1Il n’est pas si fréquent qu’un sociologue renoue, de nos jours, avec l’ambition de donner un cadre théorique général aux sciences sociales. Il est encore moins fréquent qu’une telle ambition s’appuie non seulement sur des considérations épistémologiques ou méthodologiques, mais aussi sur le commentaire précis d’œuvres d’anthropologues, de sociologues et d’historiens. À ce titre, Le devoir et la grâce est un livre important, qui doit susciter l’intérêt et la discussion [1].
2 Ne le cachons pas : il pourra décontenancer certains lecteurs, par son exigence théorique, par la redéfinition d’une partie du lexique des sciences sociales, ou encore par son architecture volontairement feuilletée, où le commentaire d’ouvrages – en « basse continue » – est entrecoupé de propositions théoriques, synthétiques et ordonnées, et de scolies. Il serait néanmoins dommage de s’arrêter à ces obstacles, qui sont aussi des ressources, car l’ouvrage se recommande par sa rigueur analytique, sa volonté de rendre compte du travail effectif des sciences sociales et surtout, par le souci d’articuler une approche universaliste de l’action humaine et une analyse pragmatique de l’action située. Autant qu’un livre d’épistémologie, il s’agit d’un livre de combat intellectuel, visant à défendre le champ d’intervention des sciences sociales aussi bien contre le naturalisme scientiste que contre le relativisme culturaliste.
3 L’originalité du livre réside sans doute dans la volonté de rendre compatibles deux exigences : d’une part, l’attention portée à une description très précise des actions humaines, en rejetant toute conception mentaliste de l’action ; d’autre part, le geste par lequel les différentes règles qui permettent de comprendre ces actions sont rapportées à trois « métarègles » universellement valables. Ces trois métarègles correspondent à trois grammaires : naturelle (le registre de la réciprocité et de l’engagement intime), réaliste (celui de l’action stratégique, usant de la ruse et de la force), publique (celui des actions susceptibles d’être justifiées publiquement par recours à des principes de justice). La notion de grammaire est ainsi le concept fondamental qui permet d’articuler la description fine de l’action située et la généralité de la règle, mais aussi de penser le rapport entre les actions décrites et le texte qui en rend compte. Elle donne au livre sa tonalité particulière, liant ambition épistémologique et astreinte ethnographique.
4 Une des conséquences, et non des moindres, est de faire voler en éclat une série d’oppositions à partir desquelles les historiens, depuis vingt ans, pensent l’état de la sociologie contemporaine et lisent les travaux des sciences sociales : individualisme méthodologique contre holisme, sociologie pragmatique contre sociologie de l’habitus, micro- contre macro-sociologie. Les noces d’Émile Durkheim et de la tradition de la justification, sous les auspices de Ludwig Wittgenstein, méritent assurément de retenir l’attention. Elles témoignent certainement d’une recomposition du débat sociologique, dont d’autres livres récents ont livré des indices.
5 Il nous a paru utile d’aborder ce livre riche et exigeant, mais qui suscite nécessairement des interrogations, voire des objections, sous la forme d’un débat. Les auteurs qui ont accepté d’y participer n’ont pas cherché à en rendre compte de façon exhaustive, mais à proposer des lectures partielles, explicitement construites au regard de leurs propres préoccupations. Ces lectures permettent de replacer le livre dans les débats actuels des sciences sociales (Jean-Louis Fabiani), d’interroger son rapport à l’historicité des actions du passé et au travail spécifique de l’historien (Christian Jouhaud), ou de questionner la place qu’y occupe la référence au pragmatisme (Louis Quéré) [2] .
6 Le devoir et la grâce ne se présente pas comme un modèle à appliquer, mais plutôt comme une proposition pour nous aider à penser les pratiques des sciences sociales dans un cadre unitaire, sans abandonner ni le travail empirique sur des sociétés particulières, ni l’ambition de l’universel, ou du moins de la généralisation. Pour les historiens, qui sont aux premières loges lorsqu’il s’agit de concilier la prise en compte de l’historicité des sociétés et la lutte contre un relativisme radical qui empêcherait toute forme de comparaison, c’est une bonne nouvelle.
Date de mise en ligne : 20/01/2011.