYWOOD, Growing up in France from the Ancien Régime to the Third Republic, Cambridge, Cambridge University Press, 2007.
  • [75]
    - Les recherches pour une première élaboration de cette théorie sont réalisées entre 1936 et 1939 et publiées en 1946 dans John BOWLBY, Forty-four juvenile thieves : Their characters and home life, Londres, Baillière, Tindall & Cox, 1946 (une première version est publiée en 1944 sous le titre « Forty-four juvenile thieves : Their characters and home life. Notes on the psychopathology of the affectionless character », International Journal of Psychoanalysis, 25, 1944, p. 107-128). À la différence de D. Winnicott, qui travaille avec les enfants inadaptés évacués à Cambridge durant la guerre, J. Bowlby ne travaille pas avec les enfants évacués. Pourtant, il trouve dans les expériences mitigées de l’évacuation une confirmation de ce qu’il va appeler la théorie de l’attachement, et cette théorie sera largement diffusée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, notamment par son ouvrage Soins maternels et santé mentale, publié en plusieurs langues par l’Organisation mondiale de la santé (ONU) en 1951. J. Bowlby devient le directeur du Child’s Department de la Tavistock Clinic à Londres en 1945, ce qui assure la pérennité de sa démarche dans les politiques publiques britanniques autour de l’enfant et de sa famille.
  • [76]
    - John BOWLBY, Attachement et perte, Paris, PUF, [1969] 1996. Les victimes de la carence maternelle (maternal deprivation trauma) souffriront plus tard de ce que J. Bowlby appelle « affectionless character ». Voir aussi Éric RAYNER, Le groupe des Indépendants et la psychanalyse britannique, Paris, PUF, [1991] 1994. En France, Jenny Aubry fut la première à mener (aux années 1950) des recherches cliniques sur les enfants séparés de leurs parents (parce qu’hospitalisés, ou déposés à l’Assistance publique) à partir des thèses bowlbiennes. Mais ses conclusions sont beaucoup plus nuancées que celles de J. Bowlby : Jenny AUBRY (dir.), La carence de soins maternels, les effets de la séparation et la privation de soins maternels sur le développement des jeunes enfants, Paris, PUF, 1955.
  • [77]
    - Une finalité non avouée mais souvent présente dans cette littérature est celle d’évaluer rétrospectivement les pratiques éducatives dans les sociétés du passé.
  • [78]
    - À la veille de la Première Guerre mondiale, 9,6 % des femmes mariées britanniques travaillaient contre 48,8% en France : Laura Lee DOWNS, L’inégalité à la chaîne. La division sexuée du travail dans l’industrie métallurgique en France et en Angleterre, 1914-1939, Paris, Albin Michel, [1995] 2001, p. 79-80.
  • [79]
    - Plus que d’un tiers des enfants nés à Paris, et presque la moitié (47 %) nés à Lyon, est mis en nourrice au début du XXe siècle : Catherine ROLLET, « Nourrices et nourrissons dans le département de la Seine et en France de 1880 à 1940 », Population, 3, 1982, p. 573-604.
  • [80]
    - T. ZAHRA, Kidnapped souls..., op. cit.
  • [81]
    - Cela a aussi des racines plus profondes. Je me permets de vous renvoyer à Laura Lee DOWNS, « Milieu social ou milieu familial ? Theories and practices of childrearing among the popular classes in 20th century France and Britain : The case of evacuation (1939-1945) », Family and Community History, 8-2, 2005, p. 49-66.
  • [82]
    - Pour une littérature qui historicise des formes particulière de la théorie psychanalytique, voir Denise RILEY, War in the nursery : Theories of the child and mother, Londres, Virago, 1983, et Larry WOLFF, Child abuse in Freud’s Vienna : Postcards from the end of the world, New York, New York University Press, 1995.
  • [83]
    - C. STEEDMAN, Strange dislocations..., op. cit. ; Erica BURMAN, Deconstructing develop-mental psychology, Londres, Routledge, 1994.
  • [84]
    - Dans un premier temps (ca. 1880-1920) la littérature sur le développement enfantin se structurait autour du principe de l’ontogenèse, ce qui établit un parallélisme entre le cerveau de l’enfant et celui des « primitifs ». Ainsi, l’enfant est censé récapituler dans son développement individuel les stades par lesquels toute l’espèce humaine est passée collectivement : stade nomade, chasseur-cueilleur, guerrier, etc.
  • [85]
    - Pour une discussion perspicace de cette littérature, voir E. BURMAN, Deconstructing..., op. cit.

1 Le 16 décembre 1939, le docteur Louise Despert, psychiatre pour enfants, écrit une lettre à Henri Sellier, maire socialiste de la banlieue industrielle de Suresnes, réputé pour son souci du sort de l’enfance ouvrière, au sujet de l’évacuation des enfants parisiens vers les campagnes françaises. Installée à New York depuis quelque temps, elle a l’idée d’organiser un réseau caritatif de bonnes volontés américaines au bénéfice des enfants évacués dans les campagnes françaises [1]. Or, comme elle le souligne dans sa lettre, « on est très mal informé ici sur les enfants réfugiés bien que les détails ne manquent pas sur la même question en Angleterre. Il ne se passe pas de jours que nous ne voyons dans les journaux : photos, articles, etc., sur les enfants réfugiés d’Angleterre ». Tout cela fait de la très bonne propagande pour la cause des enfants réfugiés britanniques, et plusieurs Américains ont déjà ouvert leurs cœurs – et leurs portefeuilles – pour ces mêmes enfants. L. Despert est convaincue que si les Américains savaient que les enfants français, eux aussi, sont arrachés à leurs foyers afin d’être mis à l’abri des bombardements allemands, ils feraient autant pour eux que pour les petits évacués britanniques. « Pour vous montrer à quel point la France a failli à ce côté propagande, je me permets de vous citer une conversation que j’ai eue avec une Américaine, aujourd’hui même. Je lui parlais du travail que j’ai organisé ici pour les enfants réfugiés français. Elle me dit avec surprise ‘Mais d’où’ ? Et puis quand elle eut compris, elle ajouta : ‘Alors, comme en Angleterre’ [2] ? »

2 Frustrée par le fait que les Français n’ont jamais fait l’effort d’organiser une campagne de propagande similaire, le docteur se retourne vers son ancien ami H. Sellier, avec qui elle avait passé des heures « délicieuses » à discuter de l’éducation des enfants : « Afin de faire de la propagande, que ma position en tant que psychiatre pour enfants explique tout naturellement, je voudrais avoir tous les renseignements possibles sur la vie dans les refuges, les réactions des enfants aux changements profonds que cette vie entraîne [3]. » Plus particulièrement, elle aimerait organiser une exposition de dessins faits par les enfants dans leurs « refuges » aussi bien que dans leurs familles, « dessins d’enfants dont je saurai tirer tout le parti au point de vue illustration de la psychologie enfantine » (sic)[4]. Mais elle cherche également à mettre la main sur de petits textes que les enfants réfugiés auraient pu écrire sur leur vie en temps de guerre, « tous sujets propres à intéresser et émouvoir et soulever une sympathie [...] productive, surtout alors que, ayant le point de vue du spécialiste, je pourrais mettre en valeur certains côtés [5] ». S’inspirant sans doute de l’exposition – très réussie – de dessins faits par des enfants de la guerre civile en Espagne qui, l’année précédente, avait fait une tournée très médiatisée aux États-Unis, L. Despert compte utiliser ces documents pour créer une deuxième exposition qui transmettrait de manière directe l’expérience déchirante de la guerre vue par l’enfant.

3 À travers une telle exposition, elle espérait encourager les familles américaines, et notamment leurs enfants, à « adopter » un ou plusieurs enfants évacués pendant la période de la guerre, à leur envoyer argent et vêtements chauds. De plus, rêvait-elle, « les enfants des deux pays pourront correspondre, ce qui ne pourra qu’accroître les liens hélas trop lâches qui unissent ces deux pays ». Or, pour construire cette structure de « parrainage » entre enfants, il fallait que les enfants français soient « mis en valeur » à travers leurs propres écrits et dessins pour être « compétitifs » sur un marché caritatif devenu de plus en plus chargé, celui des organisations internationales de sauvetage des enfants. Car, « mieux que tout discours, [ces textes et ces dessins] démontreraient un point sur lequel nous sommes tous d’accord : que les enfants français valent vraiment qu’on les sauve de la menace de guerre... » [6].

4 Nous ne savons pas si le projet du docteur Despert a jamais vu le jour, car la correspondance entre Suresnes et New York semble s’être arrêtée après un court échange sympathique de lettres qui se termine en février 1940 [7]. Pourtant, cette initiative est intéressante pour plusieurs raisons. D’abord, elle révèle une compétition féroce pour attirer l’attention des organisations non gouvernementales dévouées à l’enfance à une époque où les enfants réfugiés de la guerre civile en Espagne, toujours très présents dans plusieurs pays européens, rivalisent avec les enfants évacués. Cette initiative dévoile également l’histoire transnationale des techniques qui sont élaborées à l’appui de quêtes pour venir en aide aux enfants victimes de la guerre, comme des expositions ambulantes de dessins d’enfants en zone de guerre ou l’établissement de liens entre enfants évacués et leurs bienfaiteurs américains par une structure de parrainage [8].

5 Plus profondément, on perçoit à travers cet échange deux questions qui sont au cœur de cet article. Premièrement, il évoque le contraste entre l’immense retentissement de l’évacuation en Grande-Bretagne et la quasi-absence de traces de l’évacuation en France. De plus, il suggère que cette disparité est présente dès le départ, en 1939-1940, quand l’absence d’un grand débat public autour de l’évacuation française est une évidence troublante pour la docteur française qui se donne tant de mal pour organiser une aide internationale aux petits évacués français oubliés.

6 Deuxièmement, le projet du docteur Despert est intéressant en ce qu’il révèle des soucis d’un médecin qui, quoique formée en France, a choisi de faire carrière dans le milieu des psychologues américains. Ainsi, elle soulève très brièvement la question de la séparation des enfants de leurs parents (même si cette question n’est pas au cœur de son propos), question qui n’est guère posée par les experts français de l’époque. Or, la séparation des enfants de leurs familles, et surtout de leurs mères, est au cœur du débat britannique autour de l’évacuation. Car, au moment même où les autorités militaires britanniques commencent à dessiner les contours d’un programme de « défense passive » des civils basé sur l’éloignement des populations les plus vulnérables des villes industrielles et portuaires (cibles vraisemblables du bombardement) et leur dispersion au sein de villages de la campagne, un groupe de psychanalystes britanniques articule de manière claire et explicite une vision normative du développement humain qui met l’accent sur l’importance singulière du lien entre l’enfant et sa mère. Comme on le verra, cette vision va s’élaborer sur la base de deux éléments complémentaires qui s’expliciteront davantage durant la période de la Seconde Guerre mondiale : d’abord, des théories psychanalytiques du développement humain qui sont, de fait, particulières à la société britannique, et deuxièmement une conception libérale des relations qui devraient exister entre hommes et femmes, public et privé, famille et État.

7 Depuis les années 1950, cette conception d’origine britannique se répand dans les milieux psycho-éducatifs en Europe et aux États-Unis comme chez les historiens et sociologues spécialistes de l’enfance. Par conséquent, la littérature américaine et britannique à ce sujet a tendance à imposer à son objet cette vision normative du développement enfantin qui est, de fait, le fruit de pratiques et de croyances anglo-américaines du XXe siècle, comme grille de lecture universelle qui permettra une évaluation globale des enfances dans le passé par rapport aux normes d’éducation actuelles. Car, en raison de la visée universalisante immanente à la psychanalyse (structures universelles du psychisme humain et des relations familiales qui sont propices au développement sain de l’enfant), une série d’idées particulières sur ce qui constitue une bonne enfance acquiert subrepticement l’aura de conditions nécessaires au développement humain. De ce fait, l’origine de ces idées dans un moment spécifique (années 1930-1940), et dans un contexte sociopolitique très particulier, est occultée.

8 Cet article cherche à rendre visible la particularité de cette vision de la bonne manière d’éduquer les enfants – prétendument universelle, mais en réalité anglaise (ou anglo-américaine) – à travers une étude comparée de deux évacuations d’enfants citadins vers la campagne : celle de Paris et celle de Londres entre 1939 et 1945. Car, comme on le verra, la perception des besoins affectifs des enfants et la conception du triangle famille-État-enfant, qui la sous-tend et lui prête une signification particulière, sont bien différentes dans la France républicaine des années 1930 et 1940. Une comparaison des théories et des pratiques autour de l’éducation des enfants dans les deux pays – théories qui sont explicitées lors des débats qui entourent les deux évacuations en 1939-1940 – nous permettra de voir comment, dans le contexte de l’évacuation britannique, une série d’idées sur le développement de l’enfant et sur la relation idéale entre mère et enfant, qui sont spécifiques à la culture britannique du milieu du XXe siècle, acquiert l’autorité de vérité scientifique universelle [9]. Car, comme le cas français nous le rappelle, il n’y avait rien d’inévitable dans le modèle britannique : les questions posées par l’évacuation massive des enfants citadins vers les campagnes auraient pu être – et étaient, de fait – interprétées de manière très différente.

Penser l’éducation des enfants en France et en Grande-Bretagne

9 La comparaison franco-britannique met en relief un certain nombre de faits intéressants. Premièrement, elle nous permet de constater l’importance, en France, du réseau dense de relations (familiales et autres) et d’institutions (colonies de vacances, amicales d’originaires) qui lient aux campagnes françaises une classe ouvrière récemment urbanisée. On ne trouve pas d’équivalent dans la classe ouvrière britannique : enracinés dans des quartiers urbains et industriels depuis plusieurs générations, les ouvriers britanniques n’avaient plus de lien vivant avec les campagnes. Deuxièmement, la comparaison révèle le rôle important des idées psychanalytiques sur l’enfant et sa famille dans l’organisation de l’évacuation britannique, idées qui sont portées par plusieurs catégories d’experts de l’enfance (médecins, assistantes sociales, éducateurs). Enfin, il y a le fait qu’à partir de juin 1940, les évacuations successives d’enfants français de quartiers menacés de bombardement ont lieu dans le contexte de l’occupation du pays par l’armée allemande (occupation d’abord partielle, puis qui concerne tout le pays à partir de novembre 1942).

10 Ces trois différences donnent un sens particulier aux expériences des enfants évacués des deux pays. De plus, elles ont pour conséquence que la période des évacuations occupe une place bien différente dans les mémoires populaires française et britannique. En Grande-Bretagne, la migration de plusieurs dizaines de milliers d’enfants citadins vers la campagne est vite entrée dans les annales d’une « Guerre du peuple » (People’s war), au travers d’un récit qui est organisé autour de la résistance stoïque des civils ordinaires face à l’épreuve d’alertes et de bombardements répétés, des conditions de vie de plus en plus mauvaises (maisons détruites, rationnement de vivres), et de longues séparations d’avec leurs enfants au nom de la préservation de la jeune génération des horreurs des bombardements aériens [10].

11 En France, en revanche, l’évacuation de plusieurs dizaines de milliers d’enfants en 1939-1940 et leur réévacuation tout au long de la guerre furent rapidement oubliées. Ou, plus précisément, l’évacuation des enfants français semble n’avoir jamais trouvé sa place dans la mémoire populaire de la guerre. Pourquoi ? On peut émettre l’hypothèse que les histoires d’enfants urbains hébergés plus ou moins bien, avec plus ou moins de bonheur dans des familles paysannes pendant des mois, voire des années, furent vite éclipsées par de nouvelles horreurs qui succédaient à leur évacuation : l’exode, l’Occupation, la faim, le froid, la persécution raciale et/ou politique de civils. Si la France a aussi envoyé massivement ses enfants citadins à la campagne et, de plus, a organisé cette évacuation selon un modèle similaire à celui qui était adopté en Grande-Bretagne, l’évacuation française, à la différence de l’évacuation britannique, n’a jamais acquis le statut d’événement marquant dans la vie collective et nationale [11].

12 Cette différence d’impact mémoriel s’explique sans doute par le fait qu’en France les structures mises en place lors de l’évacuation étaient en continuité avec des pratiques antérieures autour de l’enfance, alors qu’en Grande-Bretagne, ces mêmes structures étaient en rupture avec des pratiques qui définissent un rapport à l’enfant et à sa famille qu’on peut caractériser comme « libéral ». Avec la déclaration de guerre à la fin du mois d’août 1939, l’État britannique passe tout d’un coup d’une posture libérale, où le rapport avec l’enfant est indirect, à travers ses parents (surtout son père), vers une posture hyper-interventionniste où l’État met sous sa protection tous les enfants qui sont évacués sans leur famille [12].

13 En France, en revanche, les structures mises en place lors de l’évacuation sont largement en continuité avec une pratique antérieure qu’on peut qualifier de « familialiste ». Ainsi, la République avait toujours tendance à transmettre ses politiques de l’enfance par le biais de la famille, intervenant uniquement dans les cas où les familles ne pouvaient ou ne voulaient pas collaborer. L’intervention de l’État dans la protection des enfants est donc conçue comme un complément à l’action de la famille. Au lieu d’être considérées comme une menace à l’encontre de l’intimité familiale, comme c’est le cas en Grande-Bretagne, de telles interventions sont perçues comme une source d’assistance qui permettrait aux familles d’accomplir les fonctions sociales, éducatives et politiques qu’attend l’État [13]. Sous-jacente à cette orientation « familialiste » des politiques de l’enfance en France, on trouve une conception de l’enfant comme citoyen potentiel. Cette tendance républicaine à voir dans l’enfant un futur citoyen (ou une mère de citoyen) se traduit par une politique d’assistance sociale, car il est évident que l’État a intérêt à l’éducation et au bien-être de ses plus jeunes membres. L’enfant français est donc dans les bras de l’universel républicain, tandis que l’enfant britannique est conceptualisé comme un être purement privé, situé entièrement à l’intérieur de sa famille.

14 Le fait que l’évacuation britannique constitue une rupture aussi radicale par rapport aux pratiques antérieures contribue, sans doute, à assurer son statut d’événement dramatique (voire traumatique) dans la mémoire populaire, la première d’une série d’adversités qui éprouveront la capacité de résistance des classes populaires : évacuation, bombardements incessants des quartiers portuaires et industriels, tube-sleeping, etc. En France, à l’inverse, l’évacuation a été planifiée et s’est déroulée en continuité avec les pratiques existantes autour de la protection sociale des enfants : l’État donne les directives (il faut que tous les enfants soient évacués des villes menacées de bombardement) et demande aux familles d’assurer cette évacuation tout en mettant à leur disposition une série de moyens (voyage gratuit dans des trains spéciaux, une allocation de réfugié pour subvenir aux besoins de chaque enfant évacué, distribution de chaussures et de vêtements aux enfants de familles démunies). Les familles qui n’ont pas le réseau nécessaire d’attaches rurales susceptibles d’héberger l’enfant – ressource qui était largement répandue parmi les classes populaires urbaines à l’époque – sont censées confier leurs enfants à l’Éducation nationale, qui assurera l’évacuation « administrative » des enfants non accompagnés de leurs familles dans des centres d’hébergement et des colonies de vacances dans le centre, l’ouest et le sud-ouest du pays, loin des frontières menacées par l’ennemi.

15 Pourtant, si on enlève les couches de mémoire a posteriori et si l’on regarde les choses comme elles se présentent durant l’hiver 1939-1940, on peut distinguer deux récits distincts au sujet des effets sociaux probables de l’évacuation qui émergent de part et d’autre de la Manche. En Grande-Bretagne, le récit est plutôt angoissé, centré sur la nature traumatique de la rencontre entre les enfants citadins évacués, souvent issus de familles démunies, et une population rurale qui est, de manière générale, beaucoup plus aisée. « Le comportement des bêtes sauvages semblerait angélique par rapport à celui de ces enfants », se souvient Bryan Coleman des trois évacués, accompagnés de leur mère, qui avaient été hébergés dans sa maison familiale à Dunstable (Bedfordshire). « Âgés de dix, sept et cinq ans, leur éducation à la propreté était quasi inexistante, absolument déplorable. Mme ‘Bates’, leur mère, sortait tous les soirs au pub avec son amie Mme ‘Davies’, qui était accueillie chez ma grand-mère... M. ‘Bates’ est apparu tout à coup un week-end ; apparemment il venait d’être remis en liberté après une longue peine de prison. Puis Mme ‘Davies’ a disparu un jour, emportant avec elle le plus joli manteau de fourrure de ma grand-mère » [14]. Malgré de nombreux cas où les enfants évacués ont trouvé un accueil correct, voire chaleureux, dans des foyers sympathiques, un tollé général s’élève contre ces enfants urbains jugés semeurs de trouble dans une campagne pure et innocente : « (Ils) représentent l’opposé de tout ce que la femme au foyer rurale, brave et patiente, cherche à inculquer à ses propres enfants », remarque un journaliste du Spectator (revue conservatrice) le 22 septembre 1939, et les éditeurs du Reading and District Congregational Monthly, obsédés par la corruption physique et morale transmise par ces enfants « porteurs de maladie », évoquent avec horreur le « pillage de maisons et de meubles, la corruption de la parole et des mœurs de nos propres enfants du fait de l’irruption brutale parmi eux [...] de gens d’un tel laisser-aller » [15]. Souvent traités de « sales petits évacués », il n’est pas étonnant de constater que plusieurs de ces enfants gardent un souvenir peu agréable de leur séjour à la campagne [16].

16 Le récit britannique est également centré sur les dangers que la séparation des enfants de leur mère fait peser sur l’ordre social. Car la plupart des experts de l’enfance en Grande-Bretagne sont convaincus que la séparation des enfants pauvres de leurs familles (et surtout de leurs mères) mènerait le pays à la catastrophe, dans la mesure où de telles séparations risqueraient de déraciner ces enfants au point que la société serait menacée dans un proche avenir d’une grande vague de délinquance juvénile : « Le premier facteur étiologique de la délinquance chronique est la séparation prolongée d’un petit enfant et de sa mère », déclarent John Bowlby, Donald Winnicott et Emmanuel Miller dans une lettre ouverte publiée dans le British Medical Journal en décembre 1939, « l’évacuation de jeunes enfants sans leur mère pourrait entraîner des troubles psychologiques considérables chez un grand nombre d’entre eux et, par exemple, être à l’origine d’une augmentation importante de la délinquance juvénile au cours des dix années à venir » [17]. Il faut bien noter que les experts britanniques posent le problème non seulement en termes de déracinement des enfants citadins (comme le font les architectes de la politique française d’évacuation), mais également en termes de dommages psychiques irréversibles induits par la séparation des enfants de leur mère. Selon les experts britanniques, la difficulté réside dans le fait qu’il est question d’arracher de petits êtres en devenir au seul contexte possible pour leur développement psychologique et émotionnel, à savoir leur famille biologique. La forme de déracinement des enfants des quartiers urbains populaires qui est considérée comme tout à fait gérable du côté français, grâce à une conception plutôt sociale des fonctions éducatives de la famille, est perçue comme insupportable par les experts britanniques.

17 En Grande-Bretagne, l’idée dominante est que l’évacuation met en danger un processus de développement psychologique qui, selon les experts, ne peut guère se dérouler dans d’autres contextes que celui de la famille d’origine. Pourtant, les instituteurs et institutrices qui accompagnent les enfants britanniques ont souvent des choses très positives à dire à propos de l’impact de l’évacuation sur leurs écoliers : elle les met en contact direct avec le monde rural, les animaux et les beautés de la nature, et leur ouvre ainsi des horizons plus larges ; elle renforce les liens de solidarité entre les petits citadins, qui doivent s’entraider mutuellement et faire face ensemble à un milieu villageois qui leur est peu familier ; enfin, elle crée des liens d’affection plus profonds entre les écoliers et les instituteurs et institutrices qui s’occupent d’eux. Or, malgré l’opinion positive des seuls adultes qui suivent au plus près l’expérience des enfants évacués, c’est le récit du développement enfantin menacé par la séparation des enfants de leurs familles (principalement leurs mères) qui émergera en Grande-Bretagne comme matrice dominante pour interpréter l’impact social plus large de l’évacuation. Pendant la guerre et longtemps après, ce récit orientera la mémoire publique des évacuations et la vision commune des droits et des besoins des enfants [18].

18 En France, en revanche, le récit qui commence à se dégager dès l’hiver 1939- 1940 est centré sur les conséquences positives que peut avoir une évacuation qui arrache les enfants pauvres à leur milieu urbain plutôt malsain (taudis, air vicié, manque d’espaces verts) pour les transplanter dans des milieux ruraux, donc sains. Prenons l’exemple du texte de Marie-Louise Péchenard intitulé « Des enfants quelque part dans le Centre... », récit romancé de l’évacuation d’un groupe de garçons des écoles publiques d’une banlieue parisienne très populaire publié dans une revue de centre gauche durant l’hiver 1939-1940. Après avoir relaté le départ d’un train de « vieux wagons exigus » plein à craquer de 600 mômes qui regardent défiler « les petites maisons sales de banlieue, pareilles à la leur qu’ils avaient quittée le matin, effarés, entre le père et la mère sanglotant », M.-L. Péchenard raconte l’histoire réconfortante des escapades de ces petits poulbots qui découvrent la France profonde. Au cœur de cette histoire, on trouve la conversion d’un certain Auguste Baduel, de jeune gosse urbain qui court dans les ruelles étroites et sombres de sa banlieue industrielle en jeune paysan ardent : « Il n’avait fallu que quelques semaines pour donner à ce gamin des rues l’amour des êtres et des choses de la campagne ; il était devenu un vrai petit paysan habile déjà à reconnaître, aux foires où on le conduisait, les plus beaux bœufs hauts d’échine et larges de croupe, rêvant déjà d’assujettir sur leur front le joug de cormier luisant. Perdu parmi les blouses bleues, écoutant les âpres marchés, il évoquait un avenir paysan et le disait à la fermière (sa mère nourricière), le soir, près du grand feu de bois : ‘Dites que vous me gardez même quand la guerre sera finie. Je me plais tant ici. Et y a tant de gosses à la maison que maman sera sûrement contente de me placer’. La fermière attendrie lui promettait. Et Baduel s’endormait heureux » [19].

19 Le récit de M.-L. Péchenard capte la conviction, très répandue chez les architectes de la politique sociale de l’enfance de la IIIe République, qu’il serait souhaitable de transplanter à la campagne (d’où venaient leurs parents) les enfants des classes populaires urbaines. Comme je l’ai montré ailleurs, cette conviction est sous-jacente à l’organisation de plusieurs colonies de vacances, y compris celles qui sont organisées par les caisses des écoles républicaines et les municipalités socialistes : il s’agit d’un courant de ruralisme de gauche qui sera occulté par la suite par la propagande vichyste prônant un retour à la terre [20]. Or, si l’on parle de colonies de vacances qui, à l’époque, envoient les enfants à la campagne pendant 6 à 8, voire 10 semaines, ou de déplacements plus durables que sont les évacuations en temps de guerre, le principe de base est le même : le passage de l’enfant de sa famille d’origine à une famille d’accueil rurale n’est jamais perçu en France comme quelque chose de particulièrement difficile parce que les experts de l’enfance sont convaincus que l’enfant peut trouver ce dont il est censé avoir besoin – à savoir, de l’affection – aussi bien dans une famille rurale adoptive que dans sa famille d’origine. En fait, nombre d’experts de l’enfance dans la France des années 1930 et 1940 sont convaincus que les enfants peuvent très bien s’épanouir dans un contexte collectif, à condition qu’il soit organisé de manière « familiale » et que l’enfant soit traité en tant qu’individu. Pour des enfants qui viennent de familles éprouvées par le stress de la pauvreté en taudis urbain, un tel « retour à la terre » peut être bénéfique à l’enfant et à sa famille d’origine, assaillie de difficultés matérielles et morales.

20 Les archives de l’évacuation française sont remplies d’histoires de tels placements de garçons de 13-14 ans comme commis ou valets de ferme. Ce qui m’intéresse ici est la manière dont une journaliste de centre gauche valorise la perspective d’un retour à la terre – soit temporaire, soit permanent – que l’évacuation ouvre à ces garçons (jusqu’ici je n’ai trouvé aucune trace de placement de filles dans des fermes). On ne trouve nulle part dans son article, ni dans toute la littérature sur l’évacuation française, d’ailleurs, quelque référence que ce soit à une vague éventuelle de délinquance juvénile comme résultat de la séparation massive des enfants de leur mère. En fait, l’angoisse autour d’un flot de délinquance juvénile apparaîtra un peu plus tard en France, après l’invasion et la défaite de juin 1940, lors de la captivité dans des camps allemands de plus d’1,6 million de soldats français. On peut dire alors qu’au lieu de s’inquiéter de la séparation des enfants de leurs mères, les experts français s’inquiètent plutôt de l’absence des pères [21].

21 Si le récit émergeant des bénéfices sociaux de l’évacuation pour les enfants des villes a été tronqué par l’exode et l’Occupation, la comparaison avec le récit britannique est néanmoins très révélatrice. Car elle montre que le familialisme français – orientation de longue durée qui s’ancre dans des traditions (et des institutions) comme la mise en nourrice ou le placement familial – met l’accent sur la structure familiale [22]. Il faut donc à l’enfant des figures d’autorité paternelle, d’affection maternelle, et la présence d’autres enfants au sein du foyer pour créer un contexte idéal pour son développement psychique. Les experts britanniques, en revanche, se penchent sur la signification émotionnelle du lien biologique, surtout avec la mère, condition incontournable du développement sain de chaque enfant [23].

22 Les contours de l’évacuation britannique sont bien connus et je ne ferai ici qu’un bref résumé de quelques points importants [24]. D’abord, il y a l’idée que l’évacuation rapproche brusquement deux mondes distincts dans une rencontre peu heureuse : celui des familles démunies urbaines et celui de la gentry rurale. Après le choc initial, explique Richard Titmuss, cette rencontre aboutit à une prise de conscience nationale de l’ampleur de la misère urbaine et du lourd prix payé par ses plus jeunes victimes. L’évacuation donne donc un coup d’accélérateur à une prise de conscience généralisée de la nécessité d’une solidarité nationale autour du bien-être des enfants pauvres. En mettant devant les yeux des privilégiés la condition souvent désespérée, et désespérante, des pauvres, et surtout des enfants qui grandissent dans des familles sans ressources suite à des années de crise économique et de chômage massif, l’évacuation aiguillonne la volonté nationale de créer un État-providence entre 1942 et 1945 [25]. En second lieu, l’évacuation produit dès le départ une protestation massive de la part des experts de l’enfance, notamment de la part des psychanalystes comme J. Bowlby ou D. Winnicott, qui sont convaincus que la séparation des enfants, surtout les petits de moins de 5 ans, d’avec leur mère mettrait en danger leur développement psychologique : « Le développement de leur caractère serait probablement gravement endommagé [...], la séparation des jeunes enfants de leurs foyers est une des causes principales du développement d’un caractère criminel », affirme J. Bowlby dans un essai sur la dimension psychologique de l’évacuation publié en 1940 [26]. Ces deux récits – l’un social, l’autre psychologique – constituent la trame dans laquelle s’inscrit toute interprétation des retentissements de l’évacuation jusqu’à nos jours.

23 Mais qu’en est-il de l’évacuation française ? Jusqu’ici, cet événement a échappé au regard critique de l’historien, sans doute parce qu’il n’a pas provoqué de protestation de la part des experts de l’enfance comparable à celle qu’ont connue les Britanniques, ni laissé de traces durables dans la mémoire collective. En conséquence, il nous manque les éléments de base nécessaires pour construire un récit global de l’évacuation qui nous permettrait d’analyser les modalités de cette évacuation puis de réfléchir aux questions plus larges qu’elle soulève : que peut nous dire cette évacuation sur la manière dont les Français pensaient l’éducation des enfants au milieu du XXe siècle et, plus largement, sur la configuration famille-enfant-État qui donne une signification particulière aux pratiques éducatives ? Dans un premier temps, je vais poser quelques jalons d’un premier récit de cette évacuation oubliée. Ensuite, je la soumettrai à une analyse comparée avec l’histoire, plus connue, de l’évacuation britannique avant de conclure dans un troisième temps sur quelques points de méthode plus larges. J’espère faire émerger ainsi les cohérences propres à deux structures différentes d’éducation des enfants et à deux manières distinctes de concevoir le triangle famille-enfant-État dans la Grande-Bretagne libérale et la France républicaine. Aussi s’agit-il de saisir le statut sociopolitique des enfants des classes populaires dans ces deux sociétés à travers les modalités de placement (collectif ou familial) des enfants évacués et les analyses des experts psychomédicaux à propos des traumatismes de guerre spécifiques aux enfants.

Qui doit s’occuper des enfants évacués ?

24 L’histoire de l’évacuation française ne peut pas être racontée du seul point de vue national, car la documentation à ce niveau est assez rare et tourne principalement autour des débats de l’hiver 1939-1940 sur l’organisation matérielle de la première évacuation à la fin d’août 1939. Il faut donc la reconstruire à partir d’une série d’archives locales (municipales et départementales) qui sont d’une richesse très inégale, puis à partir des documents venant du ministère de l’Éducation nationale et du Syndicat national des instituteurs car, comme en Grande-Bretagne, l’évacuation des enfants non accompagnés de leur famille était confiée aux instituteurs et institutrices. Le récit qui suit est construit à partir d’une série d’archives de banlieues ouvrières de Paris, et notamment de Suresnes, ville qui, en 1939, est administrée depuis 20 ans par le même maire socialiste, H. Sellier, qui s’est s’efforcé tout au long de son mandat de faire de sa banlieue une « municipalité-providence », surtout en ce qui concerne la santé et l’éducation des enfants. H. Sellier est une autorité de la politique locale, nationale et internationale, grâce à son implication importante dans de nombreuses instances de différents niveaux (maire de Suresnes, directeur de l’Office des habitations à bon marché de la Seine, sénateur de la Seine, ministre de la Santé publique sous le Front populaire) et dans toutes sortes d’associations hygiénistes nationales et internationales, qui luttent contre la tuberculose, pour le logement ouvrier, la santé publique ou l’amélioration du sort de l’enfance populaire. Or, si le maire de Suresnes fait figure d’exception, l’histoire des enfants de sa ville dans l’évacuation est tout à fait typique. De plus, elle est exceptionnellement bien documentée, grâce à la politique sociale de l’enfance très poussée de cette municipalité-providence.

25 L’évacuation des enfants des villes en France se déroule dans le contexte plus large de l’évacuation de la population civile (adultes et enfants) et des industries de guerre depuis les zones frontalières vers l’intérieur du pays [27]. Le 11 juillet 1938, l’Assemblée nationale vote une loi qui prévoit « l’organisation générale de la nation en temps de guerre ». Elle met en place l’évacuation des civils et des industries essentielles des zones frontalières vers le Sud-Ouest, tout en prévoyant la mobilisation de la main-d’œuvre sous-utilisée (notamment des femmes) dans les industries de guerre, mais aussi l’évacuation des villes de toutes les « bouches inutiles », c’est-à-dire les enfants tout comme les adultes qui n’assurent pas un travail essentiel à la guerre. Élément-clé de la « défense passive » de la population non combattante, l’évacuation des enfants citadins constitue aussi une politique qui aide à la mobilisation de la main-d’œuvre féminine et au maintien d’une activité économique importante dans les villes même sous les bombardements.

26 Entre février et fin août 1939, les mairies de la région parisienne transmettent à leurs administrés une série de directives destinées aux familles concernant l’évacuation de leurs enfants. Lors de la mobilisation générale, tout enfant (de zéro à 14 ans) doit quitter la ville, de préférence pour retrouver des attaches rurales, dans une colonie, ou selon toute autre solution trouvée par la famille, y compris celle consistant à être accompagné par ses parents dans le cas où toute la famille voudrait s’éloigner de la ville au même moment (l’évacuation des adultes n’étant pas obligatoire) : « Les 4/5 des Parisiens sont originaires de province... [et] le lieu de refuge normal d’un Parisien, en cas de cataclysme individuel ou social, le centre vers lequel il va se retremper quand des difficultés surgissent qui exigent un repos moral et physique, est son village d’origine, la famille et les amis parmi lesquels il a été élevé », déclare H. Sellier en décembre 1939. « En cas d’évacuation, la résidence normale la plus rationnelle, la mieux préparée pour les familles parisiennes, est celle de leurs pays d’origine » conclut-il dans un discours qui capte bien les contours d’une politique sociale typique du familialisme républicain, politique qui, en l’occurrence, s’ancre dans la proximité maintenue des Parisiens avec le monde rural [28]. Un discours similaire serait inconcevable de l’autre côté de la Manche.

27 Ceux qui ne peuvent ni envoyer leurs enfants chez des parents ruraux ni les accompagner dans des centres d’hébergement prévus par l’État sont obligés de les inscrire sur les listes de départ de l’évacuation administrative. Cette dernière solution est réservée aux seuls enfants non accompagnés de leur famille, qui partiront avec leurs camarades de classe sous l’œil protecteur de leurs instituteurs et institutrices. Les organisateurs de l’évacuation, et plusieurs experts de l’enfance d’ailleurs, sont convaincus que cette solution réduirait au minimum le sentiment de dépaysement chez l’enfant. Le recensement des 465 000 enfants de 3 à 14 ans inscrits dans les écoles publiques de la région parisienne, réalisé au printemps 1939 comme préalable à l’évacuation, révèle qu’environ 95 000 enfants seront confiés aux instituteurs lors d’une mobilisation générale. Les autres seront évacués par les soins de leurs familles [29]. Cette évacuation « administrative », organisée selon le même modèle que l’évacuation britannique, va attirer les critiques les plus vives, essentiellement à cause de son organisation matérielle et sanitaire défectueuse.

28 Lors de la mobilisation générale du 30-31 août, la majorité des enfants parisiens (80 %) sont toujours en vacances, soit en colonie de vacances soit en famille [30]. Les premiers (environ 15 000) sont retenus sur place tout au long de la drôle de guerre, c’est-à-dire de la fin du mois d’août 1939 jusqu’à l’invasion et l’exode en juin 1940. Puis ceux qui sont déjà rentrés de vacances à la fin août sont vite réévacués à la campagne les 30-31 août, où ils sont accueillis soit chez des proches ruraux, soit dans des centres d’hébergement hâtivement aménagés par les autorités locales dans des départements d’accueil désignés par l’autorité militaire [31].

29 Du fait des vacances, le nombre d’enfants non accompagnés qui doivent partir dans le cadre de l’évacuation administrative se réduit à 31 000, au lieu des 95 000 initialement prévus. Ce qui veut dire que le nombre d’enfants non accompagnés qui sont déplacés à la campagne par les soins de l’administration s’élève à peu près à 46 000, c’est-à-dire 10 % de la population d’élèves des écoles publiques de la Seine. Pourtant, au début du mois de septembre, il ne reste à Paris que 13,3 % de la population écolière (âgée de 3 à 14 ans), les autres écoliers ayant été évacués par les soins de leurs familles [32]. Au total, il y avait donc un taux assez élevé de conformité avec les directives de l’État [33].

30 À la fin de la deuxième journée de l’évacuation, les organisateurs pouvaient se féliciter du bon déroulement du départ. Mais quelques jours plus tard, il s’avéra qu’il en allait tout autrement de l’accueil. En fait, les maires et les préfets des départements d’accueil n’avaient pas fait grand-chose pour assurer des conditions d’hébergement décentes aux jeunes réfugiés. Enfants et adultes étaient logés pêlemêle dans des locaux de fortune – granges et porcheries, salles des fêtes ou de cinéma, écoles rurales temporairement désertes du fait des vacances – hâtivement rebaptisés « centres d’hébergement » [34]. Il n’y avait ni lits ni draps et les conditions sanitaires étaient souvent très défectueuses, sinon catastrophiques : « La plupart des enfants ont couché sur la paille dans les salles d’école, la commune manque d’eau et les WC sont à peu près inconnus » écrit M. Dufaud, instituteur d’une école de garçons de Boulogne-Billancourt au maire de sa commune, André Morizet, au sujet du destin peu glorieux de son groupe de garçons qui a atterri dans le petit village de Saint-Viaud (Loire-Inférieure). « Il y a de grosses difficultés pour assurer le couchage, la toilette et même le ravitaillement, continue l’instituteur sur un ton désespéré. La commune compte 390 habitants et ne peut loger 300 personnes en supplément. Le lieutenant de gendarmerie se démultiplie, et grâce à l’aide de quelques habitants de bonne volonté, nous pensons améliorer un peu l’installation d’un certain nombre d’enfants mais il nous paraît impossible de loger tout notre petit monde dans des bonnes conditions d’hygiène. » « À noter que des arrondissements de Paris sont logés sur la côte à Pornic, Préfailles, Saint-Brevin dans d’excellentes conditions », conclut-il sur un ton de jalousie qui nous rappelle que les Parisiens sont perçus comme des privilégiés par rapport aux enfants de la banlieue. En fait, les conditions à Saint-Viaud étaient si mauvaises que le préfet de la Loire-Inférieure a décidé qu’il fallait mieux transférer les enfants les plus vulnérables, à savoir ceux des écoles maternelles, à Saint-Brevin-Ermitage, où le groupe est installé dans une colonie « très bien aménagée » [35].

31 Parmi les nombreuses erreurs commises par le ministère de l’Éducation, il faut en souligner une particulièrement grave : il n’était pas prévu de rappeler le personnel de service des écoles (cuisiniers, concierges, infirmières et assistantes scolaires, assistantes dans les écoles maternelles). Or, ce personnel aurait pu aider les instituteurs et institutrices dans les nouvelles tâches peu familières qui leur incombaient : laver les enfants (jusqu’à la chasse aux poux), préparer les repas et présider la table, border tout ce petit monde chaque soir et apaiser ceux qui avaient la nostalgie de la famille, changer les draps des « pisse-au-lit » (dans le cas où les enfants avaient la chance d’avoir des lits avec draps...). Désespérés, les directeurs des centres d’hébergement écrivent aux municipalités à la recherche de tout : personnel de service, batteries de cuisine, lits et draps ou sacs de couchage, chaussures et vêtements chauds pour ces enfants qui, venant pour la plupart des couches les plus défavorisées de la population, sont souvent partis en cette fin d’été mal chaussés et portant des vêtements légers qui sont souvent en très mauvais état [36].

32 Le maire de Suresnes répond immédiatement à la demande de soutien matériel des instituteurs (tous les maires de banlieue ne sont pas aussi empressés). Le jour même, il envoie 23 lits de bébé, une machine à hacher la viande, une marmite et 90 tabliers [37]. Ce soutien sera suivi d’autres envois de personnel de service, d’infirmières, de chaussures et de vêtements chauds, afin d’aider les instituteurs à meubler leurs centres d’hébergement démunis. Mais le maire consacre l’essentiel de son énergie à extraire le plus vite possible « ses » enfants des centres d’hébergement mal équipés pour les placer dans des familles paysannes du coin. D’abord parce qu’il trouve que l’Éducation nationale, agissant avec une « incurie invraisemblable », avait « parqué » les enfants de Suresnes dans des conditions « inadmissibles » dans des écoles « délabrées » où ils « croupissent dans des centres d’hébergement qui, il y a quelques semaines, étaient fâcheux et qui, aussitôt le mauvais temps prochain, deviendront criminels » [38]. Mais H. Sellier opte pour le placement familial parce qu’il est aussi convaincu des vertus de ce mode de placement, surtout quand il s’agit d’enfants de moins de 12 ans [39]. Dix jours après l’évacuation des 30-31 août, il avait déjà placé le tiers des enfants de sa commune dans des familles d’accueil à Vibraye, à Lavaré et à Saint-Maixent dans la Sarthe. Trois semaines plus tard, les petits Suresnois ont tous quitté ces centres d’hébergement sordides pour être logés dans des familles paysannes.

33 Malgré des efforts considérables de la part des municipalités et la bonne volonté de plusieurs villages d’accueil, environ les deux tiers des enfants évacués en août sont de retour à Paris en janvier 1940, ce qui est très similaire au taux de retour britannique pour la même période. Mais, à la différence de la Grande-Bretagne, le taux de retour en France est très variable selon les localités et les modalités d’accueil prévues. Car, en gros, les enfants qui sont placés dans des familles restent sur place, comme ceux qui sont logés dans des colonies bien aménagées pour l’hiver. Ainsi, sur les 566 enfants suresnois évacués qui sont tous (à partir d’octobre 1939) logés dans des colonies ou chez l’habitant, seuls 12 % sont revenus à la fin de l’année [40]. H. Sellier insistera sur ce fait quand il écrira au vice-Président du Conseil, Camille Chautemps, durant l’hiver 1939-1940, pour lui démontrer pourquoi et comment le concours des municipalités, dotées d’un rôle officiel, serait essentiel au bon déroulement de la deuxième vague d’évacuations, prévue pour le printemps 1940.

34 Au moment même où il fait tout son possible pour sortir les enfants suresnois de centres d’hébergement répugnants, H. Sellier lance une attaque plus large visant l’organisation de la première évacuation, qui confiait les enfants aux mains inexpérimentées de l’Éducation nationale au lieu d’utiliser les services sociaux existants comme ceux des municipalités ou de l’Assistance publique. L’absence de cette dernière est particulièrement aberrante, fulmine le maire furieux, car le Service des Enfants assistés a déjà une centaine d’années d’expérience dans le placement des enfants dans des familles d’accueil paysannes et avait assuré ainsi l’évacuation de 56 000 enfants parisiens durant l’été 1918, lors du bombardement de la ville par la Grosse Bertha. Or, les enseignants qui ont assuré l’évacuation des 30-31 août n’étaient pas en mesure de livrer un aussi bon résultat faute d’expérience dans l’hébergement des enfants. H. Sellier ne mâche pas ses mots pour souligner ce fait dans la véhémente critique qu’il adresse au directeur de l’Éducation primaire de la Seine : « Il est évident que cette organisation, si tant est qu’on puisse la qualifier de telle, a été poursuivie par des gens qui sont peut-être d’excellents pédagogues, mais qui ignorent complètement la technique du placement et de l’hébergement des enfants [41]. » Enragé par la « mégalomanie » des fonctionnaires de l’Enseignement, qui profitent de l’évacuation pour étendre leur autorité administrative au-delà de l’instruction des enfants et atteindre le domaine de la « prévoyance sociale » qu’est leur hébergement, Henri Sellier se retourne vers Marc Rucart, ministre de la Santé publique, pour l’inciter à mobiliser ses services sociaux « seuls à posséder la compétence nécessaire » et à ôter ainsi cette fonction aux dirigeants de l’Enseignement [42]. Car l’hébergement des enfants, soit pendant les vacances, soit lors d’une évacuation, est un service de « prévoyance sociale » qui n’a « aucun rapport avec l’Enseignement... Pourquoi le Service des Enfants assistés de la Seine [...] qui possède dans toute la France 26 centres de placement et a eu, à un moment donné, 56 000 enfants sous son contrôle, n’a été ni consulté, ni utilisé pour les placements ? Pourquoi les municipalités de la région parisienne n’ont-elles pas été appelées à collaborer au placement, et invitées à rechercher, dès mars (dernier) [...] dans les départements qui ont été affectés à leurs administrés, des moyens humains d’hébergement des enfants ? » [43].

35 Deux mois plus tard, la situation n’a guère changé, et H. Sellier mobilise l’Union amicale des maires de la Seine pour exposer devant C. Chautemps les dysfonctionnements multiples de la première évacuation : « Les enfants ont été logés dans des conditions qui ont soulevé l’indignation de tous ceux qui ont pu les apprécier et, à l’heure actuelle, trois mois après, la situation reste encore critique. Je sais avec quelle hâte fébrile l’autorité militaire, stimulée par les services de la Défense passive, avait en septembre dernier réquisitionné et loué les écuries, les étables, et les porcheries du département de la Sarthe, pour y entasser, quand elle arriverait, la population mâle et femelle, vieillards, adultes et enfants de la commune que j’administre [...] La conséquence [...] est que le retour progressif des évacués s’est produit [...] et à l’heure actuelle, on peut considérer comme nul le résultat obtenu à grands frais en septembre dernier » [44].

36 De plus, cet échec était entièrement prévisible car les municipalités, qui connaissent parfaitement leurs populations, n’ont jamais été consultées. Or, c’est précisément les « municipalités-providences » comme Suresnes, avec leurs services sociaux pour écoliers très poussés, qui sont en mesure d’organiser intelligemment la prochaine vague d’évacuation. Car, comme l’observe le maire, les parents ont l’habitude de faire confiance aux services sociaux municipaux. Au regard d’une division du travail entre municipalités et Éducation nationale qui fait en sorte que les premières prennent en charge le suivi sociomédical des écoliers pendant que les instituteurs assurent leur formation intellectuelle, les parents ne songeraient jamais à demander que l’école veille sur l’hébergement et la protection sanitaires de leurs enfants [45]. Au lieu d’attendre des parents qu’ils confient leurs enfants aux mêmes personnes qui ont présidé à ce premier « éloignement en ‘vrac’ des enfants », il faut mieux faire appel aux services municipaux expérimentés qui peuvent travailler main dans la main avec le Service des Enfants assistés, comme ils le font depuis 20 ans quand il est question d’organiser des colonies de vacances municipales : « Rappeler le soin avec lequel les enfants sont surveillés à Suresnes, le souci permanent de l’administration municipale de leur créer l’existence la plus agréable et la protection sanitaire la plus parfaite. Les familles peuvent avoir la certitude que leurs enfants ne seront pas traités comme des parias », déclare le maire en février 1940 avec des mots qui en disent long sur les expériences par moments très négatives de petits évacués pendant l’automne précédent. Hébergés dans des écoles rurales, ils bloquent parfois la rentrée scolaire en octobre 1939, rien que par leur simple présence. Après quelques semaines, les villageois commencent à s’agiter contre ces petits réfugiés urbains qui empêchent le déroulement ordinaire de la vie quotidienne. Or, hébergés chez l’habitant, ces mêmes enfants seront en placement familial, « c’est-à-dire qu’ils seront hébergés dans des familles de paysans soigneusement triées, possédant déjà des enfants de leur âge, qui seront de petits camarades fidèles et d’excellents compagnons de jeux. C’est la méthode que la commune pratique depuis 20 ans pour les colonies de vacances. Plus de 8 000 enfants de Suresnes ont séjourné dans ces conditions au bord de la Loire, dans le département de la Nièvre... [46] ».

37 Durant l’hiver 1939-1940, H. Sellier maintient la pression, déployant toutes ses ressources pour monter une campagne finalement victorieuse en faveur de la collaboration officielle des municipalités à toute future évacuation d’enfants. Car, si à l’hiver 1940, les bombes ne sont toujours pas tombées sur Paris, le gouvernement sait très bien que la France ne sera plus épargnée longtemps ; le retour du beau temps au printemps 1940 sera l’occasion des bombardements auxquels on s’attend depuis la déclaration de guerre le 1er septembre 1939. Il faut donc recommencer à zéro, ou presque, pour procéder à un éloignement effectif des enfants parisiens. Face à cette tâche lourde et urgente, C. Chautemps se montre avide d’accepter le concours des municipalités.

38 Durant sa bataille avec l’Éducation nationale pour doter les municipalités d’un rôle important dans la réévacuation des enfants, H. Sellier expose sa philosophie générale concernant les bienfaits du placement familial : « Il s’agit de leur reconstituer au maximum une atmosphère familiale et de faire qu’ils ne puissent pas se considérer comme des intrus et des étrangers, mais bien assimilés au maximum aux enfants de la localité », explique H. Sellier dans un rapport préparé pour C. Chautemps sur le placement familial. Le choix des familles d’accueil est, bien sûr, une tâche « délicate » car « l’affectation la plus rationnelle d’un enfant à une famille déterminée exige une connaissance de la composition de la famille dont l’enfant est originaire afin de reconstituer au maximum les conditions familiales initiales » [47]. Dans ce cadre, il est entendu que des familles autres que la famille d’origine sont capables de subvenir aux besoins affectifs et psychologiques de l’enfant.

39 Implicite dans cette vision du placement familial, on trouve l’idée qu’il existe une harmonie potentielle entre une classe ouvrière récemment arrivée en ville et le monde rural d’où elle vient. Or, cette notion de concordance entre monde rural et monde urbain – qu’elle représente une réalité effective ou soit inventée – est visiblement liée à un fait significatif dans le cadre de notre comparaison franco-britannique : l’idée, très répandue dans la France des années 1940, que la séparation de l’enfant de sa famille peut très bien faire partie de l’éducation « normale » d’un enfant des classes populaires. À la différence de la Grande-Bretagne, la notion selon laquelle l’enfant pourrait passer plusieurs mois, sinon des années, dans une famille autre que sa famille d’origine ne choque pas les parents (même s’ils sont souvent bien tristes de devoir se séparer de leurs enfants) et ne soulève jamais le moindre débat chez les spécialistes français de l’enfance [48].

40 Il en est de même quand les structures d’accueil sont collectives : dès que les conditions matérielles sont bonnes et que les structures humaines sont jugées « familiales », le bien-être psychologique de l’enfant n’est plus en question : « Nos enfants sont ici dans les meilleures conditions morales et matérielles, écrit Mme Bouder, directrice de la colonie d’Hossegor qui reçoit en automne 1939 les enfants évacués de l’école de plein air de Suresnes. Ils sont gais, heureux, bien soignés : le pays est admirable et le climat d’une douceur exceptionnelle. Toutes ces conditions nous rendent l’éloignement du foyer plus supportable. Nul ne semble y songer et les crises de désespoir du premier soir, les appels vers maman si éloignée sont déjà apaisés. Une atmosphère familiale règne au foyer, les enfants, même tout petits, y sont très sensibles », conclut-elle sur des mots qui révèlent la confiance des spécialistes de l’enfance français dans l’efficacité des structures collectives bien organisées quand il est question de l’hébergement des enfants qui sont éloignés de leurs familles d’origine [49].

41 On voit alors que, malgré leur organisation similaire, les problèmes posés par l’évacuation dans les deux pays ne sont pas les mêmes. En Grande-Bretagne, l’évacuation pose deux problèmes principaux, l’un d’ordre social et l’autre d’ordre psychologique. Ainsi, l’affrontement entre les enfants urbains de familles démunies et les familles rurales qui les accueillent soulève brutalement la question sociale. Cette question, qui se repose sans cesse depuis le début de l’industrialisation (sinon avant), est cette fois-ci mise en forme à travers la protestation vive qui s’élève des campagnes suite à leur « envahissement » par une vague de femmes et d’enfants issus d’une « culture de la pauvreté » urbaine, milieu défectueux qui conditionne leurs comportements jugés peu civilisés [50]. En même temps, l’évacuation britannique pose la question de la séparation d’avec leur mère des enfants présumés fragiles. Pourtant, les Britanniques ne soulèvent jamais ce point quand il est question de séparer de leur mère des enfants des classes supérieures, parfois à l’âge de 5 ou 6 ans, pour les envoyer dans des boarding schools chics. Ainsi, le discours présumé universel des psychanalystes britanniques sur les structures familiales nécessaires au développement sain de l’enfant cible en réalité une fragilité présumée propre à la classe ouvrière, fragilité liée à des formes de sociabilité intrafamiliales qui sont spécifiques aux classes populaires.

42 Or, le fait que leur discours soit un discours de classe passait inaperçu à l’époque. En fait, ce discours freudien sur le besoin « universel » et « naturel » de l’enfant de la présence constante de sa mère cache une conviction plus profonde : que les structures familiales des élites et des pauvres sont marquées par des différences profondes, ce qui implique que ces deux formes familiales produisent des individus différemment construits. Cette conviction, cachée par le discours universalisant des besoins de l’enfant, émergeait ailleurs, notamment dans les analyses par les socialistes fabiens des causes de l’échec de la première évacuation de 1939 : « À part l’impact de l’extrême pauvreté, on a constaté des troubles produits par les différences dans les rythmes de vie des classes et groupes sociaux différents », observent Richard Padley et Margaret Cole. « On peut exagérer ces différences mais il est clair, par exemple, qu’il faut une coupure considérable afin d’adapter au village ou même au bourg rural la vie du petit citadin, avec son cinéma, ses fish and chips, ses soirées tardives et ses rues illuminées, et qu’une maison bourgeoise est étrangère à la vie dense de la classe ouvrière, où tout est partagé. Un enfant pauvre a donc tendance à se sentir isolé et abandonné dans une maison bourgeoise, et ses hôtes le trouveraient gênant » [51].

43 Ce discours – caractéristique de la gauche bourgeoise britannique de l’époque –, qui valorise la chaleur humaine des familles défavorisées, voit également un niveau moindre d’individuation chez les pauvres où les familles sont composées de membres interdépendants et peu autonomes : « Chez les gens simples et pauvres, où il n’y a ni argent ou patrimoine, ni la moindre prétention à un statut social, la seule chose qui rend la vie supportable est l’amour pour les membres de sa famille et la joie éprouvée du fait de leur simple présence physique », écrit l’éducatrice et psychiatre d’enfants, Susan Isaacs, en 1943 au sujet du retour massif de populations évacuées vers leurs quartiers d’origine malgré le danger de bombardements répétés. « Ce besoin est tellement fort qu’il amène les gens à agir contre la loi de la préservation de soi ainsi qu’à l’encontre des appels des pouvoirs publics » [52]. Cette tendance à regarder la famille ouvrière comme une masse indifférenciée où les individus ne s’affirment pas constitue la face cachée du discours valorisant des braves familles solidaires, généreuses et pleines d’affection. Pourtant, ce discours se mélange facilement avec les mots d’ordre des psychanalystes sur le besoin absolu qu’à l’enfant (pauvre) de sa mère.

44 Les deux questions soulevées par l’évacuation britannique – l’une étant sociale, l’autre psychologique – sont donc intimement liées. En réalité, il s’agit de deux facettes de la question sociale mises au jour dans des termes qui reflètent bien les formes prises par cette question au milieu du XXe siècle : une dégénérescence culturelle (et biologique) de la classe ouvrière qui s’exprime par ses comportements peu civilisés et par les failles psychologiques propres aux membres de cette classe, notamment ses enfants [53].

45 Or, comme on l’a vu, les Français ne conçoivent le problème de l’évacuation ni comme un problème d’affrontement social ni comme un risque pour le développement psychologique de l’enfant. Bien au contraire, les problèmes de l’évacuation sont attribués d’abord à sa mauvaise organisation. En effet, confiant les enfants à leurs instituteurs, les architectes de la première évacuation ont conçu l’enfant dans son rapport à la plus grande institution qui touche à tous les enfants : l’école primaire. Dans ce cadre, le petit évacué est défini en premier lieu comme un écolier auquel il faut assurer d’abord une instruction continue ; la question de son hébergement et de ses activités hors de la salle de cours est reléguée au second plan. C’est contre cette conception trop étroite des besoins de l’enfant qu’H. Sellier se dresse en premier lieu : « À chacun son métier », écrit le maire à une directrice d’école de Suresnes responsable d’un centre d’hébergement dans la Sarthe en septembre 1939. « La pédagogie aux pédagogues, l’hébergement et la tutelle sanitaire et morale sur les enfants hors de l’école à la famille, quand elle existe, au Service des Enfants assistés, substitués légalement à la famille, quand les enfants sont orphelins, ou bien lorsqu’ils sont confiés par elle à l’Administration » [54].

46 Les responsables de la première évacuation française ont donc oublié qu’au cœur de toute évacuation effective, il faut mettre des structures qui feront en sorte que les enfants se sentent les bienvenus et seront donc disposés à y rester loin de leurs familles et du quartier urbain familier. Par conséquent, ils n’ont pas pensé à exploiter les réseaux toujours actifs de placement familial en milieu rural. Cela changera rapidement au cours des premiers mois de 1940, lorsque les autorités prépareront une deuxième vague d’évacuation qui reposera davantage sur le placement familial, organisé avec le concours du Service des Enfants assistés et des municipalités.

47 Mais à partir du moment où la question de son organisation matérielle est réglée, tout débat autour de l’évacuation s’éteint en France. Car l’hébergement des enfants des classes populaires urbaines chez des familles paysannes n’implique aucun heurt entre classes sociales divergentes comparable à ce que l’on avait vu en Grande-Bretagne [55]. Plus profondément, aucune voix ne s’élève contre le principe de séparation des enfants de leurs familles. Selon la philosophie sous-jacente aux pratiques françaises d’éloignement des enfants de leur famille pendant des périodes plus ou moins longues (les grandes vacances d’été, par exemple), « partir, c’est grandir un peu [56] ». Ces périodes de séparation sont donc valorisées comme une occasion pour l’enfant de s’autonomiser un peu. Ayant séché les larmes de la première nuit passée loin de son foyer, l’enfant prendrait sa part dans la vie du groupe et deviendrait plus débrouillard, plus autonome [57].

48 Éducateurs et autorités municipales en France partagent alors la même conviction : si les familles d’accueil sont soigneusement choisies, elles peuvent très bien s’acquitter de la tâche de s’occuper des petits réfugiés. Il en va de même pour les structures collectives d’accueil (colonies ou centres d’hébergement) : dans la mesure où elles sont bien aménagées et organisées dans un esprit familial, l’enfant va y trouver tout ce dont il a besoin pour son développement physique, psychique et cognitif.

49 Tout au long de la guerre, les enfants parisiens seront évacués et réévacués de la ville. Ces mouvements incessants seront aiguillonnés par chaque nouvelle vague de bombardements, mais aussi par le désir de rapprocher des enfants de plus en plus pâles et chétifs des sources de nourriture. Cependant, ces nouvelles vagues d’évacuation, quoiqu’entreprises par le gouvernement de Vichy, se dérouleront de la même manière et selon les mêmes principes, avec des groupes d’enfants dirigés soit vers les colonies collectives, soit vers des familles d’accueil paysannes [58]. Malgré le très grand nombre d’entre eux qui sont éloignés de la capitale pendant les dernières années de la guerre, aucune voix ne s’élève contre des séparations, parfois très longues, d’avec la famille d’origine [59]. Beaucoup d’éducateurs et d’experts de l’enfance espèrent même que le déplacement des petits réfugiés des taudis urbains vers la campagne et des foyers ruraux stables apportera un grand bénéfice à des petits citadins qui viennent trop souvent de familles effilochées par le stress de la pauvreté, de longues heures de travail en usine, et de mauvaises conditions de vie dans des logements insalubres [60].

Comment faire de l’enfant un citoyen ?

50 La divergence dans les traditions d’éducation française et britannique dévoilée par l’évacuation pointe des différences plus profondes dans la manière d’appréhender les relations entre famille, État et société dans une démocratie républicaine et dans une démocratie libérale à la fin des années 1930. Ainsi, du côté français, on voit qu’au lieu d’être perçues comme une menace contre l’autonomie familiale, certaines formes d’intervention étatique (et notamment celles autour de l’enfant) sont plutôt conçues comme un soutien important à la famille. Cela peut être comparé à la posture de la Grande-Bretagne libérale, où la non-ingérence de l’État dans la vie familiale est perçue comme la garantie de la liberté individuelle, surtout des pères de famille. L’intervention de l’État dans une famille britannique signale alors que la famille en question ne remplit pas ou plus ses fonctions, et peut même constituer un préalable à sa dissolution.

51 Si le sentiment que la famille constitue un domaine privé – souverain, même – n’est pas moins fort en France, le tracé de la frontière entre public et privé est cependant bien différent que celui qui est connu en Grande-Bretagne. En fait, plusieurs différences franco-britanniques autour de l’éducation et le bien-être des enfants des classes populaires relèvent de la manière dont la frontière entre public et privé est construite de part et d’autre de la Manche. Car le triangle des rapports entre famille, État et enfant est conceptualisé et actualisé de manière dissemblable dans les deux sociétés. Par conséquent, la place qu’occupe l’enfant par rapport à la famille et à l’État est bien distincte en France et en Grande-Bretagne. La centralité des colonies de vacances dans l’éducation des enfants des classes moyennes et populaires durant les années 1930 et 1940, mais aussi l’importance des crèches, des haltes-garderies et des écoles maternelles dans l’éducation des enfants d’aujourd’hui témoignent du fait que dans la France républicaine, l’enfant est placé à la frontière entre public et privé. Dans la Grande-Bretagne libérale, au contraire, l’enfant des classes moyennes et populaires appartient entièrement à sa famille ; il reste à l’intérieur de cet espace supposé apolitique. L’analyse du statut des enfants au sein de chaque système permet donc une comparaison plus approfondie des relations entre État et société civile dans ces deux sociétés si différemment organisées, surtout autour de leurs visions respectives de la citoyenneté et des distinctions entre public et privé sous-jacentes à ces visions [61].

52 Ceci nous permet d’aborder dans une perspective originale – celle de la protection sociale de l’enfance – la comparaison, souvent élaborée mais rarement poussée à son terme, entre les politiques sociales propres à un État libéral comme la Grande-Bretagne et celles de la France républicaine. Ainsi, qui partira outre-Manche à la recherche de structures collectives de la prise en charge des enfants découvrira qu’à l’exception de quelques œuvres caritatives de portée très limitée, un équivalent anglais de l’important réseau d’écoles maternelles, de crèches et de colonies de vacances n’existe pas. Plus largement, on ne trouve pas d’équivalent de l’idée selon laquelle il faut assurer la prise en charge des enfants nécessiteux par des organismes qui occupent un terrain parapublic à mi-chemin entre l’État et le domaine privé. Or, dans la France républicaine, les lois Ferry (1881-1882) avaient instauré une relation directe entre les écoliers des deux sexes et l’État à travers l’obligation scolaire qui oblige l’enfant, dans son incarnation de citoyen potentiel (ou de mère de futur citoyen), à être immergé dans l’école primaire pour assurer sa formation civique. En retour, l’État doit aux écoliers « instruction et entretien [62] ». Depuis 1882, l’État s’acquitte de cette obligation à travers les caisses des écoles, qui donnent aux écoliers nécessiteux des chaussures, des vêtements, des repas, des manuels scolaires et des vacances en colonie scolaire. Tout cela constitue la base matérielle nécessaire pour assurer une instruction efficace aux enfants démunis. Et tout cela est offert aux écoliers dans un esprit de solidarité républicaine. Parce que cette aide matérielle fait partie du droit de l’écolier à « l’instruction et l’entretien », elle a tendance à s’ouvrir vers les classes moyennes, c’est-à-dire à devenir partie intégrante des droits et obligations universels des enfants à recevoir une formation complète, y compris l’aide matérielle nécessaire pour réaliser pleinement cette formation.

53 En Grande-Bretagne, en revanche, les dames et messieurs de la Charity organisation society de Londres (COS) – organisation nationale qui coordonne toutes les œuvres privées touchant les familles nécessiteuses – s’en tenaient au principe d’une non-ingérence avec la solidarité familiale, plante fragile que l’assistance aux enfants pauvres pouvait briser en sapant la volonté des parents de s’occuper de leurs propres enfants. Aux quelques instituteurs et municipalités qui cherchaient à organiser des cantines scolaires au début du XXesiècle, la COS répondait que la fourniture des repas aux enfants pauvres enlèverait « l’éperon à l’effort » qu’est le « spectacle de son propre enfant souffrant de la faim ». Même dans les familles où les parents, insensibles à de telles scènes pitoyables, sont prêts à laisser leurs enfants dépérir, « il faut mieux laisser les enfants souffrir les conséquences du péché de leurs parents que de briser la solidarité familiale et courir ainsi le risque de démoraliser un pourcentage considérable de la population par l’offre de repas gratuits à leurs enfants » [63]. Dans une telle configuration de relations entre l’enfant, la famille et l’État, il n’est pas étonnant que la prise en charge collective des enfants des classes populaires ne se fasse pratiquement jamais [64].

54 De plus, la IIIe République encadre l’assistance sociale sous ses diverses formes au nom d’une solidarité républicaine, et non comme simple œuvre caritative. La différence avec la Grande-Bretagne, où le fait d’accepter la moindre aide sociale ôtait tous ses droits civiques et politiques à l’adulte assisté, y compris celui de garder ses enfants avec lui, apparaît clairement : la réforme de 1834 (New Poor Law) avait mis ce principe en place, en détruisant l’ancien régime de la distribution locale d’un revenu minimal à la faveur d’un système national, où les assistés devaient entrer dans les ouvroirs publics (workhouses)[65]. Ce contraste entre les deux pays, quant à la signification publique et politique de l’assistance sociale, renvoie à une deuxième différence : celle qui oppose la tendance républicaine à voir dans l’enfant un citoyen potentiel à la façon dont la Grande-Bretagne libérale cherche toujours à garder la famille, et surtout le père de famille, comme intermédiaire entre l’État et l’enfant. L’obligation scolaire républicaine établit donc une relation directe entre l’enfant et l’État, et toutes les formes d’aide sociale ou d’œuvres périscolaires élaborées autour de cette obligation s’inscrivent dans le cadre de cette relation. Et, comme ces bénéfices font partie des droits de l’enfant à « l’instruction et l’entretien » de la part de la République, ils ont tendance à devenir des droits universels de tous les écoliers français, et non seulement des plus pauvres (voir l’extension des colonies de vacances vers les classes moyennes à partir du Front populaire, et surtout après la Libération).

55 On voit donc comment le cadre de l’État républicain donne naissance à des structures de solidarité sociale bien différentes des formes de solidarité sociale de l’État libéral britannique. En Grande-Bretagne, le métier de parent est traité comme une fonction naturelle, un devoir social qui incombe aux seuls géniteurs de l’enfant. Son accomplissement, et le devenir de l’enfant, dépendent entièrement des capacités et qualités morales des parents, et les politiques sociales britanniques se bornent à la simple incitation des parents à faire un effort. La IIIe République, en revanche, semble avoir adopté une conception plus sociale de la fonction parentale fondée sur l’idée selon laquelle l’enfant est un citoyen potentiel. Dans ce cadre juridique, les suppléments aux soins parentaux fournis par les crèches et les écoles maternelles, ou par les colonies de vacances, conçues dans l’optique des besoins et droits des enfants en tant que futurs citoyens de la République, ne peuvent nullement être interprétés comme une ingérence excessive avec le fonctionnement de la famille.

56 Les politiques de l’enfance en Grande-Bretagne libérale et en France républicaine révèlent donc à quel point la conception de la citoyenneté, et des relations entre famille, enfant et État qui devraient la sous-tendre, sont opposées de part et d’autre de la Manche [66]. Ceci s’exprime de manière explicite du côté britannique durant et après la Seconde Guerre mondiale à travers le discours tenu par des hommes politiques et des experts sociomédicaux de la famille et de l’enfance, sur le renforcement de la culture démocratique devant la menace fasciste par une « éducation émotionnelle » des citoyens. Au cœur de ce discours se trouve la défense de la solidarité de la famille britannique, conçue comme une entité qui tire sa force du fait qu’elle est protégée des incursions de l’État, à la différence des familles soumises aux régimes fascistes. Car, c’est la « bonne famille ordinaire » (selon l’expression de D. Winnicott) qui devrait être le lieu privilégié de cette éducation émotionnelle, destinée à promouvoir en chaque individu un ancrage plus solide de qualités psychologiques comme la tolérance ou la coopération qui sont favorables à la démocratie.

57 Plusieurs hommes politiques, comme le député travailliste Evan Durbin, collaborent avec des psychanalystes comme John Bowlby, Robert Todd, ou Donald Winnicott à l’élaboration de ce discours, notamment quand ils précisent les liens entre cette famille autonome, constituée autour de liens affectifs sains et affectueux, et l’équilibre mental de chacun de ses membres qui s’ancre dans ces relations. Cet équilibre mental est la base de la citoyenneté dans une société démocratique, expliquent-ils, car un foyer solide et chaleureux donne à l’enfant une certaine sécurité sur le plan affectif qui lui permettra d’engager des relations sociales coopératives et productives dans sa vie d’écolier et, plus tard, de travailleur. Comme l’affirme D. Winnicott, cette « maturité psychologique » des individus constitue la base indispensable pour les interactions démocratiques dans la sphère publique : « Il est important de noter que l’essentiel de la démocratie réside dans l’homme et la femme ordinaire, et dans le bon foyer ordinaire [...] Ces mêmes bons foyers ordinaires fournissent le seul contexte propice à la création de l’élément démocratique inné » [67].

58 D. Winnicott établit ainsi un lien entre la culture familiale britannique et une prédisposition psychologique à la démocratie. En conséquence, il prône la « non-ingérence organisée » de l’État dans ce qui, selon lui, constitue le cœur du bon foyer ordinaire, « la bonne relation ordinaire entre mère et enfant » : « Le dévouement de la mère ordinaire pour son enfant porte une signification toute particulière car l’éventuelle capacité de maturité émotionnelle de l’enfant s’ancre dans ce dévouement maternel. Une intrusion massive dans cette jonction d’une société diminuerait rapidement et efficacement le potentiel démocratique de cette société, ainsi que la richesse de sa culture » [68].

59 Si la primauté familiale n’est pas moins valorisée en France, elle l’est pour des raisons bien différentes. Car ni les républicains laïcs ni les familialistes catholiques ne voient dans la famille le berceau des sentiments sociaux et démocratiques. Bien au contraire, comme le montrent les écrits pédagogiques du philosophe Alain, il faut sortir l’enfant de sa famille pour lui assurer une véritable instruction (car la neutralité nécessaire à la vocation pédagogique manque forcément aux parents de l’enfant) et pour assurer sa socialisation dans le groupe de pairs. Tant que l’enfant reste avec sa mère, il ne peut pas poursuivre son apprentissage des relations de solidarité et de coopération nécessaires à toute action effective dans la sphère publique (travail, éducation ou politique) [69]. Car, pour les catholiques comme pour les républicains, la famille est une entité égoïste, recroquevillée sur elle-même ; elle existe en tension avec les collectivités plus larges – lieux de travail, écoles, instances politiques, instances religieuses. Cette entité, fondée comme elle l’est sur des hiérarchies d’âge et de sexe, et sur des liens de sang au lieu de véritables liens sociaux, ne peut jamais servir d’école de socialisation. Pour socialiser l’enfant, il faut d’abord le sortir de sa famille et le faire rentrer dans des collectivités spécifiques qui sont conçues à cette fin : l’école et les structures périscolaires pour les républicains ; le patronage, la colonie de vacances ou la troupe de scouts ou de guides pour les catholiques [70]. Ainsi, le même statut d’entité privée qui fait de la famille le berceau de la démocratie en Grande-Bretagne la rend inapte en France à la préparation des enfants aux obligations morales et sociales de la vie collective et politique [71].

Pour en finir avec la démarche téléologique en histoire de l’enfance

60 L’une des contributions les plus importantes de la pensée féministe dite « de la 2e vague » réside dans le fait d’avoir laissé voir la nature profondément politique des relations familiales. Ainsi, les féministes des années 1970 ont renversé la vision communément admise de cette institution, qui la considère comme un site d’interactions harmonieuses, fondées sur des relations naturelles/biologiques, pour exposer sa face cachée, ancrée dans des hiérarchies d’âge et de sexe. Ce faisant, elles ont dévoilé une institution qui, loin d’être éternelle dans ses formes et ses structures, varie d’une société à une autre, d’un temps à un autre. Montrer la nature sociopolitique de la famille est au cœur du projet féministe, qui cherche à extraire les femmes en tant qu’individus d’une collectivité familiale qui ne distingue pas leurs intérêts de ceux de leurs maris et leurs pères, leurs belles-mères et leurs enfants. Cependant, les chercheurs regimbent à appliquer cette perspective à l’étude des enfants, préférant laisser leur objet immergé dans le seul contexte des familles [72]. Malgré le lien évident avec l’histoire des femmes et du genre, l’histoire de l’enfance a toujours eu tendance à rester dans son propre domaine qui, comme l’observe l’historienne Ludmilla Jordanova, est hanté par la tendance des chercheurs à projeter leurs propres sentiments vis-à-vis des enfants, ou la mémoire de leurs propres enfances sur leur objet d’étude [73].

61 Cinquante ans après que Philippe Ariès a démontré de manière convaincante les évolutions considérables des normes d’éducation, et du concept de l’enfance lui-même, les chercheurs ont toujours du mal à historiser l’histoire de l’enfance. En fait, la littérature américaine et britannique a tendance à imposer une seule grille de lecture à son objet, grille construite à partir d’une vision normative de l’enfance qui est le fruit de pratiques et de croyances anglo-américaines du XXe siècle. Pourtant, en appliquant aux enfants des deux sexes les aperçus féministes sur la nature politique de la famille, nous pouvons construire une démarche qui est à la fois plus politique et plus rigoureuse d’un point de vue scientifique que celle qui voit dans la famille le seul contexte possible pour l’éducation des enfants.

62 C’est cependant cette dernière idée qui recueille actuellement l’approbation de la plupart des chercheurs anglo-américains. Selon elle, toute séparation de l’enfant de sa famille, surtout de sa mère, est perçue comme une source de traumatismes inéluctables et souvent irréparables. Ainsi, la littérature anglo-américaine sur l’enfance à l’époque moderne et contemporaine a tendance à évaluer les modes d’éducation des enfants (et, par conséquent, la qualité des enfances du passé) à l’aune de ce qui est, de fait, une manière culturellement et historiquement spécifique de conceptualiser les liens entre enfant, famille et société, tout comme les besoins de l’enfant en tant qu’être en devenir. Cette démarche s’ancre dans un geste fondateur : le chercheur s’appuie sur une vision particulière du rapport mère-enfant jugé nécessaire au développement psychique et émotionnel de ce dernier, vision qui, de fait, prend racine dans des théories du développement enfantin courantes en Grande-Bretagne durant les années 1940, et ils l’importent silencieusement (et souvent inconsciemment) dans leur recherche comme principe universel et éternel gouvernant l’espèce humaine [74].

63 Pourtant, cette vision très particulière du rapport mère-enfant prend racine dans la théorie de l’attachement de J. Bowlby, théorie qui est née à la fin des années 1930 et élaborée et largement diffusée durant et après la Seconde Guerre mondiale [75]. En transformant cette théorie en condition naturelle et nécessaire (voire indispensable) à l’équilibre mental de l’enfant, la littérature anglo-américaine sur l’histoire de l’enfance universalise une façon de conceptualiser le rapport mère-enfant qui est spécifique à une société et à une période très particulière [76]. Par conséquent, des pratiques autour de la famille et de l’éducation des enfants, spécifiques au monde britannique de la première moitié du XXe siècle, ont acquis l’aura de vérité universelle à travers leur traduction par des psychanalystes utilisant la langue universalisante de leur discipline. On n’est donc pas étonné de constater que les chercheurs qui imposent de tels critères aux sociétés, dont les manières d’organiser la vie familiale et l’éducation des enfants sont différentes, ont tendance à trouver que ces dernières sont déficientes parce que non conformes aux critères anachroniques imposés par l’historien [77].

64 Qui plus est, cette démarche réintroduit subrepticement une vision de la modernisation culturelle qui ne dit pas son nom. Celle-ci s’ancre dans l’universalisation non avouée du modèle britannique, modèle qui s’organise autour des trajectoires suivies par les sociétés britanniques (et notamment celles de l’Écosse du sud et de l’Angleterre) vers la modernité. Dans ces trajectoires, les formes du développement industriel spécifiques aux sociétés britanniques amenaient les femmes mariées à se retirer progressivement du marché de travail au cours de la seconde moitié du XIXe siècle [78]. Leur retour à la maison fut accompagné de déclarations de plus en plus fermes (de la part des experts de l’enfance et des œuvres caritatives) selon lesquelles les mères des classes populaires ne pouvaient bien s’occuper de leurs enfants que si elles restaient au foyer. En outre, des cris d’alarme se levaient autour de plusieurs situations de relâchement du lien mère-enfant qui sont, dans les faits et dans leur impact probable sur l’enfant, très différentes. Ainsi, la mère qui s’absente pendant la journée pour se rendre sur son lieu de travail, celle qui disparaît suite à une rupture familiale (séparation ou divorce), et enfin celle qui meurt, sont toutes assimilées au même statut : celui de mère qui, par absence, provoque des troubles de comportement chez son enfant, troubles qui exposent la stabilité de l’ordre social à un risque redoutable.

65 Des chercheurs qui s’emparent de la théorie de l’attachement pour analyser l’histoire de l’enfance, sans s’être interrogés d’abord sur sa particularité historique et culturelle, sont alors voués à ranger au rang de pays « arriérés » ceux comme la France où la forte participation des femmes mariées au monde du travail, conjuguée à des convictions bien différentes sur les modes d’éducation des enfants, impose nécessairement des valeurs et des pratiques bien distinctes en matière d’éducation des enfants. Pensons au recours important de familles travailleuses (dans l’industrie mais aussi le commerce et l’artisanat) à la mise en nourrice de leurs nourrissons et jeunes enfants tout au long du XIXe siècle et pendant la première moitié du XXe siècle [79].

66 On peut signaler en outre que dans cette littérature, le pouvoir d’agir des enfants est souvent confondu avec celui de leurs parents. Car la théorie de l’attachement, qui plonge ses racines dans des formes familiales spécifiques aux sociétés britanniques au milieu du XXe siècle, participe plus largement d’une identification de l’éducation familiale de l’enfant avec la démocratie qui était courante au sortir de la Seconde Guerre mondiale. En effet, après avoir regardé avec horreur l’embrigadement des enfants dans les pays « totalitaires » pendant les années 1930 et 1940, les experts de l’enfance dans plusieurs pays tournèrent le dos résolument à toute structure d’éducation collective [80]. La doctrine de J. Bowlby s’est imposée à la société britannique précisément à ce moment délicat où l’éducation familiale semblait le seul rempart contre un tel embrigadement [81]. Puisque la famille est le seul vivier possible de l’individu (et donc du pouvoir d’agir individuel), qui se construit à l’intérieur de sa famille et contre l’État, l’idée que l’enfant élevé dans des structures collectives comme des kibbutzim n’est pas en mesure de développer un pouvoir d’agir individuel fait partie des implicites de cette littérature. Une série de théories et de pratiques qui sont spécifiques aux sociétés britanniques et à leur organisation politique au XXe siècle est donc généralisée à des sociétés comme la France qui sont organisées de manière différente, sous couvert d’un discours psychanalytique qui prétend véhiculer des vérités universelles sur l’espèce humaine [82].

67 Ce problème nous conduit peut-être vers un défi plus profond s’agissant de l’histoire de l’enfance : celui que lance la notion de développement enfantin elle-même. Je ne veux pas dire par là que les enfants ne grandissent ni ne changent ; ceci est une évidence. Pourtant, si les enfants grandissent, il est aussi vrai que leurs processus de développement peuvent être façonnés, et donc interprétés, de manières très différentes. Car, comme l’observent Carolyn Steedman et Erica Burman, le concept global de développement qui informe la « science » moderne du développement enfantin est né au XVIIIe siècle [83]. Cette vision téléologique du développement s’ancre dans la supposition qu’il existe un cœur normal du développement qui se révèle et se déploie selon des principes biologiques. L’enfant est donc engagé dans un processus unilinéaire et biologiquement déterminé qui consiste à suivre, avec l’aide des adultes, une série d’étapes qui le font avancer vers la civilisation/l’âge adulte [84].

68 L’idée moderne du développement enfantin fournit donc une terre propice à la notion selon laquelle il n’existe qu’une seule et meilleure manière d’éduquer les enfants. Ceci amène les chercheurs, comme les experts de l’enfance, à défendre et à universaliser certaines structures et méthodes comme étant naturelles et nécessaires par rapport aux conditions « indispensables » pour assurer le « bon » développement de l’enfant. Ces conditions sont définies par rapport aux stades du développement humain. Par conséquent, elles sont cautionnées par la science. Mais le fait que ce processus de développement ne se réalise pleinement que dans une forme très particulière de la famille nucléaire, avec la mère au foyer, nous rappelle les origines culturelles spécifiques de la « science » du développement enfantin [85]. De plus, cette vision du développement humain en général a tendance à occulter les contextes sociopolitiques qui façonnent plus concrètement l’éducation des individus. En faisant de la famille le seul cadre possible pour l’enfant, la seule matrice pour l’élaboration de sa subjectivité et de son pouvoir d’agir, cette vision place celui-ci à l’intérieur d’un processus qui se répète dans un espace hors histoire dont on connaît déjà la fin, elle-même immanente dans le jeune cerveau et le petit corps de l’enfant. Quand l’historien emprunte sans aucune distance critique la vision développementaliste de l’enfant, il est inévitablement amené à faire des récits de l’enfance qui sont marqués par les mêmes logiques téléologiques.

69 Si la pensée féministe de la deuxième vague nous a fait avancer vers une véritable historicisation des idées sur le genre et la famille, autrefois perçus comme des socles naturels et universels de la vie sociale, nous continuons cependant à écrire l’histoire de l’enfance comme si une série d’idées très particulières sur la psychologie et le développement enfantins, mais aussi le traumatisme occasionné par des séparations des enfants de leur mère, représentaient des vérités universelles pour toute l’humanité. N’est-il pas temps de réaliser les promesses du féminisme des années 1970 en appliquant ses idées à l’histoire de l’enfance de telle façon que les enfants, en tant qu’individus, puissent sortir de la matrice de la famille pour entrer dans l’histoire ?


Date de mise en ligne : 01/07/2011.

Notes

  • [1]
    - Formée en France, Louise Despert semble avoir fait toute sa carrière à New York en tant qu’élève puis assistante de Leo Kanner (spécialiste des enfants autistes), si l’on en juge par ses publications – toutes en anglais – que l’on trouve à la New York Public Library.
  • [2]
    - Archives municipales (dorénavant AM) de Suresnes, H39, L. Despert à Sellier, 16 décembre 1939. Visiblement la question de l’enfance en guerre l’intéresse beaucoup car en 1942, le docteur Despert publie un compte rendu de la littérature (essentiellement britannique) sur les enfants dans la guerre : Louise DESPERT, « Preliminary report on children’s reactions to the war », Psychoanalytic Quarterly, 12, 1943, p. 417-418.
  • [3]
    - AM de Suresnes, H39, L. Despert à H. Sellier, 16 décembre 1939.
  • [4]
    - AM de Suresnes, H39, L. Despert à H. Sellier, 29 janvier 1940. Le dessin libre de l’enfant faisait partie de la batterie de techniques de la nouvelle science psychanalytique des enfants.
  • [5]
    - AM de Suresnes, H39, L. Despert à H. Sellier, 16 décembre 1939.
  • [6]
    - AM de Suresnes, H39, L. Despert à H. Sellier, 29 janvier 1940.
  • [7]
    - AM de Suresnes, H39, H. Sellier à L. Despert, 15 février 1940. L’échange se termine par une lettre de H. Sellier dans laquelle celui-ci fait part du fait qu’il est débordé par la tâche, lourde et compliquée, d’assurer que l’évacuation de « ses » enfants (c’est-à-dire les enfants de la municipalité) se déroule dans de bonnes conditions. Dans sa lettre, le maire promet qu’il demandera à l’un des instituteurs qui a accompagné un groupe d’enfants évacués dans la Sarthe de constituer pour elle un dossier de textes et de dessins faits par ces enfants. Jusqu’ici, je n’ai retrouvé aucune trace de ce dossier dans les archives municipales de Suresnes. En revanche, H. Sellier lui a envoyé lui-même un paquet de documents concernant sa protestation contre l’organisation défectueuse de la première évacuation (automne 1939) et détaillant les mesures particulières que la ville de Suresnes a prises en faveur des petits évacués de la commune : AM de Suresnes, H39, H. Sellier à L. Despert, 27 décembre 1939.
  • [8]
    - L’originalité du propos du docteur Despert par rapport à l’exposition espagnole réside dans le fait qu’elle propose de rajouter à son exposition un commentaire sur les dessins des enfants français fait du point de vue de la psychologie enfantine. Voir Célia KEREN, « L’évacuation et l’accueil des enfants espagnols en France : cartographie d’une mobilisation transnationale (1936-1942) », thèse de doctorat en cours à l’EHESS.
  • [9]
    Tara ZAHRA, The lost children : Reconstructing Europe’s families after World War II, Cambridge, Harvard University Press, 2011, montre dans le détail comment ces idées anglo-américaines sont diffusées par le biais des organisations internationales de sauvetage des enfants pendant et après la Seconde Guerre mondiale.
  • [10]
    - Voir José HARRIS, « War and social history : Britain and the home front during the Second World War », Contemporary European History, 1-1, 1992, p. 17-35, ici p. 17-18 : « évacuation, rationnement, conscription et bombardement sont passés pour avoir rassemblé les gens de toutes les classes sociales et ouvert les yeux des privilégiés à la condition des pauvres ».
  • [11]
    - Il faut noter en passant que les responsables de la défense passive dans chaque pays sont au courant de la mise en place des plans d’évacuation dans l’autre. Au-delà de cette histoire de regards croisés, les deux ministères de la Défense se consultent pendant les années 1930, notamment au sujet de la défense passive.
  • [12]
    - Christopher REEVES, « A duty to care : Reflections on the influence of Bowlby and Winnicott on the 1948 Children Act », in J. ISSROFF (dir.), Donald Winnicott and John Bowlby : Personal and professional perspectives, Londres, Karnac, 2005, p. 179-208, ici p. 181 : « Les enfants évacués étaient pour la plupart des enfants ordinaires, élevés par leur famille. Par conséquent leur bien-être relèverait, en temps normal, de la seule responsabilité de leurs parents. » C’est moi qui souligne.
  • [13]
    - En ce qui concerne les politiques autour de l’enfance, Vichy maintint cette orientation « familialiste » héritée de la IIIe République. Voir Christophe CAPUANO, Vichy et la famille. Réalités et faux-semblants d’une politique publique, Rennes, PUR, 2009.
  • [14]
    - Cité dans Ben WICKS, No time to wave goodbye, Londres, Bloomsbury, 1988, p. 86.
  • [15]
    Spectator du 22 septembre 1939, et résumé du Reading and District Congregational Monthly, publié dans le Reading Standard du 6 octobre 1939 ; tous les deux cités dans Travis L. CROSBY, The impact of civilian evacuation in the Second World War, Londres, Croom Helm, 1986, p. 34-35. Dans le pire des cas, la bourgeoisie rurale va jusqu’à un rejet absolu du plan national destiné au sauvetage des enfants urbains : « Les évacués nous embêtent davantage que les Allemands », déclare la femme d’un pilote de la Royal Air Force qui n’héberge pourtant aucun évacué, « ils viennent des mauvais quartiers de Liverpool et la couleur de leurs peaux varie du noir au jaune. » Cité dans Diana FORBESROBERTSON et Roger W. STRAUS (dir.), War letters from Britain, New York, G.P. Putnam’s Sons, 1941, p. 115.
  • [16]
    - Laura Lee DOWNS, « ‘A very British revolution ?’ L’évacuation des enfants citadins vers les campagnes anglaises, 1939-1945 », Vingtième siècle. Revue d’histoire, 89, 2006, p. 47-60.
  • [17]
    - Lettre ouverte signée par John BOWLBY, Emanuel MILLER et Donald W. WINNICOTT, « Evacuation of small children », British Medical Journal, 16 décembre 1939 ; Donald W. WINNICOTT, Déprivation et délinquance, Paris, Payot et Rivages, [1984] 1994, p. 25-26.
  • [18]
    - L. L. DOWNS, « ‘A very British revolution ?’... », art. cit. L’hypothèse du danger social posé par la séparation des enfants de leur mère est largement diffusée après la guerre par John BOWLBY, Soins maternels et santé mentale, Genève, Organisation mondiale de la santé, 1951, p. 176 : « On voit maintenant qu’élever convenablement des enfants frustrés d’une vie familiale normale n’est pas seulement un acte d’humanité, mais un élément essentiel de l’équilibre mental et social d’une communauté... Des enfants carencés, qu’ils vivent au sein de leur propre famille ou au dehors, sont une source d’infection sociale, aussi réelle et aussi dangereuse que les porteurs de germes diphthériques ou typhiques. » C’est moi qui souligne.
  • [19]
    - Marie-Louise PÉCHENARD, « Des enfants quelque part dans le Centre... », Grande revue, septembre-décembre 1939, p. 338-346, et février 1940, p. 481-488, ici p. 483-484.
  • [20]
    - Laura Lee DOWNS, Histoire des colonies de vacances des années 1880 à nos jours, Paris, Perrin, 2009.
  • [21]
    - Selon Sarah FISHMAN, La bataille de l’enfance. Délinquance juvénile et justice des mineurs en France au XXe siècle, Rennes, PUR, 2008, c’est l’absence généralisée de discipline paternelle qui suscite des discussions vives sur une augmentation éventuelle de la délinquance juvénile parmi les adolescents ainsi délaissés.
  • [22]
    - Le placement des nourrissons et des enfants chez des familles nourricières rurales, toujours très pratiqué dans la France des années 1930 et 1940, a complètement disparu des îles Britanniques avant la fin du XIXe siècle. D’où l’absence du paysage britannique de structures de placement comme celle des Enfants assistés lors de l’évacuation de 1939-1940. De plus, le peu de placement d’enfants (surtout des nourrissons) qui subsiste en Angleterre au XIXe siècle, qualifié de « baby-farming », acquiert une mauvaise réputation à partir des années 1868, à la suite d’une campagne féroce menée par les médecins britanniques contre cette pratique qu’ils assimilent à l’infanticide. Car, à la différence de la France où les enfants placés sont les enfants d’ouvrières, de commerçantes ou de femmes d’artisan qui placent leurs enfants pour pouvoir travailler à plein-temps, la plupart des enfants placés en Grande-Bretagne sont des enfants illégitimes. À partir des années 1860, les médecins britanniques accusent les nourrices, qui accueillent ces enfants non désirés, d’être engagées dans un système « d’infanticide commercial », où elles rendent service à ces mères embarrassées en laissant périr leurs bâtards. Voir Ruth Ellen HOMRIGHAUS, « Wolves in women’s clothing : Baby farming and the British Medical Journal, 1860-1872 », Journal of Family History, 26-3, 2001, p. 350-372 ; Shurlee SWAIN, « Toward a social geography of baby farming », The History of the Family, 10-2, 2005, p. 151-159. En fait, la longue vie de la mise en nourrice et du placement des enfants à la campagne en France est exceptionnelle, selon le médecin lyonnais Xavier Delore, qui observe en 1879 que « la France est à peu près la seule contrée où l’industrie des nourrices soit organisée. Chez tous les autres peuples, l’allaitement maternel est la règle, même dans les classes élevées... En Angleterre, il n’existe pas de nourrices mercenaires et par conséquent point de bureaux de nourrices, ni de règlements... » : Xavier DELORE, « Nourrices », in A. DECHAMBRE (dir.), Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales, Paris, Masson/Asselin, 1864-1889, vol. 13, p. 395-398. Voir aussi George D. SUSSMAN, Selling mothers’ milk : The wet-nursing business in France, 1715-1914, Urbana, University of Illinois Press, 1982.
  • [23]
    - Durant les années 1930, les services sociaux britanniques (et notamment les cliniques de « Child guidance ») sont de plus en plus orientés par des théories de l’enfant et de sa famille d’inspiration freudienne. Or la pensée freudienne est sous-tendue par une approche profondément biologisante du psychisme et de la famille comme matrice du psychisme enfantin. Le fait que les Français aient une conception plutôt sociale du rôle parental relève pour une partie du fait qu’avant les années 1968, la plupart des milieux psycho-médicaux français résistent à la pensée freudienne. Voir Frank SULLOWAY, Freud, biologiste de l’esprit, Paris, Fayard, [1981] 1998 ; Sherry TURKLE, La France freudienne, Paris, Grasset, [1978] 1982.
  • [24]
    - Je me permets de renvoyer à L. L. DOWNS, « ‘A very British revolution ?’... », art. cit.
  • [25]
    - Richard H. TITMUSS, The problems of social policy, Londres, HMSO, 1950.
  • [26]
    - John BOWLBY, « Psychological aspects », in R. PADLEY et M. COLE (dir.), Evacuation survey : A report to the Fabian Society, Londres, G. Routledge & Sons ltd., 1940, p. 189-190.
  • [27]
    - Tout cela s’inspire de l’expérience de la Première Guerre mondiale et l’occupation sévère du Nord et des zones frontalières à l’Est. Voir Julia S. TORRIE, « For their own good » : Civilian evacuations in Germany and France, 1939-1945, New York, Berghahn Books, 2010.
  • [28]
    - AM de Suresnes, D 669, H. Sellier, secrétaire général, Union amicale des maires de la Seine, « Mesures à prendre en cas d’événements de guerre susceptibles d’entraîner l’évacuation de la population de la banlieue. Rapport et résolution adoptés par l’Assemblée générale du 1er décembre 1939 », p. 6.
  • [29]
    - Le recensement, qui couvre tous les élèves des écoles publiques – 400 000 dans les écoles primaires et 65 000 dans les écoles maternelles (les 90 000 élèves des écoles libres n’étant pas concernés par cette évacuation administrative) –, est censé identifier ceux qui seront évacués par les soins de leurs familles et ceux qui seront confiés à l’administration. Dans sa circulaire, le préfet de la Seine demande aux directeurs des écoles de dresser des listes nominatives de chaque groupe, et d’établir une troisième liste des enfants étrangers, « c’est-à-dire les enfants nés en France ou à l’étranger de parents étrangers ». Ces derniers sont destinés à une « colonie spéciale », car « il est à prévoir en effet qu’en cas de conflit, les étrangers seraient groupés pour la plupart entre eux dans des camps réservés et l’enfant suivrait tout naturellement sa famille », AM d’Arcueil, 105/3, Directeur de l’Enseignement de la Seine aux directeurs et directrices des écoles, 3 février 1939. Cela confirme les thèses de Gérard NOIRIEL, Les origines républicaines de Vichy, Paris, Hachette, 1999.
  • [30]
    - AN F23 221, Sénat, Commission d’Hygiène et Assistance, Sous-Commission chargée d’examiner la question des évacuations, Rapport de février 1940, « Conclusions », p. 5.
  • [31]
    - Pour chaque arrondissement de Paris et pour chaque banlieue autour de la ville est désigné un département d’accueil dans le Centre ou dans l’Ouest de la France. Arcueil ainsi que les 4e et 5e arrondissements de Paris correspondent au Calvados, Suresnes et les 9e, 17e et 19e arrondissements à la Sarthe, Ivry-sur-Seine et le 11e arrondissement au Cher, Boulogne-Billancourt et les 1er, 8e, 14e et 18e arrondissements à la Loire-Inférieure, etc. Les préfets et les maires des départements d’accueil sont obligés de trouver des logements (collectifs ou chez des particuliers) pour tous les réfugiés qui arrivent chez eux. Ceux qui prennent en charge l’hébergement des populations évacuées (individus ou collectivités) reçoivent une allocation pour chaque réfugié : 10 F par jour par adulte et adolescent (13 ans), 6 F par jour par enfant (0 à 13 ans). Enfin, les maires de village dans les départements d’accueil ont le droit de réquisitionner toute grange, école ou salle des fêtes nécessaire pour donner un abri aux évacués. Les maires des villes de départ, pour leur part, sont obligés d’afficher clairement toute information émise par les autorités responsables de l’évacuation (ministères de la Santé publique, de l’Éducation nationale et de l’Intérieur, préfet de la Seine, etc.) sur l’organisation de l’évacuation : trains spéciaux, horaires et lieux de départ, modalités d’inscription des enfants dans l’évacuation administrative, etc.
  • [32]
    - Ce qui ne veut pas dire qu’ils sont partis accompagnés de leur famille. Ainsi, parmi les enfants évacués par les soins de leurs familles, plusieurs milliers laissent leurs parents derrière eux pour partir avec les écoles libres ou des collectivités autres que leur école. Le Parti social français (PSF), par exemple, estime avoir évacué environ 10 000 enfants de la région parisienne à partir de ses six centres sociaux implantés dans la « zone rouge » autour de Paris. Ces enfants sont envoyés dans des centres et des colonies organisés à leur intention par des militantes des Artisans de la Défense passive (ADP), association du PSF qui s’occupe de la protection sociale des civils pendant la guerre. (AN 451 AP 244, ADP, « Résumé de conférence, Évacuation », p. 2). Les archives du PSF indiquent que les ADP s’attendaient à avoir environ 30 000 enfants à évacuer. Mais en cette fin d’été, les deux tiers sont toujours en vacances dans des colonies du mouvement (ibid.). Comme il s’agit d’une organisation de l’extrême droite nationaliste peu intégrée aux réseaux d’action sociale sous la IIIe République, il est probable que les enfants qu’elle prétende avoir envoyé en colonie ou évacué en fin août/début septembre 1939 (22 000 et 10 000 respectivement, selon les chiffres officieux du mouvement) ne figurent pas dans le comptage officiel fait par le gouvernement. Ceci nous rappelle que le fait d’être évacué par les soins de sa famille ne veut pas forcément dire être évacué en famille. En fait, le total d’enfants non accompagnés de leur famille qui sont évacués à la fin de l’été 1939 dépasse largement les 45 000 qui figurent dans les chiffres de l’évacuation administrative, grâce au rôle important joué par diverses œuvres sociales privées dans l’évacuation des enfants parisiens.
  • [33]
    - AN F23 221, Direction de l’Enseignement du 1er degré du ministère de l’Instruction publique au vice-Président du Conseil, note du 29 décembre 1939, p. 2. Il ne reste que 60 000 écoliers dans la région parisienne. Il est très difficile de comparer de manière précise les chiffres des deux évacuations car les autorités française et britannique utilisent des critères très différents pour évaluer le succès de leurs évacuations respectives. Mais de manière globale on peut dire que l’évacuation parisienne était beaucoup plus complète car à peu près la moitié des écoliers londoniens reste à Londres après l’évacuation tandis qu’à Paris ils ne sont que 13 % à ne pas partir en septembre 1939. Pour les chiffres britanniques, voir R. TITMUSS, The problems of social policy, op. cit., p. 550-551.
  • [34]
    - À l’époque, la rentrée se fait le 1er octobre.
  • [35]
    - AM de Boulogne-Billancourt, 6H17, M. Dufaut à la mairie de Boulogne-Billancourt, 30 septembre 1939 (lettre cosignée par 3 autres institutrices) ; et M. Dufaut à la mairie de Boulogne-Billancourt, 12 septembre 1939.
  • [36]
    - Avec l’arrivée des premières pluies froides de l’automne, les individus et associations responsables de leur hébergement ont beaucoup de mal à arracher aux familles d’origine quelques vêtements chauds pour les enfants évacués. « (Il faut) insister auprès des familles pour qu’elles envoient des vêtements et surtout les chaussures nécessaires aux enfants plutôt que des boîtes de bonbons et de chocolats », écrit la directrice du centre d’hébergement de Ferrières-en-Gâtinais, exaspérée, à la mairie d’Arcueil en mars 1940. AM d’Arcueil, 105/3, dossier « Ferrières-en-Gâtinais ». Rapport de la délégation spéciale d’Arcueil, suite à la tournée des centres d’accueil des enfants, 20 et 21 mars 1940, p. 72.
  • [37]
    - AM de Suresnes, H31, H. Sellier à M. Arrignon, 2 septembre 1939.
  • [38]
    - AM de Suresnes, H31, H. Sellier au Directeur de l’Enseignement primaire de la Seine, 21 septembre 1939 ; et H. Sellier au directeur du centre de Saint-Maixent, 21 septembre 1939. Les 566 enfants évacués de Suresnes se répartissent sur 5 lieux : 325 sont placés dans la Nièvre (colonie municipale de placement familiale), 199 sont placés dans des familles dans la Sarthe, 25 sont placés à la colonie Henri Sellier d’Hossegor pour les enfants de l’école de plein air, et 17 à la colonie de la Roche-Guyon, aussi destinée aux enfants de santé fragile. AM de Suresnes, H33, H. Sellier au Préfet de la Seine, 11 octobre 1939.
  • [39]
    - Sa chère colonie municipale marche depuis plus que 20 ans par placement familial dans la Nièvre. Pour les adolescents, par contre, H. Sellier préconise des colonies collectives : L. L. DOWNS, Histoire des colonies de vacances..., op. cit.
  • [40]
    - AM de Suresnes H33, H. Sellier à M. le préfet de la Seine, 11 octobre 1939 et 11 décembre 1939.
  • [41]
    - AM de Suresnes, H36, H. Sellier, Note pour M. le Directeur de l’Enseignement, p. 1. Les instituteurs et institutrices qui accompagnent les évacués semblent, pour leur part, avoir partagé l’opinion d’H. Sellier concernant la distinction entre la tâche d’instruction pour laquelle ils sont formés et les nouvelles responsabilités quasi parentales imposées par l’évacuation qui, normalement « peuvent s’imposer aux diverses catégories de personnel d’un internat » : Archives du SNI, 329, dossier « Centres d’évacuation 1940 », note relative à l’évacuation éventuelle des enfants de la région parisienne et à l’organisation de cette évacuation, soumise à l’attention de M. le Président Sarraut, ministère de l’Éducation Nationale (2 pages non signées, 2 avril 1940).
  • [42]
    - AM de Suresnes, H38, H. Sellier à Marc Rucart, 20 septembre 1939, p. 5 ; AM de Suresnes, H36, H. Sellier, Note pour M. le Directeur de l’Enseignement, p. 2. Par ailleurs, le maire attribue au ministre la responsabilité « indirecte » du fait qu’un service « dont il avait normalement la charge, a pu être aussi lamentablement organisé par une autorité administrative incompétente, sans qu’il proteste » (ibid., p. 5). Car, selon H. Sellier, c’est l’« inertie » du ministère de la Santé publique au printemps 1939, moment où il fallait préparer cette évacuation, qui « ouvrait » à l’Enseignement national la possibilité de « satisfaire une vieille conception mégalomane tendant à l’absorption, par leurs propres services, de toute l’organisation du placement et de l’hébergement des enfants ». AM de Suresnes, H38, H. Sellier, « Mesures à prendre », p. 4.
  • [43]
    - AM de Suresnes, H38, H. Sellier à Marc Rucart, 20 septembre 1939, p. 2 et 5.
  • [44]
    - AM de Suresnes, H38, H. Sellier, « Mesures à prendre », p. 5 et 9. En décembre 1939, C. Chautemps, qui récupère le dossier sur les évacuations, invite l’Union des maires (que les services de la Défense passive ont laissée à l’écart de la première évacuation) à collaborer dans la préparation et réalisation d’une deuxième évacuation, prévue pour le printemps 1940.
  • [45]
    - AM de Suresnes, H31, H. Sellier à Marcel Martin (directeur de la Caisse interdépartementale des Assurances sociales), 15 janvier 1940, p. 1-2.
  • [46]
    - AN F23 221, H. Sellier aux assistantes sociales municipales, « Évacuation des enfants », février 1940.
  • [47]
    - AN F23 221, H. Sellier à C. Chautemps, 15 février 1940, p. 1.
  • [48]
    - Je ne veux par dire par là qu’il n’existe pas en France de parents cherchant à garder leurs enfants auprès d’eux au lieu de les laisser partir. Mais la question de la nostalgie du foyer, comprise comme faisant partie des choses prévisibles en France, est classée plutôt comme une question pratique qu’il faut résoudre pour assurer une évacuation effective (question déjà bien connue dans son genre, d’ailleurs, car les organisateurs de colonies de vacances prennent depuis longtemps des précautions pour être sûrs que les parents ne se mêlent pas trop dans la vie des enfants en colonies de vacances).
  • [49]
    - AM de Suresnes, H31, dossier « Hossegor », Mme Bouder à H. Sellier, 20 novembre 1939.
  • [50]
    - Comme le dit un lecteur du Times dans une lettre du 22 septembre 1939 : « Ce sont des nabots, créatures mal formées, capables de ne comprendre que le langage le plus élémentaire et carrément incapable de penser, mus par des impulsions au mieux sentimentales et, au pire, brutales... La guerre a soulevé le pavé – ces hontes à notre système éducatif ont été poussées vers la lumière » : John WELSHMAN, Churchill’s children : The evacuee experience in wartime Britain, Londres, Oxford University Press, 2008, p. 25.
  • [51]
    - R. PADLEY et M. COLE (dir.), Evacuation survey..., op. cit., p. 74. C’est moi qui souligne. Pour une analyse plus élaborée des présupposées implicites de classe de ce discours qui se veut un discours sur la psychologie enfantine à visée universelle, je me permets de renvoyer le lecteur à L. L. DOWNS, « ‘A very British revolution’... », art. cit.
  • [52]
    - Susan ISAACS (dir.), The Cambridge evacuation survey : A wartime study in social welfare and education, Londres, Methuen & Co., 1943, p. 6. C’est moi qui souligne.
  • [53]
    - À ce sujet, voir Tom STEPHENS, Problem families : An experiment in social rehabilitation, London, Pacifist Service Units, 1945 ; Carlos P. BLACKER (dir.), Problem families : Five enquiries, Londres, Eugenic society, 1952 ; Pat STARKEY, Families and social workers : The work of Family Service Units, 1940-1985, Liverpool, Liverpool University Press, 2000.
  • [54]
    - AM de Suresnes, H31, H. Sellier à Mme Lenthe, 22 septembre 1939, p. 2. Il est intéressant de noter en passant que le syndicat des instituteurs semble être au courant du fait que le placement familial fonctionnait plus facilement en France qu’en Grande-Bretagne. Car en février 1940, moment où les autorités françaises préparent une 2e vague d’évacuation, le président du SNI, Georges Lapierre, « Organiser à temps la protection de l’enfance », École Libératrice, n19, 10 février 1940, p. 217-218, remarque dans les pages du journal mensuel du syndicat que les Britanniques ont eu peu de succès avec le placement familial : « le placement familial, c’est le plus délicat à réaliser : nos amis anglais ont voulu le pratiquer sur une vaste échelle et ont fait là une expérience décevante. Nous l’avons pratiqué en France en temps de paix ; il a donné des résultats très favorables... ». Il se peut que les instituteurs – soldats des premières lignes dans une première évacuation terriblement mal préparée – soient aussi pressés que les autorités municipales de voir les familles paysannes prendre la plupart de la responsabilité concernant l’hébergement des enfants dans des évacuations futures. De cette façon, ils pouvaient se consacrer à la formation de ces écoliers dans leurs nouveaux milieux ruraux.
  • [55]
    - Même si cela implique un niveau de confort moindre (les maisons rurales n’ayant pas de chauffage, à part la cheminée) et des pratiques alimentaires peu familières. Voir L. L. DOWNS, Histoire des colonies de vacances..., op. cit.
  • [56]
    - Jean HOUSSAYE, Aujourd’hui les centres de vacances, Vigneux, Éd. Matrice, 1991, p. 17.
  • [57]
    - Les parents, pour leur part, allaient supporter la tristesse de l’éloignement au nom du bien-être de leur enfant. Après la guerre, les experts de l’enfance continuent à prôner le placement des enfants urbains abandonnés ou en difficulté dans des familles rurales. Voir Jacques DEHAUSSY, L’assistance publique à l’enfance. Les enfants abandonnés, Paris, Sirey, 1951, et Amédée THÉVENET, L’aide sociale en France, Paris, PUF, [1973] 1986.
  • [58]
    C’est le Secours national qui chapeaute cet effort et les municipalités qui s’en occupent.
  • [59]
    - Bien au contraire, médecins et éducateurs vichystes se félicitent du fait que les colonies et centres d’hébergement organisés à l’intention des enfants évacués de quartiers populaires procurent aux enfants un milieu supérieur à celui qu’ils trouvent dans leur famille. Car, comme l’explique Maurice Daumas, Secrétaire général de la Fondation française d’études des problèmes humains (crée par Alexis Carrel) au sujet des enfants parisiens et marseillais évacués en 1943 pour passer un long séjour de six à neuf mois (minimum) dans des centres d’hébergement à Megève (Haute-Savoie), ces enfants sont les victimes d’une « désorganisation familiale » préoccupante. De plus, les circonstances de la guerre (bombardements, sous-alimentation de plus en plus grave) ont aggravé les conditions « habituellement précaires » de leur existence : « Sur un très grand nombre des enfants, la famille exerçait une influence défavorable. La cause de leur déséquilibre caractériel se trouvait dans cette influence. Soustraits à une action familiale, les enfants sont revenus, en général, à un état normal... Si on veut tirer une conclusion, c’est bien que la séparation de la famille constitue dans de tels cas l’essentiel du traitement » conclut-il dans un article qui résume une démarche bien différente que celle des psychanalystes britanniques de l’époque : Maurice DAUMAS, « Deux expériences de centres éducatifs pour enfants », CFFEPH, 75-81, 1945, p. 81.
  • [60]
    - Sur les attitudes des experts d’enfance psychiatres de l’époque, voir la préface d’Élisabeth Roudinesco à Jenny AUBRY, Psychanalyse des enfants séparés. Études cliniques (1952-1986), éd. par É. Roudinesco, Paris, Denoël, 2003.
  • [61]
    - Il est intéressant de noter en passant que les différences entre les deux systèmes se manifestent de manière plus saillante quand on considère le statut de l’enfant au lieu de se pencher sur le statut des femmes.
  • [62]
    - L’idée que la République doit à ses enfants « instruction et entretien » fut exprimée dans un premier temps par Danton dans son discours du 13 août 1793 : « Mon fils ne m’appartient pas, il est à la République », cité dans Marcel GARAUD et Romuald SZRAMKIEWICZ, La Révolution française et la famille, PUF, Paris, 1978, p. 142. 80 ans plus tard, la IIIe République incarne ce principe dans les caisses des écoles, qui permettent aux écoliers de remplir leur obligation scolaire, que leurs parents puissent ou non payer les frais (chaussures et vêtements adéquats, manuels scolaires).
  • [63]
    - Charity Organisation Society, The better way of assisting schoolchildren, Londres, 1893, cité dans John S. HUNT, Elementary schooling and the working classes, 1860-1918, Londres, Routledge and Kegan Paul, 1979, p. 11.
  • [64]
    - L’Education Act de 1906 ouvre aux autorités locales la possibilité d’établir des cantines scolaires dans les écoles publiques. Mais à part quelques municipalités socialistes comme Bradford, qui crée des cantines scolaires en 1904, les cantines scolaires sont rares en Grande-Bretagne avant les années 1943, quand l’État, devenu hyper-interventionniste du fait de l’évacuation massive des enfants citadins, met en place un système de repas collectifs qui couvre une bonne partie du pays. Pourtant, pendant les premières années de la guerre, plusieurs fonctionnaires du Board of Education comme du Ministry of Health maintiennent une forte résistance à la mise en place de ces cantines scolaires (et à toute autre forme d’aide matérielle aux enfants évacués, notamment de chaussures et de vêtements chauds), craignant qu’une aide quelconque aux enfants risque « d’affaiblir la responsabilité parentale ». J. WELSHMAN, Churchill’s children..., op. cit. ; James VERNON, Hunger : A modern history, Cambridge, Harvard University Press, 2007, p. 159- 195 ; Keith LAYBOURN, The evolution of British social policy and the welfare state : c.1800- 1993, Keele, Ryburn Publishing/Keele University Press, 1995.
  • [65]
    - Sur la réforme de 1834 et les origines de l’État-providence britannique, voir Derek FRASER, The evolution of the British welfare state : A history of social policy since the industrial revolution, Londres, Macmillan, 1973 ; Pat THANE, Foundations of the welfare state, Harlow, Longman, [1982] 1996 ; Kathleen JONES, The making of social policy in Britain, from the Poor Law to New Labour, Londres, Athlone Press, 2000 ; José HARRIS, William Beveridge : A biography, Oxford, Clarendon Press, 1997.
  • [66]
    - Cette distinction s’ancre, de plus, dans des manières bien différentes de concevoir les droits en Grande-Bretagne et en France. Ainsi, la tradition britannique met l’accent sur la protection des droits des individus contre un envahissement quelconque de la part de l’État, ce qui renforce, paradoxalement, le statut de la famille comme structure qui encadre et garantit les droits et les libertés du paterfamilias (puis, avec les conquêtes féministes, de la materfamilias aussi). Les enfants en tant qu’individus ne jouissent pas donc d’une relation directe avec l’État. Dans la République française, en revanche, les droits des individus sont complétés par des droits sociaux qui sont garantis par l’État, un héritage de la période 1789-1794, que le droit de l’enfant à « instruction et entretien » exemplifie. Voir Pierre ROSANVALLON, Le modèle politique français. La société civile contre le jacobinisme de 1789 à nos jours, Paris, Le Seuil, 2004 ; Marc SADOUN (dir.), La démocratie en France, Paris, Gallimard, 2000. Pour une analyse très fine de la manière dont le droit et la pensée libérale renforcent les droits du paterfamilias, voir Isabel V. HULL, Sexuality, state and civil society in Germany, 1700-1815, Ithaca, Cornell University Press, 1996.
  • [67]
    - Donald W. WINNICOTT, « Some thoughts on the meaning of the word democracy », Human Relations, 3-2, 1950, p. 175-186, republié dans Id., The family and individual development, Londres, Tavistock Publications, 1965, p. 160. Voir aussi Evan F. M. DURBIN et John BOWLBY, Personal aggressiveness and war, New York, Columbia University Press, 1939 ; et Evan F. M. DURBIN, The politics of democratic socialism : An essay on social policy, Londres, Routledge, 1940. J. Bowlby et E. Durbin sont colocataires à partir de 1929, ce qui facilite leur collaboration étroite dans le projet d’éducation émotionnelle des citoyens.
  • [68]
    - D. W. WINNICOTT, « Some thoughts... », art. cit., p. 163 et 169. Voir aussi Jeremy NUTTALL, « ‘Psychological socialist’ ; ‘Militant moderate’ : Evan Durbin and the politics of synthesis », Labour History Review, 68-2, 2003, p. 235-252 ; Mathew THOMSON, Psychological subjects : Identity, culture and health in twentieth-century Britain, Oxford, Oxford University Press, 2006 ; Nikolas ROSE, Governing the soul : The shaping of the private self, Londres, Routledge, 1990, et Michal SHAPIRA, « Hospitalized children, separation anxiety and motherly love in postwar Britain » manuscrit inédit cité avec l’autorisation de l’auteur.
  • [69]
    - ALAIN, Pédagogie enfantine, Paris, PUF, 1963.
  • [70]
    - L. L. DOWNS, Histoire des colonies de vacances..., op. cit.
  • [71]
    - Il n’est pas impossible que cette distinction relève, pour une partie, de deux visions distinctes de la relation entre famille et institutions collectives, l’une étant l’ancienne vision catholique dont les républicains français sont les héritiers, et l’autre étant la vision protestante esquissée au moment de la Réforme. Dans la première, la famille privée existe en tension avec les institutions collectives, dans la deuxième, elle existe plutôt en continuité avec les instances collectives.
  • [72]
    - Il existe cependant quelques exceptions à la règle : Linda GORDON, Heroes of their own lives. The politics and history of family violence : Boston, 1880-1960, New York, Viking, 1988 ; Id., The great Arizona orphan abduction, Cambridge, Harvard University Press, [1999] 2001 ; Carolyn STEEDMAN, Childhood, culture and class in Britain : Margaret MacMillan (1860-1931), New Brunswick, Rutgers University Press, 1990 ; Id., Strange dislocations : Childhood and the idea of human interiority, 1780-1930, Cambridge, Harvard University Press, 1993 ; Ivan JABLONKA, Ni père, ni mère. Histoire des enfants de l’Assistance publique, 1874-1939, Paris, Le Seuil, 2006 ; Tara ZAHRA, Kidnapped souls : National indifference and the battle for children in the Bohemian lands, 1900-1948, Ithaca, Cornell University Press, 2008 ; Id., The lost children..., op. cit.
  • [73]
    - Ludmilla JORDANOVA, « New worlds for children in the 18th century : Problems of historical interpretation », History of the Human Sciences, 3-1, 1990, p. 69-83.
  • [74]
    - Pour un bel exemple de cette approche « maternaliste », appliquée à l’histoire de l’enfance en France, voir Colin HEYWOOD, Growing up in France from the Ancien Régime to the Third Republic, Cambridge, Cambridge University Press, 2007.
  • [75]
    - Les recherches pour une première élaboration de cette théorie sont réalisées entre 1936 et 1939 et publiées en 1946 dans John BOWLBY, Forty-four juvenile thieves : Their characters and home life, Londres, Baillière, Tindall & Cox, 1946 (une première version est publiée en 1944 sous le titre « Forty-four juvenile thieves : Their characters and home life. Notes on the psychopathology of the affectionless character », International Journal of Psychoanalysis, 25, 1944, p. 107-128). À la différence de D. Winnicott, qui travaille avec les enfants inadaptés évacués à Cambridge durant la guerre, J. Bowlby ne travaille pas avec les enfants évacués. Pourtant, il trouve dans les expériences mitigées de l’évacuation une confirmation de ce qu’il va appeler la théorie de l’attachement, et cette théorie sera largement diffusée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, notamment par son ouvrage Soins maternels et santé mentale, publié en plusieurs langues par l’Organisation mondiale de la santé (ONU) en 1951. J. Bowlby devient le directeur du Child’s Department de la Tavistock Clinic à Londres en 1945, ce qui assure la pérennité de sa démarche dans les politiques publiques britanniques autour de l’enfant et de sa famille.
  • [76]
    - John BOWLBY, Attachement et perte, Paris, PUF, [1969] 1996. Les victimes de la carence maternelle (maternal deprivation trauma) souffriront plus tard de ce que J. Bowlby appelle « affectionless character ». Voir aussi Éric RAYNER, Le groupe des Indépendants et la psychanalyse britannique, Paris, PUF, [1991] 1994. En France, Jenny Aubry fut la première à mener (aux années 1950) des recherches cliniques sur les enfants séparés de leurs parents (parce qu’hospitalisés, ou déposés à l’Assistance publique) à partir des thèses bowlbiennes. Mais ses conclusions sont beaucoup plus nuancées que celles de J. Bowlby : Jenny AUBRY (dir.), La carence de soins maternels, les effets de la séparation et la privation de soins maternels sur le développement des jeunes enfants, Paris, PUF, 1955.
  • [77]
    - Une finalité non avouée mais souvent présente dans cette littérature est celle d’évaluer rétrospectivement les pratiques éducatives dans les sociétés du passé.
  • [78]
    - À la veille de la Première Guerre mondiale, 9,6 % des femmes mariées britanniques travaillaient contre 48,8% en France : Laura Lee DOWNS, L’inégalité à la chaîne. La division sexuée du travail dans l’industrie métallurgique en France et en Angleterre, 1914-1939, Paris, Albin Michel, [1995] 2001, p. 79-80.
  • [79]
    - Plus que d’un tiers des enfants nés à Paris, et presque la moitié (47 %) nés à Lyon, est mis en nourrice au début du XXe siècle : Catherine ROLLET, « Nourrices et nourrissons dans le département de la Seine et en France de 1880 à 1940 », Population, 3, 1982, p. 573-604.
  • [80]
    - T. ZAHRA, Kidnapped souls..., op. cit.
  • [81]
    - Cela a aussi des racines plus profondes. Je me permets de vous renvoyer à Laura Lee DOWNS, « Milieu social ou milieu familial ? Theories and practices of childrearing among the popular classes in 20th century France and Britain : The case of evacuation (1939-1945) », Family and Community History, 8-2, 2005, p. 49-66.
  • [82]
    - Pour une littérature qui historicise des formes particulière de la théorie psychanalytique, voir Denise RILEY, War in the nursery : Theories of the child and mother, Londres, Virago, 1983, et Larry WOLFF, Child abuse in Freud’s Vienna : Postcards from the end of the world, New York, New York University Press, 1995.
  • [83]
    - C. STEEDMAN, Strange dislocations..., op. cit. ; Erica BURMAN, Deconstructing develop-mental psychology, Londres, Routledge, 1994.
  • [84]
    - Dans un premier temps (ca. 1880-1920) la littérature sur le développement enfantin se structurait autour du principe de l’ontogenèse, ce qui établit un parallélisme entre le cerveau de l’enfant et celui des « primitifs ». Ainsi, l’enfant est censé récapituler dans son développement individuel les stades par lesquels toute l’espèce humaine est passée collectivement : stade nomade, chasseur-cueilleur, guerrier, etc.
  • [85]
    - Pour une discussion perspicace de cette littérature, voir E. BURMAN, Deconstructing..., op. cit.
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