Notes
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[*]
À propos de Jonathan I. ISRAEL, Radical Enlightenment : Philosophy and the making of modernity 1650-1750, Oxford, Oxford University Press, 2001, trad. fr. Les Lumières radicales. La philosophie, Spinoza et la naissance de la modernité (1650-1750), Paris, Éditions Amsterdam, 2005 (désormais LR); Id., Enlightenment contested : Philosophy, modernity, and the emancipation of man 1670-1752, Oxford, Oxford University Press, 2006 (désormais EC).
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[1]
Lumières ! Un héritage pour demain, catalogue de l’exposition, Paris, BNF, 2006; Tzvetan TODOROV, L’esprit des Lumières, Paris, R. Laffont, 2006; Régis DEBRAY, Aveuglantes Lumières, journal en clair-obscur, Paris, Gallimard, 2006.
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[2]
Margaret C. JACOB, The Radical Enlightenment : Pantheists, Freemasons, and Republicans, Metairie, Cornerstone Book Publishers, [1981] 2006.
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[3]
« A democratic civilisation, avowedly based on equality, needs to know its origins correctly » (EC, p. 60); « The social values of the Radical Enlightenment, in short, have an absolute quality in terms of reason which places them above any possible alternative » (EC, p. 869).
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[4]
Par exemple : « Locke and Hume, like Voltaire and the great American Deist Benjamin Franklin were politically, socially, morally, and in some respects, religiously–and in their views on philosophy’s proper scope–essentially conservative thinkers who opposed many or most of the radical and democratic ideas of their age and, as such, were, in the main, opponents of the Radical Enlightenment » (EC, p. 58).
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[5]
Darrin MC MAHON, « What are Enlightenments ? », Modern Intellectual History, 4-3, 2007, p. 601-616, ici p. 609.
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[6]
La pensée de Spinoza a commencé à être connue dans un petit cercle hollandais dès le début des années 1660, ainsi que dans certains réseaux de la République des Lettres, notamment par l’intermédiaire d’Henry Oldenburg, qui avait rendu visite à Spinoza en 1661 à Amsterdam et entretint par la suite une correspondance nourrie. Mais c’est surtout la parution du Tractatus theologico-politicus, en 1670, le scandale qu’il provoqua et son assez large diffusion européenne qui fit la renommée de Spinoza. En revanche, L’Éthique ne fut publiée qu’après sa mort (survenue en 1677), dans les Opera posthuma qui contenaient aussi les traités inachevés et des lettres et parurent clandestinement durant l’hiver 1677-1678. Elles furent immédiatement condamnées par les autorités civiles et religieuses (LR, p. 321-340).
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[7]
Wiep VAN BUNGE (dir.), The early Enlightenment in the Dutch Republic, 1650-1750, Leyde, Brill, 2003.
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[8]
Ce retour à Spinoza remonte sans doute, d’une part, aux relectures inspirées par la pensée marxiste chez Louis Althusser, puis chez Pierre Macherey ou chez Étienne Balibar, et, de l’autre, à l’œuvre de Gilles Deleuze. Celle-ci est sans doute décisive dans les références actuelles, d’ailleurs multiples, du néo-spinozisme. Plus récemment, la référence spinoziste est explicite et importante dans les travaux de Antonio Negri et Michael Hardt, de Frédéric Lordon, de Christian Lazzeri. Pour un bilan récent, voir Yves CITTON et Frédéric LORDON (dir.), Spinoza et les sciences sociales. De la puissance de la multitude à l’économie des affects, Paris, Éditions Amsterdam, 2008; Céline SPECTOR, « Le spinozisme politique aujourd’hui : Toni Negri, Étienne Balibar... », Esprit, mai 2007, p. 27-45. Le recours à Spinoza est aujourd’hui un des traits majeurs de l’arsenal théorique de cette gauche intellectuelle altermondialiste et antiautoritaire que l’on qualifie volontiers de... radicale.
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[9]
Gilles DELEUZE, Spinoza, philosophie pratique, Paris, Éd. de Minuit, 1981; Antonio NEGRI, L’anomalie sauvage : puissance et pouvoir chez Spinoza, Paris, PUF, 1982; Michael HARDT et Antonio NEGRI, Multitudes, guerre et démocratie à l’âge de l’Empire, Paris, La Découverte, 2004.
-
[10]
Antonio NEGRI, « L’antimodernité de Spinoza », Spinoza subversif. Variations (in) actuelles, Paris, Kimé, 1994, p. 111-129; Yves CITTON et Frédéric LORDON, « Un devenir spinoziste des sciences sociales », in Y. CITTON et F. LORDON (dir.), Spinoza et les sciences..., op. cit., p. 15-44, ici p. 19.
-
[11]
Catherine SECRÉTAN, Tristan DAGRON et Laurent BOVE (dir.), Qu’est-ce que les Lumières « radicales » ?. Libertinage, athéisme et spinozisme dans le tournant philosophique de l’âge classique, Paris, Éditions Amsterdam, 2007.
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[12]
L’œuvre de J. ISRAEL est considérable. Voir notamment Race, class and politics in colonial Mexico 1610-1670, Oxford, Oxford University Press, 1975; Id., Empires and entrepots : The Dutch, the Spanish monarchy and the Jews, 1585-1713, Londres, The Hambledon Press, 1990; Id., The Dutch republic : Its rise, greatness, and fall, 1477-1806, Oxford, Clarendon Press, 1995; Id., Diasporas within a diaspora : Jews, Crypto-Jews and the world maritime empires (1540-1740), Leyde/Boston, Brill, 2002.
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[13]
On peut regretter précisément cette façon de traiter du contexte (le développement urbain, l’espace public, les bibliothèques, le rôle de la censure, celui des femmes ou encore de la presse) comme d’un préalable pour ne plus avoir ensuite à y revenir.
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[14]
Paul HAZARD, La crise de la conscience européenne (1680-1715), Paris, Boivin, 1935; Peter GAY, The Enlightenment : An interpretation, Londres, Wildwood House, 2 vol., 1966-1973.
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[15]
J. Israel réduit l’histoire sociale de la culture à un simple prolongement de l’histoire des mentalités et lui reproche un déterminisme structuraliste, qui lui paraît la marque des « héritiers des Annales ». C’est faire évidemment peu de cas des trente dernières années de réflexions méthodologiques et de travaux empiriques qui se sont nourris, entre autres, d’une critique de la notion de mentalités, des acquis de l’histoire du livre, d’une réflexion sur la notion de représentation, des études sur les sociabilités intellectuelles, ou encore de l’histoire et de l’anthropologie des sciences. Tous ces points sont superbement ignorés. Il faut donc espérer que J. Israel lise plus scrupuleusement les radicaux du XVIIIe siècle que ses collègues.
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[16]
Dominick LA CAPRA, Rethinking intellectual history : Texts, contexts, language, Ithaca/ Londres, Cornell University Press, 1983; Id., History and reading : Tocqueville, Foucault, French Studies, Toronto, University of Toronto Press, 2000, notamment p. 21-72 pour les remarques méthodologiques.
-
[17]
Franco VENTURI, Utopia and reform in the Enlightenment, Cambridge, Cambridge University Press, 1971, p. 2.
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[18]
Cette ambiguïté est particulièrement criante dans la conclusion du deuxième volume, qui joue sur le terme « importance », à la fois dans le sens historique et philosophique (EC, p. 865-866).
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[19]
On peut prendre l’exemple frappant du comte de Boulainvilliers, auquel J. Israel consacre un chapitre et de nombreux commentaires. Alors que ses ouvrages sur l’histoire des institutions politiques et de la noblesse, dans lesquels il défend les intérêts nobiliaires, ont été publiés et réédités de son vivant et ont connu un grand succès, ses ouvrages d’inspiration déiste ou spinoziste sont restés plus confidentiels. Son Abrégé d’histoire universelle n’a circulé que parmi un cercle d’intimes et n’a jamais été publié. L’Essai de métaphysique n’a été publié, clandestinement, qu’après sa mort. Enfin, sa traduction de L’Éthique est restée largement inconnue jusqu’au XIXe siècle, et on discute encore pour savoir si elle est de sa main. Sur cette question de la publication et de la réception des œuvres radicales, voir les commentaires de Harvey CHISICK, « Interpreting the Enlightenment », The European Legacy, 13-1,2008, p. 35-57.
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[20]
J. Israel conclut le deuxième volume par une définition des Lumières radicales comme « a package of basic concept and values » qui peut se résumer en huit points cardinaux : la raison comme unique critère du vrai, le rejet des explications surnaturelles, l’égalité raciale et sexuelle, une éthique universelle et sécularisée, la tolérance et la liberté de pensée, l’acceptation de la liberté des conduites sexuelles, la liberté d’expression publique, le républicanisme démocratique (p. 866). À l’objection selon laquelle certains auteurs peuvent être radicaux dans certains domaines et non dans d’autres, J. Israel répond qu’ils ne pouvaient l’être de « façon cohérente » (it was assuredly not possible to be so coherently) (EC, p. 866) et que l’objet de l’histoire intellectuelle est de reconstituer des formes de pensée cohérentes. L’opposition est explicite avec l’histoire socioculturelle, plus intéressée selon lui par « des sujet périphériques, des associations clandestines et des formes de sociabilité que par les arguments intellectuels et les structures de pensée (patterns of thought) et de controverse » (id.).
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[21]
Paul VERNIÈRE, Spinoza et la pensée française avant la Révolution, Paris, PUF, 1954; Wiep VAN BUNGE et Wim KLEVER (dir.), Disguised and overt Spinozism around 1700, Leyde, E. J. Brill, 1996; Olivier BLOCH (dir.), Spinoza au XVIIIe siècle, Paris, Méridiens Klincksieck, 1990; Sylvain ZAC, Spinoza en Allemagne. Mendelssohn, Lessing et Jacobbi, Paris, Méridiens Klincksieck, 1989; David BELL, Spinoza in Germany from 1670 to the age of Goethe, Londres, Institute of Germanic Studies, 1984; Winfried SCHRÖ DER, Spinoza in der deutschen Frühaufklärung, Würzburg, Königshausen und Neumann, 1987.
-
[22]
Silvia BERTI, « At the roots of unbelief », Journal of the History of Ideas, 56-4,1995, p. 555-575.
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[23]
Laurent JAFFRO et al. (dir.), Léo Strauss : art d’écrire, politique, philosophie. La persécution et l’art d’écrire, Paris, J. Vrin, 2001.
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[24]
Gianluca MORI, Bayle philosophe, Paris, H. Champion, 1999, p. 181. Pour une présentation nuancée des débats actuels sur Bayle, voir aussi Pierre Bayle dans la République des Lettres : philosophie, religion, critique, éd. par A. McKenna et G. Paganini, Paris, H. Champion, 2004.
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[25]
De la même manière, et de façon encore plus étonnante, J. Israel range un autre napolitain, Doria, parmi les auteurs radicaux, alors même que celui-ci était un patricien hostile au matérialisme. Sur ces deux auteurs, la bibliographie est trop considérable pour être citée ici. On renverra à la synthèse récente de John ROBERTSON, The case for the Enlightenment : Scotland and Naples, 1680-1760, Cambridge, Cambridge University Press, 2006. Dans une recension des Lumières radicales, pourtant assez favorable au livre, Giuseppe Ricuperati, sans aucun doute le meilleur spécialiste du radicalisme italien des Lumières, exprime de fortes réserves sur cette présence de Doria et de Vico parmi les auteurs radicaux : voir Giuseppe RICUPERATI, « In margine al Radical Enlightenment di Jonathan I. Israel », Rivista storica italiana, 115-1,2003, p. 285-329.
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[26]
Gustave LANSON, « Questions diverses sur l’histoire de l’esprit philosophique en France avant 1750 », Revue d’histoire littéraire de la France, XIX, 1912, p. 1-29 et p. 293-317; Ira O. WADE, Clandestine organisation and diffusion of philosophic ideas in France from 1700 to 1750, Princeton, Princeton University Press, 1938.
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[27]
Deux ouvrages collectifs marquent le point de départ de cette redécouverte. Tullio GREGORY et al. (dir.), Ricerche su letteratura libertina et letteratura clandestina nel Seicento, Florence, La Nuova Italia, 1981; Olivier BLOCH (dir.), Le matérialisme du XVIIIe siècle et la littérature clandestine, Paris, J. Vrin, 1982. À partir de 1992, une revue annuelle, La lettre clandestine, présente les travaux sur ces sujets. La bibliographie est considérable. Voir en particulier, en dehors des titres cités dans d’autres notes, Miguel BENÍTEZ, La face cachée des Lumières. Recherches sur les manuscrits philosophiques clandestins de l’âge classique, Paris/Oxford, Universitas/The Voltaire Foundation, 1996; Geneviève ARTIGAS - MENANT, Du secret des clandestins à la propagande voltairienne, Paris, H. Champion, 2001; Alan C. KORS, Atheism in France, 1650-1729, t.1, The orthodox sources of disbelief, Princeton, Princeton University Press, 1990; Gianni PAGANINI, Miguel BENÍTEZ et James DYBIKOWSKI (dir.), Scepticisme, clandestinité et libre-pensée, Paris, H. Champion, 2002. Pour une bibliographie complète et commentée, voir Jean-Pierre CAVAILLÉ, « Libertinage, irréligion, incroyance, athéisme dans l’Europe de la première modernité ( XVIe - XVIIe siècles). Une approche critique des tendances actuelles de la recherche (1998-2002) », http ://dossiers grihl.revues.org/document279.html.
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[28]
Gianni PAGANINI, « Avant la promenade du sceptique : Pyrrhonisme et clandestinité de Bayle à Diderot », in G. PAGANINI, M. BENÍTEZ et J. DYBIKOWSKI (dir.), Scepticisme, clandestinité..., op. cit., p. 17-46.
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[29]
Voir par exemple Tristan DAGRON, « Néo-spinozisme ou antispinozisme : le cas Toland », in C. SECRÉTAN, T. DAGRON et L. BOVE (dir.), Qu’est-ce que les Lumières « radicales », op. cit., p. 325-341.
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[30]
Ann THOMSON, Bodies of thought : Science, religion, and the soul in the early Enlightenment, Oxford, Oxford University Press, 2008.
-
[31]
Martin MULSOW, Moderne aus dem Untergrund. Radikale Frühaufklärung in Deutschland, 1680-1720, Hambourg, Felix Meiner Verlag, 2002; W. SCHRÖ DER, Spinoza in der deutschen Frühaufklärung, op. cit.
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[32]
Voir notamment Sylvia BERTI, Françoise CHARLES-DAUBERT et Richard POPKIN (dir.), Heterodoxy, Spinozism and free thought in early-eighteenth-century Europe : Studies on the Traité des trois imposteurs, Dordrecht/Boston, Kluwer Academic Publishers, 1996; Françoise CHARLES-DAUBERT (éd.), Le Traité des trois imposteurs et L’Esprit de Spinosa : philosophie clandestine entre 1678 et 1768, Oxford, Voltaire Foundation, 1999.
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[33]
On doit à M. Jacob la découverte de ces Chevaliers de la jubilation (The radical Enlightenment..., op. cit.). La nature et la fonction de leurs réunions restent un sujet de discussion : pour une opinion contraire, voir Christiane BERKVENS-STEVELINCK, « Les Chevaliers de la Jubilation : maçonnerie ou libertinage ? À propos de quelques publications de Margaret C. Jacob », Quaerendo, 13-1,1983, p. 50-73 et 13-2,1983, p. 124-148.
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[34]
On retrouve le même type de syncrétisme philosophique dans un autre texte important de cette tradition, le Symbolum sapientae, dont la diffusion fut importante dans les milieux clandestins allemands du début du XVIIIe siècle, et que Gianni PAGANINI, Les philosophies clandestines à l’âge classique, Paris, PUF, 2005, p. 79-94, caractérise comme un alliage de pensée libertine et de spinozisme revu par les cabalistes, mais tirant dans un sens résolument sceptique.
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[35]
M. JACOB, The Radical Enlightenment..., op. cit.
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[36]
De même, le traitement réservé au célèbre « Mémoire des pensées et sentiments » du curé Jean Meslier, qui a tant marqué la pensée antireligieuse des Lumières, est assez curieux. Alors qu’il figure en quatrième position dans le tableau des manuscrits philosophiques clandestins les plus diffusés (LR, p. 762), J. Israel ne lui consacre alors pas le moindre commentaire. Il est vrai que Meslier n’avait pas lu Spinoza qu’il ne connaissait que par la réfutation du père Tournemine. Dans le deuxième volume, cependant, Meslier est promu « the most coherently and systematically radical thinker of the French early Enlightenment » (EC, p. 716 et 724-728) sur la base de son athéisme, mais son rapport à Spinoza n’est guère élucidé. Par ailleurs, on sait que c’est Voltaire qui, le premier, publia le texte de Meslier, dans une version certes expurgée. Les généalogies intellectuelles et éditoriales sont donc infiniment plus complexes que ne le suggère l’auteur.
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[37]
Martin MULSOW, « Freethinking in early 18th-century Germany », in S. BERTI, F. CHARLES-DAUBERT et R. POPKIN (dir.), Heterodoxy, Spinozism and free thought..., op. cit., p. 193-237. On notera au passage que P. F. Arpe faisait un grand éloge du colloquium de Bodin, dont il possédait un exemplaire...
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[38]
M. MULSOW, Moderne aus dem Untergrund..., op. cit, chap. IV.
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[39]
C’est un point sur lequel insiste M. MULSOW dans un texte inédit « The Radical Enlightenment : Problems and perspectives » que je le remercie de m’avoir communiqué.
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[40]
Van den Enden participa en effet en 1674 à la conspiration de Rohan contre Louis XIV, ce qui le conduisit droit à la potence. Peut-on vraiment écrire que Van den Enden « avait comploté pour renverser la monarchie au moyen de la philosophie » (LR, p. 221) alors qu’il participait (dans un contexte qui était celui de la guerre entre la France et la Hollande) à un complot aristocratique qui se situait plutôt dans la mémoire de la Fronde ? Voir Anette SMEDLEY-WEILL, « Un conspirateur au temps de Louis XIV : le chevalier de Rohan », in H. MÉCHOULAN et J. CORNETTE (dir.), L’État classique. Regards sur la pensée politique de la France dans le second XVIIe siècle, Paris, J. Vrin, 1996, p. 373-385.
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[41]
Pierre-François MOREAU, « Spinoza était-il spinoziste ? », in C. SECRÉTAN, T. DAGRON et L. BOVE (dir.), Qu’est-ce que les Lumières « radicales »..., op. cit., p. 289-297.
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[42]
L’étude du « cercle de Spinoza » remonte au livre classique de Koenraad O. MEINSMA, Spinoza et son cercle. Étude critique historique sur les hétérodoxes hollandais, Paris, J. Vrin, [1896] 1983, qui a rompu avec la légende du Spinoza reclus et solitaire pour montrer son insertion dans un milieu intellectuel.
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[43]
Wiep VAN BUNGE, From Stevin to Spinoza : An essay on philosophy in the seventeenthcentury Dutch Republic, Leyde/Boston, Brill, 2001.
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[44]
Cette réinvention de Spinoza à la fin du XVIIIe siècle a été l’enjeu de la querelle du Panthéisme. Mendelssohn, défendant Lessing que Jacobi accusait d’avoir été spinoziste, proposait un spinozisme épuré, compatible avec la religion naturelle. Voir Pierre-Henri TAVOILLOT, Le crépuscule des Lumières. Les documents « de la querelle » du Panthéisme (1780-1789), Paris, Éd. du Cerf, 1995. J. Israel dit quelques mots de la querelle du Pantheismustreit dans « The early Dutch enlightenment as a factor in the wider European Enlightenment », in W. VAN BUNGE (dir.), The early Enlightenment..., op. cit., p. 215-230. Mais curieusement, il y voit la légitimation de Spinoza et du spinozisme par les grands penseurs allemands de la fin du XVIIIe siècle (Lessing, Mendelssohn, Goethe...) et donc la confirmation de son analyse sur l’influence des Lumières radicales, alors que l’essentiel est plutôt dans l’invention d’un spinozisme très différent de celui du début du siècle.
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[45]
Pierre MACHEREY, Avec Spinoza. Études sur la doctrine et l’histoire du spinozisme, Paris, PUF, 1992, p. 7.
-
[46]
Entre autres, LR, p. 199. Ce recours récurrent au témoignage des anti-Lumières n’est pas surprenant : l’héroïsation d’une tradition radicale, parée de toutes les vertus de la critique de l’ordre établi, et la dénonciation d’une subversion blasphématoire ne sont que les deux faces de la même opération intellectuelle.
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[47]
Pour une mise au point sur les enjeux de l’analyse de controverses appliquée à l’histoire intellectuelle, voir notamment Jean-Louis FABIANI, « Controverses scientifiques, controverses philosophiques. Figures, positions, trajets », Enquête, 5,1997, p. 11-34; Christophe PROCHASSON et Anne RASMUSSEN (dir.), « Comment on se dispute. Les formes de la controverse », Mil neuf cent, revue d’histoire intellectuelle, 25,2007.
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[48]
J. Israel insiste sur « the Enlightenment’s essential duality, that is the internal struggle between the opposing tendancies which from beginning to end always fundamantally divided it into irreconcilably opposed intellectual blocs » (EC, p. X ).
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[49]
Pour un bel exemple récent montrant comment une controverse à la fois religieuse, sociale et politique reconfigure la catégorie « libertin », voir Stéphane VAN DAMME, L’épreuve libertine. Morale, soupçon et pouvoirs dans la France baroque, Paris, Éd. du CNRS, 2008. Une approche plus transversale, mais très attentive aux effets intellectuels des controverses et à la façon dont les catégories sont construites, est dûe à Darrin M. MC MAHON, Enemies of the Enlightenment : The French counter-Enlightenment and the making of modernity, New York/Oxford, Oxford University Press, 2001.
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[50]
Ainsi, la réfutation rédigée par le père Tournemine, et publiée comme préface à la Démonstration de l’existence de Dieu de Fénelon en 1713, ou l’Anti-Spinoza de Christopher Wittich, publié à Amsterdam en 1690.
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[51]
En effet, la présence de Spinoza et de son œuvre dessine une configuration très spécifique, dans laquelle il n’y a pas véritablement de controverses au sens strict, puisque personne ne défend explicitement et publiquement un point de vue spinoziste. Il s’agit donc de controverses par défaut, où la capillarité des thèmes spinozistes s’effectue sans porte-parole revendiqués et sans engrenages polémiques, ou alors en se greffant sur d’autres controverses.
-
[52]
P. VERNIÈRE, Spinoza et la pensée française..., op. cit., p. 528-611. Sur Diderot lui-même, P. Vernière est d’ailleurs plus nuancé que J. Israel et note justement qu’il est chimérique de vouloir établir une interprétation définitive de ce « rhéteur apte à faire miroiter toutes les thèses » (p. 555).
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[53]
C’est la formule qu’emploie l’article « spinoziste » de l’Encyclopédie, qui distingue justement les « spinozistes modernes » et les anciens.
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[54]
Yves CITTON, L’envers de la liberté. L’invention d’un imaginaire spinoziste dans la France des Lumières, Paris, Éd. Amsterdam, 2006, citation p. 27.
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[55]
J. Israel, dans le détail de ses analyses, le reconnaît à plusieurs reprises mais n’en tire aucune conséquence sur le plan de sa démonstration générale. Ainsi, il présente La Mettrie comme « le Voltaire de la tradition radicale », dont il avait extrait « la quintessence », tout en reconnaissant que « aussi étrange que cela puisse paraître, La Mettrie ne connaissait apparemment pas directement Spinoza, de sorte que le spectre de Spinoza qu’il conjure n’est pas le véritable Spinoza ». (LR, p. 781-783). La suite consiste à montrer qu’en réalité, et sans le savoir, La Mettrie était sur beaucoup de points proche du « véritable Spinoza ».
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[56]
Selon une formule du père Tournemine, citée par Y. CITTON, L’envers de la liberté..., op. cit., p. 46.
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[57]
Johannes COLERUS, La Vie de B. Spinoza, tirée des écrits de ce fameux Philosophe et du témoignage de plusieurs personnes qui l’ont connu particulièrement, La Haye, T. Johnson, 1706; LR, p. 345-348. Sur l’importance de l’écriture biographique dans l’histoire de la philosophie à l’époque des Lumières, voir Dinah RIBARD, Raconter, vivre, penser. Histoire(s) de philosophies, 1650-1766, Paris, Vrin/Éd. de l’EHESS, 2002, en particulier p. 127-132 sur les anecdotes relatives à Spinoza.
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[58]
P. MACHEREY, Avec Spinoza..., op. cit., p. 19.
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[59]
Ici encore je renvoie aux remarques suggestives de P.-F. MOREAU, « Spinoza était-il spinoziste ? », art. cit. Plus généralement, la question de la pensée de Spinoza est extrêmement complexe, tant le Traité théologico-politique et le Traité politique (qui ne contient pas de chapitre sur la démocratie) peuvent être interprétés de façon divergente. Il est ainsi parfaitement possible, à rebours des analyses de Spinoza comme prophète subversif des multitudes et de la démocratie radicale, d’insister plutôt sur les apories de sa théorie de la démocratie, travaillée par la « crainte des masses » et par les tensions de l’institutionnalisation démocratique. Voir Étienne BALIBAR, Spinoza et la politique, Paris, PUF, 1985 et Id., La crainte des masses. Politique et philosophie avant et après Marx, Paris, Galilée, 1997. Une présentation synthétique des enjeux contemporains de ces débats dans C. SPECTOR, « Le spinozisme politique aujourd’hui... », art. cit.
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[60]
François FURET, « Deux légitimations historiques de la société française au XVIIIe siècle : Mably et Boulainvilliers », Annales ESC, 34-3,1979, p. 438-450 repris in L’atelier de l’histoire, Paris, Flammarion, 1982, p. 165-183; Diego VENTURINO, Le ragioni della tradizione : nobiltà e mondo moderno in Boulainvilliers, 1658-1722, Florence, Le Lettere, 1993; Michel FOUCAULT, Il faut défendre la société : cours au Collège de France, 1975-1976, éd. par M. Bertiani et A. Fontana, sous la direction de F. Ewald et A. Fontana, Paris, Gallimard/Éd. du Seuil, 1997, p. 101-167.
-
[61]
Lorsque la traduction politique de ce radicalisme philosophique est explicitée, c’est en général de façon à la fois ferme et floue. Ainsi, après un développement sur l’égalité naturelle dans la pensée de Spinoza, puis sa reprise chez Lahontan, Radicati et Rousseau, J. Israel conclut abruptement : « Quand dans les tréfonds de la Révolution française, les clubs jacobins, partout en France, se référaient constamment à Rousseau pour exiger des réformes radicales, notamment celles, comme la redistribution de la terre, visant à faire de l’égalité une réalité, ils invoquaient en même temps, bien qu’en grande partie inconsciemment, une tradition radicale qui remontait à la fin du XVIIe siècle » (LR, p. 319). Presque tous les termes, ici, posent problème, de l’existence d’une « tradition radicale », issue de Spinoza, à son influence « inconsciente » sur le militantisme jacobin et sur les mouvements paysans (d’ailleurs confondus).
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[62]
Pour une mise au point récente sur ces débats, Glenn BURGESS et Matthew FESTENSTEIN (dir.), English radicalism, 1550-1850, Cambridge, Cambridge University Press, 2007.
-
[63]
Pim DEN BOER, « Le dictionnaire libertin d’Aadrien Koerbagh », in C. SECRÉTAN, T. DAGRON et L. BOVE (dir.), Qu’est-ce que les Lumières « radicales »..., op. cit., p. 104-130.
-
[64]
J.-P. CAVAILLÉ, « Libertinage ou Lumières radicales », in Ibid., p. 61-74.
-
[65]
Il s’agit là d’une question difficile. Le mélange de prudence et d’élitisme conduit Spinoza à un usage réservé de ses écrits et à l’utilisation, parfois, d’un double langage que certains auteurs ont rattaché à la tradition marrane : Yirmiyahu YOVEL, Spinoza et autres hérétiques, Paris, Éd. du Seuil, [1989] 1991. Mais, on ne peut négliger le fait que Spinoza n’a pas hésité à assumer publiquement sa rupture avec la loi mosaïque, ce qui lui valut l’exclusion en 1656 de la communauté juive d’Amsterdam, qu’il a publié le Traité théologico-politique, qui est d’ailleurs un manifeste pour la liberté d’expression, et qu’il a fait, dans un premier temps, quelques démarches en vue de la publication de L’Éthique.
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[66]
Pas toujours implicitement : J. Israel écrit ainsi que les auteurs radicaux se rebellent « so to speak from the left » (p. 43).
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[67]
« By the mid 1740’, the radical faction, despite the opposing efforts of Voltaire had largely captured the main bloc of the French intellectual avant-garde which it continue to dominate down to the time of Napoleon » (EC, p. 12).
-
[68]
Michel FOUCAULT, Le gouvernement de soi et des autres. Cours au collège de France, 1982-1983, éd. par F. Gros, sous la dir. de F. Ewald et A. Fontana, Paris, Gallimard/ Le Seuil, 2008.
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[69]
On notera au demeurant que J. Israel est particulièrement sévère avec Voltaire, qu’il présente sous les traits d’un déiste providentialiste modéré, voire conservateur. Que Voltaire, sur bien des plans, par exemple social ou politique, ne soit pas un révolutionnaire, on peut en convenir. Mais sur le plan religieux, sa critique des miracles ou de l’écriture sainte en fait un auteur difficilement acceptable pour les autorités ecclésiastiques. D’ailleurs, comme M. Jacob l’avait remarqué, le newtonianisme vulgarisé en France, et même en Europe, est largement déchristianisé, au regard de sa variante anglaise. Plus généralement, la catégorie de « Lumières modérées » n’est guère plus consistante que celle de Lumières radicales : elle confond de la même manière ce qui relèverait d’une modération philosophique et ce qui correspond à une modération politique, sans même parler d’une théorie de la modération, que l’on trouve par exemple chez Montesquieu et qui, loin de n’être qu’une simple réaction à l’audace radicale, repose sur une théorie de l’histoire et du pouvoir.
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[70]
Graeme GARRARD, Rousseau’s counter-Enlightenment : A republican critique of the Philosophes, Albany, State University of New York Press, 2003.
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[71]
Sur le lien entre cette ambiguïté et les usages de Rousseau pendant la Révolution française, voir James SWENSON, On Jean-Jacques Rousseau, considered as one of the first authors of the Revolution, Stanford, Stanford University Press, 2000.
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[72]
Jean-Pierre CAVAILLÉ, Dis-simulations : Jules-César Vanini, François La Mothe Le Vayer, Gabriel Naudé, Louis Machon et Torquato Accetto. Religion, morale et politique au XVIIe siècle, Paris, H. Champion, 2002; Sophie GOUVERNEUR, Prudence et subversion libertines : la critique de la raison d’État chez François de La Mothe Le Vayer, Gabriel Naudé et Samuel Sorbière, Paris, H. Champion, 2005; La lettre clandestine : bulletin d’information sur la littérature philosophique clandestine de l’âge classique, 8,1999.
-
[73]
Alain SANDRIER, Le style philosophique du baron d’Holbach : conditions et contraintes du prosélytisme athée en France dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, Paris, H. Champion, 2004.
-
[74]
Christopher KELLY, Rousseau as author : Consecrating one’s life to the truth, Chicago, University of Chicago Press, 2003.
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[75]
Jean-Jacques ROUSSEAU, « Lettres écrites de la Montagne », Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1964, t. III, p. 791-792.
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[76]
Antoine LILTI, « The writing of paranoïa : Jean-Jacques Rousseau and the paradoxes of celebrity », Representations, 103,2008, p. 53-83.
-
[77]
Lorsque Rousseau veut dénoncer la persécution dont il s’estime victime en raison de ses publications, il l’oppose à la considération dont avait joui durant sa vie... « l’athée Spinoza [qui] enseignait paisiblement sa doctrine » et « vécut et mourut tranquille, et même considéré » : « Lettre à M. de Beaumont », Œuvres complètes, op. cit., p. 14.
-
[78]
Roy PORTER, The Englightenment : Britain and the creation of the modern world, Londres, Penguin, 2000; J. G. A. POCOCK, Barbarism and religion, t. 1. The Enlightenments of Edward Gibbon, Cambridge, Cambridge University Press, 1999.
-
[79]
Charles W. J. WITHERS, Placing the Enlightenment : Thinking geographically about the age of reason, Chicago, University of Chicago Press, 2007.
-
[80]
Anne SAADA, Inventer Diderot : les constructions d’un auteur dans l’Allemagne des Lumières, Paris, Éd. du CNRS, 2003.
-
[81]
Voir les remarques de Wiep VAN BUNGE, « Introduction », in W. VAN BUNGE (dir.), The early Enlightenment..., op. cit., p. 1-16.
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[82]
Denis DIDEROT, Voyage de Hollande, cité in Wijnand MIJNHARDT, « The construction of silence : Religious and political radicalism in Dutch History », in W. VAN BUNGE (dir.), The early Enlightenment..., op. cit., p. 231-262, ici p. 233.
-
[83]
W. MIJNHARDT, « The construction of silence... », art. cit. Voir aussi Margaret C. JACOB et Wijnand MIJNHARDT (dir.), The Dutch Republic in the eighteenth century : Decline, Enlightenment and revolution, Ithaca, Cornell University Press, 1992.
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[84]
Comme, par exemple, la diffusion très rapide dans le monde hispano-américain des thèses juridiques et constitutionnelles du juriste napolitain Gaetano Filangieri, théoricien des droits de l’homme et du droit naturel : Antonio TRAMPUS (dir.), Diritti e costituzione. L’opera di Gaetano Filangieri e la sua fortuna europea, Bologne, Il Mulino, 2005.
-
[85]
Voir par exemple Jorge CAN˜ IZARES-ESGUERRA, How to write the history of the New World : Histories, epistemologies and identities in the eighteenth-century Atlantic world, Stanford, Stanford University Press, 2001, qui a mis en lumière l’existence d’une dynamique proprement créole de réflexion critique sur les sources du passé amérindien, une « épistémologie patriotique », qui est de nature à renouveler notre compréhension de la géographie des Lumières et des controverses intellectuelles européennes.
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[86]
Alors que la pensée « voilée » de Bayle sur la question coloniale est interprétée dans un sens anti-impérialiste, la pensée de Montesquieu sur l’esclavage est jugée à l’aune de l’usage paradoxal qu’ont pu en faire certains colons à Saint-Domingue pour justifier l’esclavage (EC, p. 606-606). Pour une approche plus nuancée de la position complexe de Montesquieu, voir Jean EHRARD, « Audace théorique, prudence pratique : Montesquieu et l’esclavage colonial », in O. PÉTRÉ -GRENOUILLEAU (dir.), Abolir l’esclavage. Un réformisme à l’épreuve (France, Portugal, Suisse, XVIIIe - XIXe siècles), Rennes, PUR, 2008, p. 27-39.
-
[87]
Sankar MUTHU, Enlightenment against Empire, Princeton, Princeton University Press, 2003.
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[88]
Larry WOLFF et Marco CIPOLLONI (dir.), The anthropology of the Enlightenment, Stanford, Stanford University Press, 2007.
-
[89]
J. ROBERTSON, The case for the Enlightenment..., op. cit.
-
[90]
Jean-Claude PERROT, Une histoire intellectuelle de l’économie politique, XVIIe - XVIIIe siècle, Paris, Éd. de L’EHESS, 1992. À l’inverse, on remarquera que J. Israel ne consacre pas le moindre développement à l’économie politique.
-
[91]
J. G. A. POCOCK, Barbarism and religion, Cambridge, Cambridge University Press, 4 vol., 1999-2005; Id, « Historiography and Enlightenment : A view of their history », Modern Intellectual History, 5-1,2008, p. 83-96.
-
[92]
Bien d’autres chantiers d’histoire intellectuelle ont été ouverts, ces dernières années, qui montrent la complexité des liens que les Lumières entretiennent avec la modernité, quelle que soit la définition qu’on donne de celle-ci, et cherchent à interpréter dans leur diversité et leur historicité des « Lumières polysémiques » (Michel PORRET, « Introduction », in M. PORRET (dir.), Sens des Lumières, Chêne-Bourg, Georg, p. 15). L’histoire des sciences, notamment, a rompu avec le grand récit du progrès inexorable de la rationalité scientifique pour mettre en valeur les contradictions et les enjeux contemporains. Voir notamment le panorama proposé par William CLARK, Jan GOLINSKI et Simon SCHAFFER (dir.), The sciences in enlightened Europe, Chicago, The University of Chicago Press, 1999.
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[93]
Michel FOUCAULT, « What is Enlightenment ? » in P. RABINOW (dir.), The Foucault reader, New York, Pantheon Books, 1984, p. 32-50 et Id., Le gouvernement de soi..., op. cit., p. 14-15. Voir aussi le dossier « Foucault et les Lumières », Lumières, 8,2006.
1Longtemps, l’histoire de la Révolution française a servi de récit des origines, pour la France contemporaine bien sûr, mais, plus généralement, pour toute une modernité politique marquée par l’horizon de l’émancipation révolutionnaire. Aujourd’hui que les passions révolutionnaires se sont apparemment apaisées et qu’est remis en question notre rapport au progrès technique, à la sécularisation et au dialogue des civilisations, les Lumières semblent avoir pris le relais et, de fait, retrouvent une actualité à la fois historiographique et politique. Dans le champ savant, les travaux se multiplient, témoignant d’un regain d’intérêt. Dans le débat public, une grande exposition à la Bibliothèque nationale de France présentait il y a peu les Lumières comme un « héritage pour demain », suscitant à la fois plaidoyers enflammés et critiques acerbes [1].
2Soit, mais quelles Lumières ? Sur ce point les historiens sont loin de s’accorder tant la multiplicité des approches et des travaux existants semble décourager tout tableau d’ensemble. À l’heure où les grands récits sont passés de mode, on ne peut qu’être frappé par l’écart entre la profusion des travaux historiographiques, d’une part, offrant un paysage parcellisé et le discours essayiste, d’autre part, qui s’efforce d’actualiser les Lumières au gré des débats du jour. Une telle situation pourrait paraître décourageante. Jonathan Israel n’a pas été découragé. Dans un travail colossal, dont deux volumes sont déjà parus, et dont un troisième, au moins, est annoncé, il propose une relecture générale des Lumières fondée sur la notion de « Lumières radicales », empruntée à Margaret Jacob [2], et sur la réévaluation de l’impact, qu’il juge essentiel, de l’œuvre de Spinoza. La dimension monumentale de l’entreprise, ainsi que sa réception importante et très largement favorable, voire enthousiaste, en font un travail incontournable. À la fois synthèse encyclopédique et essai engagé, le travail de J. Israel marque indubitablement une date dans l’historiographie des Lumières. D’autant que cette œuvre solitaire n’est pas un travail isolé, mais vient couronner et rendre ainsi plus visible un ensemble de travaux qui se donnent comme objectif de repenser la charge subversive des Lumières. Ainsi le succès récent du vocable même de « Lumières radicales » paraît largement le signe d’un changement d’orientation, si ce n’est de paradigme. Alors que depuis vingt ans, l’influence des travaux de Jürgen Habermas avait imposé une lecture néo-kantienne des Lumières, articulée sur le paradigme critique et l’étude de la sphère publique, les travaux sur la philosophie clandestine et les Lumières radicales semblent augurer d’un nouveau cadre interprétatif, mettant en avant le spinozisme à la fois comme matrice des Lumières et ressource pour les sciences sociales contemporaines. Néanmoins, ce label pose au moins autant de questions qu’il n’en résout. Disons-le d’emblée : tout en reconnaissant les apports du travail de J. Israel, j’insisterai ici sur les interrogations que suscitent ses interprétations et j’essayerai de prendre la mesure des limites de son entreprise. Il s’agira moins de discuter point par point les analyses de l’auteur que de réfléchir aux outils utilisés et aux concepts engagés : qu’est-ce que le spinozisme, en quoi les Lumières peuvent-elles être dites radicales, comment articuler histoire de la philosophie et histoire culturelle des productions intellectuelles, l’échelle européenne est-elle pertinente ? Le cœur de la discussion portera sur l’équivalence qu’établit J. Israel entre une catégorie classique de l’histoire de la philosophie, le spinozisme, et une catégorie historiographique, les Lumières radicales. Cela nous conduira à proposer quelques pistes alternatives pour approcher la radicalité des Lumières et leur rapport à la modernité, terme particulièrement piégé mais cher à l’auteur. En ce sens, la discussion que je souhaite engager est essentiellement historiographique : elle invite à s’interroger plus largement sur la façon dont s’écrit aujourd’hui l’histoire de la philosophie des Lumières.
Une relecture des Lumières
3À première vue, les deux volumes publiés semblent défier la présentation synthétique, leurs deux mille pages et leurs milliers de notes parcourant un ensemble touffu d’auteurs et de textes, parfois peu connus. Le premier suit patiemment, sur un siècle (1650-1750), le développement européen d’une pensée radicale inspirée par l’œuvre de Spinoza, ainsi que les réactions qu’elle a suscitées du côté des autorités, mais aussi des auteurs plus modérés. Le point de départ en est l’émergence du radicalisme philosophique dans les Provinces-Unies de la seconde moitié du XVIIe siècle, en particulier autour de ce qu’il est convenu d’appeler le cercle spinoziste : Spinoza, lui-même, qui est sans aucun doute le héros du livre, mais aussi Franciscus Van den Enden, qui fut son professeur de latin, Joannes et Adriaen Koerbagh, deux jeunes auteurs radicaux, ou encore Louis Meyer, un médecin cartésien ami de Spinoza et auteur en 1666 de Philosophia S. Scripturae interpres, dans lequel il proposait d’interpréter la Bible à partir d’une critique philosophique. L’ouvrage s’achève au seuil de l’Encyclopédie, présentée comme l’apothéose du radicalisme spinoziste. Le second volume, qui reprend presque le même cadre chronologique, propose une approche thématique du corpus radical, déclinant les positions des auteurs dans les domaines religieux, politique, social, et enfin en ce qui concerne les rapports entre les civilisations. Il en ressort que les Lumières radicales se définissent par leur hostilité à tout compromis entre la philosophie et la religion, par un matérialisme intransigeant fondé sur la thèse spinoziste de l’unité de la substance, par leur vision purement rationaliste et mathématisée du monde, par des convictions républicaines et démocratiques, et enfin par le refus des inégalités, que celles-ci soient sociales, de race, ou de genre.
4De cet ensemble volumineux et profus, parfois répétitif, émerge très clairement une thèse, fortement assénée : l’influence du spinozisme a été considérable dans toute l’Europe dès la fin du XVIIe siècle, mais, en raison essentiellement de la censure, il s’est souvent exprimé de façon masquée ou clandestine, si bien que les historiens l’ont habituellement sous-évalué, faisant la part belle aux auteurs plus modérés, libéraux, empiristes et déistes, autour desquels a été écrite l’histoire intellectuelle des Lumières. De ce point de vue, l’ambition de J. Israel est clairement affichée : présenter une nouvelle interprétation générale des Lumières, qui fasse la part belle au courant radical, matérialiste et démocratique, et reconnaisse en lui le véritable foyer de la modernité occidentale en lieu et place du réformisme modéré des Lumières voltairiennes, wolfiennes ou lockiennnes. J. Israel ne cache pas non plus son engagement : les Lumières radicales ont toute sa sympathie, elles doivent être à la fois étudiées, réhabilitées, et défendues. Voici l’héritage dont nous devrions nous réclamer [3]. Les Lumières « modérées » en revanche ne lui inspirent qu’un mépris peu dissimulé : loin d’être des forces d’émancipation, elles furent, bien souvent, les alliées de la réaction conservatrice, ou, dans le meilleur des cas, des forces de compromis [4].
5Quel que soit le jugement que l’on porte sur cette thèse, l’intérêt de ces deux volumes ne saurait être mis en doute, ne serait-ce que par la somme de connaissances qu’ils réunissent et rendent disponibles. L’érudition considérable de J. Israel, sa maîtrise de plusieurs langues européennes, sa capacité à relire et à citer un nombre impressionnant d’ouvrages oubliés ont été saluées par de nombreux recenseurs et ne sont pas pour rien dans le succès du livre, qui se présente à tous égards comme une somme encyclopédique. Mais sa force de séduction réside ailleurs : elle est à la fois narrative, historiographique et politique.
6En premier lieu, l’art de J. Israel est de proposer un grand récit, autour de la diffusion du spinozisme, tel que l’historiographie dix-huitiémiste n’en avait plus produit depuis longtemps. Cet aspect du livre ne tient pas seulement à sa capacité d’ordonner un grand nombre de monographies érudites à l’intérieur d’une grande fresque, mais aussi à la dimension proprement narrative du livre, puisque les grands courants des Lumières que distingue l’auteur (le radicalisme spinoziste, mais aussi les Lumières modérées et la réaction conservatrice) s’affrontent, s’allient, puis s’affrontent à nouveau tout au long de la période, dans une sorte de « bataille triangulaire des idées [5] ». Cette dimension narrative, on le verra, découle d’une lecture politique du champ intellectuel. Le prix à payer en est souvent la simplification des généalogies intellectuelles.
7La séduction qu’exerce le livre tient ensuite à trois grands déplacements qu’il fait subir à l’historiographie des Lumières. Déplacement thématique, puisque le radicalisme matérialiste et révolutionnaire occupe ici le premier plan, aux dépens de figures à la fois plus classiques, et plus consensuelles, du panthéon des Lumières, qui ne seraient plus que le fruit d’un compromis avec les autorités, voire d’une réaction à tant d’audaces. Déplacement chronologique ensuite, J. Israel faisant débuter les Lumières dans les années 1660, en amont même de la crise de la conscience européenne chère à Paul Hazard ou des pré-Lumières (Frühaufklärung). Alors que les plus hardis faisaient remonter traditionnellement le basculement intellectuel de l’Europe aux alentours des années 1680, avec les œuvres de John Locke et de Pierre Bayle, la révocation de l’édit de Nantes et la Glorieuse révolution anglaise, J. Israel considère que l’essentiel s’est joué plus tôt, dans les années 1660-1670, lorsque l’œuvre de Spinoza a été mûrie, écrite puis publiée [6]. Mieux, il considère que, sur un plan philosophique, tout était dit au début du XVIIIe siècle, des auteurs comme Voltaire, Hume ou Montesquieu n’ayant apporté que des « ajouts mineurs » aux évolutions intellectuelles de la période précédente. De façon soigneusement provocatrice, il affirme que « dans les années 1740, avant même que Voltaire n’acquière la renommée qui fut la sienne par la suite, l’essentiel était joué » (LR, p. 31). Déplacement géographique, enfin, puisque les Lumières hollandaises jouent ici un rôle à la fois précurseur et prépondérant auquel, reconnaissonsle, l’historiographie des Lumières ne nous avait pas habitués. Excellent spécialiste de l’histoire des Provinces-Unies du Siècle d’or, J. Israel est ici particulièrement à son aise et s’appuie sur le renouvellement des études sur la pensée radicale néerlandaise du XVIIe siècle pour réinscrire Spinoza au sein de cette culture intellectuelle [7]. À l’inverse, le monde britannique, qu’il s’agisse de l’Angleterre de Locke et de Newton ou de l’Écosse de Hume, est largement exclu du paysage, ce qui là aussi constitue une surprise.
8Enfin, l’attrait qu’a exercé le livre est aussi politique, au sens où J. Israel ne se contente pas de mettre en lumière l’omniprésence du spinozisme au XVIIIe siècle, mais plaide ostensiblement pour l’héritage des Lumières radicales. À l’heure où la référence à Spinoza, dans le champ des sciences sociales et de la philosophie politique, est devenue un phénomène important qui prend des allures d’un retour massif de la théorie critique à Spinoza [8], une telle démonstration est évidemment précieuse pour ceux qui cherchent à doter la pensée critique contemporaine d’une généalogie intellectuelle. Il n’est pas anodin que le premier volume ait été traduit rapidement en français – ce qui, dans le contexte actuel, tient du tour de force – par les éditions Amsterdam, qui se situent au cœur de cette mouvance et dont le nom même, ainsi qu’une partie du catalogue, montre à quel point elles se revendiquent de l’héritage hollandais du Siècle d’or et entendent faire fructifier un courant intellectuel néo-spinoziste.
9On fera cependant l’hypothèse d’un certain malentendu. Alors que les néo-spinozistes doivent beaucoup à la lecture de Spinoza par Gilles Deleuze, qui y voit une philosophie des affects, une cinétique des corps et des désirs, une éthologie des comportements humains sur un plan de totale immanence, puis par Antonio Negri qui fait de Spinoza le prophète de la puissance politique des multitudes contre les théories contractualistes de la souveraineté du peuple, J. Israel, au contraire, présente le spinozisme avant tout comme une radicalisation du rationalisme cartésien, débarrassé du dualisme et étendu au domaine politique [9]. Si bien que là où les premiers font du « retour à Spinoza » un point d’appui pour penser les luttes contemporaines, parfaitement compatible avec d’autres références issues de la philosophie postmoderne, pour J. Israel, en revanche, les Lumières radicales sont les seules qui permettent de défendre les valeurs de la modernité occidentale, sécularisée et démocratique, contre les nombreuses attaques dont elles font l’objet : le retour du religieux, la critique de l’héritage rationaliste, mais aussi les remises en cause postmodernes ou postcoloniales des Lumières, contre lesquelles il a explicitement construit son livre. Loin de voir dans le spinozisme une pensée « antimoderne » (A. Negri) et un « antihumanisme théorique » (Yves Citton et Frédéric Lordon) [10], il y voit plutôt la source d’une modernité humaniste.
10La spécificité de la réception française du travail de J. Israel ne tient pas seulement à cette rencontre militante avec les néo-spinozistes. Alors qu’en Angleterre, aux Pays-Bas, en Italie, aux États-Unis, le livre a été intensément commenté par les historiens des Lumières, en France, ce sont surtout des historiens de la philosophie qui l’ont discuté [11]. À l’inverse, le livre a été peu commenté par les historiens. On y verra sans doute une marque de méfiance envers l’histoire des idées, caractéristique de l’historiographie française. Une telle situation pourtant est intenable et il est souhaitable que le débat soit établi, y compris sur la façon de réintégrer l’histoire intellectuelle au sein de l’histoire des Lumières. Avant d’y venir, il faut d’abord voir quel type d’histoire intellectuelle J. Israel entend pratiquer.
Quelle histoire intellectuelle ?
11On pouvait s’attendre à ce que la fresque du spinozisme dans l’Europe des Lumières, brossée par un historien rompu aux méthodes de l’histoire sociale et économique, éminent spécialiste des diasporas juives et des réseaux marchands dans l’Europe moderne, soit l’occasion d’un dialogue entre histoire intellectuelle et approches socioculturelles [12]. Les premiers chapitres consacrés au contexte social et politique attisent cet espoir [13] qui est pourtant vite déçu tant est manifeste la volonté de l’auteur de se situer dans le cadre assez strict de l’histoire des idées à la façon de P. Hazard ou de Peter Gay, qui sont d’ailleurs deux modèles revendiqués : l’un pour l’attention portée au tournant du siècle et à la crise de la conscience européenne, l’autre pour l’ambition d’offrir une interprétation globale des Lumières [14]. Les parcours des auteurs sont souvent détaillés, les controverses, même mineures, sont relatées avec un luxe de détails, les stratégies et conditions de publication sont quelquefois évoquées. En particulier, les chapitres concernant la publication progressive de l’œuvre de Spinoza sont bien documentés et plusieurs commentaires de romans spinozistes offrent une ouverture précieuse, mais rare, en dehors du corpus proprement philosophique (LR, p. 657-665). Néanmoins, l’argumentation se situe exclusivement sur le plan des textes et de leur interprétation : quelle est la pensée de tel ou tel auteur, qu’a-t-il voulu vraiment dire, de quel auteur a-t-il subi le plus l’influence, dans quel courant se situe-t-il ? La réception des œuvres et leurs appropriations sont largement ignorées, sans parler des pratiques sociales et culturelles qui ont fait l’objet de si nombreux travaux ces dernières décennies. Ainsi la franc-maçonnerie elle-même est balayée d’un revers de main. Alors que certaines loges maçonniques ou cénacles libertins jouaient un rôle essentiel dans la genèse des Lumières radicales décrite par M. Jacob, permettant la circulation des idées anglaises dans les Provinces-Unies et servant de creuset où venaient se fondre différents héritages, elle est ici volontairement exclue du paysage, à coup de formules péremptoires : « si nous souhaitons atteindre le cœur des Lumières comme un phénomène d’une importance décisive pour l’histoire du monde, il est préférable de parler le moins possible de la franc-maçonnerie » (the less said about Freemasonry the better) (EC, p. 865). L’ensemble se présente ainsi sous une facture extrêmement classique, voire un peu désuète, où les auteurs et leurs ouvrages sont passés en revue les uns après les autres, afin d’évaluer leur degré d’adhésion au spinozisme. Enlightenment contested va particulièrement loin sur cette ligne. D’une part, la construction thématique du livre lui donne l’allure d’un immense collage de commentaires de textes. D’autre part, une introduction virulente revendique explicitement le rôle moteur des idées dans les transformations sociales et politiques et invite, à son exemple, à refonder les études historiques autour d’une nouvelle histoire intellectuelle qui a tout l’air d’une vieille histoire des idées. Pour ce faire, J. Israel présente une lecture assez personnelle des débats des dernières décennies, présentés comme opposant trois courants ayant succédé à l’ancienne histoire des idées discréditée : l’école de Cambridge autour des propositions de Quentin Skinner, l’histoire des concepts animée par Reinhart Koselleck, et l’histoire des mentalités ou « diffusionniste » représentée ici par Robert Darnton et Roger Chartier. C’est sur cette dernière, présentée de façon parfaitement caricaturale, qu’il concentre ses attaques, lui reprochant une approche structuraliste et matérialiste, négligeant le rôle des idées au profit de transformations sociales ou culturelles si vagues qu’elles seraient indémontrables (EC, p. 15-26) [15]. En réaction, J. Israel propose de pratiquer une histoire intellectuelle qui remettrait au cœur de l’explication historique la cohérence des systèmes philosophiques et le rôle des idées. L’enjeu historiographique est très clairement affiché : il s’agit de revenir à une explication de la Révolution française par ses origines intellectuelles, c’est-à-dire par l’ébranlement idéologique qu’ont représenté le radicalisme spinoziste et ses avatars. « Socialement et institutionnellement, la société d’Ancien Régime n’a pas énormément changé entre 1650 et 1789. Ce qui a changé spectaculairement et fondamentalement était précisément le contexte intellectuel; et c’est donc ce qu’il faut expliquer en priorité » (EC, p. 5).
12On pourrait évidemment renverser l’assertion, devant ce paradoxe d’une histoire idéaliste du matérialisme, mais mon objectif n’est pas ici de rejouer les vieux débats opposant histoire sociale et histoire intellectuelle. Ce qui paraît plus frappant, sur le plan méthodologique, c’est que J. Israel s’arrête là, à cette affirmation d’un changement intellectuel dont il s’agit de retracer l’histoire, sous la forme de la progression contrariée mais inexorable d’un radicalisme cohérent et combatif, structuré par le spinozisme. Il semble ignorer tout un autre courant de l’histoire intellectuelle, qui a insisté sur les limites du geste interprétatif, sur les fauxsemblants de la cohérence, sur la dimension profondément instable des significations textuelles. Cette approche, nourrie par l’œuvre de Michel Foucault ou par les mises en garde de Jacques Derrida, puis défendue par des auteurs comme Dominick LaCapra, aurait pu, pourtant, le mettre en garde contre le maniement de catégories homogènes et cohérentes comme « spinozisme », « Lumières radicales », ou « modernité », là où il importe d’être sensible aux glissements des significations, à l’ambiguïté des textes, à la performativité des prises de parole philosophique, et aux opérations interprétatives qui sont celles des historiens [16]. Même en restant dans le cadre d’une histoire intellectuelle plus classique des Lumières, on peut rappeler la mise en garde de Franco Venturi contre l’impasse idéaliste d’une histoire des idées attachée à reconstituer la cohérence de systèmes philosophiques, en contradiction complète avec la dimension justement non systématique de la pensée des Lumières [17].
13Ce double refus – celui, explicite, des apports de l’histoire sociale de la culture, et celui, implicite, d’une histoire intellectuelle qui ne soit pas seulement une histoire des idées – affaiblit la démonstration. J. Israel, en effet, entrelace en permanence deux motifs. Le premier correspond à une thèse historique, selon laquelle le courant radical, spinoziste, des Lumières a été le plus influent au XVIIIe siècle [18]. Mais la défense de cette thèse impliquerait d’être beaucoup plus attentif à la circulation et à l’appropriation des œuvres qu’il évoque, sans même parler de traquer l’apparition de motifs spinozistes dans les discours irréligieux ordinaires. Or J. Israel étudie parfois longuement des ouvrages qui n’ont jamais été publiés sous l’Ancien Régime et qui parfois n’ont même pas circulé en manuscrit [19]. Exhumer quelques textes comportant une critique radicale de la religion démontre certes qu’il existait dès la fin du XVIIe siècle un courant de pensée radicalement hostile à la religion révélée, mais qui en doutait sérieusement ? En revanche, si ces textes sont restés inconnus jusqu’aux recherches érudites de ces dernières années, peut-on sérieusement soutenir qu’ils furent plus importants que les œuvres de Leibniz, de Voltaire, de Locke, de Hume, ou de Montesquieu, et qu’ils ont puissamment contribué à préparer la Révolution française ?
14La seconde thèse, plus philosophique, évite ce reproche en postulant que l’importance du courant radical des Lumières tient à ce qu’il annonce les développements de la modernité. Il s’agit ici d’une perspective téléologique, qui peut se satisfaire d’une lecture/interprétation de ces textes, et de l’actualisation de leurs enjeux, mais qui se heurte à deux difficultés : l’argument de la cohérence, qui fait du radicalisme un « package d’idées et de valeurs » indissociables, ce qui laisse peu de prise à la diversité des appropriations du spinozisme [20]; une définition restrictive de la modernité comme affranchissement complet du religieux, approche rationaliste du monde et de la société, et égalitarisme.
15C’est évidemment l’articulation des deux thèses, parfois distinguées mais souvent confondues, qui fait l’intérêt du livre et aussi toute sa fragilité. Il faut donc, pour entrer maintenant dans le cœur de la discussion, s’interroger sur les points essentiels de cette architecture : la place du spinozisme au sein des Lumières et la définition de ce qu’est une parole philosophique radicale.
Spinoza et les Lumières radicales
16L’argument de J. Israel est moins neuf que lui-même ne l’affirme. Il est en effet un peu audacieux de prétendre que l’influence de Spinoza a été entièrement sous-estimée. En réalité, de nombreux travaux ont été consacrés au développement du spinozisme dans les Provinces-Unies, de même qu’à ses répercussions en Europe, à commencer par le grand livre de Paul Vernière sur la réception de Spinoza en France avant la Révolution [21]. Il est vrai que celui-ci, à la différence de J. Israel, interprétait cette réception sur le modèle du malentendu fécond, considérant que la présence importante des références à Spinoza relevait de lectures partielles et faussées. Mais il reste que le travail de P. Vernière a été fondamental dans le repérage précis et patient de la place occupée par Spinoza dans les débats intellectuels des Lumières et dans l’identification des principaux intermédiaires qui en ont assuré le succès. Quant à l’idée d’une révolution intellectuelle produite par Spinoza dans le domaine de l’incroyance religieuse, elle n’est pas nouvelle et a été défendue notamment par Silvia Berti qui considère que l’auteur de L’Éthique a introduit une césure dans l’histoire de l’irréligion en fournissant les instruments intellectuels d’un athéisme rigoureux, distinct des formes diverses de scepticisme [22]. Le terme même de Lumières radicales est emprunté à M. Jacob, qui avait déjà plaidé pour la redécouverte de ces courants de pensée, en insistant surtout, pour sa part, sur la conjoncture anglo-hollandaise des années 1690-1720, sur les conséquences de la révolution scientifique et du néo-républicanisme anglais, sur le panthéisme de John Toland et sur les milieux maçonniques de La Haye. Plus généralement, la bibliographie pléthorique sur laquelle s’appuie J. Israel témoigne assez éloquemment des travaux qui l’ont précédé. Reconnaissons-lui néanmoins le mérite d’avoir proposé une thèse forte : celle d’une hégémonie intellectuelle du spinozisme au sein des Lumières radicales. C’est celle-ci qu’il convient de discuter, à la fois dans sa méthode et dans ses conclusions.
17Prenant les auteurs et les textes les uns après les autres, J. Israel montre ce qu’ils doivent à Spinoza, au prix de lectures qui tirent systématiquement les textes dans le sens de la lecture la plus spinoziste. Bien souvent, J. Israel traque la référence spinoziste avec autant de zèle que les censeurs de l’époque, n’hésitant pas à « lire entre les lignes », selon la méthode de Leo Strauss, pour convaincre de spinozisme des auteurs qui prétendent réfuter Spinoza ou qui même ne l’ont jamais lu. Ainsi, le périmètre des Lumières radicales est singulièrement élargi, au point d’y inclure des auteurs dont la radicalité est problématique. La « lecture entre les lignes », proposée par L. Strauss pour décrypter la pensée d’auteurs écrivant sous la persécution, permet certes d’être attentif aux conditions historiques et aux techniques rhétoriques de production des textes philosophiques, mais elle implique d’être maniée avec beaucoup de précautions, sous peine de virer facilement à la surinterprétation ou à la surévaluation des pensées hétérodoxes [23]. Or, la méthode de J. Israel consiste souvent à évacuer les débats interprétatifs et à trancher en faveur de certaines lectures, vidant ainsi les œuvres de leur part d’ambiguïté. Prenons le cas de Bayle, que J. Israel présente comme la deuxième grande figure des Lumières radicales, après Spinoza et avant Diderot. Certes, l’interprétation proposée autrefois par Élisabeth Labrousse d’un Bayle fidéiste et modéré a été remise en cause par des lectures plus radicales de sa pensée, mais il est un peu rapide d’en faire un disciple convaincu de Spinoza alors qu’il a représenté pour une partie du siècle le critique le plus authentique du matérialisme spinoziste. Même Gianluca Mori, qui défend l’idée d’un Bayle fortement influencé par Spinoza, admet que « le monisme de L’Éthique demeure pour Bayle tout à fait absurde et irrecevable [24] » alors qu’il s’agit pour J. Israel de la pierre de touche de la radicalité spinoziste. Si certains textes plaident pour le rapprochement entre la pensée de Bayle et celle du philosophe d’Amsterdam, l’essentiel réside dans le fait que l’œuvre de Bayle, véritable polyphonie philosophique, reste largement indécidable et continue à alimenter débats et discussions parmi les meilleurs spécialistes. Réduire cette ambiguïté, consubstantielle à la manière même d’écrire qui est celle de Bayle et à sa pratique absolument non systématique de la philosophie, pour en faire la deuxième grande figure du radicalisme philosophique ne permet pas de comprendre que Bayle ait été tant vanté par la plupart des auteurs « modérés », Voltaire au premier plan. Pour prendre un exemple plus frappant encore, J. Israel présente Vico comme un représentant des Lumières spinozistes en Italie. Il s’appuie pour cela sur un courant très minoritaire des études sur Vico, qui met en avant le fait que celui-ci propose une lecture sécularisée de l’histoire humaine. Mais il néglige superbement le fait que Vico soit, sur la plupart des critères qui définissent la pensée radicale pour J. Israel, qu’il s’agisse du monisme philosophique, du républicanisme, de la critique de l’absolutisme, en opposition totale avec Spinoza. Quant à l’insistance de Vico sur l’importance de la providence, il faut la prendre, nous dit J. Israel, pour une simple précaution oratoire. On peut douter toutefois qu’il soit plus pertinent de faire de Vico un spinoziste qu’un antimoderne. La force de l’œuvre de Vico et son intérêt historique sont sans doute, justement, d’échapper à ce type de catégories et d’en montrer les limites [25].
18La traque du spinozisme est encore plus frappante lorsque J. Israel aborde ce que l’on peut appeler le cœur des Lumières radicales : la littérature philosophique hétérodoxe circulant sous forme manuscrite ou clandestine, à la fin du XVIIe et au début du XVIIIe siècle. L’intérêt pour ces auteurs et pour ces textes est ancien, et remonte, en France, au moins à Gustave Lanson, puis à Ira Wade [26]. Mais c’est surtout depuis les années 1980 que les travaux se sont multipliés, en France, en Italie, en Allemagne ou encore en Espagne, au point de constituer un secteur dynamique de la recherche, multipliant les éditions critiques, les colloques, les ouvrages collectifs, et disposant même d’une revue. Un nombre impressionnant d’auteurs ont été exhumés, leurs manuscrits traqués, leurs sources examinées [27]. Il est désormais bien établi que les années 1660-1750 ont été l’âge d’or du manuscrit philosophique clandestin, devenu une véritable arme de la communication philosophique. De tous ces travaux érudits, J. Israel fait son miel, proposant une vision d’ensemble de recherches très spécialisées, parfois un peu enfermées dans les querelles d’attribution et l’identification patiente des sources. Pour ce faire, il possède une clé de lecture qui ouvre toutes les portes : Spinoza. Elle lui permet de sortir ces travaux du cercle des spécialistes pour les fondre dans un récit où l’influence de la révolution spinozienne se fait sentir à chaque page. Mais là où la plupart des recherches ont mis en valeur la complexité de cette littérature, nourrie de références multiples et parfois difficilement compatibles sur un plan strictement philosophique, J. Israel veut n’y voir que le bel ordonnancement du spinozisme en marche : « l’impulsion fondamentale, le noyau central des idées radicales, trouva sa source dans le milieu radical hollandais, le monde de Spinoza et du spinozisme », les autres sources ne jouant un rôle « qu’à la marge » (LR, p. 768).
19L’enjeu est essentiel : c’est celui du pluralisme philosophique des Lumières radicales. Une des grandes leçons des travaux produits ces dernières années tient d’abord à l’éclectisme théorique de cette philosophie clandestine. La pensée hétérodoxe des pré-Lumières, loin de se réduire à une dérivation du spinozisme, est nourrie d’une grande diversité des sources, où se rencontrent et se conjuguent à la fois la pensée de Hobbes, la tradition sceptique, radicalisée parfois en direction de l’incroyance [28], différents courants du protestantisme, comme le socinianisme, mais aussi l’œuvre des libertins comme Giulio Cesare Vanini, François La Mothe Le Vayer, Gabriel Naudé, dont l’importance et l’impact ont été largement réévalués, et enfin Spinoza. Ainsi, si Toland, grande figure du déisme anglais, doit tout, pour J. Israel, à la lecture de Spinoza, d’autres historiens de la philosophie considèrent, au contraire, que son matérialisme, qui va irriguer profondément le XVIIIe siècle, doit autant à la réfutation de Spinoza, au contact de Leibniz ou des nouvelles sciences de la nature, qu’à Spinoza lui-même [29]. De même, les conceptions matérialistes de l’homme, refusant l’idée d’une âme immortelle, dérivent souvent en Angleterre de débats théologiques au sein même du protestantisme, et sans aucun lien avec le spinozisme, mais plutôt tributaires des innovations de la pensée médicale [30]. En Allemagne, l’influence de l’œuvre de Spinoza sur les auteurs du Frühaufklärung est indéniable, mais elle est sans doute moins vive que celle de courants issus de la Réforme, en particulier tous les courants antitrinitaires [31]. Même en Hollande, les auteurs radicaux de la fin du XVIIe siècle sont loin de présenter un profil homogène. J. Israel montre bien, dans un chapitre intéressant et original, l’intense circulation de thèmes et d’énoncés issus de l’œuvre de Spinoza dans des ouvrages comme le Philopater, un roman de formation publié en 1691 et 1697, ou dans certains textes polémiques (LR, p. 341-374). Mais pourquoi qualifier systématiquement leurs auteurs de « spinozistes », ce qui suppose soit la cohérence d’une filiation intellectuelle, soit l’appartenance revendiquée à une école, alors qu’il s’agit de textes hybrides, dont la valeur et l’intérêt tiennent justement à ce métissage intellectuel, forgé souvent dans l’urgence de la polémique ? Prendre en considération la façon dont des manuscrits clandestins font jouer des pensées originales qui ne rentrent pas forcément dans les grandes catégories de l’histoire de la philosophie et travaillent parfois au cœur même de traditions religieuses permettrait de rendre justice à l’inventivité de la pensée hétérodoxe.
20Le cas sans doute le plus frappant est le fameux Traité des trois imposteurs, aussi connu sous le nom de L’Esprit de Spinoza, et qui fut le manuscrit clandestin le plus diffusé en Europe dans la première moitié du XVIIIe siècle. Son histoire est particulièrement complexe et reste pleine de mystères malgré les travaux récents qui ont permis d’en établir les grandes lignes [32]. Une première version du texte fut sans doute rédigée à la fin des années 1670, vraisemblablement par Jean-Maximilien Lucas, l’auteur d’une importante Vie de Spinoza, et associait déjà, autour de citations spinozistes, une diversité de références libertines ou hobbesiennes. Le texte a été ensuite remanié au début des années 1710 par plusieurs auteurs, Charles Levier, Jean Aymon et Jean Rousset de Missy, issus de la communauté huguenote de La Haye et membres d’une confrérie libertine, les Chevaliers de la jubilation, liée aux milieux de la libraire et dans laquelle il est possible de voir une proto-maçonnerie [33]. C’est alors qu’il connut un grand succès, puis fut encore modifié pour une édition publiée en 1719, mais dont la diffusion resta marginale. L’essentiel est que ce manuscrit a joué un rôle important dans la diffusion de thèmes spinozistes, et plus encore dans l’identification de Spinoza à la critique radicale de la religion, mais qu’il est en réalité un texte tissé de motifs venus de traditions hétérodoxes différentes. À côté de développements inspirés de L’Éthique et du Traité théologico-politique, on y trouve de nombreux thèmes hobbesiens, notamment l’explication des religions par la crainte, ou libertins, comme la thèse de l’imposture politique des religions. Le Traité des trois imposteurs n’est donc nullement une synthèse cohérente de la pensée de Spinoza mais bien un collage de raisonnements et de citations issues de traditions philosophiques différentes, où la persistance des thématiques libertines est évidente, et où les extraits de Spinoza côtoient ceux de Charron, Vanini, Naudé, La Mothe Le Vayer et Hobbes [34]. Or, tout en reconnaissant cette diversité des sources et le fait que, passés les premiers chapitres, le texte « ne s’appuie plus directement sur Spinoza », J. Israel en conclut à une orientation essentiellement spinoziste du manuscrit et y voit une illustration de cette « réalité historique fondamentale » qu’est, à ses yeux, la matrice spinoziste des Lumières radicales (LR, p. 768-774). Mais une telle interprétation réductrice du Traité, contestée par de nombreux spécialistes, ne s’appuie sur aucune analyse précise du texte et, vu l’importance de l’enjeu, on ne peut qu’être surpris par la désinvolture avec laquelle l’auteur conclut à cette cohérence spinoziste.
21L’analyse du milieu dans lequel le texte a été produit ne plaide pas davantage pour une telle lecture. Les auteurs ayant participé à l’élaboration de la version définitive ne sont pas des disciples de Spinoza, mais des polygraphes qui cumulent les traditions de la libre-pensée. Aymon reste mal connu : c’était un aventurier des milieux littéraires à la réputation douteuse, vivant entre bohème et espionnage, discrédité par un vol de manuscrits anciens à la Bibliothèque royale. Rousset de Missy était un journaliste proche de Prosper Marchand. Il a traduit Collins et Locke, et son rôle plaide donc plutôt pour une lecture qui insiste sur les influences du déisme anglais et sur l’impact de la proto-maçonnerie hollandaise [35].
22En réalité, c’est toute l’approche des manuscrits philosophiques clandestins qui est marquée par une circularité du raisonnement : parce qu’il a identifié les Lumières radicales à l’influence de Spinoza, J. Israel n’envisage sérieusement que les textes qui rentrent dans cette catégorie et considère les autres comme marginaux. Ainsi, lorsqu’il insiste sur le fait que le Traité des trois imposteurs a été, de loin, le plus diffusé des manuscrits clandestins, il remarque qu’un autre manuscrit faisait jeu égal et avait la même aire géographique de diffusion : le Colloquium heptaplomeres de Bodin, mais il écarte celui-ci de l’étude sous prétexte que, rédigé un siècle plus tôt, il comportait des marques de croyance dans le diable et les sorcières « qui ne pouvaient manquer de paraître archaïques et absurdes aux esprits forts de 1700 » (LR, p. 769). Mais dans ce cas, comment expliquer son succès ? En bonne logique, il faudrait soit conclure que la cohérence doctrinale n’était pas le fort des milieux radicaux, soit que la diffusion des manuscrits n’est pas un bon indicateur de leur importance et de leur influence intellectuelle [36]. C’est alors une histoire sociale et culturelle des collections de manuscrits qui est attendue, mais que J. Israel ne fait qu’esquisser (LR, p. 166-169).
23Or, parmi ceux qui ont vraisemblablement joué un rôle important dans la première diffusion du Traité, on trouve à La Haye Peter Friedrich Arpe, un librepenseur allemand formé dans les milieux bibliophiles de Copenhague, et lié, semble-t-il, au baron Hohendorf, grand collectionneur de manuscrits clandestins pour son propre compte et pour celui du prince Eugène dont il était le représentant diplomatique à La Haye. Or Arpe, là encore, n’était nullement un auteur spinoziste : sa pensée était surtout marquée par le naturalisme de la Renaissance, celui de Bruno notamment, et par la tradition libertine. Son œuvre la plus connue, publiée dans les mêmes années 1712-1713, est une Apologie pour Vanini [37].
24Il est réducteur de ne voir dans la diffusion de ces textes qu’un engagement intellectuel impérieux au service du radicalisme philosophique. Bien des mystères entourent encore la rédaction de ces textes et la motivation exacte de leurs auteurs. On peut évoquer ainsi le cas du De impostoribus religionum, un des traités athées qui a le plus circulé en Allemagne, où il était confondu avec le Traité des trois imposteurs, mais qui était en réalité complètement différent. Le texte avait été rédigé à Hambourg par Johann Joachim Müller au départ comme un canular destiné à son ami Johann Freidrich Mayer, un pasteur orthodoxe obnubilé par la lutte contre l’athéisme. Le livre fut finalement pris très au sérieux par certains de ses lecteurs, l’athéisme badin et expérimental de Müller devenant ainsi un vecteur de diffusion de la libre-pensée [38]. Plus généralement, il ne faut pas surestimer la cohérence doctrinale et l’engagement idéologique des Lumières radicales, là où les textes qui nous restent doivent parfois être interprétés à plusieurs niveaux en laissant une place au jeu, à l’ironie, à la provocation, au goût du scandale [39].
25On peut donc douter que les Lumières radicales soient aussi spinozistes que l’affirme J. Israel et que l’œuvre du philosophe d’Amsterdam soit la source unique, ou même principale, de la contestation religieuse, sociale et politique la plus virulente. Mais la catégorie elle-même de spinozisme paraît problématique. Bien sûr, c’est le genre de notion que l’histoire de la philosophie est habituée à manier. Mais peut-on vraiment en faire une catégorie historiographique, et à quel prix ? En effet, pour beaucoup d’auteurs du XVIIIe siècle, le terme recouvre un ensemble de notions issues de traditions hétérodoxes diverses. Si le Traité des trois imposteurs, ce manteau d’Arlequin de la libre-pensée, peut circuler sous le titre L’Esprit de Spinoza, on ne peut échapper à la question, qui hante les deux volumes, mais n’est jamais formulée : de quoi Spinoza est-il le nom ?
Qu’est-ce que le spinozisme ?
26Pour démontrer l’importance du spinozisme comme matrice des Lumières radicales, J. Israel commence par définir la doctrine de Spinoza, à partir d’une analyse de son œuvre et de celle de ces disciples, pour ensuite montrer tout ce qui dans les œuvres de différents auteurs du XVIIIe siècle lui correspond. Tout à son souci de réduire la pensée spinoziste à un système de notions solidaires, constituant une rupture radicale dans le ciel serein de la philosophie et donc un programme intellectuel pour tous les radicaux, J. Israel ne semble pas réaliser que l’opération même qui consiste à dire ce qu’est la doctrine de Spinoza n’est pas du tout une opération historiographique neutre, qui tiendrait de la description objective, mais bien une décision interprétative, comme celle que n’ont cessé de faire, dès le XVIIe siècle, ses disciples ou ses adversaires.
27La difficulté s’aggrave du fait que ce que J. Israel décrit comme « le spinozisme », ou encore le « package » radical, correspond plutôt à la philosophie radicale hollandaise du XVIIe siècle dans son ensemble, et certains de ses traits sont surtout marqués chez d’autres auteurs. Ainsi, la critique de l’histoire sainte, certes présente chez Spinoza, est davantage encore l’œuvre de Meyer. Le souci pédagogique et démocratique est bien plus celui des frères Koerbagh, qui le payèrent de leur vie. L’activisme révolutionnaire et républicain n’est guère le fort de Spinoza qui est plutôt méfiant à l’égard des mouvements révolutionnaires. C’est Van den Enden qui sert ici d’argument pour montrer que le radicalisme philosophique est nécessairement aussi politique [40]. Ce sont encore les écrits de Van den Enden hostiles à l’entreprise coloniale néerlandaise dans le nord du Brésil qui deviennent, sans être vraiment contextualisés, « the standpoint of the radical Enlightenment » sur la question de l’esclavage et de la supériorité européenne, au nom du « fondement typiquement spinoziste de la théorie de l’égalité » (EC, p. 608). Au point que l’on peut se demander, avec Pierre-François Moreau, si l’on n’a pas affaire ici à un « spinozisme sans Spinoza [41] ».
28Il serait légitime, et sans doute stimulant, de construire la catégorie de spinozisme au-delà de l’œuvre propre de Spinoza, comme une sorte de production collective, qui devrait autant aux disciples, aux amis, et aux premiers éditeurs de l’œuvre, qu’au maître lui-même [42]. Encore faudrait-il le faire explicitement et étudier précisément les dynamiques de cette production intellectuelle, discursive et éditoriale, dans les cercles immédiats de reconnaissance où s’élabore et se fixe une première interprétation de la « philosophie de Spinoza ». Or c’est justement ce que J. Israel ne fait pas, puisqu’il se contente de consacrer un chapitre monographique à quelques figures prééminentes de ce cercle, celles dont les œuvres personnelles ont marqué l’histoire intellectuelle des Provinces-Unies. À l’inverse, cette définition large du spinozisme a surtout pour conséquence de gommer la spécificité philosophique de l’œuvre de Spinoza pour la réduire au refus du dualisme cartésien, au désenchantement du monde et à une diversité d’aspirations égalitaires.
29Pourquoi alors faire à ce point de Spinoza le deus ex machina des Lumières radicales, alors que d’autres auteurs ont insisté sur la diversité de la pensée radicale hollandaise du XVIIe siècle [43] ? Sans doute parce que cette figure canonique de l’histoire de la philosophie offre à J. Israel une aubaine narrative sous la forme du « enfin Spinoza vint » qui vient contrebalancer la profusion d’auteurs moins connus. Mais, plus profondément, parce que la présence même du nom de Spinoza tout au long du XVIIIe siècle, comme figure de l’athéisme, permet d’accréditer l’importance de la révolution théorique produite en Hollande. Le nom du philosophe d’Amsterdam permet d’identifier la radicalité philosophique du XVIIIe siècle et celle des Provinces-Unies des années 1660.
30La difficulté ici est que la démonstration repose implicitement sur une permanence du spinozisme, dont le nom de Spinoza serait le garant, alors que sa pensée a fait l’objet d’un grand nombre d’interprétations divergentes, et ce dès le XVIIIe siècle. Entre l’athée dogmatique des auteurs clandestins du début du siècle, le théoricien du fatalisme cher à Diderot et le Spinoza panthéiste, voire mystique, redécouvert en Allemagne à la fin du siècle, et qui nourrira le romantisme européen [44], la référence à Spinoza peut recouvrir des réalités philosophiques bien différentes. Comme l’écrit Pierre Macherey, « depuis le moment où l’ensemble de son texte est devenu public, l’année qui a suivi la mort de son ‘auteur’, la philosophie de Spinoza n’a cessé d’être, toujours au présent, un objet de fascination et de rumination, en ce sens que chaque siècle de la culture européenne moderne l’a en quelque sorte réinventée, pour se modeler lui-même d’après l’image qu’il en élaborait. [...] Ainsi c’est comme si, sans interruption depuis trois siècles, Spinoza avait accompagné, à chacun de ses tournants, l’histoire de la pensée et aussi celle de la société, en s’incarnant dans les figures les plus contrastées, et par là même exemplaires [45]. » Mais alors de quoi parle-t-on lorsque l’on évoque le spinozisme au XVIIIe siècle : de l’influence persistance des textes de Spinoza, de l’ensemble des idées attachées au nom de Spinoza par ceux qui se réclament de lui, y compris lorsqu’ils commettent ce que les spécialistes nommeraient des contresens, ou encore des connotations attachées à son nom et de leur efficacité dans les combats intellectuels ? Parce qu’il s’attache rarement à distinguer ces différents niveaux, J. Israel affaiblit sa démonstration, notamment lorsqu’il cite – très fréquemment – les tenants de l’orthodoxie religieuse pour démontrer l’influence de Spinoza. Qu’un théologien allemand dénonce en Spinoza le « chef des athées modernes » (LR, p. 344) doit-il être pris pour une preuve de l’influence effective de son œuvre ? Si « la doctrine de Spinoza » est le nom général de l’athéisme, pour les controversistes chrétiens, ou même pour les tenants des Lumières dites modérées, il est difficile de prendre leurs lamentations sur l’influence tenace de la secte spinoziste comme un indice probant de son hégémonie théorique chez les penseurs hétérodoxes. C’est pourtant un des procédés rhétoriques favoris de l’auteur [46].
31Si J. Israel cite volontiers à l’appui de sa thèse les adversaires des Lumières radicales, c’est qu’il adopte, dit-il, une approche « controversialiste » de l’histoire. Une telle déclaration d’intention est alléchante, tant l’analyse des controverses intellectuelles s’est imposée depuis une quinzaine d’années comme une des méthodes les plus susceptibles de renouveler les pratiques de l’histoire intellectuelle, grâce notamment aux travaux pionniers issus de l’histoire et de l’anthropologie des sciences. De nombreux travaux ont montré qu’une analyse précise et contextualisée des controverses, attentive aux stratégies littéraires et rhétoriques, aux conditions sociopolitiques, aux arènes dans lesquelles se développent les querelles philosophiques, permet de renouveler largement les méthodes de l’histoire intellectuelle en conjuguant l’approche internaliste – les enjeux proprement théoriques ou scientifiques – et l’approche externaliste – les conditions de développement ou de résolution de la controverse [47]. Mais la façon dont J. Israel procède est bien différente de telles prémisses. Les controverses qu’il étudie ne produisent rien sur le plan intellectuel, elles ne font que mettre au grand jour, en les révélant, des positions déjà constituées. Elles opposent des courants définis une fois pour toute et presque inchangés pendant toute la période. Il y a des radicaux – spinozistes – et des modérés (dont les influences sont plus variées puisqu’ils peuvent être newtoniens, leibnitzo-wolfiens, lockiens ou cartésiens) qui s’opposent, s’allient ou se déchirent, et dont on peut mesurer l’influence respective. Mais les controverses elles-mêmes semblent impuissantes à reconfigurer les courants intellectuels, elles ne modifient que les rapports de force entre deux camps, d’où la multiplication des métaphores politiques, voire militaires, opposant des blocs homogènes, hostiles et « irréconciliables [48] ».
32Il y aurait pourtant une autre démarche possible qui consisterait non pas à repérer des éléments de la pensée de Spinoza dans les controverses, mais à étudier la façon dont ces controverses produisent le spinozisme, l’inventent, le reconfigurent, et pour les besoins de quelle cause [49]. Il est en effet très frappant de constater que la diffusion des propositions spinozistes s’est largement effectuée par le biais de réfutations, qui, parfois sincèrement et parfois par de manière plus ambiguë, citaient l’auteur du Traité théologico-politique et de L’Éthique pour mieux établir ce qui leur paraissait inacceptable ou scandaleux dans son œuvre [50]. Même les auteurs favorables à certains aspects de la pensée de Spinoza avaient avec elle un rapport qui n’était pas de révérence, mais, au mieux, d’invention critique, si bien que la référence à Spinoza circulait nécessairement sur le mode de la controverse, ou plus exactement de la réfutation [51]. La question, par exemple, serait moins de savoir à quel point Bayle était authentiquement spinoziste, au sens où il adhérait sincèrement à tel ou tel principe de sa philosophie, mais plutôt comment l’article qu’il a consacré à Spinoza dans son Dictionnaire historique a profondément défini ce qu’était le spinozisme pour tout le XVIIIe siècle. Une telle approche permettrait alors de s’interroger sur cette grande spécificité du spinozisme : pourquoi la plupart des auteurs radicaux du XVIIIe siècle, ceux que J. Israel qualifient de « spinozistes », tenaient-ils absolument à réfuter Spinoza ? J. Israel répond essentiellement : par prudence, voire par dissimulation, ce qui, bien sûr, est une réponse plausible, à une époque où la censure restait redoutable. Mais on peut aussi prendre au sérieux le fait que le spinozisme, avant d’être une doctrine constituée, était d’abord un objet de scandale, le symbole d’un « athéisme mis en système », selon la formule de Bayle. J. Israel a raison de dire que Spinoza faisait figure « de grand croquemitaine philosophique de l’Europe des premières Lumières » (LR, p. 197), mais il a tort de croire que seuls les auteurs qu’il considère comme conservateurs ou modérés voyaient en Spinoza un danger. Il est plus productif de considérer que les Lumières radicales, même lorsqu’elles empruntaient à Spinoza, se construisaient nécessairement contre lui. Ainsi, le raisonnement systématique et déductif de Spinoza est étranger à ceux que P. Vernière appelait les « néo-spinozistes », et que l’on désignait parfois dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle comme « spinozistes modernes » : ces auteurs qui repensent le matérialisme à partir de la médecine vitaliste, des découvertes expérimentales et des sciences de la vie pour en faire un panthéisme évolutionniste, et dont Diderot est la figure prééminente [52]. Le langage nourri de scolastique, sa physique, sa volonté de démonstration géométrique leur paraissent terriblement archaïques, même lorsqu’ils entendent le suivre dans les « conséquences » de son système [53]. Même aux yeux des plus radicaux, Spinoza est autant un défi qu’une inspiration.
33Y. Citton a lui aussi repris récemment la question du spinozisme au XVIIIe siècle, mais à partir d’un point de vue différent : il s’efforce d’actualiser les œuvres littéraires et philosophiques inspirées à l’époque par les thématiques spinozismes et d’en tirer des leçons politiques et intellectuelles, notamment pour repenser les théories contemporaines de la liberté. Sa démarche, il le revendique, est résolument non-historienne : le contexte culturel, l’histoire du livre ou les parcours d’auteurs sont délibérément exclus du champ d’analyse, au profit d’un face-à-face avec le corpus de textes. Il ne prétend nullement tracer l’influence avérée de Spinoza sur les auteurs qu’il étudie, mais lire en parallèle leurs textes avec les siens, « à l’affût d’effets de résonances, de rencontres littérales, de recoupements métaphoriques, de tissages narratifs parallèles » et, à partir de là, mettre en évidence l’existence d’un imaginaire spinoziste, défini au regard des interprétations récentes de Spinoza [54]. Pourtant, les historiens peuvent tirer d’utiles leçons de ce livre, en particulier parce qu’il montre bien que le spinozisme du XVIIIe siècle est un objet insaisissable, un spectre menaçant, qu’il faut penser en termes d’invention bien plus que d’influence. Loin d’esquiver les problèmes que pose l’identification d’une tradition spinoziste, les libertés méthodologiques que prend Y. Citton au regard de l’histoire des idées montrent bien que le spinozisme du XVIIIe siècle ne prend de véritable sens qu’à travers l’acte interprétatif du chercheur qui décide de lire ces textes comme spinozistes, à l’aune de son propre agenda intellectuel. Ce qui lui permet par exemple d’intégrer, dans un deuxième cercle de « spinozistes », des auteurs que J. Israel définit comme modérés, tels Montesquieu, Voltaire ou Maupertuis, et même, de façon provocatrice, certains défenseurs de l’orthodoxie, comme Lamy et Pluquet, qui contribuent à définir le spinozisme en le réfutant. Le spinozisme, dans cette perspective, n’est plus un groupe d’auteurs réunis par une cohérence intellectuelle et politique et un combat commun, mais plutôt la dissémination d’un ensemble de thèmes, de formules, de textes, associés au nom de Spinoza.
34Davantage qu’un corpus théorique, le spinozisme est un scandale : la figure extrême de l’hétérodoxie. Un auteur qu’on lit peu, ou pas, qu’on connaît par les réfutations dont il a fait l’objet et dont l’influence s’exerce largement de façon indirecte [55]. Un auteur dont l’œuvre, mal connue, est tenue pour difficilement compréhensible et que « son obscurité rend célèbre [56] ». Un nom, donc, qui évoque immédiatement une pensée subversive et qui fonctionne comme un remarquable embrayeur de controverses grâce aux représentations multiples dont il fait l’objet. Ce nom de Spinoza a joué un rôle sans doute essentiel, car si son œuvre était très peu accessible, l’esquisse hagiographique rédigée par Jean-Maximilien Lucas, dans sa Vie de Spinoza, diffusa l’image d’un philosophe à la fois incroyant, désintéressé, solitaire et sage, et fournit à Bayle une figure frappante de l’athée vertueux, développée dans son article du Dictionnaire historique et clé de voûte de sa pensée critique. Les anecdotes apocryphes entretinrent une fascination certaine autour du personnage même de Spinoza, et en particulier autour des conditions de sa mort : était-il mort en athée serein ou s’était-il rétracté ? Le débat était si virulent qu’il poussa Johannes Colerus, plus de quinze ans après, à enquêter sur les lieux mêmes et auprès des derniers témoins, et à consacrer la majeure partie de sa Vie de B. de Spinoza, publiée en 1705, aux derniers instants du philosophe [57]. Le succès du spinozisme chez les auteurs radicaux tient beaucoup à cette construction d’une légende spinoziste, articulée autour d’un juif athée dont la vie avait été obscure et vertueuse et dont les œuvres, peu ou mal connues, étaient accompagnées d’un parfum de scandale. La façon même dont le spinozisme agit comme force active dans les débats intellectuels des Lumières ne saurait donc être réduite à un ensemble de propositions qui traverseraient souterrainement tout le XVIIIe siècle, encore moins à la puissance subversive d’une doctrine cohérente. Les auteurs qui discutent Spinoza ne sont pas simplement influencés par lui, ils constituent le spinozisme en l’interprétant, et très souvent en le réfutant. À la limite, ne pourrait-on dire, avec P. Macherey, que la « philosophie de Spinoza » est « une dénomination arbitraire », une « fiction historique », sans cesse recréée dans des conditions différentes qui en défont ou en contestent la cohérence au moment où elles en reconstituent l’illusion [58] ?
Les Lumières sont-elles radicales ?
35Si les historiens de la philosophie clandestine débattent de la place exacte qu’y occupe le spinozisme, le syntagme même de Lumières radicales semble aujourd’hui largement adopté, mais son usage faiblement problématisé est lourd de malentendus. Mon hypothèse est que le succès du terme doit beaucoup à l’ambiguïté qu’il entretient sur la nature philosophique ou politique de cette radicalité. Si on y regarde de près, J. Israel définit toujours les Lumières radicales à partir d’un contenu philosophique : les penseurs radicaux sont ceux qui défendent un ensemble de positions issues du monisme philosophique. Comme il le dit à plusieurs reprises, les Lumières radicales sont celles qui tirent les conclusions les plus radicales de la thèse de l’unité de la substance et des effets de la révolution scientifique. Mais il se trouve que ces conclusions sont radicales non seulement au sens où il s’agirait de pousser l’argumentaire jusqu’à ses dernières conséquences, mais aussi dans un sens politique, où ces conclusions sont celles qui s’opposent le plus frontalement à l’ordre établi dans tous les domaines. J. Israel ne semble jamais douter que les deux niveaux coïncident nécessairement. Dès lors, deux problèmes surgissent.
36D’une part, cette adéquation suppose une cohérence des positions radicales, comme si une ontologie moniste et matérialiste impliquait nécessairement des positions sociales et politiques radicales : républicanisme démocratique, égalité des sexes, liberté d’expression, anticolonialisme. Mais cet argument repose sur une vision du champ philosophique comme un continuum de positions homogènes allant du conservatisme au radicalisme en passant par la modération. C’est une vision très réductrice et qui résiste mal à l’étude de cas. J. Israel a d’ailleurs bien du mal à convaincre que Spinoza lui-même ait été un démocrate convaincu, sans même parler d’un révolutionnaire, ou d’un féministe [59]. Lorsqu’il en vient aux spinozistes du XVIIIe siècle, la démonstration s’avère encore plus délicate. Pour ne prendre qu’un exemple, Boulainvilliers, qui fut sans doute un des plus authentiques commentateurs de Spinoza, peut difficilement passer pour un républicain démocrate et révolutionnaire, alors qu’il était au contraire partisan d’un pouvoir aristocratique fort contre l’absolutisme monarchique [60]. De même, on a le droit de douter que le spinozisme, ou plus généralement un matérialisme radical, ait été la seule base théorique permettant de concevoir et de promouvoir, au XVIIIe siècle, le droit des femmes, l’émancipation des juifs ou l’abolition de l’esclavage.
37D’autre part, si la définition des Lumières radicales est explicitement philosophique, en réalité l’usage même du terme radical, qui n’appartient pas au vocabulaire historiographique traditionnel des Lumières mais plutôt à celui des révolutions anglaises, a pour fonction de rendre plausible le lien direct de causalité entre le spinozisme et la Révolution française. Comme nous l’avons vu, cette volonté de renouer avec une explication de la Révolution française par ses origines intellectuelles est explicite, mais J. Israel n’étudie jamais la réception de ses auteurs et laisse donc inexpliqué le passage de la théorie à l’action. La charge de la preuve, en quelque sorte, repose sur l’adjectif radical qui, aussi bien dans la tradition historiographique dans laquelle a été formé J. Israel que dans notre langage contemporain, ne peut être exempt de fortes connotations politiques. Pourtant, alors que chez les historiens de la tradition radicale anglaise, Christopher Hill et E. P. Thompson, il s’agissait d’étudier les idées politiques d’acteurs révolutionnaires, comme Gerrard Winstanley par exemple, J. Israel étudie un courant philosophique, coupé de l’action politique ou de l’agitation sociale, et en le qualifiant de radical accrédite sa dimension révolutionnaire, alors même que celle-ci n’est nullement avérée [61].
38Il peut être utile de se tourner vers les nombreuses discussions méthodologiques qui ont porté, dans l’historiographie britannique, sur les usages du terme, notamment après l’utilisation qui a en a été faite par les historiens marxistes pour tracer la continuité d’une tradition radicale depuis la révolution cromwellienne jusqu’aux radicaux de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle [62]. La remise en cause de cette historiographie a porté principalement sur deux points. Peut-on utiliser le terme radical avant son entrée dans le vocabulaire politique dans les années 1790 et son succès dans les années 1820 ? Doit-on définir le radicalisme comme un langage politique cohérent (notamment celui du républicanisme) ou comme une position fonctionnelle (celle de la critique de l’ordre établi) ? Quelles que soient les réponses données, il ressort que l’usage du terme radical associe plus ou moins explicitement deux éléments : un discours, fondé sur une critique forte de l’ordre monarchique et des inégalités sociales, et une action politique, visant à transformer cet ordre. Or chez J. Israel, c’est bien ce lien entre radicalité philosophique, critique sociopolitique, et action révolutionnaire qui est l’horizon implicite de la démonstration, mais qui n’est jamais démontré. La réification des formes diverses de pensée hétérodoxe en mouvement des « Lumières radicales » accrédite ainsi la démonstration.
39Une autre façon de penser ce que la production de textes ou d’idées pouvait avoir de radicale au XVIIIe siècle pourrait être de s’interroger sur le rapport pratique de ces auteurs à l’ordre établi, c’est-à-dire sur leurs choix d’écriture et de publication. Pour le dire autrement, est-on radical lorsqu’on écrit des manuscrits que personne ne lira ou qui ne circuleront que dans des cercles très restreints ? Cette question, soulevée notamment par Pim den Boer à propos de la Hollande du XVIIe siècle, peut paraître provocatrice [63] : ne peut-on être radical dans le secret de son cabinet ? Elle me paraît pourtant extrêmement importante pour penser une forme de radicalité des Lumières, car elle insiste sur les enjeux d’un usage public de la philosophie, qui prennent à cette époque une actualité inédite. On peut en effet poser l’hypothèse que la vraie nouveauté des Lumières, en terme de librepensée, n’est pas doctrinale mais consiste plutôt à assumer l’usage public, au-delà de l’espace savant, des idées hétérodoxes [64]. Ce n’est pas tant le contenu de la libre-pensée qui est nouveau, mais plutôt le fait de la penser comme un combat, pas seulement comme un effort intellectuel, et donc de réfléchir aux conditions de sa publication. Par publication, on doit entendre à la fois divulgation, au sens où un discours réservé à une petite élite d’esprits forts et affranchis circule désormais plus largement, et constitution d’un public, qui prend forme justement à travers ces nouveaux usages de la critique.
40Poser la question du radicalisme en ces termes permet au demeurant d’éclairer autrement l’importance historique du cercle d’auteurs hollandais liés à Spinoza dans les années 1670. Non que Spinoza lui-même, qui a prudemment refusé de laisser traduire ses ouvrages en hollandais et de publier L’Éthique de son vivant, puisse être véritablement considéré, sous cet angle, comme un radical [65]. Mais, en revanche, certains de ses proches l’étaient assurément, tels les frères Koerbagh qui payèrent de leur vie leur volonté de divulguer plus largement, et en langue vernaculaire, la critique rationaliste de la Bible, et ceux qui, dès la mort de Spinoza, s’empressèrent de publier ses Opera posthuma, sous son nom (ou du moins ses initiales), dans un contexte politique particulièrement difficile. En participant à cette entreprise, qui relevait à la fois d’un souci intellectuel et d’un sens réfléchi de la provocation, ils ont puissamment contribué à construire la philosophie spinoziste comme scandale en relançant la dynamique de polémiques publiques que le Traité théologico-politique avait déjà stimulé. Le radicalisme de ces cercles hollandais, que l’on qualifie habituellement de « spinozistes » et qui semblent actifs jusqu’au début du XVIIIe siècle, tient peut-être autant à cette volonté de promouvoir l’œuvre de Spinoza dans de plus larges catégories de la population qu’à une hypothétique cohérence philosophique, partagés qu’ils étaient entre l’approfondissement du cartésianisme, l’intérêt suscité par les propositions de Spinoza, et l’émergence de nouvelles pratiques scientifiques.
41L’usage du terme radical, dans ses usages actuels, est souvent piégé par une forme d’anachronisme, qui projette sur l’espace intellectuel du XVIIIe siècle une représentation politique où l’on pourrait situer les auteurs comme étant plus ou moins « radicaux », c’est-à-dire implicitement plus ou moins à gauche [66], au nom d’une homologie entre prises de positions philosophiques et prises de positions politiques. D’où l’usage de termes comme « avant-garde [67] ». Cet anachronisme est aggravé par l’identification de cette radicalité avec un matérialisme scientiste qui n’est qu’une des nombreuses formes qu’a pu prendre la radicalité politique depuis trois siècles. Mais à cet anachronisme incontrôlé, on peut opposer une pratique plus contrôlée de l’anachronisme, qui pose explicitement la question de ce que peut vouloir dire être « radical » à l’époque des Lumières, une fois établi que le terme n’existait pas. Il faudrait alors y voir une forme de prise de risque, une manière de s’investir politiquement, d’assumer une responsabilité, de penser justement l’écriture philosophique comme un risque. Ce qui est en jeu, c’est à la fois ce qu’il est convenu d’appeler les stratégies d’écriture, mais aussi la conception même du discours philosophique comme audace et liberté de la parole, comme parrêsia, cette notion importante de la pensée antique qui désigne l’irruption d’un franc-parler, cette vertu de la parole libre qui engage entièrement celui qui la porte au nom de la vérité et conduit à une dramatisation du discours philosophique [68]. De ce point de vue, on pourrait peut-être plaider que Voltaire, figure emblématique des Lumières modérées aux yeux de J. Israel, était finalement plus radical que certains des auteurs évoqués par ce dernier, par sa manière de mettre en scène son combat philosophique et d’appeler à « écraser l’infâme » [69]. Mais le cas le plus intéressant sur ce point est sans doute celui de Jean-Jacques Rousseau.
42J. Israel n’est guère à l’aise avec Rousseau. Dans la conclusion du premier volume, il affirme que, malgré certains éléments modérés, « sa mise en question des structures sociales et politiques existantes » et sa théorie républicaine de la volonté générale le rattachent de façon évidente à la tradition philosophique radicale née au milieu du XVIIe siècle (LR, p. 793-794). Dans le second volume, il considère désormais que Rousseau, initialement allié du courant radical, a rompu avec les Lumières à partir de 1754 pour devenir un « prophète moral » des anti-Lumières (EC, p. 11), formule assez étrange qui se réclame du livre très contestable de Graeme Garrard [70]. Cette gêne révèle en réalité le caractère assez factice et en tout cas très peu productif de ce genre de catégories, a fortiori lorsqu’on essaie de les appliquer à un auteur comme Rousseau, dont l’œuvre est marquée par l’ambiguïté et montre, de façon éclatante, que la pensée radicale n’est pas un tout cohérent [71]. Le républicanisme de Rousseau et sa dénonciation de l’inégalité ne reposent nullement sur un matérialisme spinoziste. Rousseau est-il radical, modéré, conservateur ? Posée en termes doctrinaux, la question n’a guère de sens. En revanche, si on reformule la question de la radicalité par rapport à l’engagement personnel de l’auteur, à sa façon d’articuler son expérience personnelle et son œuvre, à la conception même de l’écriture comme geste public, la radicalité spécifique de Rousseau apparaît beaucoup plus clairement.
43Les auteurs libertins du XVIIe siècle et la plupart des libres-penseurs du XVIIIe siècle pratiquaient toutes formes de dissimulation, au premier plan l’usage de l’anonymat ou du pseudonymat, mais aussi des pratiques d’écriture équivoque [72]. L’anonymat pouvait être total, si bien que les historiens discutent toujours de l’attribution de certains manuscrits clandestins. Le baron d’Holbach, sans doute la plus grande figure du matérialisme et de l’athéisme des Lumières, n’a jamais publié sous son nom et, à l’exception d’une poignée d’amis, personne de son vivant ne savait qu’il était l’auteur du Système de la nature et de ses autres ouvrages. De même, ses choix stylistiques, accordés à un prosélytisme athée plus persuasif que combatif, visaient justement à dédramatiser l’athéisme pour en faire une position justement non radicale, loin de toute culture du scandale [73]. Il existait aussi des formes plus ludiques de l’anonymat, comme celles privilégiées par Voltaire, maître dans l’art de multiplier les pseudonymes et de faire mine de désavouer ses propres livres. Dans l’ensemble, un certain art de l’esquive qui tenait à la fois de la prudence et de la distinction était la norme chez ceux qui s’attaquaient à l’orthodoxie.
44Rousseau en revanche mettait un point d’honneur à signer ses livres sous son nom. Il s’agissait à la fois d’une revendication sociale, affirmant l’écriture comme vocation contre la prudence aristocratique ou mondaine, et d’une véritable revendication politique de responsabilité intellectuelle et juridique [74]. Il y avait là une part de défi qui lui valut de sérieux ennuis judiciaires, en stimulant la sévérité des autorités. Que Rousseau ait publié sous son nom le Contrat social et L’Émile était constitutif du scandale causé par leur publication, aux yeux de l’archevêque de Paris, du Parlement, mais aussi de Voltaire. Après que le Contrat social avait été condamné par le Petit Conseil de Genève, Rousseau s’en expliqua, réclamant d’être jugé puisqu’il en était ouvertement l’auteur [75]. Dans le contexte quasi révolutionnaire qui était celui de Genève dans les années 1764-1765, cette revendication, publiée dans un pamphlet visant les autorités de la ville, était une position qu’on peut bien qualifier de radicale. Elle assumait la responsabilité politique de l’auteur pour les textes qu’il publie, et plus largement le caractère indissociable de l’œuvre et de l’auteur, affirmant que la valeur de vérité de la parole philosophique était inséparable de la vie exemplaire du philosophe. Ce que Rousseau résumait d’une formule forte : « Si Socrate était mort dans son lit, nous croirions aujourd’hui qu’il n’était rien de plus qu’un habile sophiste. » Une telle posture, bien sûr, peut tendre vers des formes d’exhibitionnisme moral, que les adversaires de Rousseau ne se sont d’ailleurs pas privés de lui reprocher, et qui le conduisit à faire de son isolement et de l’incompréhension qu’il croyait susciter le sujet même de ses derniers écrits [76]. Mais elle comporte indubitablement une forme de radicalité, parce qu’elle s’inscrit en rupture avec les codes les mieux partagés de l’écriture hétérodoxe, et qu’elle fait des usages publics de la philosophie un enjeu essentiel des Lumières.
45En insistant sur le cas de Rousseau, il va de soi qu’il ne s’agit pas de remplacer une définition des Lumières radicales par une autre, encore moins de proposer un corpus alternatif d’auteurs radicaux, mais plutôt de s’interroger sur les limites d’une définition purement idéologique de la radicalité des Lumières. Plutôt que chercher à proposer une lecture cohérente des œuvres pour les resituer dans des grandes traditions philosophiques et les classer sur un axe modéré/radical, le cas de Rousseau invite à s’interroger au contraire sur la ligne de fuite de certaines œuvres, dont la radicalité tient non pas à la cohérence théorique mais au contraire aux contradictions qu’elles font jouer et à la façon dont elles révèlent les tensions qui parcourent une période. Ici la radicalité de Rousseau tient à ce qu’il invente une nouvelle figure d’écrivain qui accepte la part de danger inhérente à la publication et offre en permanence sa sincérité et sa vie privée comme garanties de la valeur de sa parole, mais se découvre confronté au soupçon d’inauthenticité. Si Rousseau est radical, c’est qu’il interroge radicalement un des fondements des Lumières, c’est-à-dire la croyance dans les effets mêmes de la parole philosophique [77].
Quelle géographie des Lumières ?
46Lors de sa parution, le premier volume des Lumières radicales a été présenté comme renouvelant complètement la géographie des Lumières. Et ce, de plusieurs façons. D’abord, l’ouvrage plaide fortement contre les interprétations nationales des Lumières et en faveur d’une approche pan-européenne. Cette façon de rompre ouvertement avec la surévaluation des contextes nationaux et de présenter les Lumières comme un mouvement unifié à l’échelle européenne est sans aucun doute un des aspects les plus séduisants du livre. À plusieurs reprises, J. Israel démontre en effet que les débats circulent à travers l’Europe, comme dans le cas des oracles dès les années 1680 (LR, p. 407-425). De même, certains parcours d’auteurs radicaux, dans l’histoire des Lumières, mettent en évidence les circulations européennes. Ainsi Alberto Radicati di Passerano, aristocrate piémontais exilé en France puis à Londres, où il publie et est condamné, puis qui finit sa vie à La Haye. Par ailleurs, en étudiant des marges de l’Europe des Lumières, au-delà de l’Angleterre, de la France, et de l’Allemagne, le travail de J. Israel contribue à décentrer le récit traditionnel des Lumières. On trouve en effet des pages qui traitent de la Grèce, de la Scandinavie et de la Russie. Mais c’est surtout en réévaluant le rôle essentiel de la Hollande, terrain d’expertise privilégié de J. Israel, que Les Lumières radicales entend modifier la géographie des Lumières et nuancer la tendance de l’historiographie à privilégier les philosophes parisiens. Cette partie du travail en constitue sans doute l’apport le plus intéressant et le moins contestable.
47Pourtant, à cette exception près, mise en avant par tous les commentateurs, la géographie des Lumières proposées par J. Israel est finalement assez conventionnelle, guère différente de celle de P. Hazard dans les années 1930. La France et l’Allemagne y jouent un grand rôle, ainsi que l’Italie, à un moindre degré. L’Europe méridionale et orientale est confinée à quelques chapitres rapides. La principale surprise est la faible place du monde britannique, qu’il s’agisse de l’Angleterre ou de l’Écosse. En grande partie, le livre de J. Israel peut être lu comme une attaque en règle contre les travaux qui, de John Pocock à Roy Porter, ont mis en avant, avec des présupposés d’ailleurs très différents, le rôle des Lumières anglaises [78]. D’où, cette sous-estimation criante du rôle joué par Hobbes, de l’impact des révolutions anglaises, du néo-républicanisme d’Harrington et du radicalisme religieux. Les Lumières écossaises ne trouvent pas davantage grâce à ses yeux.
48Surtout, J. Israel adopte une vision très homogène de l’espace européen, Les Lumières radicales ne sont pas pluricentrées : elles sont un bloc, dont le centre se déplace des Provinces-Unies à la France, après la réaction conservatrice qui touche les Provinces-Unies au début du XVIIIe siècle. Une première floraison d’auteurs radicaux français dans les deux premières décennies du siècle (d’Argens, Boulainvilliers, Tyssot...) est contestée par la réaction modérée associée à Voltaire mais, à partir des années 1750, la réunification des Lumières se fait sous la houlette des radicaux, et en particulier du principal d’entre eux, Diderot, autour de l’Encyclopédie. Par conséquent, dans Enlightenment contested, la majorité des auteurs cités et étudiés sont des auteurs français, certains certes peu connus, d’autres au contraire parfaitement intégrés au canon philosophique. Si Spinoza était le héros du premier volume, Bayle est clairement celui du second. Il est celui dont le radicalisme philosophique et religieux, sert, via le refuge huguenot, de relais entre les Lumières hollandaises du XVIIe et les Lumières françaises du XVIIIe siècle. Ainsi, l’histoire des Lumières radicales serait celle, si on peut dire, d’un transfert de la radicalité, sur le modèle de la translatio imperii : « le centre de gravité était dans un premier temps localisé dans les Provinces-Unies, puis se déplaça en France » (EC, p. 27), ou encore « Le courant dominant fut transféré de la République hollandaise de la fin du XVIIe siècle et du début du XVIIIe siècle vers la France, qui par conséquent fut le véritable épicentre des Lumières pendant la plus grande partie du XVIIIe siècle » (EC, p. 864).
49La clé de cet étonnant recentrement est sans doute, là aussi, la volonté de J. Israel d’établir un lien direct entre les Lumières radicales et la Révolution française. En renouant avec cette approche généalogique des origines intellectuelles de la Révolution française, J. Israel se condamne à rabattre la géographie européenne des Lumières radicales sur une spécificité française. Les Lumières radicales permettent ainsi le retour en force du mythe de l’Europe française : à partir de 1720, écrit J. Israel, « le langage et la culture française ont éclipsé tout le reste comme medium pour la diffusion des idées radicales en Europe et dans le monde Atlantique plus généralement » (EC, p. 27).
50Ce retour à une approche franco-centrée s’accompagne finalement d’une absence de réflexion sur la géographie des Lumières, sur la localisation des savoirs et de leur circulation, sur le rôle des métropoles et des réseaux de sociabilité, et sur le regard que les auteurs radicaux eux-mêmes portent sur cette géographie, toutes questions actuellement très débattues mais qui obligent à quitter le strict domaine de l’histoire des idées [79]. La carte de l’Europe placée en tête du premier volume est assez révélatrice d’une approche qui se contente de localiser des « centres culturels » et des « lieux d’édition » sans s’interroger sur les dynamiques proprement spatiales des savoirs philosophiques, ni sur leur capacité à transformer les représentations même de l’Europe comme entité historique et culturelle. Les auteurs considérés comme radicaux ont-ils contribué à penser l’Europe comme espace des Lumières ?
51Au lieu de rejeter catégoriquement les apports des études sur les contextes nationaux, une voie plus fructueuse serait de mener ensemble une approche européenne des Lumières et la reconnaissance de contextes différents, de façon à étudier les formes diverses de circulation et de réception des Lumières radicales En effet, il serait paradoxal que celles-ci échappent à ce qui est sans doute un phénomène majeur du XVIIIe siècle : la nationalisation progressive des champs culturels, c’est-à-dire à la fois le rôle accru des institutions nationales, mais aussi la tentation majeure pour les élites d’utiliser les débats culturels dans le cadre de projets nationaux. Prenons seulement deux exemples, tous deux dans un cadre franco-allemand. La réception de Diderot en Allemagne, bien étudiée, révèle que ce n’est pas tant le penseur néo-spinoziste de la Lettre sur les aveugles ou du Rêve de d’Alembert qui a été lu et reconnu, mais bien plus l’auteur du Père de famille et le théoricien du théâtre, adopté comme une figure tutélaire de la construction d’un théâtre national allemand [80]. Peut-on étudier la carrière de La Mettrie, l’auteur de L’Homme-machine et un des plus influents promoteurs du matérialisme radical, sans s’interroger sur la politique culturelle de Frédéric II qui l’a accueilli à Berlin, l’a imposé à l’Académie de Prusse et l’a protégé ? Plus généralement, le débat entre Lumières nationales et Lumières européennes est mal posé car le véritable défi est d’articuler précisément la circulation des hommes, des textes et des idées et la réalité difficilement contestable du fonctionnement de plus en plus national des débats intellectuels. À la rigueur, il n’est pas interdit de penser que la dimension transnationale de certains débats étudiés par J. Israel, comme celui déjà cité qui portait sur les oracles à la fin du XVIIe siècle, est bien plus un héritage de la tradition de la République des Lettres des XVIe et XVIIe siècles qu’une nouveauté des Lumières, celles-ci se caractérisant plutôt par une première autonomisation des champs culturels nationaux, due entre autres à la progression des publications en vernaculaires, à la mise en place d’institutions savantes liées aux États, et à l’émergence de projets nationaux portés à la fois par les États monarchiques et, parfois, par leurs opposants.
52À ce titre, il est indéniable que, durant tout le règne de Louis XIV mais sans doute au-delà, le rejet de l’absolutisme français, de son catholicisme intransigeant, de son impérialisme militaire et culturel, a été un trait dominant des radicaux européens, en particulier aux Provinces-Unies. Or cette dimension amène à s’interroger sur les ressorts politiques et nationaux des controverses philosophiques. Si la philosophie radicale hollandaise a joué un rôle crucial et précurseur, il faudrait comprendre son surgissement en termes de contexte national, ou du moins local, ce que J. Israel ne fait pas. Cela impliquerait de mettre en valeur le succès précoce du cartésianisme, le rôle moteur de l’université de Leyde, l’importance de la révocation de l’édit de Nantes, l’importation dès la fin du XVIIe siècle de la méthode expérimentale autour de S’Gravesande [81]. En fait, les débats hollandais du XVIIe siècle, y compris les publications des auteurs radicaux, étaient profondément inscrits dans la réalité historique et politique de la jeune république hollandaise : ils cherchaient avant tout à résoudre des questions qui se posaient dans le contexte néerlandais, en particulier la coexistence religieuse et la question de la souveraineté. De même, c’est le contexte hollandais, notamment la guerre avec la France, qui explique qu’à partir de 1672, les radicaux aient été largement sur la défensive, face au courant modéré, plus consensuel, avant d’être proprement exclus de la mémoire nationale, jusqu’aux années 1980. C’est enfin l’agenda proprement néerlandais qui explique que les Lumières hollandaises aient eu très peu d’influence dans le reste de l’Europe, à l’exception de Spinoza, mais celui-ci étant justement coupé de ses racines hollandaises et en quelque sorte « universalisé » pour les besoins de la controverse. Bayle, par exemple, ne cite aucun autre auteur hollandais dans son Dictionnaire et ne fait presque aucune place aux grandes controverses des Lumières hollandaises. Si bien qu’au XVIIIe siècle, les Pays-Bas apparaissaient aux yeux des principaux protagonistes de la scène philosophique comme n’appartenant pas de plain-pied à l’espace européen des Lumières, si ce n’est comme lieu de publication, comme entrepôt des richesses intellectuelles produites ailleurs. Diderot peut alors écrire : « La nation est superstitieuse, ennemie de la philosophie et de la liberté de penser en matière de religion [82]. » En fait, dès la fin du XVIIe siècle, les Lumières radicales hollandaises avaient été exclues de la scène intellectuelle internationale, à la fois pour des raisons politiques, mais surtout à cause du caractère profondément hollandais des débats qui les avaient agitées [83].
53L’approche pan-européenne, parce qu’elle est construite sur le refus de toute contextualisation nationale, gomme donc tout un niveau de l’analyse des dynamiques intellectuelles et s’interdit de penser la circulation par les marges [84]. Par ailleurs, elle conduit à présenter des Lumières strictement continentales, où les mondes non européens ne sont présents qu’à travers le regard porté par les penseurs européens. J. Israel s’interroge ainsi sur la façon dont les spinozistes français construisent une généalogie, en partie mythique, d’une pensée radicale au sein de l’Islam, en faisant d’Averroès un pré-spinoziste, mais il ne nous dit pas si (et comment) Spinoza ou Bayle ont été lus en dehors d’Europe. Plus généralement, l’idée que les Lumières aient pu être autre chose qu’une pensée européenne semble totalement étrangère à sa démarche : les espaces coloniaux, par exemple, ne sont jamais présents. Or de nombreux travaux récents ont justement plaidé pour une approche plurielle des Lumières en insistant sur l’originalité et l’importance des savoirs produits en contexte colonial, de l’océan Indien à l’Atlantique [85].
54À défaut de s’intéresser aux espaces non européens eux-mêmes, J. Israel consacre néanmoins un chapitre à la façon dont les Lumières radicales ont construit une position anti-impéraliste et anti-esclavagiste cohérente (EC, p. 590-615). Or ce chapitre met cruellement en lumière les limites de l’entreprise. D’une part, tout l’effort de J. Israel tend à montrer que seule la conception moniste et matérialiste de la nature humaine aurait permis de développer une pensée égalitaire et anti-impérialiste (EC, p. 594) et il insiste pour ceci sur les ambiguïtés d’auteurs modérés comme Locke, Hume ou Montesquieu, coupables à ses yeux de complicité avec le colonialisme ou l’esclavagisme. Soit, mais l’argumentation repose sur un principe de lecture asymétrique [86], et gomme par ailleurs toute la complexité de la pensée anti-impérialiste des Lumières. Paradoxalement, J. Israel utilise à plusieurs reprises le livre de Sankar Muthu, Enlightenment against Empire, comme une arme contre la critique postmoderne des Lumières, mais les conclusions de S. Muthu sont pourtant bien différentes. Celui-ci montre en effet que les auteurs qui ont développé une critique cohérente de l’impérialisme européen l’ont fait sur des bases philosophiques très différentes (Diderot côtoie Herder et Kant), et qu’ils avaient en commun non pas une anthropologie spinoziste, mais au contraire une conception de la nature humaine comme fondamentalement culturelle, qui leur permettait, même et surtout chez Diderot, d’articuler une visée universaliste et la reconnaissance de l’incommensurabilité des cultures et des sociétés [87]. À l’inverse, on peut aussi rappeler que le rationalisme matérialiste qui est, selon J. Israel, au fondement des Lumières radicales, ne fut pas toujours, notamment au XIXe siècle, indifférent à la biologisation des inégalités raciales. Enfin, on peut douter qu’il soit raisonnable d’étudier la façon dont les Lumières pensent les peuples non européens uniquement à partir de quelques œuvres produites par des auteurs qui n’ont jamais quitté Paris. C’est tout autant les savoirs des voyageurs, des administrateurs coloniaux, des explorateurs savants qu’il s’agit d’étudier si on veut comprendre les tensions à l’œuvre dans le colonialisme des Lumières, pris entre la reconnaissance de l’autre et les dynamiques de la domination [88].
55Les Lumières font à nouveau à l’objet de débats. On ne peut que se réjouir que soient remises en cause les approches étroitement nationales, les corpus classiques de textes et d’auteurs, les interprétations traditionnelles. La vitalité de la pensée hétérodoxe au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles, l’importance de la référence à Spinoza, ou encore la place des Provinces-Unies dans la géographie européenne des premières Lumières sont désormais des acquis. Pour autant, il ne faudrait pas que le retour à l’histoire des idées, s’il doit avoir lieu, fasse l’économie d’une réflexion sur la façon de construire les objets de l’histoire intellectuelle. Il serait surtout regrettable de remplacer une doxa par une autre en construisant artificiellement une tradition philosophique homogène et une téléologie de la radicalité philosophique, reliant Spinoza à la Révolution française et, sans doute au-delà, à la gauche radicale contemporaine.
56Il n’est pas anodin que la notion de modernité soit aussi centrale dans le travail de J. Israel, figurant non seulement dans les titres des deux volumes, mais aussi au cœur de la démonstration. L’objectif est bien de montrer que le spinozisme des Lumières radicales est au fondement de la « modernité » européenne, sécularisée, égalitaire et démocratique, au point, parfois, que les enjeux contemporains finissent par recouvrir le discours historique. Lorsque J. Israel décrit ainsi une des valeurs essentielles des Lumières radicales : « liberté personnelle du mode de vie et du comportement sexuel entre adultes consentants, sauvegardant la dignité et la liberté des personnes hors mariage et des homosexuels » (EC, p. 866), on peut douter qu’une telle formule soit venue sous la plume d’un philosophe des Lumières, fût-il spinoziste. Mais, plus généralement, c’est la définition même de la modernité qui pose problème. Faut-il vraiment la définir en termes aussi réducteurs, comme une répudiation définitive de toutes les formes de religiosité, voire de croyance, ouvrant la voie à l’avènement, certes jamais accomplie, d’une société égalitaire, tolérante et pacifiée ? Une telle modernité, sûre d’elle-même et de la supériorité de ses valeurs rationalistes et universalistes, paraît déjà singulièrement datée.
57Dans le domaine de l’histoire intellectuelle, d’autres propositions récentes caractérisent bien autrement ce lien entre les Lumières et la modernité. Pour John Robertson, la modernité des Lumières tient à leur capacité à penser cette entité nouvelle qu’est la société, et donc à l’émergence sur l’agenda philosophique de questions comme l’économie politique. Ici c’est bien davantage un mélange d’épicurisme et d’augustinisme qui se trouve au fondement d’un tel renouvellement intellectuel [89]. On retrouve ici des préoccupations qui sont celles, depuis au moins le grand livre de Jean-Claude Perrot, des historiens de l’économie politique [90]. À suivre en revanche J. Pocock, la modernité des Lumières tient moins à une critique matérialiste de la religion qu’à la capacité de transformer la théologie en histoire du christianisme. Le grand ressort de la sécularisation européenne ne se trouverait pas à l’extérieur de la pensée chrétienne, mais en son sein [91]. La modernité n’est plus le geste éclatant de la rupture radicale, mais un patient travail de la tradition contre elle-même. Ce qui est frappant, c’est que, comme J. Israel, ces deux auteurs font du refuge huguenot et de l’entourage de Bayle une des sources essentielles de cette modernité philosophique qu’ils définissent en des termes si différents. Au demeurant, ces approches se situent dans un cadre, parfaitement légitime, qui est celui d’une histoire des traditions philosophiques et intellectuelles, articulées autour de la transmission de leurs contenus [92].
58Mais il y a bien d’autres manières encore d’aborder la modernité des Lumières, en particulier dans le rapport que la philosophie entretient avec son historicité, avec son propre présent. On pense bien sûr à la leçon de M. Foucault qui définissait les Lumières non comme une étape dans une histoire longue de l’humanisme, mais plutôt comme « un ensemble de processus historiques complexes », à la fois institutionnels, sociaux, technologiques et cognitifs, et surtout comme un nouveau rapport de la philosophie « au présent comme événement philosophique auquel appartient le philosophe », et donc comme émergence d’une nouvelle façon de poser la question de la modernité, dans le « rapport du discours à sa propre actualité » [93]. Que la première version de cette réflexion de M. Foucault, appuyée sur un commentaire de Qu’est-ce que l’Auflklärung de Kant, ait été proposée aux auditeurs du Collège de France en ouverture de son cours de 1982 sur la parrêsia nous intrigue et nous invite à étudier conjointement cette réflexivité de la philosophie des Lumières et la dramaturgie sociale de ses formes d’expression. C’est alors toute la question d’une radicalité des Lumières et de sa modernité qui pourrait être envisagée sous un jour nouveau.
Mise en ligne 01/03/2009
Notes
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[*]
À propos de Jonathan I. ISRAEL, Radical Enlightenment : Philosophy and the making of modernity 1650-1750, Oxford, Oxford University Press, 2001, trad. fr. Les Lumières radicales. La philosophie, Spinoza et la naissance de la modernité (1650-1750), Paris, Éditions Amsterdam, 2005 (désormais LR); Id., Enlightenment contested : Philosophy, modernity, and the emancipation of man 1670-1752, Oxford, Oxford University Press, 2006 (désormais EC).
-
[1]
Lumières ! Un héritage pour demain, catalogue de l’exposition, Paris, BNF, 2006; Tzvetan TODOROV, L’esprit des Lumières, Paris, R. Laffont, 2006; Régis DEBRAY, Aveuglantes Lumières, journal en clair-obscur, Paris, Gallimard, 2006.
-
[2]
Margaret C. JACOB, The Radical Enlightenment : Pantheists, Freemasons, and Republicans, Metairie, Cornerstone Book Publishers, [1981] 2006.
-
[3]
« A democratic civilisation, avowedly based on equality, needs to know its origins correctly » (EC, p. 60); « The social values of the Radical Enlightenment, in short, have an absolute quality in terms of reason which places them above any possible alternative » (EC, p. 869).
-
[4]
Par exemple : « Locke and Hume, like Voltaire and the great American Deist Benjamin Franklin were politically, socially, morally, and in some respects, religiously–and in their views on philosophy’s proper scope–essentially conservative thinkers who opposed many or most of the radical and democratic ideas of their age and, as such, were, in the main, opponents of the Radical Enlightenment » (EC, p. 58).
-
[5]
Darrin MC MAHON, « What are Enlightenments ? », Modern Intellectual History, 4-3, 2007, p. 601-616, ici p. 609.
-
[6]
La pensée de Spinoza a commencé à être connue dans un petit cercle hollandais dès le début des années 1660, ainsi que dans certains réseaux de la République des Lettres, notamment par l’intermédiaire d’Henry Oldenburg, qui avait rendu visite à Spinoza en 1661 à Amsterdam et entretint par la suite une correspondance nourrie. Mais c’est surtout la parution du Tractatus theologico-politicus, en 1670, le scandale qu’il provoqua et son assez large diffusion européenne qui fit la renommée de Spinoza. En revanche, L’Éthique ne fut publiée qu’après sa mort (survenue en 1677), dans les Opera posthuma qui contenaient aussi les traités inachevés et des lettres et parurent clandestinement durant l’hiver 1677-1678. Elles furent immédiatement condamnées par les autorités civiles et religieuses (LR, p. 321-340).
-
[7]
Wiep VAN BUNGE (dir.), The early Enlightenment in the Dutch Republic, 1650-1750, Leyde, Brill, 2003.
-
[8]
Ce retour à Spinoza remonte sans doute, d’une part, aux relectures inspirées par la pensée marxiste chez Louis Althusser, puis chez Pierre Macherey ou chez Étienne Balibar, et, de l’autre, à l’œuvre de Gilles Deleuze. Celle-ci est sans doute décisive dans les références actuelles, d’ailleurs multiples, du néo-spinozisme. Plus récemment, la référence spinoziste est explicite et importante dans les travaux de Antonio Negri et Michael Hardt, de Frédéric Lordon, de Christian Lazzeri. Pour un bilan récent, voir Yves CITTON et Frédéric LORDON (dir.), Spinoza et les sciences sociales. De la puissance de la multitude à l’économie des affects, Paris, Éditions Amsterdam, 2008; Céline SPECTOR, « Le spinozisme politique aujourd’hui : Toni Negri, Étienne Balibar... », Esprit, mai 2007, p. 27-45. Le recours à Spinoza est aujourd’hui un des traits majeurs de l’arsenal théorique de cette gauche intellectuelle altermondialiste et antiautoritaire que l’on qualifie volontiers de... radicale.
-
[9]
Gilles DELEUZE, Spinoza, philosophie pratique, Paris, Éd. de Minuit, 1981; Antonio NEGRI, L’anomalie sauvage : puissance et pouvoir chez Spinoza, Paris, PUF, 1982; Michael HARDT et Antonio NEGRI, Multitudes, guerre et démocratie à l’âge de l’Empire, Paris, La Découverte, 2004.
-
[10]
Antonio NEGRI, « L’antimodernité de Spinoza », Spinoza subversif. Variations (in) actuelles, Paris, Kimé, 1994, p. 111-129; Yves CITTON et Frédéric LORDON, « Un devenir spinoziste des sciences sociales », in Y. CITTON et F. LORDON (dir.), Spinoza et les sciences..., op. cit., p. 15-44, ici p. 19.
-
[11]
Catherine SECRÉTAN, Tristan DAGRON et Laurent BOVE (dir.), Qu’est-ce que les Lumières « radicales » ?. Libertinage, athéisme et spinozisme dans le tournant philosophique de l’âge classique, Paris, Éditions Amsterdam, 2007.
-
[12]
L’œuvre de J. ISRAEL est considérable. Voir notamment Race, class and politics in colonial Mexico 1610-1670, Oxford, Oxford University Press, 1975; Id., Empires and entrepots : The Dutch, the Spanish monarchy and the Jews, 1585-1713, Londres, The Hambledon Press, 1990; Id., The Dutch republic : Its rise, greatness, and fall, 1477-1806, Oxford, Clarendon Press, 1995; Id., Diasporas within a diaspora : Jews, Crypto-Jews and the world maritime empires (1540-1740), Leyde/Boston, Brill, 2002.
-
[13]
On peut regretter précisément cette façon de traiter du contexte (le développement urbain, l’espace public, les bibliothèques, le rôle de la censure, celui des femmes ou encore de la presse) comme d’un préalable pour ne plus avoir ensuite à y revenir.
-
[14]
Paul HAZARD, La crise de la conscience européenne (1680-1715), Paris, Boivin, 1935; Peter GAY, The Enlightenment : An interpretation, Londres, Wildwood House, 2 vol., 1966-1973.
-
[15]
J. Israel réduit l’histoire sociale de la culture à un simple prolongement de l’histoire des mentalités et lui reproche un déterminisme structuraliste, qui lui paraît la marque des « héritiers des Annales ». C’est faire évidemment peu de cas des trente dernières années de réflexions méthodologiques et de travaux empiriques qui se sont nourris, entre autres, d’une critique de la notion de mentalités, des acquis de l’histoire du livre, d’une réflexion sur la notion de représentation, des études sur les sociabilités intellectuelles, ou encore de l’histoire et de l’anthropologie des sciences. Tous ces points sont superbement ignorés. Il faut donc espérer que J. Israel lise plus scrupuleusement les radicaux du XVIIIe siècle que ses collègues.
-
[16]
Dominick LA CAPRA, Rethinking intellectual history : Texts, contexts, language, Ithaca/ Londres, Cornell University Press, 1983; Id., History and reading : Tocqueville, Foucault, French Studies, Toronto, University of Toronto Press, 2000, notamment p. 21-72 pour les remarques méthodologiques.
-
[17]
Franco VENTURI, Utopia and reform in the Enlightenment, Cambridge, Cambridge University Press, 1971, p. 2.
-
[18]
Cette ambiguïté est particulièrement criante dans la conclusion du deuxième volume, qui joue sur le terme « importance », à la fois dans le sens historique et philosophique (EC, p. 865-866).
-
[19]
On peut prendre l’exemple frappant du comte de Boulainvilliers, auquel J. Israel consacre un chapitre et de nombreux commentaires. Alors que ses ouvrages sur l’histoire des institutions politiques et de la noblesse, dans lesquels il défend les intérêts nobiliaires, ont été publiés et réédités de son vivant et ont connu un grand succès, ses ouvrages d’inspiration déiste ou spinoziste sont restés plus confidentiels. Son Abrégé d’histoire universelle n’a circulé que parmi un cercle d’intimes et n’a jamais été publié. L’Essai de métaphysique n’a été publié, clandestinement, qu’après sa mort. Enfin, sa traduction de L’Éthique est restée largement inconnue jusqu’au XIXe siècle, et on discute encore pour savoir si elle est de sa main. Sur cette question de la publication et de la réception des œuvres radicales, voir les commentaires de Harvey CHISICK, « Interpreting the Enlightenment », The European Legacy, 13-1,2008, p. 35-57.
-
[20]
J. Israel conclut le deuxième volume par une définition des Lumières radicales comme « a package of basic concept and values » qui peut se résumer en huit points cardinaux : la raison comme unique critère du vrai, le rejet des explications surnaturelles, l’égalité raciale et sexuelle, une éthique universelle et sécularisée, la tolérance et la liberté de pensée, l’acceptation de la liberté des conduites sexuelles, la liberté d’expression publique, le républicanisme démocratique (p. 866). À l’objection selon laquelle certains auteurs peuvent être radicaux dans certains domaines et non dans d’autres, J. Israel répond qu’ils ne pouvaient l’être de « façon cohérente » (it was assuredly not possible to be so coherently) (EC, p. 866) et que l’objet de l’histoire intellectuelle est de reconstituer des formes de pensée cohérentes. L’opposition est explicite avec l’histoire socioculturelle, plus intéressée selon lui par « des sujet périphériques, des associations clandestines et des formes de sociabilité que par les arguments intellectuels et les structures de pensée (patterns of thought) et de controverse » (id.).
-
[21]
Paul VERNIÈRE, Spinoza et la pensée française avant la Révolution, Paris, PUF, 1954; Wiep VAN BUNGE et Wim KLEVER (dir.), Disguised and overt Spinozism around 1700, Leyde, E. J. Brill, 1996; Olivier BLOCH (dir.), Spinoza au XVIIIe siècle, Paris, Méridiens Klincksieck, 1990; Sylvain ZAC, Spinoza en Allemagne. Mendelssohn, Lessing et Jacobbi, Paris, Méridiens Klincksieck, 1989; David BELL, Spinoza in Germany from 1670 to the age of Goethe, Londres, Institute of Germanic Studies, 1984; Winfried SCHRÖ DER, Spinoza in der deutschen Frühaufklärung, Würzburg, Königshausen und Neumann, 1987.
-
[22]
Silvia BERTI, « At the roots of unbelief », Journal of the History of Ideas, 56-4,1995, p. 555-575.
-
[23]
Laurent JAFFRO et al. (dir.), Léo Strauss : art d’écrire, politique, philosophie. La persécution et l’art d’écrire, Paris, J. Vrin, 2001.
-
[24]
Gianluca MORI, Bayle philosophe, Paris, H. Champion, 1999, p. 181. Pour une présentation nuancée des débats actuels sur Bayle, voir aussi Pierre Bayle dans la République des Lettres : philosophie, religion, critique, éd. par A. McKenna et G. Paganini, Paris, H. Champion, 2004.
-
[25]
De la même manière, et de façon encore plus étonnante, J. Israel range un autre napolitain, Doria, parmi les auteurs radicaux, alors même que celui-ci était un patricien hostile au matérialisme. Sur ces deux auteurs, la bibliographie est trop considérable pour être citée ici. On renverra à la synthèse récente de John ROBERTSON, The case for the Enlightenment : Scotland and Naples, 1680-1760, Cambridge, Cambridge University Press, 2006. Dans une recension des Lumières radicales, pourtant assez favorable au livre, Giuseppe Ricuperati, sans aucun doute le meilleur spécialiste du radicalisme italien des Lumières, exprime de fortes réserves sur cette présence de Doria et de Vico parmi les auteurs radicaux : voir Giuseppe RICUPERATI, « In margine al Radical Enlightenment di Jonathan I. Israel », Rivista storica italiana, 115-1,2003, p. 285-329.
-
[26]
Gustave LANSON, « Questions diverses sur l’histoire de l’esprit philosophique en France avant 1750 », Revue d’histoire littéraire de la France, XIX, 1912, p. 1-29 et p. 293-317; Ira O. WADE, Clandestine organisation and diffusion of philosophic ideas in France from 1700 to 1750, Princeton, Princeton University Press, 1938.
-
[27]
Deux ouvrages collectifs marquent le point de départ de cette redécouverte. Tullio GREGORY et al. (dir.), Ricerche su letteratura libertina et letteratura clandestina nel Seicento, Florence, La Nuova Italia, 1981; Olivier BLOCH (dir.), Le matérialisme du XVIIIe siècle et la littérature clandestine, Paris, J. Vrin, 1982. À partir de 1992, une revue annuelle, La lettre clandestine, présente les travaux sur ces sujets. La bibliographie est considérable. Voir en particulier, en dehors des titres cités dans d’autres notes, Miguel BENÍTEZ, La face cachée des Lumières. Recherches sur les manuscrits philosophiques clandestins de l’âge classique, Paris/Oxford, Universitas/The Voltaire Foundation, 1996; Geneviève ARTIGAS - MENANT, Du secret des clandestins à la propagande voltairienne, Paris, H. Champion, 2001; Alan C. KORS, Atheism in France, 1650-1729, t.1, The orthodox sources of disbelief, Princeton, Princeton University Press, 1990; Gianni PAGANINI, Miguel BENÍTEZ et James DYBIKOWSKI (dir.), Scepticisme, clandestinité et libre-pensée, Paris, H. Champion, 2002. Pour une bibliographie complète et commentée, voir Jean-Pierre CAVAILLÉ, « Libertinage, irréligion, incroyance, athéisme dans l’Europe de la première modernité ( XVIe - XVIIe siècles). Une approche critique des tendances actuelles de la recherche (1998-2002) », http ://dossiers grihl.revues.org/document279.html.
-
[28]
Gianni PAGANINI, « Avant la promenade du sceptique : Pyrrhonisme et clandestinité de Bayle à Diderot », in G. PAGANINI, M. BENÍTEZ et J. DYBIKOWSKI (dir.), Scepticisme, clandestinité..., op. cit., p. 17-46.
-
[29]
Voir par exemple Tristan DAGRON, « Néo-spinozisme ou antispinozisme : le cas Toland », in C. SECRÉTAN, T. DAGRON et L. BOVE (dir.), Qu’est-ce que les Lumières « radicales », op. cit., p. 325-341.
-
[30]
Ann THOMSON, Bodies of thought : Science, religion, and the soul in the early Enlightenment, Oxford, Oxford University Press, 2008.
-
[31]
Martin MULSOW, Moderne aus dem Untergrund. Radikale Frühaufklärung in Deutschland, 1680-1720, Hambourg, Felix Meiner Verlag, 2002; W. SCHRÖ DER, Spinoza in der deutschen Frühaufklärung, op. cit.
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[32]
Voir notamment Sylvia BERTI, Françoise CHARLES-DAUBERT et Richard POPKIN (dir.), Heterodoxy, Spinozism and free thought in early-eighteenth-century Europe : Studies on the Traité des trois imposteurs, Dordrecht/Boston, Kluwer Academic Publishers, 1996; Françoise CHARLES-DAUBERT (éd.), Le Traité des trois imposteurs et L’Esprit de Spinosa : philosophie clandestine entre 1678 et 1768, Oxford, Voltaire Foundation, 1999.
-
[33]
On doit à M. Jacob la découverte de ces Chevaliers de la jubilation (The radical Enlightenment..., op. cit.). La nature et la fonction de leurs réunions restent un sujet de discussion : pour une opinion contraire, voir Christiane BERKVENS-STEVELINCK, « Les Chevaliers de la Jubilation : maçonnerie ou libertinage ? À propos de quelques publications de Margaret C. Jacob », Quaerendo, 13-1,1983, p. 50-73 et 13-2,1983, p. 124-148.
-
[34]
On retrouve le même type de syncrétisme philosophique dans un autre texte important de cette tradition, le Symbolum sapientae, dont la diffusion fut importante dans les milieux clandestins allemands du début du XVIIIe siècle, et que Gianni PAGANINI, Les philosophies clandestines à l’âge classique, Paris, PUF, 2005, p. 79-94, caractérise comme un alliage de pensée libertine et de spinozisme revu par les cabalistes, mais tirant dans un sens résolument sceptique.
-
[35]
M. JACOB, The Radical Enlightenment..., op. cit.
-
[36]
De même, le traitement réservé au célèbre « Mémoire des pensées et sentiments » du curé Jean Meslier, qui a tant marqué la pensée antireligieuse des Lumières, est assez curieux. Alors qu’il figure en quatrième position dans le tableau des manuscrits philosophiques clandestins les plus diffusés (LR, p. 762), J. Israel ne lui consacre alors pas le moindre commentaire. Il est vrai que Meslier n’avait pas lu Spinoza qu’il ne connaissait que par la réfutation du père Tournemine. Dans le deuxième volume, cependant, Meslier est promu « the most coherently and systematically radical thinker of the French early Enlightenment » (EC, p. 716 et 724-728) sur la base de son athéisme, mais son rapport à Spinoza n’est guère élucidé. Par ailleurs, on sait que c’est Voltaire qui, le premier, publia le texte de Meslier, dans une version certes expurgée. Les généalogies intellectuelles et éditoriales sont donc infiniment plus complexes que ne le suggère l’auteur.
-
[37]
Martin MULSOW, « Freethinking in early 18th-century Germany », in S. BERTI, F. CHARLES-DAUBERT et R. POPKIN (dir.), Heterodoxy, Spinozism and free thought..., op. cit., p. 193-237. On notera au passage que P. F. Arpe faisait un grand éloge du colloquium de Bodin, dont il possédait un exemplaire...
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[38]
M. MULSOW, Moderne aus dem Untergrund..., op. cit, chap. IV.
-
[39]
C’est un point sur lequel insiste M. MULSOW dans un texte inédit « The Radical Enlightenment : Problems and perspectives » que je le remercie de m’avoir communiqué.
-
[40]
Van den Enden participa en effet en 1674 à la conspiration de Rohan contre Louis XIV, ce qui le conduisit droit à la potence. Peut-on vraiment écrire que Van den Enden « avait comploté pour renverser la monarchie au moyen de la philosophie » (LR, p. 221) alors qu’il participait (dans un contexte qui était celui de la guerre entre la France et la Hollande) à un complot aristocratique qui se situait plutôt dans la mémoire de la Fronde ? Voir Anette SMEDLEY-WEILL, « Un conspirateur au temps de Louis XIV : le chevalier de Rohan », in H. MÉCHOULAN et J. CORNETTE (dir.), L’État classique. Regards sur la pensée politique de la France dans le second XVIIe siècle, Paris, J. Vrin, 1996, p. 373-385.
-
[41]
Pierre-François MOREAU, « Spinoza était-il spinoziste ? », in C. SECRÉTAN, T. DAGRON et L. BOVE (dir.), Qu’est-ce que les Lumières « radicales »..., op. cit., p. 289-297.
-
[42]
L’étude du « cercle de Spinoza » remonte au livre classique de Koenraad O. MEINSMA, Spinoza et son cercle. Étude critique historique sur les hétérodoxes hollandais, Paris, J. Vrin, [1896] 1983, qui a rompu avec la légende du Spinoza reclus et solitaire pour montrer son insertion dans un milieu intellectuel.
-
[43]
Wiep VAN BUNGE, From Stevin to Spinoza : An essay on philosophy in the seventeenthcentury Dutch Republic, Leyde/Boston, Brill, 2001.
-
[44]
Cette réinvention de Spinoza à la fin du XVIIIe siècle a été l’enjeu de la querelle du Panthéisme. Mendelssohn, défendant Lessing que Jacobi accusait d’avoir été spinoziste, proposait un spinozisme épuré, compatible avec la religion naturelle. Voir Pierre-Henri TAVOILLOT, Le crépuscule des Lumières. Les documents « de la querelle » du Panthéisme (1780-1789), Paris, Éd. du Cerf, 1995. J. Israel dit quelques mots de la querelle du Pantheismustreit dans « The early Dutch enlightenment as a factor in the wider European Enlightenment », in W. VAN BUNGE (dir.), The early Enlightenment..., op. cit., p. 215-230. Mais curieusement, il y voit la légitimation de Spinoza et du spinozisme par les grands penseurs allemands de la fin du XVIIIe siècle (Lessing, Mendelssohn, Goethe...) et donc la confirmation de son analyse sur l’influence des Lumières radicales, alors que l’essentiel est plutôt dans l’invention d’un spinozisme très différent de celui du début du siècle.
-
[45]
Pierre MACHEREY, Avec Spinoza. Études sur la doctrine et l’histoire du spinozisme, Paris, PUF, 1992, p. 7.
-
[46]
Entre autres, LR, p. 199. Ce recours récurrent au témoignage des anti-Lumières n’est pas surprenant : l’héroïsation d’une tradition radicale, parée de toutes les vertus de la critique de l’ordre établi, et la dénonciation d’une subversion blasphématoire ne sont que les deux faces de la même opération intellectuelle.
-
[47]
Pour une mise au point sur les enjeux de l’analyse de controverses appliquée à l’histoire intellectuelle, voir notamment Jean-Louis FABIANI, « Controverses scientifiques, controverses philosophiques. Figures, positions, trajets », Enquête, 5,1997, p. 11-34; Christophe PROCHASSON et Anne RASMUSSEN (dir.), « Comment on se dispute. Les formes de la controverse », Mil neuf cent, revue d’histoire intellectuelle, 25,2007.
-
[48]
J. Israel insiste sur « the Enlightenment’s essential duality, that is the internal struggle between the opposing tendancies which from beginning to end always fundamantally divided it into irreconcilably opposed intellectual blocs » (EC, p. X ).
-
[49]
Pour un bel exemple récent montrant comment une controverse à la fois religieuse, sociale et politique reconfigure la catégorie « libertin », voir Stéphane VAN DAMME, L’épreuve libertine. Morale, soupçon et pouvoirs dans la France baroque, Paris, Éd. du CNRS, 2008. Une approche plus transversale, mais très attentive aux effets intellectuels des controverses et à la façon dont les catégories sont construites, est dûe à Darrin M. MC MAHON, Enemies of the Enlightenment : The French counter-Enlightenment and the making of modernity, New York/Oxford, Oxford University Press, 2001.
-
[50]
Ainsi, la réfutation rédigée par le père Tournemine, et publiée comme préface à la Démonstration de l’existence de Dieu de Fénelon en 1713, ou l’Anti-Spinoza de Christopher Wittich, publié à Amsterdam en 1690.
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[51]
En effet, la présence de Spinoza et de son œuvre dessine une configuration très spécifique, dans laquelle il n’y a pas véritablement de controverses au sens strict, puisque personne ne défend explicitement et publiquement un point de vue spinoziste. Il s’agit donc de controverses par défaut, où la capillarité des thèmes spinozistes s’effectue sans porte-parole revendiqués et sans engrenages polémiques, ou alors en se greffant sur d’autres controverses.
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[52]
P. VERNIÈRE, Spinoza et la pensée française..., op. cit., p. 528-611. Sur Diderot lui-même, P. Vernière est d’ailleurs plus nuancé que J. Israel et note justement qu’il est chimérique de vouloir établir une interprétation définitive de ce « rhéteur apte à faire miroiter toutes les thèses » (p. 555).
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[53]
C’est la formule qu’emploie l’article « spinoziste » de l’Encyclopédie, qui distingue justement les « spinozistes modernes » et les anciens.
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[54]
Yves CITTON, L’envers de la liberté. L’invention d’un imaginaire spinoziste dans la France des Lumières, Paris, Éd. Amsterdam, 2006, citation p. 27.
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[55]
J. Israel, dans le détail de ses analyses, le reconnaît à plusieurs reprises mais n’en tire aucune conséquence sur le plan de sa démonstration générale. Ainsi, il présente La Mettrie comme « le Voltaire de la tradition radicale », dont il avait extrait « la quintessence », tout en reconnaissant que « aussi étrange que cela puisse paraître, La Mettrie ne connaissait apparemment pas directement Spinoza, de sorte que le spectre de Spinoza qu’il conjure n’est pas le véritable Spinoza ». (LR, p. 781-783). La suite consiste à montrer qu’en réalité, et sans le savoir, La Mettrie était sur beaucoup de points proche du « véritable Spinoza ».
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[56]
Selon une formule du père Tournemine, citée par Y. CITTON, L’envers de la liberté..., op. cit., p. 46.
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[57]
Johannes COLERUS, La Vie de B. Spinoza, tirée des écrits de ce fameux Philosophe et du témoignage de plusieurs personnes qui l’ont connu particulièrement, La Haye, T. Johnson, 1706; LR, p. 345-348. Sur l’importance de l’écriture biographique dans l’histoire de la philosophie à l’époque des Lumières, voir Dinah RIBARD, Raconter, vivre, penser. Histoire(s) de philosophies, 1650-1766, Paris, Vrin/Éd. de l’EHESS, 2002, en particulier p. 127-132 sur les anecdotes relatives à Spinoza.
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[58]
P. MACHEREY, Avec Spinoza..., op. cit., p. 19.
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[59]
Ici encore je renvoie aux remarques suggestives de P.-F. MOREAU, « Spinoza était-il spinoziste ? », art. cit. Plus généralement, la question de la pensée de Spinoza est extrêmement complexe, tant le Traité théologico-politique et le Traité politique (qui ne contient pas de chapitre sur la démocratie) peuvent être interprétés de façon divergente. Il est ainsi parfaitement possible, à rebours des analyses de Spinoza comme prophète subversif des multitudes et de la démocratie radicale, d’insister plutôt sur les apories de sa théorie de la démocratie, travaillée par la « crainte des masses » et par les tensions de l’institutionnalisation démocratique. Voir Étienne BALIBAR, Spinoza et la politique, Paris, PUF, 1985 et Id., La crainte des masses. Politique et philosophie avant et après Marx, Paris, Galilée, 1997. Une présentation synthétique des enjeux contemporains de ces débats dans C. SPECTOR, « Le spinozisme politique aujourd’hui... », art. cit.
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[60]
François FURET, « Deux légitimations historiques de la société française au XVIIIe siècle : Mably et Boulainvilliers », Annales ESC, 34-3,1979, p. 438-450 repris in L’atelier de l’histoire, Paris, Flammarion, 1982, p. 165-183; Diego VENTURINO, Le ragioni della tradizione : nobiltà e mondo moderno in Boulainvilliers, 1658-1722, Florence, Le Lettere, 1993; Michel FOUCAULT, Il faut défendre la société : cours au Collège de France, 1975-1976, éd. par M. Bertiani et A. Fontana, sous la direction de F. Ewald et A. Fontana, Paris, Gallimard/Éd. du Seuil, 1997, p. 101-167.
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[61]
Lorsque la traduction politique de ce radicalisme philosophique est explicitée, c’est en général de façon à la fois ferme et floue. Ainsi, après un développement sur l’égalité naturelle dans la pensée de Spinoza, puis sa reprise chez Lahontan, Radicati et Rousseau, J. Israel conclut abruptement : « Quand dans les tréfonds de la Révolution française, les clubs jacobins, partout en France, se référaient constamment à Rousseau pour exiger des réformes radicales, notamment celles, comme la redistribution de la terre, visant à faire de l’égalité une réalité, ils invoquaient en même temps, bien qu’en grande partie inconsciemment, une tradition radicale qui remontait à la fin du XVIIe siècle » (LR, p. 319). Presque tous les termes, ici, posent problème, de l’existence d’une « tradition radicale », issue de Spinoza, à son influence « inconsciente » sur le militantisme jacobin et sur les mouvements paysans (d’ailleurs confondus).
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[62]
Pour une mise au point récente sur ces débats, Glenn BURGESS et Matthew FESTENSTEIN (dir.), English radicalism, 1550-1850, Cambridge, Cambridge University Press, 2007.
-
[63]
Pim DEN BOER, « Le dictionnaire libertin d’Aadrien Koerbagh », in C. SECRÉTAN, T. DAGRON et L. BOVE (dir.), Qu’est-ce que les Lumières « radicales »..., op. cit., p. 104-130.
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[64]
J.-P. CAVAILLÉ, « Libertinage ou Lumières radicales », in Ibid., p. 61-74.
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[65]
Il s’agit là d’une question difficile. Le mélange de prudence et d’élitisme conduit Spinoza à un usage réservé de ses écrits et à l’utilisation, parfois, d’un double langage que certains auteurs ont rattaché à la tradition marrane : Yirmiyahu YOVEL, Spinoza et autres hérétiques, Paris, Éd. du Seuil, [1989] 1991. Mais, on ne peut négliger le fait que Spinoza n’a pas hésité à assumer publiquement sa rupture avec la loi mosaïque, ce qui lui valut l’exclusion en 1656 de la communauté juive d’Amsterdam, qu’il a publié le Traité théologico-politique, qui est d’ailleurs un manifeste pour la liberté d’expression, et qu’il a fait, dans un premier temps, quelques démarches en vue de la publication de L’Éthique.
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[66]
Pas toujours implicitement : J. Israel écrit ainsi que les auteurs radicaux se rebellent « so to speak from the left » (p. 43).
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[67]
« By the mid 1740’, the radical faction, despite the opposing efforts of Voltaire had largely captured the main bloc of the French intellectual avant-garde which it continue to dominate down to the time of Napoleon » (EC, p. 12).
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[68]
Michel FOUCAULT, Le gouvernement de soi et des autres. Cours au collège de France, 1982-1983, éd. par F. Gros, sous la dir. de F. Ewald et A. Fontana, Paris, Gallimard/ Le Seuil, 2008.
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[69]
On notera au demeurant que J. Israel est particulièrement sévère avec Voltaire, qu’il présente sous les traits d’un déiste providentialiste modéré, voire conservateur. Que Voltaire, sur bien des plans, par exemple social ou politique, ne soit pas un révolutionnaire, on peut en convenir. Mais sur le plan religieux, sa critique des miracles ou de l’écriture sainte en fait un auteur difficilement acceptable pour les autorités ecclésiastiques. D’ailleurs, comme M. Jacob l’avait remarqué, le newtonianisme vulgarisé en France, et même en Europe, est largement déchristianisé, au regard de sa variante anglaise. Plus généralement, la catégorie de « Lumières modérées » n’est guère plus consistante que celle de Lumières radicales : elle confond de la même manière ce qui relèverait d’une modération philosophique et ce qui correspond à une modération politique, sans même parler d’une théorie de la modération, que l’on trouve par exemple chez Montesquieu et qui, loin de n’être qu’une simple réaction à l’audace radicale, repose sur une théorie de l’histoire et du pouvoir.
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[70]
Graeme GARRARD, Rousseau’s counter-Enlightenment : A republican critique of the Philosophes, Albany, State University of New York Press, 2003.
-
[71]
Sur le lien entre cette ambiguïté et les usages de Rousseau pendant la Révolution française, voir James SWENSON, On Jean-Jacques Rousseau, considered as one of the first authors of the Revolution, Stanford, Stanford University Press, 2000.
-
[72]
Jean-Pierre CAVAILLÉ, Dis-simulations : Jules-César Vanini, François La Mothe Le Vayer, Gabriel Naudé, Louis Machon et Torquato Accetto. Religion, morale et politique au XVIIe siècle, Paris, H. Champion, 2002; Sophie GOUVERNEUR, Prudence et subversion libertines : la critique de la raison d’État chez François de La Mothe Le Vayer, Gabriel Naudé et Samuel Sorbière, Paris, H. Champion, 2005; La lettre clandestine : bulletin d’information sur la littérature philosophique clandestine de l’âge classique, 8,1999.
-
[73]
Alain SANDRIER, Le style philosophique du baron d’Holbach : conditions et contraintes du prosélytisme athée en France dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, Paris, H. Champion, 2004.
-
[74]
Christopher KELLY, Rousseau as author : Consecrating one’s life to the truth, Chicago, University of Chicago Press, 2003.
-
[75]
Jean-Jacques ROUSSEAU, « Lettres écrites de la Montagne », Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1964, t. III, p. 791-792.
-
[76]
Antoine LILTI, « The writing of paranoïa : Jean-Jacques Rousseau and the paradoxes of celebrity », Representations, 103,2008, p. 53-83.
-
[77]
Lorsque Rousseau veut dénoncer la persécution dont il s’estime victime en raison de ses publications, il l’oppose à la considération dont avait joui durant sa vie... « l’athée Spinoza [qui] enseignait paisiblement sa doctrine » et « vécut et mourut tranquille, et même considéré » : « Lettre à M. de Beaumont », Œuvres complètes, op. cit., p. 14.
-
[78]
Roy PORTER, The Englightenment : Britain and the creation of the modern world, Londres, Penguin, 2000; J. G. A. POCOCK, Barbarism and religion, t. 1. The Enlightenments of Edward Gibbon, Cambridge, Cambridge University Press, 1999.
-
[79]
Charles W. J. WITHERS, Placing the Enlightenment : Thinking geographically about the age of reason, Chicago, University of Chicago Press, 2007.
-
[80]
Anne SAADA, Inventer Diderot : les constructions d’un auteur dans l’Allemagne des Lumières, Paris, Éd. du CNRS, 2003.
-
[81]
Voir les remarques de Wiep VAN BUNGE, « Introduction », in W. VAN BUNGE (dir.), The early Enlightenment..., op. cit., p. 1-16.
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[82]
Denis DIDEROT, Voyage de Hollande, cité in Wijnand MIJNHARDT, « The construction of silence : Religious and political radicalism in Dutch History », in W. VAN BUNGE (dir.), The early Enlightenment..., op. cit., p. 231-262, ici p. 233.
-
[83]
W. MIJNHARDT, « The construction of silence... », art. cit. Voir aussi Margaret C. JACOB et Wijnand MIJNHARDT (dir.), The Dutch Republic in the eighteenth century : Decline, Enlightenment and revolution, Ithaca, Cornell University Press, 1992.
-
[84]
Comme, par exemple, la diffusion très rapide dans le monde hispano-américain des thèses juridiques et constitutionnelles du juriste napolitain Gaetano Filangieri, théoricien des droits de l’homme et du droit naturel : Antonio TRAMPUS (dir.), Diritti e costituzione. L’opera di Gaetano Filangieri e la sua fortuna europea, Bologne, Il Mulino, 2005.
-
[85]
Voir par exemple Jorge CAN˜ IZARES-ESGUERRA, How to write the history of the New World : Histories, epistemologies and identities in the eighteenth-century Atlantic world, Stanford, Stanford University Press, 2001, qui a mis en lumière l’existence d’une dynamique proprement créole de réflexion critique sur les sources du passé amérindien, une « épistémologie patriotique », qui est de nature à renouveler notre compréhension de la géographie des Lumières et des controverses intellectuelles européennes.
-
[86]
Alors que la pensée « voilée » de Bayle sur la question coloniale est interprétée dans un sens anti-impérialiste, la pensée de Montesquieu sur l’esclavage est jugée à l’aune de l’usage paradoxal qu’ont pu en faire certains colons à Saint-Domingue pour justifier l’esclavage (EC, p. 606-606). Pour une approche plus nuancée de la position complexe de Montesquieu, voir Jean EHRARD, « Audace théorique, prudence pratique : Montesquieu et l’esclavage colonial », in O. PÉTRÉ -GRENOUILLEAU (dir.), Abolir l’esclavage. Un réformisme à l’épreuve (France, Portugal, Suisse, XVIIIe - XIXe siècles), Rennes, PUR, 2008, p. 27-39.
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[87]
Sankar MUTHU, Enlightenment against Empire, Princeton, Princeton University Press, 2003.
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[88]
Larry WOLFF et Marco CIPOLLONI (dir.), The anthropology of the Enlightenment, Stanford, Stanford University Press, 2007.
-
[89]
J. ROBERTSON, The case for the Enlightenment..., op. cit.
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[90]
Jean-Claude PERROT, Une histoire intellectuelle de l’économie politique, XVIIe - XVIIIe siècle, Paris, Éd. de L’EHESS, 1992. À l’inverse, on remarquera que J. Israel ne consacre pas le moindre développement à l’économie politique.
-
[91]
J. G. A. POCOCK, Barbarism and religion, Cambridge, Cambridge University Press, 4 vol., 1999-2005; Id, « Historiography and Enlightenment : A view of their history », Modern Intellectual History, 5-1,2008, p. 83-96.
-
[92]
Bien d’autres chantiers d’histoire intellectuelle ont été ouverts, ces dernières années, qui montrent la complexité des liens que les Lumières entretiennent avec la modernité, quelle que soit la définition qu’on donne de celle-ci, et cherchent à interpréter dans leur diversité et leur historicité des « Lumières polysémiques » (Michel PORRET, « Introduction », in M. PORRET (dir.), Sens des Lumières, Chêne-Bourg, Georg, p. 15). L’histoire des sciences, notamment, a rompu avec le grand récit du progrès inexorable de la rationalité scientifique pour mettre en valeur les contradictions et les enjeux contemporains. Voir notamment le panorama proposé par William CLARK, Jan GOLINSKI et Simon SCHAFFER (dir.), The sciences in enlightened Europe, Chicago, The University of Chicago Press, 1999.
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[93]
Michel FOUCAULT, « What is Enlightenment ? » in P. RABINOW (dir.), The Foucault reader, New York, Pantheon Books, 1984, p. 32-50 et Id., Le gouvernement de soi..., op. cit., p. 14-15. Voir aussi le dossier « Foucault et les Lumières », Lumières, 8,2006.