Notes
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[1]
La locution originale (« Völker des ewigen Stillstandes ») ne visait pas seulement les Chinois, mais aussi tous les peuples de l’Asie. Il n’y eut rien d’exceptionnel dans cette formulation : comme le remarqua l’historien Otto van der Sprenkel, « [...] the ruling German historical tradition at that time [...] took note of the existence of Asian civilizations [...] only to dismiss them as “static” » (« Max Weber on China », History and theory, 3,3,1964, p. 350). On trouvera une étude complète des éléments les plus déterminants de cette historiographie dans ANDREAS PIGULLA, China in der deutschen Weltgeschichtesschreibung vom 18. bis zum 20. Jahrhundert, Wiesbaden, Harrassowitz Verlag, 1996.
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[2]
J’emprunte délibérément l’expression « idée de la Chine » au titre de l’ouvrage d’ANDREW L. MARCH, The idea of China : Myth and theory in geographic thought, New York, Praeger, 1974, mais je souhaite en élargir la portée : alors que, pour A. March, qui écrivait, il convient de le préciser, bien avant la parution d’Orientalism d’Edward Said, l’« idée de la Chine » fonctionnait pour l’Occident comme un archétype de l’Autre, selon moi, elle dépasse ce concept et n’opère pas seulement comme un archétype pour les Occidentaux, mais aussi pour les Chinois.
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[3]
Voir NICOLA DI COSMO, Ancient China and its enemies : The rise of nomadic power in East Asian history, Cambridge, Cambridge University Press, 2002, p. XX (cf. n. 13).
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[4]
Un bel ensemble en a été reproduit dans JOHN B. HARLEY et DAVID WOODWARD (éd.), The history of cartography, vol. 2, Cartography in the traditional East and Southeast Asian societies, Chicago, The University of Chicago Press, 1994.
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[5]
Que l’on songe, par exemple, au récent gros titre : « Beijing leaders speak of force to keep Taiwan “Chinese” » (Les dirigeants chinois parlent d’utiliser la force pour que Taiwan reste « chinoise »), New York Times, 8 mars 2005.
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[6]
Sur ces historiens, voir LAURENCE SCHNEIDER, Ku Chieh-kang and China’s new historiography, Berkeley, University of California Press, 1971; WANG FANSEN, Fu Ssu-nien : A life in Chinese history and politics, Cambridge, Cambridge University Press, 2000; et Q. EDWARD WANG, Inventing China through history : The may fourth approach to historiography, Albany, State University of New York Press, 2001.
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[7]
Au nombre des historiens de cette tendance, il faut compter INABA IWAKICHI, « Mansh? minzoku ni kansuru ry? hy? men no kansatsu » (Deux aspects à considérer sur le peuple mandchou), T?a keizai kenky?, 13,4,1929, pp. 1-30, et 14,2,1930, pp. 15-37; MOMOSE HIROMU, « Shinch? no iminzoku t?chi ni okeru zaisei kaizai seisaku » (Politique financière et économique des Qing et gouvernement des peuples allogènes), T?a kenky?jo h?, 20,1943, pp. 1-116; OSHIBUCHI HAJIME, « Man-M? minzoku no bunka keitai to Shina t? chi keitai » (Formes de la culture des peuples de Mandchourie et de Mongolie, et formes chinoises de gouvernement), Nihon shogaku shink? i’inkai kenky?, h?koku, 11, 1941, pp. 166-177; URA REN’ICHI, « Shinch? no kokusui h?zon seisaku ni tsuite » (À propos de la politique de protection de l’essence nationale de la cour des Qing), Shigaku kenky?, 1,1,1931, pp. 101-139. Il convient de noter que la plupart de ces ouvrages répondaient implicitement, et quelquefois explicitement, à une volonté de justifier, ou de rationaliser, l’expansion de la domination du Japon impérial sur ces régions d’Asie continentale qui avaient été le berceau des dynasties de conquête, comme pour suggérer que l’irruption du Japon à la frontière septentrionale s’inscrivait dans le droit fil d’autres conquêtes par des étrangers, motif récurrent dans l’histoire chinoise.
-
[8]
Pour un résumé concis des significations respectives des qualificatifs « chinois » et « barbare », voir l’essai de QIAN ZHONGSHU, « The concepts “Chinese” and “Barbarian” », in Limited views : Essays on ideas and letters, Cambridge, Harvard University Asia Center, 1998, pp. 373-381. Voir aussi la polémique dans MARY FERENCZY, « Chinese historiographers’ views on Barbarian-Chinese relations », Acta Orientalia Academiae scientiarum Hungaricae, 21,3,1968, pp. 353-362, et N. DI COSMO, Ancient China and its enemies..., op. cit., pp. 93-126.
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[9]
Cette idée est développée dans le Mencius, où il est écrit : « J’ai entendu parler d’hommes qui se servirent des doctrines de notre grand pays pour faire évoluer les barbares, mais je n’ai jamais entendu parler de quiconque ayant changé sous l’influence des barbares » (Mencius, livre III, 1re partie, chap. IV ).
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[10]
WOLFRAM EBERHARD, Conquerors and rulers : Social forces in Medieval China, Leyde, E. J. Brill, [1952] 1970; voir aussi KARL WITTFOGEL et FENG CHIA-SHENG, History of Chinese Society : Liao, Philadelphie, American philosophical society, 1949; OWEN LATTIMORE, Inner Asian frontiers of China, Boston, Beacon, 1962. Quelques-uns de ces problèmes sont traités également dans W G, The Chineseness of China, New ANG UNGWU York, Oxford University Press, 1991.
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[11]
« Comment dans l’histoire des groupes tentent-ils de transformer en une seule entité sociale une société ayant de multiples conceptions de la communauté politique ? Ce processus implique la fixation plus stricte de limites sociales et culturelles autour d’une configuration particulière de soi par rapport à l’Autre » (PRASENJIT DUARA, Rescuing history from the nation : Questioning narratives of Modern China, Chicago, The University of Chicago Press, 1995, p. 65).
-
[12]
FREDERICK MOTE, Imperial China, 900-1800, Cambridge, Harvard University Press, 1999.
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[13]
HERBERT FRANKE et DENIS TWITCHETT (éd.), The Cambridge history of China, vol. 6, Alien regimes and border States, 907-1368, Cambridge, Cambridge University Press, 1994, pp. 1-42. J’ai pris la liberté d’ajouter des caractéristiques à celles qui y sont répertoriées. Il convient de noter que chez les historiens chinois la notion de « dynasties de conquête » n’est pas acceptée. En 1982, le premier numéro d’une revue consacrée à l’étude de l’histoire des Liao, des Jin et des Yuan comportait trois articles qui contestaient violemment l’idée même de « dynasties de conquête », en tant que produit de l’impérialisme japonais (SUN JINYI « Guanyu “zhengfu wangchao lun” » (À propos du « Discours sur les dynasties de conquête »), Liao-Jin-Qidan-Nüzhen shi yanjiu dongtai, 3,1982, pp. 22-23). En fait, c’est l’Allemand Karl Wittfogel, dans son étude sur les Liao, qui introduisit le concept de l’unité des dynasties de conquête. Plus récemment, toutefois, le terme a connu un nouvel interêt parmi les historiens de Chine. Zhang Fan, expert bien connu des Yuan, écrivit en 1997 : « Une fois introduit, ce point de vue [sur les dynasties de conquête] a beaucoup influencé les cercles académiques de l’Occident ainsi que du Japon, de Hong Kong et de Taiwan, et a aussi provoqué certains débats. Mais, dans les recherches académiques de la nouvelle Chine, ce point de vue a toujours été condamné. Les chercheurs évitèrent soigneusement cette question; or, s’ils osèrent l’aborder, ce fut toujours dans une perspective négative. Il semble qu’aujourd’hui il faille réexaminer notre attitude » (ZHANG FAN, « Yuan chao de texing : Meng-Yuan shi ruogan wenti de sikao » (Les particularités de la dynastie des Yuan : réflexions sur quelques problèmes relatifs à l’histoire des Mongols-Yuan), Xueshu sixiang pinglun, 1,1997).
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[14]
« L’avertissement aux peuples nomades était clair : ils devaient maîtriser l’art de tirer de la Chine des ressources sans sacrifier leur intégrité d’hommes de la steppe » (F. MOTE, Imperial China..., op. cit., p. 36). L’auteur signale que, en dernier recours, face à la difficulté de trouver un terrain d’entente, il restait l’abandon du projet ou l’intégration culturelle et politique dans le monde chinois.
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[15]
Cette locution se trouve, par exemple, dans les Annales véridiques des Ming : « yi er ru yu Zhongguo ze Zhongguo zhi
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[16]
Voir F. MOTE, Imperial China..., op. cit., p. 8 : « Les Liao créèrent un précédent à une succession de “dynasties de conquête” : après eux, les Tangout avec les Xi Xia, puis les Jürchen avec les Jin. [...] Les Mongols de la dynastie des Yuan achevèrent ensuite leur assimilation de la culture chinoise dans son ensemble [...] suivis [après les Ming] de la dernière dynastie étrangère de la fin de l’histoire de l’empire chinois, les Qing des Mandchous. »
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[17]
Sur ce point, on me permettra de renvoyer à MARK C. ELLIOTT, « Whose Empire shall it be ? Manchu figurations of historical process in the early seventeenth century », dans L A. S (éd.), Time, temporality, and imperial transition : East Asia from Ming YNN TRUVE to Qing, Honolulu, University of Hawai‘i Press, 2005, pp. 31-72.
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[18]
Les archives municipales de Pékin abondent en demandes de changements de patronyme (voir E. J. M. RHOADS, Manchus and Han..., op. cit., p. 270).
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[19]
La naissance de ce nouveau courant transparaît dans l’article polémique d’EVELYN RAWSKI, « Re-envisioning the Qing : The significance of the Qing period in Chinese history », Journal of Asian studies, 55,4,1996, pp. 829-850, qui se propose de mettre en question l’opinion faisant autorité de PING-TI HO, « The significance of the Ch’ing period in Chinese history », Journal of Asian studies, 26,2,1967, pp. 189-195. Celui-ci répondit par une critique acerbe : ID., « In defense of sinicization : A rebuttal of Evelyn Rawski’s “reenvisioning the Qing” », Journal of Asian studies, 57,1,1998, pp. 123-155. Alors que les divergences entre ces deux points de vue portent largement sur une question de sémantique (comment définir la « sinisation » ?), une différence fondamentale les sépare quant aux implications à long terme de l’origine non chinoise des Mandchous et de la conscience générale de cette origine sous les Qing. Pour une approche plus complète, voir JOANNA WALEY-COHEN, « The new Qing history », Radical history Review, 88,2004, pp. 193-206. Un grand historien des Qing enseignant à l’université de Tôkyô, KISHIMOTO MIO, fournit un précieux aperçu de plusieurs aspects de ces courants : « The Ch’ing dynasty and the East Asian worlds », Acta Asiatica, 88,2005, pp. 87-109.
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[20]
Voir PAMELA K. CROSSLEY, « Thinking about ethnicity in Early Modern China », Late Imperial China, 11,2,1990, pp. 2-3 : « À un certain niveau du moins, on peut dire que les tendances anhistorique et ethnocentrique de la conviction selon laquelle la culture chinoise possède une capacité presque magique de transformer en “chinois” tous ceux qui entrent en contact avec elle atteste l’adoption des préjugés des Occidentaux sur la Chine au XIXe siècle, tant par les historiens chinois que par leurs confrères occidentaux. »
-
[21]
Ce thème est traité dans SUGIYAMA KIYOHIKO, « The Ch’ing Empire as a Manchu khanate : The structure of rule under the Eight Banners », Acta Asiatica, 88,2005, pp. 21-48.
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[22]
Bien sûr, un tel réexamen est seulement possible si l’on est prêt à admettre, après Benedict Anderson, que la nation est une espèce de communauté imaginée et non pas une formation naturelle ou un don de Dieu (ou du Ciel). Si les historiens chinois parlent positivement aujourd’hui des Mandchous, c’est plutôt à cause de leur rôle comme agents d’unification de la nation.
-
[23]
E. J. M. RHOADS, Manchus and Han..., op. cit., p. 289.
-
[24]
J F. F, « The Mongols : Ecological and social perspectives », Harvard OSEPH LETCHER Journal of Asiatic studies, 46,1,1986, pp. 11-50.
-
[25]
On constate notamment un intérêt considérable pour les questions de politique raciale et ethnique autour de la révolution de 1911 dans des ouvrages tels que ceux de KAUKO LAITINEN, Chinese nationalism in the Late Qing dynasty : Zhang Binglin as an anti-Manchu propagandist, Londres, Curzon Press, 1990; PAMELA K. CROSSLEY, Orphan warriors : Three Manchu generations and the end of the Qing world, Princeton, Princeton University Press, 1990, et ID., A translucent mirror : History and identity in Qing imperial ideology, Berkeley, University of California Press, 1999; voir aussi E. J. M. RHOADS, Manchus and Han..., op. cit. La question du rôle de l’Autre mandchou dans le discours politique au début du XXe siècle occupe aussi une place de choix dans P. DUARA, Rescuing history from the nation..., op. cit., et JOHN FITZGERALD, Awakening China : Politics, culture, and class in the nationalist revolution, Stanford, Stanford University Press, 1996.
-
[26]
P. K. CROSSLEY, Orphan warriors..., op. cit., p. 228.
-
[27]
ID., A translucent mirror..., op. cit., p. 48. « L’idée que les liens “du sang” soient associés d’une quelconque manière à l’identité mandchoue résulte d’une lecture des taxinomies raciales des Qing, fondées sur des données topographiques et temporelles antérieures à eux. »
-
[28]
E. J. M. ROADS, Manchus and Han..., op. cit., pp. 36 et 289.
-
[29]
Voir P. K. CROSSLEY, « Thinking about ethnicity... », art. cit., pp. 11-14 et 27.
-
[30]
Les nombreuses références à cette situation sont très révélatrices à cet égard. Ainsi, à propos des initiatives de Hong Taiji pour renforcer sa mainmise sur ses partisans, P. Crossley observe que « le “Mandchou” [...] était déterminé par certains critères [ascendance, attestation d’appartenance aux Huit Bannières et réussite aux examens mandchous] énoncés par l’État » (ID., A translucent mirror..., op. cit., p. 194; voir aussi pp. 118 et 203).
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[31]
Ibid., p. 3.
-
[32]
Ibid., pp. 308,311 et 326-327.
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[33]
FREDRIK BARTH, « Introduction », in ID. (éd.), Ethnic groups and boundaries. The social organization of culture différence, Oslo, Universitetsforlaget, 1969, pp. 9-38.
-
[34]
Voir aussi THOMAS HYLLAND ERIKSEN, Ethnicity and nationalism : Anthropological perspectives, Londres, Pluto Press, 1993; JOHN HUTCHINSON et ANTHONY D. SMITH, Ethnicity, Oxford, Oxford University Press, 1996; et JACK DAVID ELLER, From culture to ethnicity to conflict, Ann Arbor, University of Michigan Press, 1999.
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[35]
Voir MARK C. ELLIOTT, The Manchu way : The Eight Banners and ethnic identity in Late imperial China, Stanford, Stanford University Press, 2001.
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[36]
Ce qui montre combien la Nouvelle histoire des Qing a remodelé le panorama : cette conclusion, autrefois négligée comme fruit d’une lecture superficielle du discours révolutionnaire chinois, fait aujourd’hui quasiment l’unanimité. Voir, notamment, MARY WRIGHT, The last stand of Chinese conservatism, Stanford, Stanford University Press, 1958, et JOSEPH LEVENSON, Confucian China and its modern fate, Berkeley, University of California Press, 1967. En fait, elle joue un rôle central dans plusieurs des analyses récentes – et parmi les plus percutantes – de la révolution républicaine de 1911; ainsi chez P. DUARA, Rescuing history from the nation..., op. cit., p. 35 : « Tant le discours global du darwinisme social que la politique anti-Mandchous de la révolution républicaine ont imposé une conception de la communauté nationale, composée de personnes de race Han exclusivement. »
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[37]
P. K. CROSSLEY, A translucent mirror..., op. cit., pp. 338 et 346.
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[38]
Les ouvrages suivants offrent des exemples en faveur de cette conclusion : PHILIP A. KUHN, Soulstealers : The Chinese sorcery scare of 1768, Cambridge, Harvard University Press, 1990; JAMES POLACHEK, The inner Opium war, Cambridge, Harvard Council on East Asian Studies, 1992; PIERRE-HENRI DURAND, Lettrés et pouvoirs. Un procès littéraire dans la Chine impériale, Paris, Éditions de l’EHESS, 1992; NORMAN KUTCHER, Mourning in Late imperial China, Cambridge, Cambridge University Press, 1999; JONATHAN D. SPENCE, Treason by the book, New York, Norton, 2003.
-
[39]
BEATRICE S. BARTLETT, Monarchs and ministers : The grand council in Mid-Ch’ing China, 1723-1820, Berkeley, University of California Press, 1991.
-
[40]
CHIA NING, « The Lifanyuan and the Inner Asian rituals during the Early Qing (1644-1795) », Late imperial China, 14,1,1993, pp. 60-92.
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[41]
M. C. ELLIOTT, The Manchu way..., op. cit., pp. 175-209.
-
[42]
PRESTON TORBERT, The Ch’ing imperial household department : A study of its organization and principal functions, 1662-1796, Cambridge, Harvard University Press, 1977.
-
[43]
MARK C. ELLIOTT et NING CHIA, « The Qing hunt at Mulan », in J. A. MILLWARD et alii (éd.), New Qing imperial history : the making of Inner Asian empire at Qing Chengde, Londres-New York, Routledge, 2004, pp. 66-83.
-
[44]
Voir l’essai de DEBORAH SOMMER, « The art and politics of painting Qianlong at Chengde », in Ibid., pp. 136-145; JOANNA WALEY-COHEN, The sextants of Beijing, New York, Norton, 1999. La littérature sur les jésuites et la cartographie sous les Qing est abondante : voir HENRI BERNARD, « Les étapes de la cartographie scientifique pour la Chine et les pays voisins depuis le XVIe siècle jusqu’à la fin du XVIIIe siècle », Monumenta Serica, 3,1938, pp. 428-476, et W F, « Materialen zur Kartographie des ALTER UCHS Mandju-Zeit », 2e partie, Monumenta Serica, 3,1938, pp. 189-231.
-
[45]
PAMELA K. CROSSLEY et EVELYN S. RAWSKI, « A profile of the Manchu language in Ch’ing history », Harvard Journal of Asiatic studies, 53,1,1993, pp. 63-102.
-
[46]
PAMELA K. CROSSLEY, « The rulerships of China », American historical Review, 97,5, 1992, pp. 1468-1483. Voir l’article, qui a fait date, de DAVID FARQUHAR, « Emperor as Bodhisattva in the governance of the Ch’ing Empire », Harvard Journal of Asiatic studies, 38,1,1978, pp. 5-34.
-
[47]
ISHIHAMA YUMIKO, « The image of Ch’ien-lung’s kingship as seen from the world of Tibetan Buddhism », Acta Asiatica, 88,2005, pp. 49-64, fournit une excellente explication à ce problème.
-
[48]
EVELYN S. RAWSKI, The last emperors : A social history of Qing imperial institutions, Berkeley, University of California Press, 1998, pp. 251-263.
-
[49]
PATRICIA BERGER, Empire of emptiness : Buddhist art and political authority in Qing China, Honolulu, University of Hawai‘i Press, 2003, p. 60.
-
[50]
Ibid., pp. 196-197. Si P. Berger conclut qu’il est impossible de savoir quelles étaient les croyances personnelles de l’empereur, notant qu’il était « en réalité un vase creux », il me semble difficile de justifier ce type d’affirmation au regard de la sincérité de ses pratiques dévotionnelles.
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[51]
P H, « The significance... », art. cit., pp. 189-191; E. S. R, The last ING-TI O AWSKI emperors..., op. cit., pp. 300-301.
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[52]
J’emprunte ce terme de « géo-corps » à THONGCHAI WINICHAKUL, Siam mapped, Honolulu, University of Hawai‘i Press, 1995, qui le définit comme « the operations of the technology of territoriality which created nationhood spatially » (p. 16).
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[53]
La célèbre carte de Johannes Blaeu, publiée dans Imperii Sinarum Nova Descriptio de Martino Martini en 1655, offre un excellent exemple de représentation cartographique de la Chine en Europe avant les cartes des jésuites au milieu du XVIIIe siècle. On trouvera une réproduction dans The World and its warp and woof : A special exhibition of antique maps donated by Prof. Johannes Hajime Iizuka, Taipei, Musée du palais national, 2005, pp. 27-28. Les cartes qui font partie du Lidai dili zhizhang tu
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[54]
ARTHUR WALDRON, The Great wall of China : from history to myth, Cambridge, Cambridge University Press, 1990.
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[55]
Le livre de PETER PERDUE, China marches West : The Qing conquest of Central Eurasia, Cambridge, Harvard East Asia Center, 2005, est la meilleure étude récente sur la pacification par les Qing de la frontière septentrionale. Fondé sur des sources russes, on peut aussi consulter l’ouvrage de FRED BERGHOLZ, The partition of the steppe : The struggle of the Russians, Manchus, and the Zunghar Mongols for empire in Central Asia, 1619-1758, New York et Berne, Peter Lang, 1993.
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[56]
L’emploi du mot « empire » pour décrire l’État chinois contemporain ne manquera pas de susciter un certain malaise chez de nombreux lecteurs. Selon la définition de Ronald Suny, un empire est « un État composite dans lequel une métropole domine une périphérie au détriment de cette périphérie ». Il poursuit : « Outre l’inégalité et la subordination, la relation de la périphérie avec la métropole est marquée par des différences – ethnicité, éloignement géographique et administration distincte. [...] Point très important, la métropole n’a pas besoin d’être définie sur le plan ethnique ou géographique. Elle constitue l’instance dirigeante. » (RONALD G. SUNY, « The Empire strikes out », in R. G. SUNY et T. MARTIN (éd.), A State of nations : Empire and nationmaking in the age of Lenin and Stalin, Oxford, Oxford University Press, 2001, pp. 23-66, ici p. 25). Une telle analyse semble s’appliquer assez bien aux Qing et aux républiques chinoises modernes qui leur ont succédé, et Nicola Di Cosmo a employé à propos des Qing l’expression d’« empire colonial », pour rendre compte de la domination des Qing au Tibet et au Xinjiang, au moins jusqu’au milieu du XIXe siècle. Voir N. DI COSMO, « Qing colonial administration in Inner Asia », The international history Review, 20,2,1998, pp. 287-309.
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[57]
Voir, par exemple, l’essai de GUO CHENGKANG, « Qingchao huangdi de Zhongguo guan » (Comment les empereurs Qing considéraient-ils la Chine ?), Qingshi yanjiu, 4, 2005, ici p. 4.
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[58]
Ce terme est emprunté à R. G. SUNY, « The Empire strikes out », art. cit., p. 30.
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[59]
Le Parti communiste chinois, pourtant bâti sur la base de la foi en une révolution mondiale, fut incapable de rallier ses défenseurs sans faire appel à des revendications étroitement nationalistes qui, dans une certaine mesure, suggéraient que les Han occupaient une position privilégiée au sein de l’État chinois moderne.
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[60]
Voir PATRICK GEARY, The myth of nations : The Medieval origins of Europe, Princeton, Princeton University Press, 1997, qui avance une conclusion similaire à propos de l’historicité des nations européennes.
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[61]
P. DUARA, Rescuing history from the nation..., op. cit.
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[62]
Le mot apparaît 741 fois dans les Annales véridiques des Ming, qui couvrent la période allant de la fin du XIVe au début du XVIe siècle.
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[63]
Les informations extraites des Annales véridiques des Grands Qing ont été collectées au moyen de la base de données électronique établie par l’Academia Sinica, Handian quanwen jiansuo xitong
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[64]
Ces glissements fournissent la substance de l’analyse controversée dans GANG ZHAO, « Reinventing China : Imperial Qing ideology and the rise of Modern Chinese nationalism in the early twentieth century », Modern China, 32,1,2006, pp. 3-30.
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[65]
Voir Annales HSS, 59,5-6, « Asie centrale », 2004.
1Est-il nécessaire de rappeler combien il fallut attendre pour que les intellectuels de culture européenne acceptent l’idée que la Chine ait une histoire – comme la France, l’Allemagne ou l’Angleterre –, et pas simplement un passé ? Un rapide survol des écrits qui furent consacrés à l’« empire du Milieu » au cours des cent soixante-dix dernières années environ témoigne d’un grand intérêt pour le sujet, souvent de connaissances considérables, mais suggère presque à chaque ligne le présupposé que la Chine est restée en marge de l’histoire mondiale (de la Weltgeschichte, selon l’expression allemande). Devant l’absence de toute Renaissance, Réforme, révolution scientifique, Lumières et révolution industrielle, les historiens des XIXe et XXe siècles ont essentiellement perçu la Chine comme un pays immuable, imperméable à l’écoulement du temps, en « perpétuelle stase », selon l’expression attribuée à Ranke [1]. Si les avis pouvaient diverger quant au caractère irrémédiable, singulier, voire dangereux de cette immuabilité, l’accord était quasi unanime sur le fait que la Chine n’avait pas connu les différents facteurs économiques, sociaux et politiques qui s’étaient si magistralement conjugués pour introduire en Europe le progrès et la modernité, ou bien qu’elle y avait été réfractaire. N’avait-il pas fallu l’arrivée des puissances occidentales aux portes de la Chine au XIXe siècle pour l’ébranler enfin ? Ne fut-ce pas uniquement sous la pression extérieure, la contrainte, que la Chine sortit de sa torpeur séculaire pour rejoindre, de force, le plus large flot des événements internationaux ? Alors seulement, elle était entrée dans l’Histoire.
2Ce méta-récit, né à l’ombre de Hegel, chez qui les notions d’isolement et de permanence de la Chine sont si bien exposées, a longtemps prévalu au XXe siècle. Paradoxalement, un modèle eurocentrique s’est aussi imposé en Chine même, où, aujourd’hui, les historiens du continent sont encore largement contraints de travailler dans le cadre d’une pensée marxiste voulant que le « féodalisme » de l’ancienne Chine ait été renversé par les forces de l’impérialisme occidental ayant fait leur apparition au milieu du XIXe siècle.
3Au cours des vingt dernières années, sous l’action d’un courant de pensée qui tend au contraire à traiter le passé de la Chine indépendamment, selon des critères propres, plutôt que de le juger à l’aune européenne (généralement de manière implicite), la situation a changé. Une nouvelle orientation de la recherche, plus ouvertement centrée sur la Chine, a émergé pendant les années 1980; elle est désormais solidement implantée dans les cercles universitaires d’Europe, d’Amérique du Nord et, dans une certaine mesure, du Japon et de Taiwan, et elle a favorisé une large reconnaissance, sur le plan historique, de l’importance de la Chine au sein du patrimoine commun à toute l’humanité. Certes, comparativement, le passé chinois reste encore loin d’occuper, dans le cursus des études universitaires et scolaires, la place qui lui revient : des noms comme Zhu Yuanzhang
La « Chine », un signifiant fluctuant
4Loin de nous l’intention de nier la réalité historique des régimes politiques qui ont existé ou existent encore sur le territoire appartenant aujourd’hui à la République populaire de Chine; on pense plutôt à l’absence d’entité politique ou géographique particulière pouvant être identifiée sans conteste comme la « Chine », unifiée pareillement tout au long des siècles. En dépit de son exceptionnelle pérennité en tant que signifiant, depuis sa première apparition, au Xe siècle avant notre ère, jusqu’à l’heure actuelle, le mot « Chine » a en effet changé de signification selon les époques. Zhongguo
5En effet, ce mot ne recouvre pas pour tous la même réalité. Même s’il est impossible, dans le cadre de cet essai, d’en répertorier de manière exhaustive toutes les variations de sens, il suffit de penser à la fluidité choronymique de la période pré-impériale : alors, le mot Zhongguo désignait un nombre variable d’États des Zhou du centre – à la superficie fluctuante –, avant d’englober progressivement une partie de l’ancien territoire « étranger », sur les confins septentrionaux et occidentaux [3]. Que l’on songe aussi à l’extrême diversité des cartes du territoire considéré comme formant la « Chine », que nous ont léguées les cartographes depuis les Song (960-1279) jusqu’aux Qing (1644-1911) [4]. N’oublions pas non plus qu’il fallut attendre la fin du XVIe siècle pour que les Européens réalisent que le pays appelé dans l’Antiquité « Sinæ » (ou « Sérès ») et le « Cathay » de Marco Polo ne faisaient qu’un. En d’autres termes, dire que la Chine a disparu revient à souligner le fait qu’il n’existe pas de « Chine » unique, essentielle, « éternelle ». Le poids d’une vision unitaire et essentialisée a donné aux catégories de « Chine » et de « chinois » une extrême élasticité, permettant de les appliquer à une gamme spatiale et temporelle extrêmement étendue. Cette tendance rend l’emploi de ces termes extrêmement délicat pour l’historien, qui a besoin de reconnaître qu’au fil des siècles les noms ont changé comme leurs significations et leurs connotations. Aujourd’hui encore, il suffit de lire dans la presse les articles sur Taiwan ou le Tibet pour se convaincre que la Chine échappe à toute désignation globale : géographiquement, démographiquement et culturellement [5].
6Pareille pluralité d’approches n’est pas vraiment une idée neuve : en Chine même, on en rencontre des témoignages dans des ouvrages de référence très différents. Viennent notamment à l’esprit les travaux d’une poignée d’historiens chinois qui écrivirent surtout dans les années 1920 et 1930 : des chercheurs tels que Fu Sinian, Yao Congwu, Gu Jiegang et Chen Yinke adoptèrent délibérément la méthode de la Quellencritik, acquise au cours de leurs études en Europe et, s’appuyant davantage sur le travail de terrain, l’archéologie et les archives que sur les textes classiques, ils s’opposèrent aux théories admises sur le développement unitaire et linéaire de la civilisation chinoise pour proposer une lecture des documents historiques mettant au contraire en relief ses ruptures et ses discontinuités [6]. À leurs yeux, la « Chine » évolua sur le mode d’une synthèse de structures, de pratiques et d’idées multiples, en constante mutation; il n’existait pas et il n’avait jamais existé de Chine ou de « sinité » pure, et, d’après eux, il n’en existerait jamais.
7Tous ne consacrèrent pas leurs travaux à la même période. Fu et Gu s’intéressèrent à la genèse la plus reculée de la civilisation en Chine, tandis que Yao et Chen se penchèrent sur l’histoire des époques ultérieures, en particulier la période située entre 900 et 1400 environ de notre ère, quand les peuples du Nord, puissants militairement, firent violemment irruption dans l’œcoumène chinois et le modelèrent de façon décisive. Les uns et les autres mirent en évidence la pluralité des origines de la Chine et l’importance des influences extérieures sur le développement de ce qu’il sera convenu d’appeler la culture chinoise. Ce faisant, ces historiens opposaient un puissant défi à la vision simplifiée de la continuité historique de la nation chinoise, immanente, « toujours déjà là ». En découvrant plusieurs Chine, quand les autres n’en percevaient qu’une, ils ne substituaient pas seulement l’histoire à une stase sous forme de stéréotype, ils remplaçaient aussi un autre poncif – l’homogénéité – par de la diversité.
8À ces courants historiographiques de la première moitié du XXe siècle se sont ajoutés les travaux contemporains des chercheurs japonais d’avant-guerre, spécialisés dans l’histoire de l’Asie. Tout en adoptant un point de vue totalement différent, ils s’intéressèrent aussi à ces périodes d’administration étrangère, quelquefois appelées « dynasties de conquête », comme celles des Liao (907-1125), des Xi Xia (1038-1227), des Jin (1115-1234), des Yuan (1260-1368) et des Qing (1644-1911), toutes établies par des peuples du Nord nomades ou semi-nomades qui gouvernèrent la Chine en partie ou en totalité pendant presque tout le IIe millénaire après J.-C. Leur réussite était due, disait-on, à l’adaptation d’institutions et de coutumes de la steppe à l’administration d’une population d’agriculteurs sédentaires et, parallèlement, à l’adoption de quelques-uns ou même de nombre d’usages et de pratiques culturelles de ceux qu’ils avaient conquis [7]. Ainsi virent le jour des politiques hybrides, qui écartaient les configurations politiques et culturelles préexistantes tout en les assimilant. Quant aux conquérants – concluent les historiens, dont les travaux nous mettent en garde contre le caractère fallacieux de la continuité en Chine –, même s’ils n’étaient plus unanimement considérés comme des « Barbares », ils n’étaient pas non plus devenus pour autant « Chinois » [8], contrairement à l’idée généralement admise selon laquelle les barbares se seraient inévitablement et définitivement sinisés en pénétrant dans la plaine centrale, qu’ils auraient été absorbés et se seraient fondus dans la masse vague et indifférenciée du peuple chinois [9].
9Penser que la « Chine » et la « sinité » étaient des produits de l’histoire, qu’elles résultaient de confluences, de contingences particulières concernant les populations, les idées, les biens matériels, et qu’elles étaient susceptibles de continuelles mutations et adaptations, n’était pas une construction des seules écoles historiques chinoises et japonaises du début du XXe siècle. De telles idées existent aussi dans les œuvres des historiens occidentaux comme Karl Wittfogel, Wolfram Eberhard et Owen Lattimore. Quand on lit notamment Conquerors and rulers d’Eberhard, écrit en 1952, on est moins frappé par sa préoccupation, désormais dépassée, de l’idée de féodalisme que par sa pénétrante formulation d’une question telle que : « Qu’est-ce que la Chine ? Qui sont les Chinois ? », découlant de son refus d’appliquer à une période prémoderne des notions modernes propres à une société nationale intégrée [10].
10L’approche plus incisive d’Eberhard s’accorde parfaitement avec la critique postmoderne. Un nombre croissant de chercheurs s’interrogent aujourd’hui sur l’identité des « Chinois » et sur la définition de la « Chine » en examinant la question non plus de l’intérieur, mais de l’extérieur, et en adoptant le point de vue de l’Autre, quel que soit le mode sur lequel cet Autre est bâti – ce qui, d’ailleurs, fait partie du processus même de formation des identités [11]. Cette nouvelle orientation eut notamment pour effet de susciter un regain de curiosité pour l’histoire des dynasties de conquête. La publication en 1996 du volume 6 de la Cambridge history of China, portant sur les Liao, les Xi Xia, les Jin et les Yuan, a beaucoup contribué à stimuler cet intérêt. La place que ces dynasties occupent dans l’histoire de la Chine à la fin de l’Empire, pensée par Frederick Mote en 1999, témoigne également d’un changement d’état d’esprit [12].
11Les éditeurs de la Cambridge history of China, Herbert Franke et Denis Twitchett, ont identifié quelques-uns des principaux caractères distinctifs de ces régimes, sur lesquels se fonde la liste suivante : 1) un pouvoir assuré au moyen d’une supériorité militaire, mais reposant sur la collaboration d’une élite de lettrés locaux; 2) des capitales nombreuses et des déplacements saisonniers de l’une à l’autre; 3) des statuts ethniques différenciés, ayant des ramifications économiques, légales, sociales et politiques; 4) des revendications territoriales s’étendant à des régions agricoles et pastorales; 5) une pluralité de langues à la cour; 6) la création d’une culture de cour hybride; 7) différentes fonctions gouvernementales confiées à des étrangers non-Chinois; 8) des instances de conseil autochtones de type féodal, dans un rapport de complémentarité avec les institutions hiérarchiques et centralisées [13]. Dans chacun de ces domaines, les dynasties de conquête se démarquent clairement du modèle impérial chinois et se différencient aussi des dynasties antérieures aux Tang, établies par des familles issues des confins septentrionaux, comme les Wei du Nord. Les dirigeants étrangers tenaient à conserver leurs pratiques culturelles et sociales de même que leurs règles politiques et économiques, tout en voulant gouverner une large population de sédentaires qui ne les partageaient pas. Ils furent tous confrontés au même défi : parvenir à un équilibre entre leurs intérêts propres à court terme, en tant qu’ethnie hégémonique, et des préoccupations de plus large envergure dans le but de se doter d’une légitimité absolue et universelle, reconnue par les populations tant chinoises que tribales, par l’élite comme par le petit peuple [14].
Les Qing comme dynastie de conquête
12Comment faut-il alors traiter les dynasties de conquête de l’époque moderne dans l’histoire chinoise ? Comment choisir entre une vision de la sinité absolue et une vision de l’altérité et de l’hybridité, c’est-à-dire une vision plus complexe d’une Chine toujours en constante mutation ? Comment expliquer les raisons pour lesquelles le pays a été gouverné par des non-Chinois, c’est-à-dire des non-Han, pendant la plus grande partie du millénaire précédent ?
13Parce que la dernière des dynasties de conquête était la dynastie des Qing – fondée par les Mandchous, minorité ethnique du nord-est et descendants des Jürchen qui avaient établi la dynastie des Jin au XIIe siècle –, qui dura jusqu’à la fondation de la première République chinoise au début du siècle passé, cette question n’est pas sans conséquences sur le développement de la civilisation politique dans la Chine moderne. Cependant, son importance n’a pas été bien analysée pendant la majeure partie du XXe siècle, parce que les historiens ont longtemps distingué les Qing des autres dynasties de conquête, principalement en raison d’une approche historique hautement nationaliste. Selon notre conception de l’histoire des Qing, la dynastie était peu différenciée de celles des Ming et des autres dynasties « chinoises » proprement dites. Cette conception était davantage conforme aux préoccupations des grands partis politiques de l’époque, dont le principal souci était de préserver l’intégrité territoriale du pays et de sauvegarder la souveraineté du gouvernement des deux nouvelles républiques, d’abord en 1912, puis de nouveau en 1949. On trouve dans de nombreux ouvrages d’histoire, aussi bien spécialisés que de vulgarisation, une interprétation monolithique et sino-centrique, perspective adoptée aussi par la plupart des sinologues occidentaux, pour qui c’était simplement une façon de l’affirmer comme l’approche dominante des savants chinois.
14Pour les historiens, tenus de contrer les hypothèses sur les origines plurielles de la Chine ou les influences de l’Asie septentrionale (ou, plus généralement de l’Asie intérieure), les Qing posaient (et posent encore) un défi très difficile, lorsque l’on constate que leur administration, au moins pendant les deux premiers siècles, s’est avérée plutôt une réussite : hausse démographique, expansion territoriale, croissance économique et floraison des arts. Un sévère affaiblissement de l’autorité et les incursions sans précédent des impérialismes occidental et nippon assombrirent certes les dernières décennies des Qing mais ne changèrent rien au fait qu’à leur chute, en 1912, ils avaient gardé les rênes du pouvoir pendant plus de deux siècles et demi. Les intellectuels, soucieux de légitimer la révolution, qui renversa les Mandchous, alléguèrent que, étant étrangers, ils étaient incapables d’exercer une autorité sur les Han – critique empruntée aux patriotes Ming qui, dans la seconde moitié du XIVe siècle, expliquaient la chute du pouvoir des Mongols dans les mêmes termes. Parallèlement, pour justifier comment ces Mandchous prétendument si peu aptes à gouverner y réussirent si bien et pendant si longtemps, ils eurent recours à un postulat qu’ils affectionnaient : le barbare qui entre en Chine devient sinisé (litt. « chinoisé ») [15]; la réussite des Mandchous découle par conséquent du fait qu’ils s’étaient intégrés (ou « civilisés » si l’on préfère). À tous les échelons de la hiérarchie – celui de l’empereur compris –, les conquérants avaient opté pour un exercice du pouvoir sur le modèle des administrateurs chinois et pour un mode de vie à la chinoise, et, finalement, ils s’étaient purement et simplement fondus dans les masses conquises. Ainsi, en dépit d’apparences peu glorieuses, l’orgueil national était sauf.
15Telle était la teneur de la vulgate sur les Qing jusqu’à une époque récente. Si, à l’origine, les Mandchous représentaient l’Autre, rapidement acculturés, ils étaient devenus des ersatz de Chinois, totalement sinisés ou presque; auquel cas il devenait clair que le mode de gouvernement des Qing n’avait plus rien de commun avec les Liao, les Jin ou les Yuan. Et par conséquent, à quelques très rares exceptions près, sur le plan de la pensée et des institutions, la période des Qing était étudiée indépendamment des autres dynasties de conquête. En dépit de leur importance manifeste, les liens unissant la Chine moderne aux dynasties de conquête, y compris à celle des Qing, furent longtemps négligés.
16Les esprits ont sensiblement évolué sur ce point au cours des quinze dernières années et, dorénavant, les Qing sont de plus en plus souvent abordés en relation aux Liao, Jin et Yuan [16] – position qui est d’ailleurs plus fidèle avec la perception qu’en leur temps les Qing avaient de leur propre place dans l’histoire [17]. Cette évolution est particulièrement significative, car elle est symptomatique des possibilités qu’offre conceptuellement la nouvelle approche décentrée de l’histoire de la Chine. Une histoire de la Chine à la fin de l’Empire, qui met l’accent sur les Mandchous plutôt que sur les Han, permet de relier la question des dynasties de conquête – c’est-à-dire de l’appréhension de l’Autre, ni plus ni moins – à l’émergence de la nation chinoise moderne. Cette approche laisse entrevoir de nouvelles pistes de recherche pour mieux comprendre la formation de l’identité chinoise : la première République, établie en 1912, et la seconde, en 1949, le furent sur les ruines de l’Empire laissées par la dernière dynastie de conquête, les Qing, dont elles partagèrent l’héritage à la fois démographique, institutionnel et territorial.
17Le développement des études sur les Mandchous est également prometteur, du fait que les Qing régnèrent sur une plus grande partie de la Chine et pendant une période plus longue que toute autre dynastie de conquête, et qu’ils transmirent un patrimoine historique très riche et exceptionnellement bien documenté, à la fois dans les archives en langue chinoise et – seul exemple pour une dynastie de conquête – à travers des écrits dans leur propre langue, en l’occurrence le mandchou. Plus clairement discernable, l’empreinte historique ainsi laissée permet de lever un coin du voile sur la façon dont le pays des « grands Qing » – qui représentèrent « la Chine » aux yeux de certains pendant un temps – se transforma en une nation « moderne » se voulant la Chine universelle. Aussi les recherches sur les Mandchous sont-elles très importantes pour qui veut tenter d’éclaircir par quels processus la notion historiquement floue de Zhongguo a donné naissance aujourd’hui à une Chine politiquement surdéterminée.
Renaissance des Mandchous et la « Nouvelle histoire » des Qing
18Il peut paraître étrange que, près d’un siècle après la chute des Qing, les Mandchous continuent d’avoir une existence parmi nous aujourd’hui. La fin de la dernière dynastie impériale entraîna dans son sillage la brusque disparition des protagonistes mandchous de la scène politique de Chine et d’Asie intérieure, pour inaugurer une période de plusieurs décennies d’oubli de cette ancienne minorité dirigeante. Accusés collectivement de tous les maux du pays, les Mandchous furent frappés d’ostracisme après 1911. Parias de la nouvelle Chine naissante, ceux qui se désignaient comme Mandchous (Manzhou
19Quand le Guomindang perdit le contrôle de la Mandchourie, en 1931, les Mandchous de Chine en subirent les conséquences : beaucoup furent soupçonnés de soutenir en secret la création de l’État fantoche du Mandchoukouo. À mesure que le combat pour reconstituer un État chinois unifié s’intensifiait, à la fin des années 1930 et au cours des années 1940, le souvenir de la place des Mandchous dans la société s’effaça encore davantage. L’invasion japonaise inspira aux chefs de file des intellectuels et des hommes politiques une unique pensée : mobiliser les esprits en exaltant la sacralité de l’unité nationale. Pour ce faire, ils gommèrent les différences ethniques et religieuses qui, dans le passé, avaient généré la ségrégation d’une grande partie de la population. Le pays ne pouvait plus se permettre de distinguer Mandchous, Mongols, Hui ou Zhuang : la seule dénomination qui importait, affirmaient les leaders tels que Tchang Kaï-chek, était celle de « Chinois », qui englobait toute la population et véhiculait fortement l’idée d’une identité normative, celle des Han.
20Après la guerre civile, la longue lutte pour l’unité nationale touchait à sa fin. Il ne faisait plus de doute que, finalement, les Chinois avaient totalement assimilé les Mandchous. Le Mandchoukouo avait disparu, l’ancien empereur, en disgrâce, était désormais sous bonne garde, et une nouvelle génération avait pris le pouvoir, qui, contrairement au précédent gouvernement républicain, n’avait aucun lien avec l’ancienne dynastie des Qing. En réalité, il subsistait bien encore quelques aristocrates Qing, telles des curiosités de musée, mais rares étaient les familles qui s’avouaient encore mandchoues. Chose curieuse, alors qu’en 1956 la loi sur les nationalités reconnut la persistance du groupe ethnique des Mandchous. Ceux-ci recouvrèrent en quelque sorte leur statut lorsque le nouveau régime attribua une importance particulière au report définitif de l’allégeance mandchoue envers les Qing sur la République populaire de Chine. En outre, des auteurs célèbres, comme Lao She, rappelèrent quelle place les gens des Bannières avaient occupée dans la société au cours des décennies qui précédèrent et suivirent l’année 1911. La Révolution culturelle aplanit de nouveau l’hétérogénéité ethnique, au nom cette fois de l’orthodoxie politique. Mais, depuis le début des années 1980, la Chine renoue avec une célébration de l’ethnicité qui alimente un regain d’intérêt considérable pour l’identité mandchoue. En fait, avec près de dix millions de membres déclarés, la communauté mandchoue représente aujourd’hui la deuxième minorité nationale (shaoshu minzu
21La survivance des Mandchous en tant que groupe ethnique a notamment contribué à leur réinsertion dans l’historiographie de la Chine de la fin de l’Empire. Reconnus à nouveau pour leur rôle dans la société impériale, ils font désormais leur apparition dans différents ouvrages d’histoire et séries télévisées historiques en tant que véritables protagonistes et non plus comme des caricatures, victimes de stéréotypes les présentant comme des tyrans « barbares », féodaux et réactionnaires, ou des membres oisifs d’une force militaire parasite et fébrile. Ce courant de pensée est au cœur de ce que l’on appelle en Amérique du Nord la « Nouvelle histoire des Qing », mouvement apparu dans les années 1990 et dont la portée nous semble importante pour comprendre l’identité nationale de la Chine moderne [19].
22L’idée essentielle de cette nouvelle approche est que les Mandchous n’ont pas tant réussi grâce à leur acculturation – comme le voulait l’ancienne école – mais en maintenant la distinction entre eux-mêmes, peuple conquérant, et les populations qu’ils gouvernaient, les Chinois Han. Leur position n’était pas très différente de celle des Normands en Angleterre après 1066 : une élite minoritaire progressivement acculturée sans pour autant être assimilée tant qu’elle garda les rênes du pouvoir. L’administration Qing a pour sa part été d’une efficacité peu commune, non parce que les Mandchous gouvernaient comme des Chinois (même s’ils l’ont fait effectivement aussi), mais parce qu’ils dirigeaient comme des hommes d’Asie intérieure. Dans cette optique, il est essentiel, pour pénétrer la véritable teneur du pouvoir mandchou, de comprendre qui en étaient les détenteurs et comment les institutions politiques, judiciaires et militaires, qu’ils instaurèrent, créèrent une sorte d’empire hybride qui, au sens strict, n’était absolument pas « chinois ». En optant pour cette perspective, les historiens refusent expressément de se servir de la sinisation comme d’un outil heuristique [20].
23À travers un examen attentif de l’aventure mandchoue entre le XVIIe et le XXe siècle, la Nouvelle histoire des Qing remet directement en cause l’idée reçue d’une assimilation inévitable, unidirectionnelle, à une norme chinoise; elle s’inscrit en faux contre la conviction que les Qing n’étaient, en pratique, que de nouveaux Ming, mâtinés de quelques différences superficielles. En montrant que les Mandchous avaient au contraire su conserver leur différence en dépit d’une coexistence prolongée avec les Chinois pendant plusieurs générations, qu’ils étaient devenus acculturés mais non assimilés, et que leur spécificité, leur identité avaient en quelque sorte perduré, de nouvelles approches de l’époque des Qing ont su déplacer le débat et le focaliser sur ce que signifiait l’identité chinoise pendant la dernière période du règne de la dynastie. À son tour, ce déplacement a suscité de nombreuses questions : qu’implique le fait de considérer les Mandchous en tant qu’Autres ? Si, de fait, la « différence mandchoue » – et la perception, la conscience de cette différence, ce qui n’est pas la même chose – a continué de jouer un rôle non seulement au XVIIe, mais aussi au XVIIIe et au XIXe siècle, ce jusqu’à la révolution de 1911 comprise et au-delà, dans quelle mesure faut-il modifier la manière de raconter l’histoire des Qing ? Que devient la figure de l’empereur si on le considère non pas seulement comme un souverain chinois mais comme un khan d’Asie centrale [21] ? En quoi cela change-t-il également nos analyses de la politique à la Cour, des finances centrales, ou encore du gouvernement des provinces ? Cela impose-t-il éventuellement de porter un regard différent sur les conquêtes militaires des Qing et sur l’incorporation à l’Empire de la Mongolie, du Xinjiang, du Tibet et de Taiwan ? En d’autres termes, s’il convient de réviser l’histoire des Mandchous, n’est-il pas probable qu’il faille aussi réviser, ou du moins repenser, l’histoire des Qing dans sa totalité ? Auquel cas, c’est toute l’histoire de la Chine au XXe siècle qu’il faudra réexaminer [22].
24Pareilles interrogations impliquent d’apurer le terme « Qing » de ses connotations purement chronologiques pour l’étendre à la définition d’un certain style de pouvoir centralisé. En cela elle renoue finalement avec les concepts de pluralité et de domination étrangère définies par les historiens chinois et japonais il y a quelque quatre-vingts ans : les historiens d’aujourd’hui s’intéressent de nouveau aux aspects liés à l’Asie intérieure dans le gouvernement des Qing, qui leur a valu, en Mongolie, au Tibet et au Turkestan oriental, des succès qui ont fondamentalement modelé la nation chinoise moderne. En outre, par souci de contribuer à de plus amples débats d’idées (notamment sur l’identité, le nationalisme et l’Empire), la Nouvelle histoire des Qing entend aussi resituer le gouvernement mandchou dans une perspective comparée et rattacher l’étude de l’histoire des Qing à celle de l’histoire des empires, non seulement en Chine mais aussi ailleurs. Pour alimenter cette confrontation, les travaux axés sur la population, la politique et le territoire sont particulièrement précieux.
Qui étaient les Mandchous ?
25Mettant de côté la question de la récupération d’une ethnicité mandchoue au XXe siècle, si la recherche récente a détruit le mythe de la disparition du peuple mandchou au temps où ils constituaient l’élite conquérante de l’Empire, le problème demeure de savoir comment une identité mandchoue s’est formée et comment elle a évolué sous les Qing. Savoir qui étaient les Mandchous permet de cerner quels furent les aspects « mandchous » du pouvoir Qing. Par ailleurs, les intellectuels Han ont, initialement, construit l’identité chinoise moderne en réaction à la présence de l’Autre mandchou [23]. Mais l’identité mandchoue résiste à toute interprétation trop simpliste.
26Tout d’abord, nous ignorons d’où vient le mot : il n’apparaît formellement qu’en 1635, quand ce nom fut institué (on pourrait dire inventé) pour désigner les populations tribales Jürchen, hétérogènes et réunies en une confédération unique supra-tribale [24]. Ensuite, cette confédération, organisée en huit divisions distinctes appelées Bannières (lesquelles étaient subdivisées en compagnies (niru en mandchou, litt. « flèche »), n’était pas seulement composée de guerriers Jürchen et de ceux qui leur étaient proches, mais aussi de Mongols, de Chinois Han et de Coréens. Enfin, après la conquête de la Chine, la grande majorité des Mandchous quittèrent leur pays natal pour tenir garnison dans les villes chinoises où, selon un schéma répété maintes fois par les peuples nomades à travers le monde, ils s’acclimatèrent à la vie urbaine et adoptèrent les usages locaux. Dans les années 1880, voire avant, les qualités reconnues aux Mandchous – l’esprit martial et la frugalité – firent place en maints endroits à des penchants à l’oisiveté et la prodigalité, tandis que déclinaient le maniement de l’arc, l’équitation et la pratique de la langue mandchoue. Beaucoup n’ont pas hésité à supposer que ces tendances témoignaient de l’« absorption » des Mandchous par les Chinois; mais, si tel était le cas, comment expliquer que les ressentiments vis-à-vis des conquérants n’aient apparemment pas diminué pour autant ? Au contraire, le sentiment anti-mandchou est resté fort au XIXe siècle pour se diffuser largement à travers la propagande pendant la première révolution chinoise. Les nouvelles études sur les débuts de la République chinoise témoignent d’une très grande attention portée à la politique ethnique autour de la révolution de 1911, aux idéologies politiques à caractère racial du début du XXe siècle, et au destin de la dynastie des Qing entre les mains de la minorité ethnique mandchoue [25].
27Si les particularités des Mandchous préoccupèrent apparemment autant les Chinois Han, n’est-ce pas parce que, en réalité, ils ne s’étaient pas si bien assimilés ? S’agissait-il vraiment d’« une différence intérieure sans aucun signe extérieur [26] » ? L’absence de cohésion historiquement vérifiable avant le milieu du XVIIe siècle d’un peuple qualifié de Mandchou et l’incorporation d’un nombre significatif de non-Jürchen au sein de la société Jürchen interdisent toute réponse tranchée à cette question apparemment simple : qui étaient les Mandchous ? La persistance d’une tension interethnique dans le contexte d’une identité supposée affaiblie complique encore la compréhension de la place des Mandchous (et des autres membres des Huit Bannières) dans la société chinoise. Leur acculturation étant un fait indéniable, le nœud du problème réside, semble-t-il, dans la façon d’interpréter ce processus.
28L’émergence d’une identité mandchoue a donné lieu à deux types d’explication qui se complètent et s’opposent à la fois. La première pose que les paramètres de l’identité mandchoue changèrent sous les Qing, entre le moment où les empereurs Qing voulurent forger une identité mandchoue en accord avec les exigences de l’exercice du pouvoir impérial, et celui où les communautés mandchoues luttèrent pour leur survie. Selon cette optique, au début des Qing, les catégories identitaires étaient perçues plutôt comme des catégories culturelles fluides. Un siècle plus tard, sous le règne de l’empereur Qianlong (r. 1736-1795), elles se fixèrent de façon plus rigide. Alarmé par la perte des principaux caractères, à ses yeux, de l’identité mandchoue, Qianlong essaya de la redéfinir en remplaçant la spécificité « mandchoue », élaborée au XVIIe siècle, en rapport au statut politique et à la culture et indépendamment des liens du sang, par une définition à caractère raciale, fondée sur la généalogie [27]. Une étape suivante fut franchie au XIXe siècle, quand la révolte des Taiping (1851-1865) priva de toute ressource nombre de communautés mandchoues isolées dans les garnisons de province et coupées de la Cour, au pouvoir affaibli. Le processus de marginalisation qui s’ensuivit suscita chez les Mandchous le sentiment accru de former un peuple à part et défavorisé. Ils n’auraient commencé à constituer un groupe « ethnique » qu’à la suite de ces événements : alors seulement ils se seraient sentis politiquement, économiquement et culturellement subordonnés à une entité politique plus vaste. Le mode d’organisation particulier des Mandchous, selon le système des Huit Bannières, renforça cette marginalisation, leur imposant notamment un choix étroit de carrières qui aboutit à la création d’une « caste professionnelle militaire » qui les distinguait [28].
29Puisque l’ethnicité est perçue, selon ce point de vue, comme un phénomène symptomatique de l’isolement de minorités à la suite de l’écroulement des grands empires, de la « modernisation » et de l’essor de l’État-nation [29], il est logique que, dans le cas des Mandchous, cette affirmation ne soit survenue que tardivement. Mais cette interprétation a ses limites : notamment l’affirmation selon laquelle c’est seulement à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle que l’appartenance familiale serait devenue décisive pour déterminer l’appartenance au peuple mandchou; elle est démentie par l’évidente importance des ascendants comme critère de distinction des Mandchous, déjà un siècle plus tôt [30]. Autre objection, cette approche ne résout pas la question de savoir comment appréhender, avant la fin des Qing, le groupe qui se désignait (ou était désigné) comme « mandchou ». Car, si l’on considère qu’une telle identité est en fait « le produit idéologique du processus de centralisation impériale avant 1800 [31] », et que la volonté de l’empereur de réécrire l’histoire des Mandchous, de codifier leur identité et de préserver la pureté de leur langue est restée lettre morte [32], comment le terme « Mandchou » a-t-il pu garder tout son sens au XIXe siècle ?
30Une autre approche de l’identité mandchoue a vu le jour récemment : elle s’appuie sur une conception processuelle de l’ethnicité [33]. Selon cette perspective, l’identité n’est pas simplement un ensemble de critères et de marqueurs culturels (réels ou imaginaires) que l’on pourrait isoler, mais le produit des interactions avec les groupes voisins, par le biais desquelles les différences culturelles sont redéfinies [34]. Tel est le cadre conceptuel qui sous-tend la discussion sur l’identité mandchoue. Il suppose que l’ethnicité mandchoue fut en réalité « fabriquée » au début du XVIIe siècle, tout en soulignant que ce processus ne présentait rien d’exceptionnel, dans la mesure où, partout, le sentiment ethnique comporte une part de fiction (comme le sentiment national auquel il est souvent étroitement lié). L’identité mandchoue, telle qu’elle se construisit au début du XVIIe siècle, faisait appel à une croyance en une lignée et une langue communes, des mœurs et un destin politique communs et, ce faisant, suscitait le sentiment d’appartenance à un même peuple chez des gens dont la plupart descendaient effectivement d’ancêtres membres de l’une des nombreuses tribus Jürchen qui avaient occupé la région pendant des siècles. L’institution du nom de « Mandchous » et leur incorporation dans les Huit Bannières renforcèrent ensuite la conscience qu’ils avaient de former une race martiale destinée à conquérir le cœur de l’Asie orientale. Les non-Jürchen intégrés dans les Huit Bannières étaient soit isolés soit placés dans des compagnies séparées; en tout cas, leur possibilité d’accès au pouvoir politique restait très limitée [35].
31Quant à la persistance du particularisme « mandchou » après la conquête de 1644, la seconde approche soutient que les marqueurs initiaux de l’identité mandchoue tendirent à s’affaiblir, alors que gagnait en importance l’appartenance aux Huit Bannières, qui impliquait certains droits ainsi que des privilèges économiques et sociaux. Dès les années 1720, le souverain Qing mobilisa la Cour en faveur d’une interprétation généalogique de l’identité mandchoue, ordonnant que chaque famille des Bannières fournisse les preuves de sa descendance, en ligne directe, d’un ancêtre antérieur à la conquête. L’envoi de centaines d’arbres généalogiques détaillés suggère que la recherche des origines a beaucoup préoccupé les familles mandchoues, pour lesquelles la communauté d’histoire et d’intérêts au sein de l’empire constituait un élément fédérateur d’importance. Et, en inscrivant les familles dans le système des Huit Bannières, la Cour liait en retour son destin à celui des humbles soldats mandchous. Cette organisation grevait lourdement le budget de l’État, mais le poids idéologique des Bannières, comme soutien du pouvoir exercé par la minorité mandchoue, demeura fort; sans cette institution, la principale distinction entre conquérants et conquis aurait disparu et, avec elle, la dynastie. Tant que les Bannières existaient, pensaient les dirigeants, il y aurait des Mandchous pour se consacrer à la défense de la cause des Qing.
32C’est effectivement ce qui se produisit. Dans la seconde moitié de la période Qing, il devint de plus en plus fréquent de désigner les Mandchous comme « les gens des Bannières », et qiren devint largement synonyme de « Mandchou ». Cette extension de la signification du terme excédait leur profession commune (c’est-à-dire militaire/officielle); elle allait au-delà des pratiques chamaniques des Mandchous, leurs patronymes spécifiques et les identités sexuelles, différemment distribués chez les Han. L’intégration dans les Bannières modelait surtout la vie et le statut social des Mandchous par le fait qu’elles les rendaient solidaires : ils appartenaient à une classe particulière de sujets de l’empereur, qui jouissaient d’un mode de vie particulier, d’un statut social et politique défini et héréditaire, et ils avaient conscience d’appartenir à un groupe distinct, fermé, indissolublement lié à la maison impériale et à un passé glorieux. Si certains privilèges, tel l’accès plus facile aux charges, perdirent progressivement de leur attrait, le gouvernement continuait néanmoins à verser un traitement aux gens des Bannières (quelques millions de personnes tout au plus), et la vie de garnison se poursuivait. Alors même que la diminution des salaires affectait le train de vie des Mandchous, cet appauvrissement n’a pas entamé leur attachement au pouvoir : ils étaient confiants dans la promesse de la Cour de leur assurer un soutien inconditionnel, soutien qui ne se démentit d’ailleurs pas, même pendant les pires années de violence du XIXe siècle. Ainsi, les Mandchous survécurent et entrèrent dans la modernité.
Politique et fonction impériale
33Tandis que se poursuit le débat sur les trajectoires particulières, le raisonnement de la Nouvelle histoire des Qing – à savoir que l’identité mandchoue occupa une grande place sous les Qing et que les Mandchous ne disparurent pas sans laisser de trace – semble avoir été accepté. Il convient désormais d’en dégager la portée politique. En ce qui concerne la nation chinoise, la survivance des Mandchous et leur présence effective sur la scène nationale et locale ont peut-être eu pour principal effet de fournir à tous ceux qui, à l’instar de Sun Yat-sen, se battirent pour la révolution au cri de « la Chine aux Chinois [Han] », une figure de l’Autre qui, bien que familière, restait suffisamment différente pour servir de repoussoir. Par la suite, un nationalisme chinois allait se construire à travers la lutte contre le Japon et, plus tard, dans l’opposition aux États-Unis. Mais aucun ne fut aussi puissant ni ne plongea d’aussi profondes racines dans le passé que la conviction qu’eurent les Han de former une communauté en opposition aux Mandchous, ceux-ci incarnant tout ce qui était honni et l’avait toujours été chez les barbares redoutés du Nord. En d’autres termes, les Mandchous, perçus comme constituant un groupe ethnique à part, devinrent la cible toute désignée des idéologues de la révolution chinoise Han, soucieux d’identifier la cause de la crise nationale, et ainsi, accidentellement, ils furent les catalyseurs du nationalisme de la Chine moderne [36]. Ironie de l’histoire, la diabolisation des Mandchous et l’hyper-idéalisation de la « relation organique unissant tout État “chinois”, quel qu’il soit, au peuple “chinois” générèrent aussi une aporie en lieu et place d’une vision plus nette de la situation post-impériale [37] ».
34L’existence de ce qu’on peut appeler une différence mandchoue, riche de sens et persistante, n’est pas sans conséquences pour la compréhension de la Chine du début de l’époque moderne. Si les Mandchous jouèrent un rôle spécifique non seulement en tant qu’administrateurs mais aussi en tant que Mandchous, il est intéressant de savoir en quoi leur spécificité a consisté, quels effets elle eut sur la politique et les institutions impériales des Qing, et quelles furent, à long terme, les conséquences de leur action pour la nation chinoise moderne. Une chose paraît certaine : la tension entre dignitaires Mandchous et Han, aux plus hauts échelons du gouvernement, n’a jamais cessé tout au long de la dynastie, si bien qu’aucune affaire politique majeure ne peut être considérée comme exempte de toute dimension ethnique. Ceci implique que le principe général de l’assimilation des citoyens mandchous ordinaires dans la société chinoise est un mythe, mais aussi que l’idée d’une absence de distinction ethnique entre Mandchous et Han parmi l’élite dirigeante doit être réexaminée attentivement [38].
35Les Qing présentent certaines similitudes avec les dynasties de conquête précédentes. Examiné à la lumière des autres exemples de domination étrangère, le pouvoir des Qing s’avère une synthèse entre les principes de gouvernement, les systèmes d’organisation et les modes de contrôle propres à la Chine et à l’Asie intérieure. Nombre d’institutions en témoignent : ainsi le Grand Conseil (junjichu
36Il faut signaler également d’autres innovations administratives, tel le système dyarchique, qui doublait la structure administrative existante héritée des Ming. Il consistait à placer deux personnes à la tête de chacun des six ministères d’État, un Mandchou et un Chinois, tandis que, dans les provinces, était créé le poste de gouverneur général (zongdu
37L’élément le plus important et le plus révélateur du nouveau style impérial mandchou est la figure de l’empereur lui-même. Les dirigeants Qing mirent en place un mode de gouvernement qui reprenait les usages Ming mais se démarquaient aussi de façon significative de leurs prédécesseurs chinois. Comment les Qing concevaient-ils l’empereur ? Le souverain Qing était-il davantage qu’un empereur chinois (huangdi
38Il ne fait guère de doute que les anciennes notions de souveraineté vertueuse, consacrées par les classiques et inscrites dans l’idéologie de l’orthodoxie impériale telle qu’elle fut établie par la dynastie des Han antérieurs (206 av. J.-C.-23 apr. J.-C.), puis affinée par les Song, jouaient un rôle essentiel dans la conception du gouvernement impérial Qing. En patronnant le système des examens de la fonction publique, qui donnait aux lettrés (Chinois Han pour la plupart) accès à une charge au service de l’État – seule carrière honorable pour un homme quelque peu ambitieux –, l’empereur adoptait sans ambiguïté l’institution la plus chère aux Chinois et dont la portée culturelle était aussi la plus forte parmi celles qu’ils avaient créées. Ses autres actions, telles que la visite du temple de Confucius ou de son lieu de naissance, la publication de nouvelles éditions des classiques chinois, son soutien à la formation de l’élite et son souci d’intégrer dans l’éducation requise à la cour tous les aspects de la culture de l’élite chinoise, confirment son adhésion aux principes éthiques, intellectuels et politiques auxquels s’identifiaient la majorité de ses sujets. Si l’on ajoute à cela sa participation aux rites qui faisaient du Fils du Ciel ce qu’il était – sacrifices sur les autels des ancêtres, au Ciel et à la Terre, cérémonie du traçage du premier sillon au printemps, etc. –, on peut se demander ce que l’empereur Qing rejetait, et si même il omettait quoi que ce soit du répertoire des gestes et paroles qu’il revenait à l’empereur chinois d’accomplir et de prononcer.
39Cependant, un examen attentif de la fonction impériale sous les Qing ne saurait s’arrêter là. Un empereur chinois « traditionnel » ne chassait pas (du moins la chasse ne figurait-elle plus depuis des siècles dans le calendrier des rites de la Cour). Il ne parlait pas de langues étrangères. Il n’intervenait comme juge que dans le cadre de l’institution judiciaire, et non lors de rencontres de lutteurs ou de concours de tir à l’arc. Il ne menait pas d’expéditions militaires dans le désert de Gobi (la dernière fois qu’un empereur s’y était risqué, en 1449, l’aventure fut un échec complet et le souverain fut même fait prisonnier). Il ne se plaçait pas sous la tutelle d’un lama, son gourou, pour être initié aux arcanes de l’enseignement mystique du bouddhisme ésotérique. Il ne se déplaçait pas non plus à travers le pays, entouré d’une suite considérable, pour se montrer « au peuple » et distribuer en chemin dons et marques de protection. Il ne se plaisait pas en compagnie de lettrés venus de pays étrangers. Il ne choisissait pas son successeur parmi tous ses fils, puisque seul l’aîné était désigné pour lui succéder. Et, bien évidemment, il ne pratiquait aucun rite chamanique dans l’enceinte du palais. Or, ce sont autant de gestes que les empereurs Qing ne se privèrent pas d’effectuer, en particulier aux XVIIe et XVIIIe siècles, ce qui laisse penser que la fonction de l’empereur chez les Qing (du moins avant le XIXe siècle) ne se résumait pas à son seul aspect « chinois ».
40Reprenant un passage de l’ouvrage de David Farquhar, Pamela Crossley a parlé de la « simultanéité » du pouvoir impérial, théorie selon laquelle l’empereur pouvait tenir plusieurs rôles, en fonction des corps auxquels il s’adressait, parlant à chacun dans sa propre langue (tant littéralement que métaphoriquement) [46]. Prenant appui sur ce modèle, d’autres historiens ont essayé de comprendre comment l’institution impériale des Qing, à caractère universel, fonctionnait lorsque la situation devenait critique. Dans cette optique, le patronage accordé au culte de Confucius ne constitue qu’un aspect d’un projet impérial plus vaste. L’empereur tenait aussi à se présenter, aux yeux des autres Mandchous, comme un modèle de conduite, ce qui explique son goût pour la chasse et les démonstrations d’agilité physique, son incitation à la frugalité et à la simplicité du mode de vie, ainsi que son encouragement à cultiver les traditions culturelles et linguistiques. L’intérêt soutenu que les empereurs portèrent au bouddhisme tibétain constitue un autre aspect de leur politique, qui a beaucoup retenu l’attention, peut-être parce qu’il semble ouvrir une brèche permettant de réexaminer la place que l’empereur accordait à cette religion – longtemps considérée surtout comme un instrument de surveillance des Mongols et des Tibétains –, puis de confronter ces présupposés à l’importance qu’elle pouvait éventuellement revêtir pour lui personnellement.
41Mettant l’accent sur cette dimension universelle de l’exercice du pouvoir par les Qing, cette approche examine précisément la relation que la cour mandchoue entretenait avec la hiérarchie ecclésiastique tibétaine, reposant – du moins parfois – sur les figures emblématiques du prêtre et du protecteur (tibétain mChod-yon). Semblable relation offrait à l’empereur le bénéfice de liens particuliers avec le dalaïlama, chef spirituel le plus puissant du monde tibéto-mongol, et, en échange, le dalaï-lama et l’institution des dGe-lugs-pa (ce qu’on appelle communément le lamaïsme jaune) en général, obtenaient la protection du grand souverain laïque. En outre, comme le révèlent documents et représentations contemporaines, l’association de ces deux hauts personnages était figurée comme la rencontre sacrée d’Avalokite?vara (le bodhisattva de compassion) et de Mañju?ri (bodhisattva de la sagesse); Qianlong, en particulier, cultiva cette image [47]. Principal protecteur laïque du bouddhisme tibétain dans l’empire, le trône des Qing fonda et finança de très nombreux temples et monastères, et entretint des grands lamas à Pékin. Certains palais y regorgeaient de manuscrits et de pièces provenant de l’immense collection impériale d’objets rituels et d’art religieux. Comme l’ont bien montré Evelyn Rawski et Patricia Berger, il ne s’agissait pas d’une simple politique de façade [48]. On sait qu’après 1745 l’empereur Qianlong reçut de son conseiller spirituel, Rol pa’i rDo rje, une initiation à plusieurs enseignements tantriques, et qu’il se consacrait quotidiennement à l’étude et à la méditation [49]. Et, si ces témoignages ne suffisaient pas à prouver la profonde ferveur bouddhique de Qianlong, les murs de son tombeau souterrain sont couverts de dh?rani, formules magiques en sanskrit, sans un seul caractère chinois [50].
42La recherche sur le métissage qui présida à la formation d’un pouvoir impérial de style particulier n’en est qu’à ses prémisses. Mais la plupart des aspects non chinois de ce régime n’étaient pas visibles – ou plus – au XIXe siècle : le tombeau de Qianlong était, comme tous les mausolées impériaux sous les Qing, inaccessible au public; les chasses prestigieuses et les visites rendues en grande pompe à des religieux tibétains avaient cessé à la fin du XIXe siècle. À cette époque, les jésuites avaient également quitté le pays depuis longtemps, et les fabuleux jardins qu’ils avaient dessinés pour la Cour avaient été largement détruits. Comme les études historiques sur la période Qing ont commencé au début du XXe siècle, il n’est pas surprenant qu’elles aient insisté sur les dimensions du régime les plus familières aux auteurs, presque tous des Chinois Han. Par la suite, les historiens occidentaux adoptèrent cette vision. Et les historiens conclurent que, dans l’ensemble, les Mandchous étaient restés longtemps au pouvoir uniquement parce qu’ils avaient été « absorbés » par les Chinois, tout en dénonçant leurs prétendus caractères étrangers et leur manque d’engagement en faveur de la nation chinoise. C’est récemment seulement que les contradictions de ce point de vue furent mises en lumière; les historiens commencèrent à réaliser que nombre d’aspects, longtemps occultés, étaient au moins aussi importants que les autres pour comprendre le mode de fonctionnement de l’empire des Qing.
43Voilà qui nous éloigne d’une approche sinocentrique de l’histoire de la Chine. Alors que, sous les Qing et au XXe siècle, des empereurs comme Kangxi et Qianlong furent quelquefois comparés aux grands empereurs Han et Tang, et même à Yao et à Shun, on discerne mieux maintenant la pertinence d’une comparaison avec Khubilai Khan aussi. Pareillement, même si la figure de l’empereur en fidèle de Confucius et amateur de la peinture de paysage nous est plus familière, il s’avère que le souverain était à la fois un adepte de la méditation tantrique et un excellent cavalier. Sous les Mandchous, l’empereur était à l’image de son empire multiculturel, pluriel et universaliste; il se sentait libre d’emprunter aux différentes traditions, sur un mode novateur, à la fois par conviction et par pragmatisme. En cela, le régime impérial ressemblait moins à un modèle chinois, idéalisé, du pouvoir qu’à bien des systèmes apparus à différentes époques historiques et en divers lieux du monde. Au sein du courant de recherches portant sur l’histoire impériale, le modèle Qing, largement ignoré jusqu’ici, doit retenir davantage l’attention qu’il ne l’a fait jusque-là. En outre, dans la mesure où l’État chinois contemporain cherche à asseoir sa légitimité sur ses prédécesseurs immédiats (Qing et Ming, ainsi que sur les Yuan), le débat autour de la nature politique de ces régimes contribuera à éclairer notre compréhension de la politique chinoise actuelle.
Empire et frontière
44Il est admis depuis longtemps que les bases géographiques de l’État chinois moderne furent établies sous les Mandchous [51]. On sait moins que l’empire Qing, qui emprunta au modèle politique de l’Asie intérieure au moins autant qu’il reproduisit un modèle chinois, laissa aux dirigeants politiques du XXe siècle un héritage ambigu. En effet, les ambitions du nouveau nationalisme exigeaient la foi en un destin propre à la population Han, par opposition à celui des Mandchous, et la revendication du droit à l’autodétermination; mais les réalités géopolitiques interdisaient à la plupart des nationalistes de pousser l’argumentation jusqu’à ses conséquences ultimes : une déclaration d’indépendance des territoires Han, qui aurait entraîné la perte de plus de la moitié du territoire ayant appartenu aux Qing et sur lequel la nouvelle République avait des prétentions. Telle fut la difficulté à laquelle se heurtèrent les intellectuels révolutionnaires Han : héritiers spirituels des autochtones Ming, ils se sentaient politiquement les descendants des Qing cosmopolites. Pour échapper à ce dilemme, ils s’empressèrent de redéfinir l’identité des « Chinois », affirmant que ce groupe ne se limitait pas étroitement aux Han mais englobait tous les anciens sujets de l’empereur Qing, y compris les Mandchous honnis encore peu de temps auparavant. Aucun référendum ne fut bien entendu organisé pour savoir si les régions frontalières, peuplées par des groupes non Han, souhaitaient intégrer la nouvelle République de Chine. Leur maintien a été décidé en haut lieu et défendu finalement par la force ou la menace. C’est ainsi que ces pays frontaliers ont, à l’exception de la Mongolie, formé avec les provinces de la Chine proprement dite (seuls territoires à avoir appartenu aux Ming) ce que l’on appelle aujourd’hui la Chine.
45Quels que soient les succès remportés sur le plan de l’acceptation du « géocorps » de l’État chinois [52], et la force de persuasion avec laquelle l’État actuel revendique la souveraineté sur les anciens territoires des Qing (dans certains cas du moins, si ce n’est dans tous, le principe de l’uti posseditis, largement reconnu par la juridiction internationale, semble s’appliquer), il reste qu’une carte de la Chine où la Grande Muraille ne constitue plus une frontière ne manque pas d’ironie. Quiconque a jamais regardé une ancienne carte d’Asie sait que, depuis les toutes premières cartes (de l’époque Song) jusqu’aux Qing, et même sous les Qing, la Grande Muraille a toujours constitué la frontière septentrionale des terres chinoises. Tel était le cas des cartes tant chinoises qu’européennes [53]. Aujourd’hui encore, elle reste le symbole de la Chine et de la « grandeur » chinoise [54], mais elle a perdu – comme déjà d’ailleurs sous les Qing – son rôle historique de séparation entre les Chinois et les « barbares ».
46Si le sujet ne retient vraiment l’attention des chercheurs que depuis peu, cette absorption de la Grande Muraille, à laquelle sont parvenus les Mandchous, constitue pourtant l’un des grands chapitres de l’histoire de l’Asie orientale. Le processus fait partie intégrante de la « clôture » de la steppe au cours des XVIIe et XVIIIe siècles, lorsque les deux grands empires du continent eurasien, russe et mandchou, étendirent leur domination sur toute l’Asie centrale et intérieure, et intégrèrent dans leurs territoires l’espace qui dessinait, à quelques exceptions près, une mosaïque de tribus indépendantes, de petits royaumes et de khanats secondaires [55]. Alors que les heurts entre Russes et nomades de la steppe ne datent que du XIIIe siècle, du côté chinois, l’intégration de la frontière avec les populations hostiles de la steppe représente l’aboutissement de deux mille ans de conflits et de négociations entre les États sédentaires, occupant la plaine centrale, et les États et tribus nomades, vivant dans les marches, au nord.
47Au XIIIe siècle, les Mongols déferlèrent sur la Chine, la Perse, la Méditerranée orientale, l’Europe et l’Asie méridionale. Événement exceptionnel : un seul peuple nomade menaçait simultanément tous les grands centres anciens de civilisation sédentaire. Mais, en ce qui concerne la Chine, la notion de frontière septentrionale, lointaine, étrangère, est bien antérieure aux Mongols. Ses origines remontent au moins aux Han et à la confrontation historique entre les « Chinois » (identifiés alors comme les Huaren
48Pour se protéger de cet environnement hostile, les gouvernements chinois dressèrent quelquefois des murailles, élevant concrètement une barrière pour arrêter (physiquement et symboliquement) l’incursion violente de l’Altérité culturelle. C’est ce qui se produisit au moins dès le IIIe siècle avant J.-C., pour se poursuivre sous des formes diverses jusque sous les Ming, à l’exception notable de la période des Tang, dont la famille régnante, en partie d’origine turque, sut repousser les peuples des confins et maintenir une forte présence à la frontière septentrionale. La carence en produits de première nécessité des populations du Nord les poussait à entreprendre au-delà de la frontière des raids auxquels les Chinois réagissaient par une politique défensive : si nécessaire, des murailles étaient construites ou réparées, défendues par des soldats placés en garnison. De temps à autre, cependant, à la faveur d’une supériorité militaire, les peuples du Nord étaient en mesure d’exiger butin, rançons, hommes, marchandises ou territoires, voire de pousser leur avantage; ils imposaient alors à leurs adversaires une forme de compromis diplomatique, promettant l’arrêt des violences en échange de la possibilité de commercer en Chine. Les puissantes confédérations de nomades souffraient toute-fois d’instabilité politique, si bien qu’après un certain temps, la menace s’atténuant, les soldats se retiraient ou étaient autorisés à s’installer comme fermiers dans la région, et les murailles étaient laissées à l’abandon, jusqu’à l’approche d’une nouvelle menace.
49Les Mandchous mirent définitivement fin à ce schéma. Grâce à leur connaissance stratégique des forces en présence à la frontière septentrionale, les fondateurs de la dynastie des Qing perçurent, avant même de conquérir la Chine, la nécessité d’affermir leur domination non seulement sur les tribus des Jürchen de Mandchourie, mais aussi sur la Mongolie orientale. Leur volonté d’hégémonie n’alla pas sans susciter une certaine résistance. Il leur fallut des années d’efforts militaires, diplomatiques et religieux pour déjouer les plans de leur plus proche rival, le khan des Mongols Chakhar, et s’assurer l’allégeance des groupes mongols établis sur les terres situées au sud-est de la steppe, juste à la lisière du territoire chinois, et qui contrôlaient la route de Pékin. C’est seulement deux générations plus tard que les Mandchous, devenus les maîtres de toutes les provinces chinoises, réussirent à l’emporter, en 1693, sur les Mongols Khalkha qui régnaient sur le plateau central de Mongolie. Là encore, les empereurs Qing durent affronter une forte résistance, cette fois de la part des Junghar (ou « Mongols occidentaux », qui comptaient les Oyirad et trois autres tribus majeures). La lutte contre les Junghar se poursuivit par intermittence encore pendant deux générations, période au cours de laquelle les Qing réussirent à surmonter tous les obstacles : prévenir toute alliance stratégique entre les Junghar et les chefs religieux et laïques du Tibet, et isoler les Junghar des Russes. Ce long conflit s’acheva par la défaite définitive du dernier des empires nomades, en 1758. Les Qing s’étaient rendus maîtres de toute la steppe mongole, des monts du Xing’an
50Cette réussite ne suffisait pas : pour assurer à long terme la sécurité des protectorats Qing en Mongolie et au Tibet, les Mandchous se devaient aussi d’intervenir politiquement et militairement au Turkestan oriental, et d’affirmer leur volonté d’administrer les populations musulmanes des États-oasis d’Hami, de Turfan et des villes de l’Altishahr (pourtour du désert de Taklamakan), ainsi que la province de Gansu. Ainsi, la combinaison sans précédent de la puissance militaire et du développement de l’administration bureaucratique et tribale introduite par les Qing changea définitivement la géopolitique de l’Asie intérieure. Il se forma sous les Qing une constellation relativement stable de provinces, de régions extérieures et de zones tributaires. Ce n’était pas la première fois qu’un tel empire se constituait : pareilles réussites s’étaient produites sous les Yuan, les Tang et, auparavant, sous les Han. Mais ce fut le dernier avatar et, en partie du moins, les acquis en ont été préservés jusqu’à nos jours, suscitant l’illusion que la Chine a « toujours » connu la même configuration – illusion que, au XXe siècle, les gouvernements se sont efforcés d’entretenir encore.
Resituer la Chine
51Dans ce « toujours », la période Qing est évidemment incluse. Une relecture, à la lumière de l’histoire, du processus selon lequel les Qing parvinrent à exercer leur souveraineté et à étendre leur suzeraineté sur un territoire aussi vaste montre bien que ce que nous considérons comme la « Chine », en regardant une carte, ne représente pas la Chine au plein sens du terme. Il s’agit plutôt d’une construction héritée de l’empire construit sous les Mandchous, et cet empire lui-même paraît en réalité une réactualisation de précédents projets de création d’une « Grande Unité » (da yitong
52Il est donc parfaitement justifié d’hésiter avant de définir l’empire des Qing comme « la Chine » et de qualifier de « Chinois » l’empereur des Qing. Pareilles réserves nous rappellent que les Qing et les Républiques chinoises modernes menèrent des politiques différentes; elles soulignent également le fait qu’entre l’empire des Qing et la Chine moderne, les similitudes démographiques et géographiques sont indéniablement importantes, mais que l’homologie n’est pas sans faille, qu’elle n’est ni parfaite ni totale. Même sous les Qing, la tension était grande entre l’unité de l’empire et la mosaïque des régions; aucune raison objective ne garantissait le maintien de la cohésion du pays telle qu’elle se perpétua au XXe siècle, et supposer cette cohésion comme normale et allant de soi occulte nombre d’autres possibilités alternatives [61]. En outre, si l’on hésite à assimiler les Qing à la Chine en raison de dissemblances entre l’empire des Mandchous et l’État des Ming, il faudrait aussi, par extension, n’appeler systématiquement aucune des deux Républiques chinoises du XXe siècle « la Chine », car elles ne correspondent pas non plus au territoire des Ming.
53Il faut avouer que la succession de régimes politiques différents sur le même territoire, usant du même vocabulaire, invoquant les mêmes histoires pour justifier leur existence et légitimer leur autorité, crée une sorte d’effet de mise en abyme. On cherche en vain la Chine « véritable », car elle n’existe pas. Comme toute autre nation, la Chine se réinvente en permanence, suivant un processus sans fin de recréation du présent (dépeint justement comme un futur en cours d’élaboration); elle puise librement dans son passé tout en préservant la fiction d’une continuité avec ce passé, au moyen d’un tour de passe-passe onomastique. Il convient toute-fois de préciser que cela ne signifie pas que le nom ne renvoie à rien. Le mot « Chine » est peut-être un « signifiant instable », il n’est pas vide de sens. Nous continuons bien de désigner la France par le nom de « France », qu’il s’agisse d’un royaume, d’un empire ou d’une république, sans qu’il soit nécessaire que ce terme implique une totale symétrie ou homologie. Le cri de « Vive la France ! » renvoie à l’idée de France, non à une configuration particulière. En est-il de même pour la Chine ?
54Sur ce seul mot s’articulent tant de réalités que, pour les démêler, il est nécessaire d’en comparer brièvement les différences sémantiques à la fin de l’empire Qing. Le mot chinois pour dire « Chine » est Zhongguo
55Les Mandchous eux-mêmes ne se privèrent pas d’appeler les terres qu’ils gouvernaient « Chine », en chinois comme en mandchou. Les termes Zhongguo et Dulimbai gurun (litt. « pays du milieu ») figurent fréquemment dans les discussions à propos des relations extérieures des Qing. La « Chine » apparaît aussi au XVIIe siècle à l’occasion des revendications sur la Mandchourie, et, au XVIIIe siècle, sur le Turkestan oriental. Mais son usage ne s’avère aucunement cohérent. Dans les Annales véridiques des Grands Qing, le mot Zhongguo se rencontre 1 088 fois pour la période comprise entre 1644 et 1911. Dans un tiers des cas environ, il est employé dans un sens restreint pour désigner la Chine proprement dite, soit les terres habitées dans le passé par les Han [63]. Et dans les deux tiers des cas, Zhongguo est employé au sens large et renvoie à tout l’Empire, très souvent en rapport avec des pays étrangers tels que la Russie, la Corée, le Portugal et le khanat des Junghar, ou bien dans un contexte culturel ou historique, à propos des « navires chinois » ou des « mathématiques chinoises ». Ce manque de cohérence peut nous apparaître comme une source de confusion, mais il ne semble pas avoir suscité d’embarras à l’époque. Quand l’empereur parlait de lui-même comme du « Maître du royaume du Centre [ou de la Chine] » (Zhongguo zhi zhu
56Au cours des vingt-cinq dernières années, la longue quête de la place qui revenait à la Chine dans l’histoire a finalement porté ses fruits, grâce, du moins en partie, à l’émergence d’approches non européo-centriques pour comprendre le passé de l’humanité. Les nouveaux écrits sur l’histoire du monde contiennent des perspectives beaucoup plus riches. Parallèlement à cette évolution, on a assisté à l’émergence d’une approche non sino-centrique de l’histoire de la Chine, qui a, en quelque sorte, conduit à un brouillage de la notion de Chine en tant que phénomène historique objectif. Selon la première perspective, l’Europe était délogée (aux yeux de certains en tout cas) de sa position privilégiée et, selon la seconde, c’était la Chine qui était à juste titre décentrée, sa mainmise sur la production d’une histoire téléologique mise en question, et la véritable nature de l’identité « chinoise » ouverte à l’investigation des chercheurs. Il se peut que la simultanéité de ces deux axes de recherche ne soit pas pure coïncidence mais relève d’un même mouvement de remise en question épistémologique. J’ai tenté de lever un coin du voile sur une partie de ce processus en mettant l’accent sur le regain d’intérêt des historiens aux Autres de l’historiographie traditionnelle chinoise, à savoir les populations non-Han et la frontière. En d’autres termes, pour vraiment comprendre les processus qui conduisirent à la formation de l’identité chinoise moderne, remonter au début du XXe siècle ne suffit pas. Il faut au moins remonter jusqu’aux Qing et poser la question plus générale de l’interaction de la Chine avec l’Asie intérieure, sur la longue durée [65], interaction liée à la perception qu’avait la Chine d’elle-même, soit en tant que somme universelle de civilisation – un peu à la manière de la Perse par rapport à la perception que la Grèce antique avait d’elle-même.
57À cette fin, cet essai se proposait d’envisager particulièrement le cas des Qing et les questions associées à l’histoire des Mandchous, et ce pour plusieurs raisons. Tout d’abord, ainsi que le bref aperçu sur la Nouvelle histoire des Qing a tenté de le montrer, en ce qui concerne au moins trois aspects essentiels – la population, le régime politique et le territoire –, l’identité chinoise moderne s’est construite sur la base de postulats mis en place sous l’empire précédent des Qing. Deuxièmement, au sujet des Mandchous, deux séries de questions sur le processus de caractérisation de la Chine comme « chinoise » ont été mises en évidence : l’une est liée aux dynasties de conquête, l’autre, à la diversité ethnique de l’État chinois moderne. Si l’on se penche sur les réussites des Mandchous et que l’on insère davantage leur histoire dans la trame de la fin de l’époque impériale, il est possible de reconstituer plus fidèlement la vision qu’avaient les Qing de l’Empire. Enfin, la marque laissée par les Mandchous dans les archives historiques étant relativement plus nette, elle nous permet de pénétrer plus en profondeur dans la pensée de ces maîtres de la Chine originaires d’Asie intérieure.
58Comme on a tenté de le montrer, l’histoire des Mandchous se distingue de l’histoire chinoise, et les Qing, dès lors qu’ils sont resitués dans une perspective plus large, s’écartent nettement des précédentes dynasties; il n’est plus possible de les considérer comme typiquement « Chinois ». Les Mandchous furent acculturés, certes, mais non assimilés; dès leur instauration au XVIIe siècle, leur propre vécu et la manière dont les Chinois Han les perçurent attestent qu’ils restèrent un peuple à part tout au long de l’époque Qing, jusqu’au XXe siècle inclus. Les dirigeants mandchous s’appuyaient sur différents systèmes de domination, usant notamment de méthodes que l’on peut qualifier de coloniales, tant dans leurs buts que dans les formes institutionnelles qu’elles prenaient. En outre, ils surent, par une politique centrifuge ou centripète, maintenir le cap sur une idéologie universaliste, non sans une certaine flexibilité et à l’aide de moyens qui n’exigeaient pas d’homogénéité interne; leur pouvoir visait moins la reconstitution de l’empire des Han que de celui des Yuan. On le voit aussi clairement dans l’expansion de l’empire Qing cherchant à renouer avec l’idéal de la Grande Unité qui, dans l’esprit des Mandchous, dépassait de beaucoup les conceptions qu’avaient les Ming du Zhongguo.
59Dire que l’identité fluctue constamment est un lieu commun, et le fait que la Chine des Qing et les républiques chinoises modernes présentent certains décalages n’a rien pour surprendre. Il ne suffit pas de dire que l’empire des Qing n’était pas la Chine et que les républiques modernes le sont ou l’étaient. Cela reviendrait à affirmer l’existence de quelque idée ou configuration politiques déterminées servant de référence, alors que celles-ci ont toujours été mouvantes. On peut néanmoins reconnaître que tous ces régimes occupent ou ont occupé un espace historique comparable qui peut, à des degrés divers, être considéré comme étant « la Chine », dans la mesure où, en occupant cet espace, ils contribuèrent ou contribuent à la création de la Chine ou, plus précisément à sa re-création. Les historiens savent trop bien que l’absolu n’existe pas, qu’il n’y a que des compromis imparfaits et des négociations à poursuivre. Les nations ne sont jamais ce qu’elles sont que parce qu’on les imagine telles à un certain moment avec assez de conviction, ce qui a permis à certaines (comme la Pologne, notamment, malgré des partages successifs) d’exister en dépit d’une absence de structure politique. Dans le cas de la Chine, il a été plus difficile de percevoir les facteurs et les conditions du processus de maturation du rêve national. Cette spécificité s’explique peut-être en partie par les tentatives délibérées pour masquer la trace d’une réinvention nationale, mais aussi par l’éloignement géographique et culturel, et enfin parce que la notion orientaliste de « Chine éternelle » a connu une exceptionnelle longévité, propre à nous dissuader de la considérer dans sa dimension historique. En cela la Nouvelle histoire des Qing a frayé une voie, en interrogeant le discours dominant et en approfondissant la subjectivité de l’Autre mandchou, quand jusqu’ici l’histoire était restée largement centrée sur les Han. Il n’y a aucune raison de supposer que la formation de l’identité nationale en Chine échappe aux facteurs historiques qui ont façonné les identités partout ailleurs. L’exception chinoise à cet égard (entre autres) s’avère, aussi commode soit-elle, une forme particulière du mythe national. Dès lors que l’on prendra la peine de connaître ce mythe aussi bien que celui de la nation en Europe, des schémas comparables apparaîtront.
60La question ne porte donc pas sur le fait de savoir que l’empire des Qing et la République populaire de Chine n’ont guère de points communs, ce qui est prévisible. Il s’agit plutôt de comprendre quelles sont les différences essentielles qui les distinguent dans leurs constructions respectives de la Chine. Il peut paraître paradoxal que les Qing aient reconnu plus volontiers que les dirigeants de la République populaire le fait que tous les territoires inclus dans cet espace n’étaient pas nécessairement toujours « la Chine ». De fait, les dirigeants mandchous furent davantage conscients de l’élaboration de la Chine dans le temps, et de ses limites temporelles, que ne le sont les dirigeants actuels, mais les raisons en sont peut-être faciles à saisir. Tout d’abord, les pressions exercées sur l’État moderne afin qu’il fournisse une histoire cohérente sont beaucoup plus fortes qu’elles ne l’étaient sur un État prémoderne. S’il existait des décalages entre les conceptions du Zhongguo au sein de la Grande Unité à la manière des Qing, personne ne s’en inquiétait vraiment. La modernité, en revanche, suppose de la précision, de la transparence, ainsi que des frontières bien délimitées; les États du XXe siècle disposèrent d’une moindre latitude pour louvoyer entre les différentes idéologies de pouvoir. Deuxièmement, les Mandchous agissaient avec la confiance de qui se sait investi par le Ciel. À Pékin, aujourd’hui, les dirigeants n’ignorent certainement pas que, au cours des deux derniers millénaires, aucune version de la Chine de la superficie de l’actuelle RPC n’a duré très longtemps sous un gouvernement dominé par les Han, et il ne serait guère surprenant que cette réflexion ne suscitât chez eux quelque inquiétude.
61Traduit de l’anglais par Christine Piot
Mise en ligne 01/12/2006
Notes
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[1]
La locution originale (« Völker des ewigen Stillstandes ») ne visait pas seulement les Chinois, mais aussi tous les peuples de l’Asie. Il n’y eut rien d’exceptionnel dans cette formulation : comme le remarqua l’historien Otto van der Sprenkel, « [...] the ruling German historical tradition at that time [...] took note of the existence of Asian civilizations [...] only to dismiss them as “static” » (« Max Weber on China », History and theory, 3,3,1964, p. 350). On trouvera une étude complète des éléments les plus déterminants de cette historiographie dans ANDREAS PIGULLA, China in der deutschen Weltgeschichtesschreibung vom 18. bis zum 20. Jahrhundert, Wiesbaden, Harrassowitz Verlag, 1996.
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[2]
J’emprunte délibérément l’expression « idée de la Chine » au titre de l’ouvrage d’ANDREW L. MARCH, The idea of China : Myth and theory in geographic thought, New York, Praeger, 1974, mais je souhaite en élargir la portée : alors que, pour A. March, qui écrivait, il convient de le préciser, bien avant la parution d’Orientalism d’Edward Said, l’« idée de la Chine » fonctionnait pour l’Occident comme un archétype de l’Autre, selon moi, elle dépasse ce concept et n’opère pas seulement comme un archétype pour les Occidentaux, mais aussi pour les Chinois.
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[3]
Voir NICOLA DI COSMO, Ancient China and its enemies : The rise of nomadic power in East Asian history, Cambridge, Cambridge University Press, 2002, p. XX (cf. n. 13).
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[4]
Un bel ensemble en a été reproduit dans JOHN B. HARLEY et DAVID WOODWARD (éd.), The history of cartography, vol. 2, Cartography in the traditional East and Southeast Asian societies, Chicago, The University of Chicago Press, 1994.
-
[5]
Que l’on songe, par exemple, au récent gros titre : « Beijing leaders speak of force to keep Taiwan “Chinese” » (Les dirigeants chinois parlent d’utiliser la force pour que Taiwan reste « chinoise »), New York Times, 8 mars 2005.
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[6]
Sur ces historiens, voir LAURENCE SCHNEIDER, Ku Chieh-kang and China’s new historiography, Berkeley, University of California Press, 1971; WANG FANSEN, Fu Ssu-nien : A life in Chinese history and politics, Cambridge, Cambridge University Press, 2000; et Q. EDWARD WANG, Inventing China through history : The may fourth approach to historiography, Albany, State University of New York Press, 2001.
-
[7]
Au nombre des historiens de cette tendance, il faut compter INABA IWAKICHI, « Mansh? minzoku ni kansuru ry? hy? men no kansatsu » (Deux aspects à considérer sur le peuple mandchou), T?a keizai kenky?, 13,4,1929, pp. 1-30, et 14,2,1930, pp. 15-37; MOMOSE HIROMU, « Shinch? no iminzoku t?chi ni okeru zaisei kaizai seisaku » (Politique financière et économique des Qing et gouvernement des peuples allogènes), T?a kenky?jo h?, 20,1943, pp. 1-116; OSHIBUCHI HAJIME, « Man-M? minzoku no bunka keitai to Shina t? chi keitai » (Formes de la culture des peuples de Mandchourie et de Mongolie, et formes chinoises de gouvernement), Nihon shogaku shink? i’inkai kenky?, h?koku, 11, 1941, pp. 166-177; URA REN’ICHI, « Shinch? no kokusui h?zon seisaku ni tsuite » (À propos de la politique de protection de l’essence nationale de la cour des Qing), Shigaku kenky?, 1,1,1931, pp. 101-139. Il convient de noter que la plupart de ces ouvrages répondaient implicitement, et quelquefois explicitement, à une volonté de justifier, ou de rationaliser, l’expansion de la domination du Japon impérial sur ces régions d’Asie continentale qui avaient été le berceau des dynasties de conquête, comme pour suggérer que l’irruption du Japon à la frontière septentrionale s’inscrivait dans le droit fil d’autres conquêtes par des étrangers, motif récurrent dans l’histoire chinoise.
-
[8]
Pour un résumé concis des significations respectives des qualificatifs « chinois » et « barbare », voir l’essai de QIAN ZHONGSHU, « The concepts “Chinese” and “Barbarian” », in Limited views : Essays on ideas and letters, Cambridge, Harvard University Asia Center, 1998, pp. 373-381. Voir aussi la polémique dans MARY FERENCZY, « Chinese historiographers’ views on Barbarian-Chinese relations », Acta Orientalia Academiae scientiarum Hungaricae, 21,3,1968, pp. 353-362, et N. DI COSMO, Ancient China and its enemies..., op. cit., pp. 93-126.
-
[9]
Cette idée est développée dans le Mencius, où il est écrit : « J’ai entendu parler d’hommes qui se servirent des doctrines de notre grand pays pour faire évoluer les barbares, mais je n’ai jamais entendu parler de quiconque ayant changé sous l’influence des barbares » (Mencius, livre III, 1re partie, chap. IV ).
-
[10]
WOLFRAM EBERHARD, Conquerors and rulers : Social forces in Medieval China, Leyde, E. J. Brill, [1952] 1970; voir aussi KARL WITTFOGEL et FENG CHIA-SHENG, History of Chinese Society : Liao, Philadelphie, American philosophical society, 1949; OWEN LATTIMORE, Inner Asian frontiers of China, Boston, Beacon, 1962. Quelques-uns de ces problèmes sont traités également dans W G, The Chineseness of China, New ANG UNGWU York, Oxford University Press, 1991.
-
[11]
« Comment dans l’histoire des groupes tentent-ils de transformer en une seule entité sociale une société ayant de multiples conceptions de la communauté politique ? Ce processus implique la fixation plus stricte de limites sociales et culturelles autour d’une configuration particulière de soi par rapport à l’Autre » (PRASENJIT DUARA, Rescuing history from the nation : Questioning narratives of Modern China, Chicago, The University of Chicago Press, 1995, p. 65).
-
[12]
FREDERICK MOTE, Imperial China, 900-1800, Cambridge, Harvard University Press, 1999.
-
[13]
HERBERT FRANKE et DENIS TWITCHETT (éd.), The Cambridge history of China, vol. 6, Alien regimes and border States, 907-1368, Cambridge, Cambridge University Press, 1994, pp. 1-42. J’ai pris la liberté d’ajouter des caractéristiques à celles qui y sont répertoriées. Il convient de noter que chez les historiens chinois la notion de « dynasties de conquête » n’est pas acceptée. En 1982, le premier numéro d’une revue consacrée à l’étude de l’histoire des Liao, des Jin et des Yuan comportait trois articles qui contestaient violemment l’idée même de « dynasties de conquête », en tant que produit de l’impérialisme japonais (SUN JINYI « Guanyu “zhengfu wangchao lun” » (À propos du « Discours sur les dynasties de conquête »), Liao-Jin-Qidan-Nüzhen shi yanjiu dongtai, 3,1982, pp. 22-23). En fait, c’est l’Allemand Karl Wittfogel, dans son étude sur les Liao, qui introduisit le concept de l’unité des dynasties de conquête. Plus récemment, toutefois, le terme a connu un nouvel interêt parmi les historiens de Chine. Zhang Fan, expert bien connu des Yuan, écrivit en 1997 : « Une fois introduit, ce point de vue [sur les dynasties de conquête] a beaucoup influencé les cercles académiques de l’Occident ainsi que du Japon, de Hong Kong et de Taiwan, et a aussi provoqué certains débats. Mais, dans les recherches académiques de la nouvelle Chine, ce point de vue a toujours été condamné. Les chercheurs évitèrent soigneusement cette question; or, s’ils osèrent l’aborder, ce fut toujours dans une perspective négative. Il semble qu’aujourd’hui il faille réexaminer notre attitude » (ZHANG FAN, « Yuan chao de texing : Meng-Yuan shi ruogan wenti de sikao » (Les particularités de la dynastie des Yuan : réflexions sur quelques problèmes relatifs à l’histoire des Mongols-Yuan), Xueshu sixiang pinglun, 1,1997).
-
[14]
« L’avertissement aux peuples nomades était clair : ils devaient maîtriser l’art de tirer de la Chine des ressources sans sacrifier leur intégrité d’hommes de la steppe » (F. MOTE, Imperial China..., op. cit., p. 36). L’auteur signale que, en dernier recours, face à la difficulté de trouver un terrain d’entente, il restait l’abandon du projet ou l’intégration culturelle et politique dans le monde chinois.
-
[15]
Cette locution se trouve, par exemple, dans les Annales véridiques des Ming : « yi er ru yu Zhongguo ze Zhongguo zhi
-
[16]
Voir F. MOTE, Imperial China..., op. cit., p. 8 : « Les Liao créèrent un précédent à une succession de “dynasties de conquête” : après eux, les Tangout avec les Xi Xia, puis les Jürchen avec les Jin. [...] Les Mongols de la dynastie des Yuan achevèrent ensuite leur assimilation de la culture chinoise dans son ensemble [...] suivis [après les Ming] de la dernière dynastie étrangère de la fin de l’histoire de l’empire chinois, les Qing des Mandchous. »
-
[17]
Sur ce point, on me permettra de renvoyer à MARK C. ELLIOTT, « Whose Empire shall it be ? Manchu figurations of historical process in the early seventeenth century », dans L A. S (éd.), Time, temporality, and imperial transition : East Asia from Ming YNN TRUVE to Qing, Honolulu, University of Hawai‘i Press, 2005, pp. 31-72.
-
[18]
Les archives municipales de Pékin abondent en demandes de changements de patronyme (voir E. J. M. RHOADS, Manchus and Han..., op. cit., p. 270).
-
[19]
La naissance de ce nouveau courant transparaît dans l’article polémique d’EVELYN RAWSKI, « Re-envisioning the Qing : The significance of the Qing period in Chinese history », Journal of Asian studies, 55,4,1996, pp. 829-850, qui se propose de mettre en question l’opinion faisant autorité de PING-TI HO, « The significance of the Ch’ing period in Chinese history », Journal of Asian studies, 26,2,1967, pp. 189-195. Celui-ci répondit par une critique acerbe : ID., « In defense of sinicization : A rebuttal of Evelyn Rawski’s “reenvisioning the Qing” », Journal of Asian studies, 57,1,1998, pp. 123-155. Alors que les divergences entre ces deux points de vue portent largement sur une question de sémantique (comment définir la « sinisation » ?), une différence fondamentale les sépare quant aux implications à long terme de l’origine non chinoise des Mandchous et de la conscience générale de cette origine sous les Qing. Pour une approche plus complète, voir JOANNA WALEY-COHEN, « The new Qing history », Radical history Review, 88,2004, pp. 193-206. Un grand historien des Qing enseignant à l’université de Tôkyô, KISHIMOTO MIO, fournit un précieux aperçu de plusieurs aspects de ces courants : « The Ch’ing dynasty and the East Asian worlds », Acta Asiatica, 88,2005, pp. 87-109.
-
[20]
Voir PAMELA K. CROSSLEY, « Thinking about ethnicity in Early Modern China », Late Imperial China, 11,2,1990, pp. 2-3 : « À un certain niveau du moins, on peut dire que les tendances anhistorique et ethnocentrique de la conviction selon laquelle la culture chinoise possède une capacité presque magique de transformer en “chinois” tous ceux qui entrent en contact avec elle atteste l’adoption des préjugés des Occidentaux sur la Chine au XIXe siècle, tant par les historiens chinois que par leurs confrères occidentaux. »
-
[21]
Ce thème est traité dans SUGIYAMA KIYOHIKO, « The Ch’ing Empire as a Manchu khanate : The structure of rule under the Eight Banners », Acta Asiatica, 88,2005, pp. 21-48.
-
[22]
Bien sûr, un tel réexamen est seulement possible si l’on est prêt à admettre, après Benedict Anderson, que la nation est une espèce de communauté imaginée et non pas une formation naturelle ou un don de Dieu (ou du Ciel). Si les historiens chinois parlent positivement aujourd’hui des Mandchous, c’est plutôt à cause de leur rôle comme agents d’unification de la nation.
-
[23]
E. J. M. RHOADS, Manchus and Han..., op. cit., p. 289.
-
[24]
J F. F, « The Mongols : Ecological and social perspectives », Harvard OSEPH LETCHER Journal of Asiatic studies, 46,1,1986, pp. 11-50.
-
[25]
On constate notamment un intérêt considérable pour les questions de politique raciale et ethnique autour de la révolution de 1911 dans des ouvrages tels que ceux de KAUKO LAITINEN, Chinese nationalism in the Late Qing dynasty : Zhang Binglin as an anti-Manchu propagandist, Londres, Curzon Press, 1990; PAMELA K. CROSSLEY, Orphan warriors : Three Manchu generations and the end of the Qing world, Princeton, Princeton University Press, 1990, et ID., A translucent mirror : History and identity in Qing imperial ideology, Berkeley, University of California Press, 1999; voir aussi E. J. M. RHOADS, Manchus and Han..., op. cit. La question du rôle de l’Autre mandchou dans le discours politique au début du XXe siècle occupe aussi une place de choix dans P. DUARA, Rescuing history from the nation..., op. cit., et JOHN FITZGERALD, Awakening China : Politics, culture, and class in the nationalist revolution, Stanford, Stanford University Press, 1996.
-
[26]
P. K. CROSSLEY, Orphan warriors..., op. cit., p. 228.
-
[27]
ID., A translucent mirror..., op. cit., p. 48. « L’idée que les liens “du sang” soient associés d’une quelconque manière à l’identité mandchoue résulte d’une lecture des taxinomies raciales des Qing, fondées sur des données topographiques et temporelles antérieures à eux. »
-
[28]
E. J. M. ROADS, Manchus and Han..., op. cit., pp. 36 et 289.
-
[29]
Voir P. K. CROSSLEY, « Thinking about ethnicity... », art. cit., pp. 11-14 et 27.
-
[30]
Les nombreuses références à cette situation sont très révélatrices à cet égard. Ainsi, à propos des initiatives de Hong Taiji pour renforcer sa mainmise sur ses partisans, P. Crossley observe que « le “Mandchou” [...] était déterminé par certains critères [ascendance, attestation d’appartenance aux Huit Bannières et réussite aux examens mandchous] énoncés par l’État » (ID., A translucent mirror..., op. cit., p. 194; voir aussi pp. 118 et 203).
-
[31]
Ibid., p. 3.
-
[32]
Ibid., pp. 308,311 et 326-327.
-
[33]
FREDRIK BARTH, « Introduction », in ID. (éd.), Ethnic groups and boundaries. The social organization of culture différence, Oslo, Universitetsforlaget, 1969, pp. 9-38.
-
[34]
Voir aussi THOMAS HYLLAND ERIKSEN, Ethnicity and nationalism : Anthropological perspectives, Londres, Pluto Press, 1993; JOHN HUTCHINSON et ANTHONY D. SMITH, Ethnicity, Oxford, Oxford University Press, 1996; et JACK DAVID ELLER, From culture to ethnicity to conflict, Ann Arbor, University of Michigan Press, 1999.
-
[35]
Voir MARK C. ELLIOTT, The Manchu way : The Eight Banners and ethnic identity in Late imperial China, Stanford, Stanford University Press, 2001.
-
[36]
Ce qui montre combien la Nouvelle histoire des Qing a remodelé le panorama : cette conclusion, autrefois négligée comme fruit d’une lecture superficielle du discours révolutionnaire chinois, fait aujourd’hui quasiment l’unanimité. Voir, notamment, MARY WRIGHT, The last stand of Chinese conservatism, Stanford, Stanford University Press, 1958, et JOSEPH LEVENSON, Confucian China and its modern fate, Berkeley, University of California Press, 1967. En fait, elle joue un rôle central dans plusieurs des analyses récentes – et parmi les plus percutantes – de la révolution républicaine de 1911; ainsi chez P. DUARA, Rescuing history from the nation..., op. cit., p. 35 : « Tant le discours global du darwinisme social que la politique anti-Mandchous de la révolution républicaine ont imposé une conception de la communauté nationale, composée de personnes de race Han exclusivement. »
-
[37]
P. K. CROSSLEY, A translucent mirror..., op. cit., pp. 338 et 346.
-
[38]
Les ouvrages suivants offrent des exemples en faveur de cette conclusion : PHILIP A. KUHN, Soulstealers : The Chinese sorcery scare of 1768, Cambridge, Harvard University Press, 1990; JAMES POLACHEK, The inner Opium war, Cambridge, Harvard Council on East Asian Studies, 1992; PIERRE-HENRI DURAND, Lettrés et pouvoirs. Un procès littéraire dans la Chine impériale, Paris, Éditions de l’EHESS, 1992; NORMAN KUTCHER, Mourning in Late imperial China, Cambridge, Cambridge University Press, 1999; JONATHAN D. SPENCE, Treason by the book, New York, Norton, 2003.
-
[39]
BEATRICE S. BARTLETT, Monarchs and ministers : The grand council in Mid-Ch’ing China, 1723-1820, Berkeley, University of California Press, 1991.
-
[40]
CHIA NING, « The Lifanyuan and the Inner Asian rituals during the Early Qing (1644-1795) », Late imperial China, 14,1,1993, pp. 60-92.
-
[41]
M. C. ELLIOTT, The Manchu way..., op. cit., pp. 175-209.
-
[42]
PRESTON TORBERT, The Ch’ing imperial household department : A study of its organization and principal functions, 1662-1796, Cambridge, Harvard University Press, 1977.
-
[43]
MARK C. ELLIOTT et NING CHIA, « The Qing hunt at Mulan », in J. A. MILLWARD et alii (éd.), New Qing imperial history : the making of Inner Asian empire at Qing Chengde, Londres-New York, Routledge, 2004, pp. 66-83.
-
[44]
Voir l’essai de DEBORAH SOMMER, « The art and politics of painting Qianlong at Chengde », in Ibid., pp. 136-145; JOANNA WALEY-COHEN, The sextants of Beijing, New York, Norton, 1999. La littérature sur les jésuites et la cartographie sous les Qing est abondante : voir HENRI BERNARD, « Les étapes de la cartographie scientifique pour la Chine et les pays voisins depuis le XVIe siècle jusqu’à la fin du XVIIIe siècle », Monumenta Serica, 3,1938, pp. 428-476, et W F, « Materialen zur Kartographie des ALTER UCHS Mandju-Zeit », 2e partie, Monumenta Serica, 3,1938, pp. 189-231.
-
[45]
PAMELA K. CROSSLEY et EVELYN S. RAWSKI, « A profile of the Manchu language in Ch’ing history », Harvard Journal of Asiatic studies, 53,1,1993, pp. 63-102.
-
[46]
PAMELA K. CROSSLEY, « The rulerships of China », American historical Review, 97,5, 1992, pp. 1468-1483. Voir l’article, qui a fait date, de DAVID FARQUHAR, « Emperor as Bodhisattva in the governance of the Ch’ing Empire », Harvard Journal of Asiatic studies, 38,1,1978, pp. 5-34.
-
[47]
ISHIHAMA YUMIKO, « The image of Ch’ien-lung’s kingship as seen from the world of Tibetan Buddhism », Acta Asiatica, 88,2005, pp. 49-64, fournit une excellente explication à ce problème.
-
[48]
EVELYN S. RAWSKI, The last emperors : A social history of Qing imperial institutions, Berkeley, University of California Press, 1998, pp. 251-263.
-
[49]
PATRICIA BERGER, Empire of emptiness : Buddhist art and political authority in Qing China, Honolulu, University of Hawai‘i Press, 2003, p. 60.
-
[50]
Ibid., pp. 196-197. Si P. Berger conclut qu’il est impossible de savoir quelles étaient les croyances personnelles de l’empereur, notant qu’il était « en réalité un vase creux », il me semble difficile de justifier ce type d’affirmation au regard de la sincérité de ses pratiques dévotionnelles.
-
[51]
P H, « The significance... », art. cit., pp. 189-191; E. S. R, The last ING-TI O AWSKI emperors..., op. cit., pp. 300-301.
-
[52]
J’emprunte ce terme de « géo-corps » à THONGCHAI WINICHAKUL, Siam mapped, Honolulu, University of Hawai‘i Press, 1995, qui le définit comme « the operations of the technology of territoriality which created nationhood spatially » (p. 16).
-
[53]
La célèbre carte de Johannes Blaeu, publiée dans Imperii Sinarum Nova Descriptio de Martino Martini en 1655, offre un excellent exemple de représentation cartographique de la Chine en Europe avant les cartes des jésuites au milieu du XVIIIe siècle. On trouvera une réproduction dans The World and its warp and woof : A special exhibition of antique maps donated by Prof. Johannes Hajime Iizuka, Taipei, Musée du palais national, 2005, pp. 27-28. Les cartes qui font partie du Lidai dili zhizhang tu
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[54]
ARTHUR WALDRON, The Great wall of China : from history to myth, Cambridge, Cambridge University Press, 1990.
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[55]
Le livre de PETER PERDUE, China marches West : The Qing conquest of Central Eurasia, Cambridge, Harvard East Asia Center, 2005, est la meilleure étude récente sur la pacification par les Qing de la frontière septentrionale. Fondé sur des sources russes, on peut aussi consulter l’ouvrage de FRED BERGHOLZ, The partition of the steppe : The struggle of the Russians, Manchus, and the Zunghar Mongols for empire in Central Asia, 1619-1758, New York et Berne, Peter Lang, 1993.
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[56]
L’emploi du mot « empire » pour décrire l’État chinois contemporain ne manquera pas de susciter un certain malaise chez de nombreux lecteurs. Selon la définition de Ronald Suny, un empire est « un État composite dans lequel une métropole domine une périphérie au détriment de cette périphérie ». Il poursuit : « Outre l’inégalité et la subordination, la relation de la périphérie avec la métropole est marquée par des différences – ethnicité, éloignement géographique et administration distincte. [...] Point très important, la métropole n’a pas besoin d’être définie sur le plan ethnique ou géographique. Elle constitue l’instance dirigeante. » (RONALD G. SUNY, « The Empire strikes out », in R. G. SUNY et T. MARTIN (éd.), A State of nations : Empire and nationmaking in the age of Lenin and Stalin, Oxford, Oxford University Press, 2001, pp. 23-66, ici p. 25). Une telle analyse semble s’appliquer assez bien aux Qing et aux républiques chinoises modernes qui leur ont succédé, et Nicola Di Cosmo a employé à propos des Qing l’expression d’« empire colonial », pour rendre compte de la domination des Qing au Tibet et au Xinjiang, au moins jusqu’au milieu du XIXe siècle. Voir N. DI COSMO, « Qing colonial administration in Inner Asia », The international history Review, 20,2,1998, pp. 287-309.
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[57]
Voir, par exemple, l’essai de GUO CHENGKANG, « Qingchao huangdi de Zhongguo guan » (Comment les empereurs Qing considéraient-ils la Chine ?), Qingshi yanjiu, 4, 2005, ici p. 4.
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[58]
Ce terme est emprunté à R. G. SUNY, « The Empire strikes out », art. cit., p. 30.
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[59]
Le Parti communiste chinois, pourtant bâti sur la base de la foi en une révolution mondiale, fut incapable de rallier ses défenseurs sans faire appel à des revendications étroitement nationalistes qui, dans une certaine mesure, suggéraient que les Han occupaient une position privilégiée au sein de l’État chinois moderne.
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[60]
Voir PATRICK GEARY, The myth of nations : The Medieval origins of Europe, Princeton, Princeton University Press, 1997, qui avance une conclusion similaire à propos de l’historicité des nations européennes.
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[61]
P. DUARA, Rescuing history from the nation..., op. cit.
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[62]
Le mot apparaît 741 fois dans les Annales véridiques des Ming, qui couvrent la période allant de la fin du XIVe au début du XVIe siècle.
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[63]
Les informations extraites des Annales véridiques des Grands Qing ont été collectées au moyen de la base de données électronique établie par l’Academia Sinica, Handian quanwen jiansuo xitong
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[64]
Ces glissements fournissent la substance de l’analyse controversée dans GANG ZHAO, « Reinventing China : Imperial Qing ideology and the rise of Modern Chinese nationalism in the early twentieth century », Modern China, 32,1,2006, pp. 3-30.
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[65]
Voir Annales HSS, 59,5-6, « Asie centrale », 2004.