Couverture de ANNA_615

Article de revue

Traversées dans le temps

Pages 1053 à 1084

Notes

  • [1]
    Mémoire d’Ulysse. Récits sur la frontière en Grèce ancienne, Paris, Gallimard, 1996; L’histoire, d’Homère à Augustin, textes réunis par François Hartog, Paris, Le Seuil, 1999; Le miroir d’Hérodote, Paris, Gallimard, [1991] 2001; Le XIXe siècle. Le cas Fustel de Coulanges, Paris, PUF, [1986] 2001; PLUTARQUE, Vies parallèles, édité par François Hartog, Paris, Gallimard, « Quarto », 2001; POLYBE, Histoire, édité par François Hartog, Paris, Gallimard, « Quarto », 2003.
  • [2]
    CLAUDE LEFORT, Les formes de l’histoire. Essais d’anthropologie politique, Paris, Gallimard, 1978, p. 141.
  • [3]
    Il en est de même de cette part d’ethnocentrisme nécessaire pour rendre l’altérité culturelle déterminable et, par là même, pensable avec, par la suite, le moins d’ethnocentrisme possible. Voir JACQUES BOUVERESSE, « L’animal cérémoniel », in L. WITTGENSTEIN, Remarques sur le Rameau d’or de Frazer, Lausanne, L’Â ge d’Homme, 1982, p. 116.
  • [4]
    ARNALDO MOMIGLIANO, Problèmes d’historiographie ancienne et moderne, Paris, Gallimard, 1983, pp. 186-209.
  • [5]
    F. HARTOG, Évidence de l’histoire..., op. cit., p. 16.
  • [6]
    MICHEL DE CERTEAU, L’écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 1975, p. 84.
  • [7]
    A. MOMIGLIANO, Problèmes d’historiographie..., op. cit., p. 16.
  • [8]
    F. HARTOG, Évidence de l’histoire..., op. cit., p. 30.
  • [9]
    Ibid., p. 30. Le premier de ces choix avortés est évidemment celui d’ignorer l’écriture de l’histoire comme longtemps en Inde, par exemple !
  • [10]
    Ibid., p. 22.
  • [11]
    Le Parallèle des Anciens et des Modernes de Charles Perrault consacre l’usage de ce terme. Pourtant, le parallèle fut un exercice scolaire et littéraire dès l’Antiquité.
  • [12]
    F. HARTOG, Anciens, Modernes, Sauvages, op. cit., p. 21.
  • [13]
    Paul Ricœur parle ainsi de « connecteurs » du temps physique et du temps vécu et cite parmi ces connecteurs la notion de suite des générations (les prédécesseurs, les contemporains, les successeurs), laquelle, simultanément, opère une médiation entre le temps privé du destin individuel et le temps public de l’histoire (PAUL RICŒUR, Temps et récit, t. III, Le temps raconté, Paris, Le Seuil, 1985, pp. 198-201).
  • [14]
    RAYMOND ARON, Introduction à la philosophie de l’histoire, Paris, Gallimard, [1938] 1981, p. 48.
  • [15]
    PAUL VEYNE, Comment on écrit l’histoire, Paris, Le Seuil, 1971, p. 84.
  • [16]
    FERNAND BRAUDEL, Écrits sur l’histoire, Paris, Flammarion, 1969, p. 75.
  • [17]
    Cité par JEAN-CLAUDE PERROT, « Le présent et la durée dans l’œuvre de Fernand Braudel », Annales ESC, 36-1,1981, pp. 3-15, ici p. 14, n. 38.
  • [18]
    MICHEL DE CERTEAU, Histoire et psychanalyse entre science et fiction, Paris, Gallimard, 1987, p. 89.
  • [19]
    F. HARTOG, Régimes d’historicité..., op. cit., p. 20.
  • [20]
    Il faut ici dissiper deux illusions. La première consisterait à croire que, dans les sociétés dépourvues du genre historique, la distinction entre mythe et passé historique serait toujours absente (ALFRED ADLER, « Tradition orale et historicité chez les Moundang du Tchad », Poikilia. Études offertes à Jean-Pierre Vernant, Paris, Éditions de l’EHESS, 1987, pp. 49-67). La seconde illusion serait d’imaginer qu’à partir du moment où une société dispose des ressources de l’écriture le récit écrit est promu en lieu exclusif du dépôt de la mémoire « historienne » du passé. Il arrive qu’une société confie à la transmission orale le soin de garder présentes les choses qui arrivèrent et confère à l’écriture la tâche d’installer pour longtemps le passé dans la tradition mythique. N’allons pas nous tromper de récit dans la pluralité des récits racontés par une société à propos de son passé ! (MAURICE BLOCH, How we think they think, Oxford, Westview Press, 1998).
  • [21]
    CLAUDE LEFORT, « Sociétés sans “histoire”et historicité » (1952), in ID. Les formes de l’histoire..., op. cit., pp. 30-48.
  • [22]
    MARSHALL SAHLINS, « Other times, other customs. The anthropology of history », American anthropologist, 85,1983, pp. 517-544 (traduit en français dans Des îles dans l’histoire, Paris, Gallimard/Le Seuil, « Hautes études », 1989, chap. 2, pp. 50-84). La note critique consacrée à ce texte par FRANÇOIS HARTOG, « Marshall Sahlins et l’anthropologie de l’histoire », Annales ESC, 38-6,1983, pp. 1256-1263, constitue la trame du chapitre premier de Régimes d’historicité.
  • [23]
    F. HARTOG, Régimes d’historicité..., op. cit., p. 51.
  • [24]
    Voir REINHART KOSELLECK, Le futur passé. Contribution à une sémantique des temps historiques, Paris, Éditions de l’EHESS, [1979] 1990.
  • [25]
    F. HARTOG, Régimes d’historicité., op. cit., p. 117.
  • [26]
    R. KOSELLECK, Le futur passé..., op. cit., p. 287.
  • [27]
    F. HARTOG, Évidence de l’histoire..., op. cit., p. 55, où il cite Louis Gernet, proposition que je sors de son contexte.
  • [28]
    ARNALDO MOMIGLIANO, « Time in ancient history », History and theory, VI, 1966, pp. 1-23.
  • [29]
    ÉMILE BENVENISTE, « Le langage et l’expérience humaine », in Problèmes du langage, Paris, Gallimard, « Diogène », 51,1965, pp. 3-14.
  • [30]
    Sur la notion de « comparable », voir MARCEL DETIENNE, Comparer l’incomparable, Paris, Le Seuil, 2000.
  • [31]
    Cité dans F. HARTOG, Évidence de l’histoire..., op. cit., p. 159.
  • [32]
    Ibid., p. 149.
  • [33]
    Cité par R. KOSELLECK, Le futur passé..., op. cit., p. 284.
  • [34]
    F. HARTOG, Régimes d’historicité..., op. cit., p. 117.
  • [35]
    ID., Anciens, Modernes, Sauvages, op. cit., p. 62.
  • [36]
    François Hartog se réfère ici à la notion de « brèche entre le passé et le futur », introduite par HANNAH ARENDT, La crise de la culture, Paris, Gallimard, [1954] 1972.
  • [37]
    Cité dans F. HARTOG, Régimes d’historicité..., op. cit., p. 78.
  • [38]
    C’est la qualité que F. Hartog attribue à Paul Valéry qui, dès 1935, évoque « d’un côté, un passé qui n’est pas aboli ni oublié, mais un passé duquel nous ne pouvons à peu près rien tirer qui nous oriente dans le présent et nous donne à imaginer le futur; de l’autre, un avenir sans la moindre figure » (cité dans F. HARTOG, Régimes d’historicité..., op. cit., p. 13).
  • [39]
    ID., Évidence de l’histoire..., op. cit., p. 234; ID., Régimes d’historicité..., op. cit., p. 200.
  • [40]
    PIERRE NORA, Les lieux de mémoire, La République, 1 vol., La Nation, 3 vol., Les France, 3 vol., Paris, Gallimard, « Bibliothèque illustrée des histoires », 1984,1986 et 1992, respectivement.
  • [41]
    Cité dans F. HARTOG, Régimes d’historicité..., op. cit., p. 202.
  • [42]
    Ibid., p. 183.
  • [43]
    Ibid., p. 217.
  • [44]
    GIL DELANNOI, « Éloge de l’essai », Esprit, 117-118,1986, pp. 183-187. C’est évidemment à Jean Starobinski que l’on doit à la fois les plus belles illustrations et la plus claire description de la pensée essayiste.
English version
La difficulté de l’historiographie est moins de trouver des réponses que de trouver des questions.
PAUL VEYNE

1En l’espace de quelque dix années, François Hartog propose au public une succession d’écrits qui, en dépit de la résonance quelque peu emphatique de ce terme, constitue à mes yeux une véritable œuvre [1]. Il s’agit évidemment d’une œuvre d’historien, d’un historien de l’Antiquité qui est également un historien de l’histoire. Pourtant, cette œuvre d’historien se prolonge sous la forme d’une œuvre de pensée dans le sens que donne à cette expression inhabituelle Claude Lefort. « Par œuvre de pensée, écrit ce dernier, je veux désigner ce qui n’est ni œuvre d’art ni production de la science, qui s’ordonne en fonction d’une intention de connaissance et à quoi pourtant le langage est essentiel [2]. » Je m’en expliquerai le moment venu, à l’instant de me pencher plus particulièrement sur Régimes d’historicité, cet ouvrage consacré au travail du temps, non pas seulement le temps d’hier, qui est celui de l’observation historique, mais aussi le temps d’aujourd’hui, dont l’historien n’est en principe qu’un spectateur parmi d’autres.

Dans le temps

2Sans me priver, à l’occasion, de faire retour sur des écrits antérieurs, mon attention se portera donc ici sur les trois derniers ouvrages de F. Hartog : Régimes d’historicité, construit autour d’un projet nourri de longue date qui en assure l’unité de facture, Anciens, Modernes, Sauvages et Évidence de l’histoire, rassemblant, l’un comme l’autre, des textes profondément remaniés dont l’écriture première s’échelonne entre 1982 et 2004. Ils communiquent entre eux malgré des intentions différentes. De quelle façon ?

3Dans le deuxième de ces trois livres, François Hartog rappelle, en introduction, les orientations de ses recherches. Certains de ses écrits sont autant de contributions à une histoire culturelle du monde antique; ainsi en est-il, dans leur point de départ du moins, du Miroir d’Hérodote et de Mémoire d’Ulysse. Avec une prédilection marquée pour les échanges et les croisements, les glissements et les métamorphoses, F. Hartog se penche sur les représentations que les Grecs se faisaient des autres et, par conséquent, d’eux-mêmes. Il reconstitue les grands moments de l’hétérologie hellène. Pourtant, force est de remarquer que l’historien de l’Antiquité ne tient pas en place dans sa spécialité d’origine. Ces Grecs qui voyageaient dans l’espace, déjà il les fait voyager dans le temps. C’est par décret de méthode, autant dire par principe d’interprétation. Les Histoires d’Hérodote, et Hérodote lui-même, l’Odyssée plus encore, Ulysse au premier chef, n’ont-ils pas franchi les siècles pour y acquérir des significations qu’aucun lecteur d’aujourd’hui, fût-il obstinément philologue, ne saurait désincruster du texte original ou détacher de la figure des personnages, auteurs ou héros, c’est tout comme ? Les Grecs sont devenus nos Grecs après avoir été les Grecs de tous ceux qui nous ont précédés; nos Grecs sont donc les descendants des Grecs de nos ancêtres ou supposés tels. Nos yeux qui pensent, et donc qui se souviennent, lisent Homère ou Hérodote avec, en mémoire, les lectures que d’autres yeux en ont faites. Cette situation imposée à nos yeux qui lisent découle d’un fait bien connu : le passé n’arrive jamais directement à nous, comme l’historien est payé pour le savoir et le faire savoir; le passé ne brûle pas les étapes pour atterrir dans le présent. L’histoire culturelle du monde antique ne saurait, par conséquent, faire l’économie d’arrêts prolongés dans l’histoire culturelle de l’Occident; la connaissance de cette dernière impose pareillement de remonter jusqu’aux Grecs, nos Grecs, et d’aller chez bien d’autres encore, nos Autres. L’histoire de l’Antiquité, comme toute histoire, bouscule les unités de temps et de lieu. L’anachronisme est, en somme, un péché inévitable [3]. Perpétré en toute connaissance de cause par l’interprète, il se commue en vertu. Les allers et retours dans le temps, entre les Grecs et nous, auxquels procède F. Hartog dans ses travaux d’historien du monde antique doivent, à ce titre, lui éviter le purgatoire promis, à une certaine époque, à tout historien ne fermant pas les yeux sur le présent.

4L’histoire de l’histoire constitue la seconde composante des travaux poursuivis par F. Hartog. Évidence de l’histoire appartient à cette veine. Dans les textes ici réunis, comme dans d’autres non retenus pour l’ouvrage, il s’interroge sur l’écriture de l’histoire, tant ancienne que moderne. Sa curiosité d’historiographe va, si l’on veut, d’Hécatée de Milet, le premier Grec à avoir couché la tradition par écrit en signant son œuvre de son nom, à l’historien d’aujourd’hui qui a vu couler beaucoup d’histoire sous les ponts. Il est vain de préciser que F. Hartog ne nourrit pas l’improbable dessein de rédiger une histoire en continu de l’historiographie occidentale. Son projet est de nature bien différente, et c’est à d’autres fins que l’historiographe, comme l’historien de l’Antiquité, effectue des trajets dans les deux sens entre passé et présent.

5Qu’apporte au juste l’histoire de l’histoire ? Elle aurait pour mérite essentiel, dit-on parfois, d’aider à connaître tout à la fois le milieu historique qui a produit l’historien et le milieu historique dont traite cet historien. Cela est aisé à comprendre. Considéré comme historien par ses contemporains ou qualifié sur le tard comme tel par la postérité, et cela en dit déjà long sur ces contemporains ou sur cette postérité, un historien ne saurait avoir déterminé en toute liberté, malgré le génie singulier dont il est peut-être pourvu, inventeur ou précurseur, ce qu’il fait exactement quand il fait de l’histoire. Pas davantage n’a-t-il choisi, écoutant sa seule inspiration, la façon dont il en fait, les champs de l’expérience humaine qui retiennent son intérêt, le genre dans lequel, sans y trop penser, il inscrit son entreprise et ceux dont il entend, de manière plus instinctive que délibérée, se démarquer absolument. Son statut, il se l’est vu accorder par d’autres hommes et ce sont les attentes d’autres hommes que son activité vise à satisfaire. Bref, en se penchant sur l’histoire écrite par un historien, avec ou sans le nom, et sur ce personnage culturel qu’est cet historien, à cette époque précise et en ce lieu circonscrit, l’historiographe dévoile quelques traits saillants, parce que distinctifs, de cette période et de ce lieu. De même, en scrutant les conceptions de l’histoire – et de son écriture – dont est dépositaire un historien, reconnu ou non comme tel, l’historiographe contribue à ce que soit mieux évalué, à l’aune de l’histoire d’aujourd’hui, le crédit à attacher à cet historien, et mieux estimée par conséquent la validité de ses écrits sur une époque ou sur un lieu. Oui, dit-il, sur ce sujet il mérite notre confiance, mais sur cet autre sujet son aveuglement était inévitable.

6Pourtant, réduire l’apport intellectuel de l’historiographie à cette double contribution me paraît comporter un risque et en limiter fortement l’intérêt. Le risque est connu : c’est celui d’une forme de relativisme conduisant à répudier, justement, toute histoire de l’histoire. Assurément, pourrait-on dire, l’histoire est à chaque moment et à chaque endroit ce que font les historiens. Or, à l’évidence, ils ne font pas les mêmes choses. Autres temps, autres lieux, autres histoires. Donc, en conclurait-on, l’histoire n’existe pas; il n’existe que des histoires. « Histoire » et « historien » seraient des universaux à jeter à la corbeille. C’est un fait qu’entre les portraits d’historiens, accrochés aux murs d’une grande galerie d’historiographie, il semble, à première vue, n’y avoir au mieux qu’un vague air de famille. Michelet n’a pas la même physionomie que Thucydide; la ressemblance entre son Histoire de la Révolution française et l’Histoire de la guerre du Péloponnèse ne saute pas aux yeux !

7Trois constats viennent toutefois miner les fondations de ce relativisme. D’abord, écrire de l’histoire – et l’histoire de l’histoire est de l’histoire – sans universaux d’aucune sorte est une entreprise désespérée. Il se trouve qu’on en écrit, bien que les universaux avec lesquels s’écrit l’histoire incitent en permanence à l’à-peu-près sinon au contresens. Mais les universaux d’histoire et d’historien sont-ils pires que d’autres ? Pires que ceux de révolution ou de guerre ? Ensuite, si l’histoire et les (vrais) historiens, ceux qui ne disent pas que ce qui s’est passé devait se passer, enseignent que dans le monde où pensent et agissent les hommes tout ce qui fut aurait pu être autrement ou ne pas être du tout, ils apprennent aussi que tout n’est pas possible à chaque moment et à chaque endroit. Il en est de l’écriture de l’histoire comme des formes de gouvernement ou de l’art architectural. Pour citer de loin Michel Foucault dans L’archéologie du savoir et n’évoquer que l’histoire, à n’importe quelle époque on ne peut dire n’importe quoi du passé ni en parler de n’importe quelle façon; les conditions pour qu’émerge une nouvelle forme de discours historique sont nombreuses et lourdes. Dans le même mouvement, l’histoire fait voir qu’à certaines époques des choix ont été faits qui auraient pu ne pas l’être, mais que ces choix, dès lors qu’ils sont opérés, ferment des possibilités et en ouvrent d’autres. Une fois l’histoire conçue comme récit des événements qui arrivent puis comme écriture du passé, il devient difficile aux hommes auxquels est transmise cette tradition de s’en passer même si, peut-être, ils s’en passeront un jour. Et puis, de même qu’aucune histoire n’est le début d’elle-même, aucun historien n’est le premier au sens où l’on parle du premier homme qui a marché sur la lune. À chaque époque, il vient après d’autres dont il est le successeur. L’historien hérite de prédécesseurs dès lors qu’il connaît leur œuvre pour l’admirer et s’en inspirer, reconnaissant alors sa dette, pour la dénigrer ou la surpasser, déniant alors toute dette à leur égard. Il s’agit donc là d’un héritage de type particulier : le legs ne tombe pas du ciel dans les mains de l’historien, il le reçoit sous bénéfice d’inventaire. En un mot, l’héritage est un choix. L’historien choisit de le recueillir ou de le refuser mais, dans ce dernier cas, rien n’aura pu faire qu’il n’en ait pas examiné le contenu. Et un modèle en négatif reste un modèle. Voilà pourquoi, quitte à forcer la note, dans la grande galerie de l’historiographie toujours, à y bien regarder, certaines correspondances sont troublantes malgré plusieurs siècles d’intervalle et certains écarts trop accusés pour être honnêtes en dépit du temps qui a passé. Le troisième constat anti-relativiste est donc le suivant : les modèles historiographiques circulent dans le temps, les historiens aussi, bien qu’avec moins de publicité qu’Homère ou Ulysse. Il arrive même que certains d’entre eux viennent plusieurs fois au monde, ainsi Polybe né à deux reprises en Italie, en 167 avant J.-C. puis à Florence, aux alentours de 1415 grâce aux bons soins de Leonardo Bruni et à l’admiration de Machiavel [4].

8Tout semble donc se passer comme si, de génération en génération, voire en sautant nombre de générations, les historiens se passaient un témoin à l’image de ce qui se pratique dans une course de relais. Les uns l’empoignent solidement et l’emportent avec eux dans leur course; d’autres s’en débarrassent assez vite. Le témoin tombe à terre; on le ramassera peut-être un jour. Aura-t-il changé ? Sans doute; un long séjour au sol et sans usage altère. On lui redonnera du brillant et, plus que certainement, de la substance. C’est ainsi que l’histoire d’hier est reprise par celle d’aujourd’hui qui sera bientôt d’hier. Ces reprises de témoin ne garantissent pas une continuité véritable. En revanche, elles tissent un lien, fait de fibres différentes et seulement superposées, aussi fragile et ténu que l’on voudra, entre anciens et modernes, mais qui résiste au travail du temps et relie l’époque des premiers choix à notre présent. Tel est le miracle ordinaire de la culture : pourvu qu’un fait de civilisation ait laissé des traces, une certaine survie lui est acquise. Le monde grec est mort et enterré et, avec lui, ses historiens. Ils sont pourtant présents parmi nous grâce à nombre d’intermédiaires, avec leurs traits faussement familiers acquis pour beaucoup d’entre eux à d’autres époques que les leurs.

9Tel est, me semble-t-il, exposé avec des mots de qui n’est pas historien, le soubassement de la double conviction orientant la réflexion historiographique de François Hartog et organisant Évidence de l’histoire.

10Premièrement, il n’est pas illicite, sous condition de méthode, de mettre l’histoire au singulier; « Évidence des histoires » eût été, au demeurant, un titre dénué de sens. L’historien qu’est F. Hartog n’ignore aucunement que chaque histoire écrite par un historien et chaque historien écrivant de l’histoire constituent autant d’individualités historiques (relatives) et non pas autant de variétés d’un même objet naturel. Il ne succombe pas à cette soif de généralité qui pousse à peupler le monde historique de fausses essences. Il sait bien qu’aucun fil unique ne relie entre elles ces individualités, susceptible de faire « tenir » les concepts d’histoire et d’historien en leur conférant une illusoire unité. En revanche, F. Hartog tient pour historiquement attesté le fait suivant : il s’est établi dans le cours du temps un réseau complexe de relations, qui se chevauchent et s’entrecroisent, entre ces individualités historiques que sont histoires et historiens. Pour entrer dans ce réseau de relations, il faut adopter un point de vue, synoptique par force. Autant de points de vue, autant de liens détectables entre histoires et historiens, séparés le cas échéant par des siècles. F. Hartog en a sélectionné un parmi d’autres possibles, donné en sous-titre à son ouvrage : Ce que voient les historiens, lequel, et pas seulement pour cause d’étymologie, emporte avec lui le terme d’évidence inclus dans le titre principal. « Voir et dire, vérité et vision, dire et faire voir [5] » : tels sont les items qui ont pour fonction de réunir en un ensemble significatif des individualités historiques. Pour emprunter à Michel de Certeau, en posant ces questions qui servent de fil conducteur à ses enquêtes, F. Hartog met à part, il rassemble, il mue en documents certaines individualités pouvant être autrement réparties. Il forme la collection [6]. Si plurielle soit-elle dans sa composition, une collection s’écrit au singulier.

11Deuxièmement, la circulation des modèles historiographiques dans le temps, qui relève de l’ordre du fait historique, impose d’en tirer des conclusions de méthode, celles-là mêmes que F. Hartog retient dans sa démarche d’historien de l’histoire. J’en distingue au moins deux qui sont stratégiques. D’abord, à chaque époque, bien qu’inégalement, les historiens choisissent de confronter leurs manières d’écrire l’histoire avec celle de tel de leur prédécesseur plutôt que de tel autre, et, en certaines périodes plus qu’à d’autres, sous la Renaissance notamment, avec les originaux grecs et avec ce que les Romains ont fait de ces derniers [7]. Il s’ensuit que ces historiens, d’une part, réélaborent les diverses théories délimitant, chez leurs prédécesseurs proches ou lointains, tant les caractéristiques de l’histoire que les formes légitimes de son écriture, et, d’autre part, se voient mis dans la situation, de par la logique même de cette confrontation avec leurs anciens, d’élaborer à leur propre usage la théorie de leurs propres pratiques, c’est-à-dire de les expliciter. D’où le caractère crucial, pour l’historien de l’histoire, de ces temps de confrontation et, peut-être, de crise. Ces confrontations entre modèles d’écriture de l’histoire sont à l’historiographe ce que la rencontre entre des cultures est à l’anthropologue. Ensuite, la circulation des modèles historiographiques dans le temps exige que l’historien de l’histoire traverse lui-même les siècles à grandes enjambées, utilisant ici le présent pour éclairer le passé, là le passé pour mieux comprendre le présent. F. Hartog s’en explique à l’aide d’une remarque de Maurice Merleau-Ponty. « Parlant des arts de l’Inde et de la Chine, Merleau-Ponty suggérait de mesurer les possibilités que nous nous sommes fermées en devenant occidentaux [8]. » En revenant aux débuts de l’histoire, sinon évidemment à son commencement absolu, des configurations épistémiques se laissent reconstituer qui ont été autant de foyers organisateurs. Dans ces foyers, hellènes par exemple, des choix ont été opérés et des bifurcations adoptées qui ont interdit d’autres choix et d’autres tracés, et ont exclu d’autres développements concevables [9]. De la même façon, F. Hartog rappelle que l’écriture ancienne de l’histoire, avec ses « impossibilités » manifestes, rend plus explicites les présupposés constitutifs de la pratique moderne [10]. Elle enrichit, en effet, le questionnaire contemporain, ainsi sur les rapports entre histoire et mémoire ou sur la distinction entre l’historien et le témoin. Surtout, elle permet de corriger notre tendance à considérer ce qui est comme allant de soi et, par conséquent, sans dire. Non, il n’est aucunement évident que l’histoire soit la science du passé ! Non, il n’est aucunement évident que le passé doive se laisser connaître par les traces écrites qu’on en retrouve et pas par la seule observation personnelle ou par la sollicitation exclusive de témoignages oraux ! Non, il n’est aucunement évident que l’historien soit interdit d’arbitrage ! La meilleure preuve ? C’est qu’il a pu en être autrement. Il suffit de se reporter aux temps antiques ou moins anciens.

12Ainsi donc l’historien de l’histoire qu’est François Hartog ne procède-t-il pas différemment de l’historien du monde antique qu’il est aussi. Plus exactement, il est le même historien dans les deux cas; il écrit la même histoire. La méthode adoptée dans Évidence de l’histoire est, en effet, identique à celle mise en œuvre dans Le miroir d’Hérodote ou dans Mémoire d’Ulysse. C’est la méthode des traversées dans le temps avec escales prolongées dans ces moments et dans ces endroits où se laissent, mieux qu’en d’autres, détecter l’ébranlement des certitudes, la mise en question du familier, l’aspiration au neuf, au travers de captations ou de refus d’héritages, de ruptures d’avec la tradition ou d’inventions d’un nouveau passé : là où, et quand, Ulysse ou Hérodote voient leurs traits à jamais allégorisés se brouiller puis changer; là où, et quand, l’historien ne voit plus ni du même œil ni les mêmes choses; là où, et quand, cet œil prend de la hauteur ou, à l’inverse, se porte au ras des événements; là où, et quand, il déserte le spectacle du monde pour se réfugier entre quatre murs jusqu’à venir tardivement s’enfermer dans les dépôts d’archives; là où, et quand, l’art de faire voir le passé quitte le genre où il était cantonné pour s’aventurer dans un autre; là où, et quand, le récit historique laisse transparaître un nouveau rapport au temps ou à la mémoire; là où, et quand, le sujet du discours historien quitte la fonction qui lui était dévolue pour occuper une autre place, avec ou sans rival.

13Le troisième volet des recherches menées par F. Hartog est constitué par l’étude de ce qu’il nomme les usages et les appropriations modernes de l’Antiquité. Il est bien vain de signaler au lecteur m’ayant suivi jusqu’ici que ce sujet est présent tant dans ses travaux d’histoire culturelle du monde antique que dans ses réflexions d’historiographe. Qu’a-t-il donc fait d’autre, en se penchant sur Ulysse ou sur Hérodote, sur Thucydide, Polybe ou encore Plutarque, que cerner certains de leurs emplois par d’autres hommes dans le cours du temps ? Ne sont-ils pas, sous la plume de F. Hartog, des Anciens saisis par des Modernes ? Toutefois, Anciens, Modernes, Sauvages présente un point de vue davantage systématisé sur les utilisations modernes du monde antique.

14Surtout, dans le dialogue noué entre Anciens et Modernes, dont les tirades sont évidemment écrites par des générations successives de Modernes et prononcées sur la scène provinciale du seul Occident savant, F. Hartog fait intervenir, sous les auspices de Claude Lévi-Strauss, un partenaire resté longtemps dans la coulisse, et pour cause : les Sauvages. Assurément les Lotophages, les Lestrygons ou les Cyclopes « parlaient » bien aux Anciens; les Scythes ou les Égyptiens également, d’une manière dont on conviendra qu’elle est fort différente. Tous ces Autres parlaient aux Anciens, donc à nos Anciens, par conséquent aux Modernes. Pourtant, avec la découverte du Nouveau Monde, situé si loin de la haute falaise du sud du Péloponnèse, les Sauvages entrent en scène, une scène qui aurait dû être aux dimensions du monde, avec des conséquences qui ne sont pas celles entraînées autrefois par la présence des Barbares. Eux, ils ne servent pas seulement à faire penser; dans les écrits, ils vont agir sur les Anciens et les Modernes en ébranlant leur couple. C’est qu’ils sont les acteurs bien involontaires, eux qui, pour leur malheur, voient débarquer sur leurs rivages la théorie de l’esclavage par nature due à un grand Ancien, de la création de l’Ancien Monde qui n’existait pas jusque-là, faute de vis-à-vis, faute de Nouveau Monde.

15Il est inutile de prévenir le lecteur que la méthode choisie dans les différents chapitres d’Anciens, Modernes, Sauvages est toujours celle des traversées dans le temps avec la même prédilection pour les brisures, les discordances et les fausses notes. Ces fragments d’histoire intellectuelle de la culture européenne sont composés selon le principe adopté une fois pour toutes par F. Hartog.

16Qui donc François Hartog, tout au long d’Anciens, Modernes, Sauvages, fait-il, ce coup-ci, voyager dans le temps ? Des figures singulières comme celle d’un Moderne parmi les Anciens, tel J. J. Winckelmann, ou d’un Ancien chez les Modernes, tel Plutarque; des catégories venues de l’Antiquité, qui ont à la fois travaillé la pensée occidentale, au sens où une idée travaille un homme, et ont été travaillées par elle, au sens où l’artisan travaille le bois. Pourtant, le voyageur principal de cet ouvrage est un couple, celui formé par les Anciens et les Modernes, que la découverte de l’Amérique transformera, avec beaucoup de retard sur l’événement, en trio puisqu’elle introduira les Sauvages. Arrêtons-nous un instant sur le couple. Il présente une triple particularité. D’abord, il n’existe que dans le temps et, d’une certaine façon, en raison du temps; c’est dans le seul temps qu’il se déplace. Ensuite, à la différence de ce qui se produit dans le mariage, au sein du couple réunissant Anciens et Modernes, chacun des conjoints n’a d’identité que parce que l’autre a la sienne. Je suis moi, disent-ils ensemble (mais par la voix des seuls Modernes), parce que tu es toi. Ils vivent donc l’un par l’autre. Assurément, il y a toujours eu des anciens et des modernes puisqu’il y a toujours eu un hier et un aujourd’hui, mais il faut qu’il y ait des Anciens pour qu’il y ait des Modernes, et, à défaut de Modernes, pas d’Anciens. Ce ne fut pas toujours le cas; cela ne durera pas. Le temps est, par conséquent, une condition nécessaire mais pas suffisante. En revanche, si chacun, Ancien ou Moderne, n’existe que du fait de l’autre, la coexistence se déroule, à l’image de ce qui parfois advient dans l’ordre conjugal, sur le mode unique de la confrontation. Le couple constitué par les Anciens et les Modernes n’est pas fusionnel; c’est tout le contraire ! Anciens et Modernes vivent l’un par l’autre mais surtout l’un contre l’autre, en position de face à face. Enfin, les échanges entre Anciens et Modernes obéissent à une logique de transformation qui n’est pas ordinaire dans la vie à deux. Les Anciens, les vrais, pour rester par force les mêmes, ceux qu’ils sont, ces Grecs ou ces Romains, changent néanmoins de visage au gré de leurs confrontations avec les Modernes; on l’a déjà vu avec Ulysse ou Hérodote, devenus notre Ulysse ou notre Hérodote. Les Modernes, quant à eux, changent par force puisque, selon la rude loi formulée par La Bruyère dans ses Caractères, « nous qui sommes si modernes serons anciens dans quelques siècles » (des anciens, peut-être, mais pas des Anciens). Le changement des Anciens est donc moins intrinsèque que celui des Modernes; c’est pourquoi F. Hartog parle des usages et des appropriations modernes de l’Antiquité et des Anciens. Il faudrait, en effet, l’intervention d’un Moderne – ou d’un chamane ! – pour qu’un Ancien puisse s’approprier un Moderne.

17Qu’observe au juste François Hartog en suivant les pérégrinations dans le temps du couple formé par les Anciens et les Modernes, bientôt triade avec les Sauvages ? Il examine les rapports entretenus par des hommes, appartenant à des présents successifs, avec d’autres hommes ayant, pour leur part, vécu dans l’Antiquité, et il en déchiffre les enjeux. Qu’on ne s’y méprenne pas : ces rapports sont une véritable curiosité historique ou un phénomène étroitement culturel, comme on voudra. Rien qui n’aille de soi. On veut dire par là que la voie n’en était pas toute tracée. La naissance, ou plutôt les naissances, des Anciens et des Modernes ne procède aucunement de ce qui serait une inclination naturelle de l’homme de toujours : se mesurer à ses ancêtres, par exemple. Les modernes sont devenus des Modernes à partir du moment où ils ont imaginé d’ériger des anciens puis des modernes en Anciens, en ayant l’idée, aussi arbitraire qu’un signe linguistique, d’établir un parallèle [11] entre eux-mêmes et ces anciens, ces derniers étant promus en Anciens du seul fait, aussi conventionnel qu’un décret de nationalité, que ces Anciens permettaient à des modernes de se regarder dans le miroir tendu par les premiers et de s’y voir Modernes (ou Anciens). Ainsi naquit un couple, relativement pluriel, qui vécut en ménage à deux jusqu’à la découverte du Nouveau Monde.

18En quoi consistent ces rapports de couple ? Essentiellement, on l’a dit, en confrontations. Autant préciser : en querelles. Il n’y eut pas, en effet, une seule « Querelle des Anciens et des Modernes », la mieux connue grâce à Boileau et Perrault, La Bruyère puis Fontenelle, mais une succession de querelles ayant des angles aussi vifs les unes que les autres. Elles opposaient, pour le dire trop vite, dans des contextes très différents, champions des Anciens, tenus pour insurpassables, et partisans des Modernes, c’est-à-dire de soi, jugés aptes à égaler voire à dépasser dans leurs œuvres les Anciens, en d’autres termes se considérant comme solidement armés pour remettre les Anciens à leur place, c’est-à-dire dans le passé. Dira-t-on que les Modernes ne parlaient que d’eux-mêmes en évoquant l’Antiquité ? Sans doute, mais c’était sous contrainte, celle liée justement à la présence de l’Antiquité dans le présent (et on ne s’invente pas une Antiquité sur commande).

19F. Hartog suit donc, à grands pas dans le temps, les relations compliquées qui s’ébauchent, se nouent, se transforment pour en venir à s’estomper puis disparaître entre ces personnages conceptuels que sont Anciens et Modernes, habitants du seul temps, et Sauvages, établis eux dans des lieux avant d’être commués en Primitifs, évolutionnisme oblige, et donc d’être contraints, à l’heure où les Anciens s’éclipsent, d’occuper le seul domicile temporel, en devenant nos ancêtres à tous, à nous tous les Modernes.

20Son attention se porte, ainsi qu’il y a accoutumé le lecteur, sur ces périodes cruciales, parce que révélatrices, où il se passe à l’évidence quelque chose dans le couple destiné à être un trio : simples malentendus, symptômes de malaise, lézardes, crise profonde, drame de la séparation. Assurément, le trajet emprunté par l’auteur de l’ouvrage remonte haut dans le cours du temps, jusqu’avant la guerre du Péloponnèse, pour venir près de nous, à l’époque de la dernière querelle des Anciens et des Modernes, pendant les années de la Révolution française. Pourquoi si avant ? C’est pour observer que si, des anciens il y en avait évidemment, ils ne suffisaient pas à faire des Anciens. Tout ancêtre, si adulé soit-il, n’est pas constitué en Ancien. Il manquait les Modernes qui ne sont pas seulement gens du jour. Pourquoi si tard ? Parce que, selon F. Hartog, la Révolution est comme l’épilogue de la pièce aux cent actes où sont campés Anciens et Modernes. C’est à cet instant, en effet, que le rapport à l’Antiquité se révèle illusoire, faute d’imitation possible des Anciens, Lycurgue et Sparte, Caton ou Brutus. Il allait revenir à Benjamin Constant et à Germaine de Staël de briser, par écrit, la logique même du parallèle, et Marx, lecteur de Constant, le dira tout net : l’avenir doit désormais gouverner. Que les morts enterrent les morts, Anciens compris ! Les Modernes y laisseront leur majuscule.

21Toutefois, pour s’inscrire dans la longue durée, Anciens, Modernes, Sauvages n’est pas davantage une histoire en continu de ces personnages conceptuels qu’Évidence de l’histoire ne l’est de l’historiographie. François Hartog n’a pas plus cherché à écrire la biographie d’un couple de figures devenu trio qu’il n’a envisagé de rédiger la biographie de l’histoire. L’histoire qu’écrit F. Hartog est une histoire de moments, de moments captés dans le temps, donc dans des temps différents.

22Retournons à l’introduction d’Anciens, Modernes, Sauvages, à cet endroit où F. Hartog récapitule les trois dimensions de ses recherches : histoire culturelle du monde antique, histoire de l’histoire et cette histoire intellectuelle de la culture européenne dont cet ouvrage présente des fragments. Il ajoute ensuite ceci : « Il est clair [...], pour moi au moins, que les interrogations et les propositions autour des rapports au temps, telles que je les ai rassemblées dans Régimes d’historicité, font se rejoindre ces trois dimensions et, je l’espère, les éclairent [12]. » Un avis légèrement différent n’est pas interdit. D’abord, il n’est pas besoin de lire Régimes d’historicité pour saisir l’unité d’inspiration et de méthode présidant à l’écriture, par exemple, de Mémoires d’Ulysse, d’Évidence de l’histoire et d’Anciens, Modernes, Sauvages. Ensuite, l’éclairage livré par Régimes d’historicité est, en réalité, un éclairage indirect, au sens où l’on parle des effets d’une lumière dirigée vers le haut. Certes, Régimes d’historicité éclaire la démarche d’un historien, la sienne, mais propose surtout à la réflexion sur le travail du temps un horizon d’intelligibilité situé très en hauteur, ou très loin, par rapport aux perspectives ordinaires du discours historique. Le livre prend sur ce discours une longueur d’avance, une longueur d’imagination si l’on veut, une longueur de liberté, à coup sûr. J’y reviendrai plus loin.

Temps et régimes d’historicité

23Régimes d’historicité traite donc des rapports des hommes au temps. Osons ici un aveu sous forme de parenthèse. Lorsque des historiens ou des anthropologues évoquent le temps, la temporalité ou l’historicité, traitent des relations entre les hommes, ou des hommes, et le temps, je peine souvent à distinguer ce dont au juste ils parlent. Et certaines disputes, dont quelques-unes fameuses, entre historiens, entre historiens et anthropologues, entre anthropologues, me paraissent à tort ou à raison fondées sur une incompréhension réciproque, donc sur le malentendu. Le malentendu n’est pas facile à dissiper, moins encore à arbitrer. En effet, s’il est lié à l’équivocité fondamentale du concept exprimé par le mot « temps », il tient aussi au fait que les divers temps, auxquels renvoient la pluralité des acceptions du terme dont la coexistence justement entraîne cette équivocité, entretiennent entre eux des rapports dans l’expérience humaine et, du même coup, dans l’esprit de qui entend rendre compte de cette expérience. Que ces acceptions ne soient pas synonymes, c’est évident : les propriétés du temps de l’horloge et celles du temps que déploie la conscience ne se recouvrent d’aucune façon, en dépit des passerelles disposées entre ces deux temps par les pratiques humaines, dont celles des historiens [13]. Non séparables, c’est évident également si l’on songe, par exemple, à ce que serait le temps historique : l’aspect « objectif », c’est-à-dire contemplé par un observateur, de l’inscription dans le temps des œuvres ou des organisations produites par certains hommes est bien, en partie, commandé par l’image « subjective » que ces hommes se dressent d’eux-mêmes, à travers l’usage qu’ils font de leur passé, le sens qu’ils donnent à la contemporanéité ou l’idée qu’ils se forgent de leur devenir.

24D’ailleurs, et pour rester dans le seul camp des historiens, à la question de savoir si le temps est objet d’histoire, voire seulement sujet de discussion pour les historiens – mais, à nouveau, de quel temps s’agit-il ? –, les réponses seraient pour le moins tranchées. Suivant ici Raymond Aron, pour qui « séparé des choses qui sont en lui, le temps n’est plus qu’un concept vide, un mot [14] », Paul Veyne considère que « le concept de temps n’est pas indispensable à l’historien qui n’a besoin que de celui de processus intelligible [...]. Le temps, des pithécanthropes à nos jours, n’est pas ce dont on raconte l’histoire; c’est seulement un milieu où se développent en liberté des intrigues historiques [15] ». Assurément, le temps physique n’offrirait guère de prises à qui songerait en écrire l’histoire. Néanmoins, le temps est-il, pour autant, cette page blanche sur laquelle viendraient s’inscrire, en prenant date, des événements et les intrigues dont ces événements sont les épisodes ? Fernand Braudel le nie avec virulence, lui à qui, plus qu’à d’autres, on pourrait appliquer ce qu’il dit de l’historien : « Le temps colle à sa pensée comme la terre à la bêche du jardinier [16]. » Il refuse, pour sa part, l’idée selon laquelle le temps ne serait que ce qu’il contient; le temps, bien au contraire, agirait sur ses contenus en leur donnant non seulement forme et consistance, mais surtout réalité. Braudel ne confère-t-il pas à la conjoncture le statut de « réalité en soi » ? Ne livre-t-il pas dans Le temps du monde, le dernier tome de Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe - XVIIIe siècle, cette étrange confession : « Peut-on croire que l’histoire humaine obéisse à des rythmes d’ensemble autoritaires, peu explicables selon la logique ordinaire ? J’y crois pour ma part [17]. » Quel peut bien être ce temps, ce « temps impérieux du monde », impérieux parce qu’irréversible, qui, ici, « use mal et véhicule lentement » des structures et, là, emporte à vive allure des événements comme ballottés par le courant ? Quel est ce temps, à la fois temps du monde et temps des hommes, susceptible de ralentir infiniment ou d’accélérer brutalement, consacrant de la sorte un étagement quasi géologique des durées et des rythmes, ajustés aux entités tout à la fois contenues en lui, aucune ne lui échappant, et le contenant en elles, chacune en fonction de sa nature ? Et la vitesse pourrait-elle se dire des intervalles de temps alors qu’on la croyait réservée aux mouvements qui les parcourent ? Le temps a-t-il un tempo ?

25Michel de Certeau a écrit que « sans doute l’objectivation du passé, depuis trois siècles, a fait du temps l’impensé d’une discipline qui ne cesse de l’utiliser comme un instrument taxinomique [18] ». C’était en 1987. François Hartog cite cette phrase, située dans un paragraphe dont le titre comporte l’expression de « lieu du temps », tant dans Évidence de l’histoire que dans Régimes d’historicité. Moins un impensé peut-être – F. Hartog rappelle d’ailleurs l’inflation récente d’ouvrages portant sur le temps à laquelle participent des historiens – qu’un objet de pensée, un « lieu » de réflexion, aux lignes fuyantes parce que sémantiquement mobiles, difficile à viser, plus encore à cibler.

26Quel est donc ce temps, assurément différent du temps dans lequel Évidence de l’histoire et Anciens, Modernes, Sauvages opèrent des traversées, pourtant déjà présent dans ces deux ouvrages, placé dans le collimateur de Régimes d’historicité ? Ou, autre façon de poser la question, que recouvrent ces « modes de rapport au temps », ces « formes de l’expérience du temps », ces « manières d’être dans le temps » que la notion de régime d’historicité entend mettre en lumière [19] ?

27Assurément pas le temps, grandeur physique, ni davantage, du moins sans plus de précisions, ce temps qui est une dimension de l’être. Il s’agit, bien sûr, du temps de l’histoire ou temps historique, ce tiers-temps à la fois édifié par des hommes sans le vouloir et subi comme allant de soi, donc simultanément représenté et, d’une certaine façon, vécu en tant qu’il est temps de l’agissement, qu’il convient de référer dans tous les cas au présent vivant, d’hier ou d’aujourd’hui, d’une conscience historique et, avec une insistance particulière, parce qu’alors thématisé, d’une conscience historique qui serait celle d’historiens, passés ou contemporains, ou d’hommes d’écriture, espèce dont on sait la sensibilité au temps. C’est à dégager des ordres dans ce temps que s’emploie F. Hartog dans Régimes d’historicité. La notion même de régime d’historicité renvoie à ces ordres différents mis par des hommes différents dans le temps de l’histoire, créant de la sorte des temps historiques différents.

28Il est assez aisé de saisir la genèse de la notion et de comprendre son mode d’emploi puisqu’il se trouve que François Hartog en détient, à ma connaissance, le brevet d’inventeur. Pour résumer, sans doute abusivement, le cheminement d’une réflexion sur la piste du temps de l’histoire et de la diversité des ordres de ce temps, on dira que F. Hartog confère en 1983 une identité nominale à un concept dont il a déjà réuni les attributs et délimité la cible. Les attributs ? Il a formé le concept en faisant confluer deux approches différentes de l’historicité. La cible ? D’une certaine façon, les métamorphoses successives de la figure d’Hérodote obligeaient à penser la différence des temps et la pluralité des passés. Il forge la notion en cet instant où il découvre le récit, écrit par un anthropologue, d’événements qui se sont déroulés au XIXe siècle dans des archipels du Pacifique. Ensuite, il rencontrera en chemin l’entreprise d’un historien et philosophe d’outre-Rhin qui l’accompagnera un temps, mais un temps seulement. Quatre noms, si l’on veut : Claude Lévi-Strauss, Claude Lefort, Marshall Sahlins, Reinhart Koselleck.

29Claude Lévi-Strauss, d’abord. Le concept d’historicité est utilisé par ce dernier pour exprimer l’idée d’un « différentiel » d’événementialité entre types de société et, par conséquent, celle d’écarts entre des « températures historiques ». Cette idée d’une événementialité inégalement partagée parce que, et parce que seulement, inégalement ressentie organise les oppositions conceptuelles bien connues entre « histoire cumulative » et « histoire stationnaire », entre sociétés « chaudes » et « froides ». Il est difficile de comprendre l’hostilité rencontrée par cette idée tant il est patent que la matière événementielle, constituée par l’infinité de tout ce qui arrive, depuis la grippe d’un empereur jusqu’à la chute d’un empire, est découpable à merci. Assurément, une société n’est pas un sujet, encore moins un auteur de textes, mais pourquoi ne pourrait-on admettre, à titre d’hypothèse de pensée, à la façon dont on constate qu’un ouvrage d’historien est moins ou plus événementiel qu’un autre, qu’une société défriche à sa façon, qui n’est pas celle d’une autre, le champ sans bornes de l’événementiel ? Mieux que beaucoup d’historiens ou d’anthropologues, toujours sur le qui-vive sinon sur le pied de guerre à ce sujet, F. Hartog perçoit la fonction et le sens de l’opposition conceptuelle entre sociétés à température historique chaude ou froide. Elle a un caractère strictement heuristique : elle sert à faire penser. Elle admet pleinement sa relativité eu égard à un point de vue, celui de l’observateur qui scrute le mercure; elle ne prétend en aucun cas dénoter dans l’absolu. Il s’agit, pour C. Lévi-Strauss, d’établir deux pôles idéaux d’historicité entre lesquels un observateur, nullement juché sur un promontoire mais dûment embarqué dans un monde historique, pourrait distribuer des sociétés en fonction de la manière dont elles réagissent, donc sur le mode subjectif, à un degré d’historicité objectivement égal pour toutes. À toutes, sans exception, il arrive des choses; mais toutes ne font pas le même usage, dans leurs récits d’ellesmêmes [20], des choses qui leur arrivent. Certaines préfèrent lisser le hérissement événementiel; d’autres se plaisent à en surligner à l’envi le tracé tourmenté. Sacrifions à une facilité en ayant à l’esprit ce que Marshall Sahlins a écrit de l’historicité « héroïque » : les sociétés froides seraient celles dont les historiens, si la profession en existait, choisiraient le registre de la très longue durée pour narrer le cours de leur monde; les sociétés chaudes seraient celles dont les historiens, si la profession n’y veillait, éliraient spontanément le genre « rois, traités, batailles » pour conter le leur, avec ses séquences brèves, rapides, nerveuses. Où l’on voit bien qu’il s’agit là d’une expérience de pensée ! De C. Lévi-Strauss, la notion de régime d’historicité retient la diversité, réelle même si relative, des manières humaines de se représenter l’historicité et, par là même, d’inscrire dans la texture subjective d’un temps historique propre l’élaboration continue de la conscience de soi.

30Claude Lefort, ensuite, lecteur d’anthropologie comme François Hartog. Récusant la thèse hegelienne selon laquelle l’Histoire universelle ne recouvrirait pas l’histoire empirique de l’humanité, C. Lefort attend justement de l’anthropologie qu’elle permette à la réflexion sur l’histoire d’y intégrer les sociétés d’avant l’État, donc d’avant l’Histoire selon Hegel, en comparant des schémas de devenir, celui des sociétés « stagnantes » et celui des sociétés « historiques » [21]. Nous sommes en 1952. C. Lefort pose le problème en ces termes : « On admet qu’il y a, dans toute société, événement, transformation culturelle et reprise vécue du passé par le présent; mais peut-on dire que le rapport à l’événement, la transformation, la reprise du passé ait toujours la même signification ? » (p. 39). Le propre d’une société « historique », selon C. Lefort, est de détenir le « principe de l’événement », à savoir la capacité à le commuer en moment d’une expérience collective, sous la forme d’une pièce à l’appui dans le débat permanent que les hommes mènent entre eux sur la meilleure formule possible de coexistence sociale. Partout, l’événement est une différence perçue sur fond d’uniformité. Dans les sociétés « historiques », la différence faisant l’événement est constituée par l’élément de sens et d’usage gagé en lui : il est rapporté à l’armature de l’ordre social, lequel n’est pas donné une fois pour toutes mais à construire. Cet ordre peut donc être remis en jeu par l’événement; celui-ci est par conséquent susceptible d’ouvrir sur un futur indéterminé. Au sein des sociétés « stagnantes », dépourvues de ce principe de l’événement parce que l’ordre social n’y apparaît pas comme un projet et donc comme soumis à des choix possibles, « l’avenir, écrit C. Lefort, est fixé comme le passé ou, disons mieux, il est vu comme ce qui sera passé et ne se distingue de ce dernier que comme le confus du clair » (p. 42). Faute de mise à distance d’avec ce qui est (aujourd’hui), l’inconnu (demain) est, d’instinct de culture, rabattu sur le connu (hier); il s’ensuivrait qu’il n’y aurait ni reprise active du passé, ni visée explicite de l’avenir. De Claude Lefort, François Hartog retient l’idée qu’un genre d’historicité désigne utilement, par toute une série de médiations dont la principale est le lien intrinsèque entre mode d’historicité et mode de socialité, le rapport général que des hommes entretiennent avec le passé et avec l’avenir. F. Hartog remarque qu’il manque ici le présent, ce qui n’est, admettons-le, qu’à moitié juste.

31Venons-en maintenant à la rencontre de F. Hartog avec une histoire lointaine : un morceau d’histoire-réalité se déroulant dans le Pacifique, mettant en scène une conscience historique et un principe de l’événement différents de ceux qui furent les nôtres et dont la confrontation avec ces derniers est le sujet d’un récit historique écrit par un anthropologue, Marshall Sahlins, plongé dans un passé dont il s’est fait l’archiviste minutieux et violemment contesté [22]. Abandonnons à regret l’analyse de l’histoire héroïque fabriquée, selon M. Sahlins, par la culture hawaïenne dont la formule de confection réserverait aux grands hommes, ou héros quintessenciés, la mission d’être les acteurs « objectifs » du déroulement historique en raison de l’effet d’entraînement de leurs gestes. C’est à Ranke, en effet, qu’il reviendrait d’écrire l’histoire hawaïenne : le modèle de l’histoire-batailles serait le mieux adapté, d’un point de vue emic s’entend, sous ces tropiques où la règle du « un seul compte » servirait de loi statistique. De quoi désespérer les Annales sinon Billancourt ! Après l’avoir constaté et en avoir tiré certaines leçons, F. Hartog se penche sur le contraste entre deux manières culturelles massives d’organiser l’ordre du temps historique : la nôtre, depuis la fin du XVIIIe siècle jusqu’à une période récente, et celle de Fidji ou d’Hawaï, non sans lien avec le registre de l’histoire héroïque puisque l’exemplarité des grands hommes relie le passé au futur. Dans cet ordre du temps qui aurait été le nôtre, signalé par les notions de processus et de progrès, le passé est pensé comme derrière nous, destiné à s’annihiler dans un présent toujours jaillissant. L’histoire invente; elle innove. L’événement est unique puisque dépourvu de passé. Il ne revient pas : il arrive. C’est l’inédit, le jamais vu, qui est « reconnu ». À Fidji ou à Hawaï, selon M. Sahlins, l’histoire répète. Du même coup, c’est le futur qui est regardé comme derrière soi, précédant un présent qui serait comme la réitération du passé. Le pic de l’événement est, en effet, distingué en tant qu’il serait identique à un événement originel. Une copie du pic ? Son double ? Non, le même. Il ne se produit pas, il se reproduit. C’est son retour, le déjà vu, qui est reconnu au prix d’un travail des schèmes de catégories dont on ne voit pas pourquoi il serait plus exigeant que celui demandé par le discernement de l’inédit. Autres temps, autres lieux, autres histoires, écrivait M. Sahlins. Autres régimes d’historicité, écrit F. Hartog. La notion qu’il forge à cet endroit possède donc une vertu heuristique bien au-delà de son champ d’application, dans l’historiographie européenne. Elle peut servir à comparer non pas seulement le régime d’historicité de Fidji ou d’Hawaï avec celui inauguré en Occident à la veille de la Révolution française, mais avec ce régime qui, pour être européen, présente des traits communs avec le régime polynésien : le régime d’historiographie (et d’historicité) de l’Historia magistra, largement fondé sur l’exemplarité d’hier. F. Hartog pose alors la question : « Ne verrait-on pas se dessiner une structure de la conjoncture propre à chaque grand régime d’historicité ? [23] » Voilà le présent bien cadré dans le viseur.

32L’entreprise historienne, enfin, de sémantique historique conduite par Reinhart Koselleck [24], dont F. Hartog prend connaissance, une fois élaborée la notion de régime d’historicité. François Hartog va utiliser R. Koselleck comme allié, puisque ce dernier entend justement saisir quelque chose qui serait le « temps de l’histoire » au travers de l’analyse des concepts fusionnant les expériences historiques du temps. Pourtant, F. Hartog nourrit un projet de portée fort différente du programme assigné par l’historien allemand à sa sémantique historique. R. Koselleck attend de la sémantique qu’elle le mène au cœur de la théorie de l’histoire; le singulier est à remarquer. F. Hartog entend que la notion de régime d’historicité soit mise au service d’objectifs davantage historiens et anthropologiques au sens large; « régime d’historicité » se décline au seul pluriel. Trois points communs, néanmoins, entre les deux démarches. D’abord la formulation de ce qui serait à rechercher chez R. Koselleck dans le temps de l’histoire et chez F. Hartog dans un régime d’historicité, avec un écart important d’inflexion sur le présent : le principe selon lequel chaque présent historique articule passé et futur pour R. Koselleck, la manière dont sont mis en relation, dans des présents historiques différents, passé, futur et présent pour F. Hartog. Ensuite une conviction : les représentations liées au temps, linguistiquement fixées ou non, ne sont pas seulement des indicateurs d’états de fait; elles contribuent à en créer. Une situation vécue, pensée, dite comme étant une situation de crise, par exemple, en devient d’autant plus une situation de crise. Enfin une orientation partagée : privilégier les moments où, dans le cours de l’histoire, quelque chose se passe, où une évidence se fissure, où apparaît une qualité nouvelle attribuée au temps, où surgissent, en un mot, de nouveaux passés et de nouveaux futurs, donc de nouveaux présents.

33Les pages de R. Koselleck retenant plus particulièrement l’attention de F. Hartog sont celles où l’historien allemand dépiste à la fin du XVIIIe siècle, en Europe, un changement majeur dans la mise en relation du passé et de l’avenir, au travers de ce qu’il nomme la temporalisation du déroulement historique. Le rideau tombe sur l’ancien ordre du temps qu’illustre le modèle d’écriture de l’Historia magistra vitae; il se relève sur un nouvel ordre du temps, propre aux Temps modernes, celui qu’instruit la philosophie de l’histoire. L’histoire éducatrice de vie, ainsi que Cicéron en grava les termes, telle était, en clair ou entre les lignes dans les textes, notamment ceux d’historiens avec ou sans le nom, la formule, assez souple dans l’application, des Temps anciens. Le passé fourmille d’exemples; il est peuplé d’hommes illustres dont tirer profit. Dans l’Historia magistra, résume F. Hartog, « l’exemplaire reliait le passé au futur à travers la figure du modèle à imiter. Derrière moi, l’homme illustre était aussi devant moi ou en avant de moi [25] ». En donnant la leçon, le passé livre par conséquent les perspectives et façonne les attentes. On chemine alors vers le futur, les yeux tournés vers le passé. Le passé se conjugue donc aussi au futur : c’est le passé futur. Or voici qu’à la veille de la Révolution française s’inaugure un nouveau présent historique, comme délivré de l’ancien passé et de sa pérennité, pourvu d’un nouveau futur, un futur ouvert. D’où provient ce nouveau temps, ce nouveau régime d’historicité ? De toute une série de transformations, intimement corrélées entre elles, dans les représentations solidaires de l’Histoire et de l’histoire. C’est, d’abord, la formation de l’histoireGeschichte englobant dans un ensemble universel d’événements les histoires séparées que l’on écrivait autrefois du passé. « Au-delà des histoires, il y a l’Histoire », écrira Johann Gustav Droysen. Au travers de la philosophie de l’histoire, on contemple maintenant le travail de l’Histoire. Dans le même mouvement de pensée, l’idée s’affermit selon laquelle les hommes ne reçoivent pas leur devenir des mains du destin ou de la Providence. Ils créent leur histoire. Elle est faisable; les hommes peuvent même en accélérer le cours. Enfin cette histoire unifiée, produit des actions humaines, présente le caractère d’un processus. Elle est un enchaînement ordonné répondant à un certain schéma; ce schéma permettant de scruter comparativement tous les domaines de l’existence est celui du progrès entraîné par le perfectionnement. Il n’y a plus seulement un avant et un après; il y a désormais un « plus tôt que » et un « plus tard que » [26]. Voilà le temps historiquement temporalisé. Il s’ensuit logiquement que le passé de ce présent historique n’est plus à même d’enseigner à la façon du passé de l’Historia magistra. « L’histoire n’est rien d’autre que la connaissance d’elle-même », écrira J. G. Droysen. La seule leçon qu’adresse aux hommes cette nouvelle Histoire est que le présent vécu est une transition vers un futur qui sera autre, à la fois supérieur et inattendu. La Révolution française, événement exemplairement situé hors d’atteinte de toute prévision nourrie du passé, confirmera ce précepte. Cessant d’être Mentor, le passé divorce d’avec l’avenir. Ne se laissant plus déchiffrer au moyen de l’observation du passé, le futur s’affranchit du passé et s’élance vers l’inconnu. C’est désormais en direction de cet avenir que les yeux se tournent, un avenir inexorablement inédit dont l’on sait seulement qu’il sera porteur d’un progrès continu, conduisant chaque passé à être dépassé. Au passé futur se substitue le futur passé.

34On aura compris, sans doute, ce qu’entend François Hartog par régime d’historicité et l’usage qu’il assigne à cette notion. Quelques précisions complémentaires ne sont toutefois pas inutiles. Régime d’historicité : pourquoi, d’abord, le terme de régime ? C’est parce qu’il renvoie sur le mode métaphorique à trois attributs essentiels, selon F. Hartog, d’un temps historique tel qu’ici ou là, hier ou maintenant, des hommes le font être : il est composite, instable et laisse entrevoir des graduations. Il est composite : à la même époque, sous le long règne de l’Historia magistra, Montaigne déclare que l’histoire bat en brèche toute généralisation et Jean Bodin affirme que le passé dispense des principes généraux dont devrait s’inspirer le présent. De la même façon, sous pavillon du progrès dans les Temps modernes, l’un rejette le passé dans les ténèbres de l’obscurantisme et l’autre, authentique théoricien du progrès, lui témoigne du respect en constatant que chaque hier constitue une marche en avant par rapport à l’hier précédent. Ainsi John Lubbock, anthropologue évolutionniste, pourra-t-il déceler dans le passé une succession d’utopies. Un temps historique est instable : il tolère l’expression de doutes et d’incertitudes, voire de remises en cause, à la manière dont un régime politique connaît des périodes de contestation. Il se laisse, enfin, graduer tout comme sont graduées les difficultés d’un exercice scolaire. Songeons au fonctionnement d’un moteur : on parle couramment d’un régime de croisière mais, tout autant, de montées en régime ou, à l’inverse, de baisses de régime.

35Un régime d’historicité désigne donc, sous la plume de F. Hartog, la modalité générale, sujette à variations, selon laquelle chaque présent historique relie et valorise les dimensions temporelles du passé, du futur et du présent. Ou, pour parler comme R. Koselleck, le rapport établi dans un univers historique entre champ d’expérience, le passé « actuel », et horizon d’attente, le futur « actuel » et commandant le présent « actuel ». C’est qu’un présent historique n’est jamais, sur le modèle du présent de l’horloge, une simple coupure entre avant et après. Les hommes vivent dans des présents différemment constitués dans la mesure où ils incorporent dans ces présents, selon des formules variables, du passé, du futur et du présent. Saint Augustin l’avait déjà noté qui parlait d’un présent du passé et d’un futur du passé. N’omettons pas un présent du présent ! Un régime d’historicité renvoie, par conséquent, à un schéma de cohabitation, déployé sur la longue durée, entre la « notion d’un passé qui vaut comme tel », la « notion d’un futur qui est assuré comme tel » [27] et, ajouterait ici F. Hartog, la notion d’un présent institué comme tel.

36Pour dissiper tout risque d’équivoque et indiquer clairement ce que n’est pas un régime d’historicité, recourons à la métaphore commode du temps comme domicile. Les hommes ne construisent pas différemment les uns des autres les parois de leur domicile temporel. Chaque homo sapiens sait, et a toujours déjà su, qu’hier c’est hier et que demain c’est demain, un autre « jour ». Un être qui viendrait à confondre « pour de vrai » la veille et le lendemain vivrait dans un autre monde que nous; et ce monde nous serait inconnaissable. Le relativisme cognitif en matière de temps est auto-réfutant. Un régime d’historicité n’a rien à voir avec cela. Pas davantage, les hommes n’habitent différemment le temps. On veut dire par là que sont décidément introuvables ces conceptions monolithiques du temps qui auraient caractérisé en bloc des univers de culture, temps cyclique, temps linéaire. Si l’on devait créditer l’ancien Israël et la Grèce antique d’avoir réellement épousé les conceptions du temps que leur ont prêtées, pour diverses raisons dont certaines inavouables, des théologiens ou des philologues, alors Hérodote aurait dû naître sur les rives du Jourdain et les Grecs attendre la venue du Messie [28]. Au reste, comme l’a établi Émile Benveniste, le procès de communication linguistique implique l’institution d’un temps linguistique, lequel convertit instantanément le présent d’un locuteur en présent de son interlocuteur, comme son hier et son demain [29]. Du fait que deux hommes parviennent à s’entendre en se parlant, ils sont sur la même longueur d’onde temporelle. En revanche, c’est un fait que les hommes habitent différemment dans le temps. Cela signifie que l’aménagement intérieur de leur domicile temporel, leur temps historique, est variable selon les époques et les lieux. Ce temps historique, la manière dont des hommes constituent leur passé en passé, leur futur en futur et leur présent en présent, ils le thématisent à leur façon qui n’est pas celle d’autres hommes. C’est à cette thématisation, jamais véritablement explicite, que se rapporte la notion de régime d’historicité.

37À quel usage maintenant François Hartog destine-t-il la notion de régime d’historicité ? Assurément pas, on l’a deviné, à dresser un inventaire de ces ordres indirectement thématisés du temps. Pas davantage que le concept de culture, la notion de régime d’historicité n’a de portée directement référentielle ou dénotative. On ne « tombe » pas sur un régime d’historicité ! Un régime d’historicité n’est pas un état de choses dûment réalisé que l’on pourrait installer à sa place dans une chronologie ou situer sur une carte. Sur ce point, F. Hartog se sépare nettement de R. Koselleck pour qui un régime d’historicité, s’il devait employer l’expression, pourrait, à la limite, rentrer en tant qu’état d’esprit partagé dans une histoire des mentalités. F. Hartog ne se sert pas de la notion comme d’une clé universelle qui ouvrirait des serrures historiques particulières; c’est une clé à utiliser pour repérer l’existence de serrures à ouvrir. Sa fonction est essentiellement heuristique. Sous la plume de F. Hartog un régime d’historicité renvoie, en effet, à une sorte de logique d’arrière-plan, une logique d’« ombre » dirait Michel Foucault, articulant ensemble les dimensions temporelles du passé, du futur et du présent, organisant leur conditionnement réciproque. Comment, par exemple, un certain type de passé tend-il à modeler un certain type d’avenir dans les représentations; comment un nouveau futur peut-il conduire à l’émergence d’un passé différent du précédent; ou encore, comment un présent inédit semble-t-il mettre au présent tant du passé que du futur ? De telles logiques ne se laissent percevoir qu’en pointillé, plus lisibles parce qu’indirectement thématisées à certaines périodes qu’à d’autres. C’est à la condition d’adopter une perspective comparatiste. Ce n’est pas un hasard, en effet, si F. Hartog élabore la notion de régime d’historicité à la lecture d’un épisode de l’histoire du Pacifique, mettant en scène deux ordres du temps distincts. Les angles vifs d’un ordre mis par des hommes dans le temps historique ne se laissent distinguer que dans le miroir à lui tendu par un autre ordre du temps. L’existence de ce miroir exige l’intervention d’un observateur le tenant dans ses mains, tout à la fois muni d’un instrument conceptuel d’« aperception » et refusant de respecter les unités de temps et de lieu. Et la comparaison ne doit user d’aucun ordre étalon. Ces ordres thématisés du temps se comparent entre eux et pas à l’un d’entre eux, abusivement déposé dans un pavillon de Breteuil, le nôtre, par exemple, à supposer encore qu’on puisse prétendre le connaître avant de l’avoir fait entrer, lui aussi, au titre de comparable [30], dans une comparaison.

38En vertu du même principe, ces angles vifs ne se détachent jamais aussi bien que lors des moments de tension d’un ordre du temps : à l’heure où vient se brouiller sa logique de constitution; dans ces périodes où il semble à des hommes que leur passé n’offre plus les traits familiers du passé d’hier, que leur futur s’engage dans d’autres voies que celles empruntées par le futur précédent, que leur présent manifeste de ce fait des signes d’incertitude sur lui-même. C’est pourquoi la méthode adoptée par François Hartog dans ses travaux d’historiographe, à savoir s’arrêter sur ces moments où se détecte une crise des modèles, s’adapte parfaitement à l’investigation des ordres thématisés du temps.

39Il nous faut maintenant examiner en quel sens Régimes d’historicité, traitant des constructions occidentales du temps historique, peut être dit éclairer Évidence de l’histoire, consacré aux formes d’écriture de l’histoire, et Anciens, Modernes, Sauvages, évoquant les usages de l’Antiquité au travers des confrontations entre Anciens et Modernes bientôt rejoints par les Sauvages. Éclairage indirect, ai-je dit, lumière dirigée vers le haut ou loin en avant; passage de témoin aussi, d’une certaine façon, puisque, sans véritable solution de continuité entre les deux registres, l’historien va déléguer à l’essayiste le soin de tirer de ses propositions des hypothèses très générales, notamment sur le nouveau présent qui se bâtirait ici même, « actualisant » de la sorte nos anciens passé et futur. C’est ici que l’œuvre d’historien prend les aspects d’une œuvre de pensée.

Des régimes d’historiographie et de comparaison aux régimes d’historicité

40Que fait l’historien ou, plus précisément, que donne-t-il à voir quand il écrit de l’histoire ? Cette histoire, dont la matière, la composition et le mode d’emploi changent d’une époque à l’autre, comment entend-il la mettre sous les yeux d’autres hommes ? Telles sont, nous l’avons dit, les questions placées par F. Hartog au cœur d’Évidence de l’histoire. Elles en entraînent bien d’autres, dont celle-ci au premier rang : d’où vient qu’hier comme aujourd’hui écrire quelque chose relevant de l’appellation générique d’histoire soit investi d’un caractère d’évidence ? Mais aussi : quel est-il, cet homme qui entreprend après d’autres de livrer sa vision de ce qui s’est passé ? À qui s’adresse-t-il et qu’attend-il de ceux à qui sont destinés ses écrits ? Pourquoi s’adonne-t-il à son activité ? Quel sens consigne-t-il à ses récits ? À quel genre établi s’apparentent-ils ? Qu’en fera la postérité ?

41Convenons que François Hartog esquisse ici les grandes lignes de ce que l’on pourrait nommer un régime d’historiographie en attribuant au terme de régime le sens qu’il lui donne lorsqu’il évoque des régimes d’historicité. Un régime d’historiographie est une manière spécifiable, à condition de prendre de la hauteur, très générale, donc offrant beaucoup de variations, de « faire de l’histoire ». Évidence de l’histoire ne prétend en aucun cas dresser un inventaire des régimes d’historiographie occidentaux, des Grecs et des Romains jusqu’à nous. Sans entrer dans le détail de l’ouvrage, apportons quelques indications sur son contenu de façon à faire comprendre le lien qui peut être établi entre régimes d’historiographie et régimes d’historicité, entre des modalités de « faire de l’histoire » et des ordres thématisés du temps.

42Le livre associe deux parties qui dialoguent constamment entre elles par items interposés. La première est consacrée aux choix initiaux, en regard du moins de la tradition européenne, ceux opérés par les Grecs, si tard venus soient-ils sur la scène de l’histoire par rapport aux historiographies d’Orient. La seconde est vouée à l’historiographie du XIXe siècle, avec une attention particulière pour Jules Michelet, Augustin Thierry et Fustel de Coulanges, et surtout à l’historiographie contemporaine, en ce moment où, selon F. Hartog, en dépit de l’éminence du statut acquis par l’histoire, certaines évidences paraissent se brouiller.

43Dans la première partie, « Voir dans l’Antiquité », F. Hartog rappelle à toutes fins utiles que l’émergence d’un genre historique est un phénomène n’allant nullement de soi. Événement étroitement culturel ? Problème réservé aux seuls philologues ? Peut-être, quoiqu’il soit légitime de douter que l’histoire de l’histoire puisse l’écarter absolument. Toujours est-il que François Hartog prend le soin de noter qu’une culture de la remémoration, ainsi celle de l’Inde brahmanique, ne contient pas nécessairement en elle le mouvement qui pousse à écrire le passé ou que l’injonction de se souvenir, soubassement du récit biblique, ne suscite dans l’ancien Israël aucune curiosité historique. Le culte de la mémoire ne suffit pas à faire naître l’histoire, ce produit de l’intellect. Puis F. Hartog aborde les choix grecs successifs, une fois l’histoire divorcée de l’épopée qui, ici, lui fournit ses conditions de formation. Alors défilent sous sa plume l’historia hérodotéenne, dont l’auteur est un enquêteur-voyageur qui dit « je » dans le sillage d’Hécatée de Milet; l’autopsie thucydidéenne visant à permettre la consignation des seuls faits vérifiables, donc ceux du présent, et dignes d’être retenus pour toujours; la sunopsis de Polybe, inventeur de l’histoire universelle dans laquelle, vus d’en haut, tous les événements du monde s’entrelacent; le récit des origines à la Denys d’Halicarnasse.

44En évoquant ces choix grecs, la diversité des personnages conceptuels desquels l’historien se rapproche ou dont il se différencie, en scrutant par exemple le lien initial à l’épopée, la place de l’écriture, la nature du récit ou la formation d’« archives » et leur usage, F. Hartog installe l’ordonnancement du temps dans l’atelier de l’historien. Il se penche notamment sur l’émergence d’une temporalité humaine, sur la question de sa longueur au contact de l’Égypte, sur le passage des généalogies à la chronologie, sur le rapport entre histoire et mémoire, sur les modes de relation établis entre présent et passé. C’est ainsi que F. Hartog insiste sur le changement prenant place à la fin du Ve siècle : le présent dictait sa loi au passé quand dominait l’optimisme dans le monde de l’historien; il va à l’inverse y chercher ses modèles d’action dès lors que prévaut dans ce même monde l’incertitude. Ce n’est donc pas seulement et très généralement : autres temps, autres écritures de l’histoire; c’est aussi et plus précisément : autres thématisations du temps, autres manières de faire de l’histoire.

45Sautons les siècles. La seconde partie d’Évidence de l’histoire, « Évidences modernes », fait la part belle à l’articulation entre passé, futur et présent, telle qu’elle se laisse déchiffrer dans l’historiographie du XIXe siècle et, avec plus de points d’interrogation, dans celle d’aujourd’hui. Si différentes soient les conceptions de l’histoire à écrire et du rôle de l’historien développées par Michelet, Augustin Thierry et Fustel de Coulanges, on y décèle en arrière-plan le même ordre thématisé du temps, celui élaboré à la veille de la Révolution et dont cet événement imposera l’évidence. Pour chacun d’eux, le passé est révolu. « Ressusciter les morts n’est pas les faire revivre [31] », écrit Michelet, l’infatigable visiteur du Père-Lachaise qui aime à se dire administrateur du bien des décédés, comme le fut Luís de Camões exilé à Macao. Quant à Fustel de Coulanges, il professe qu’en général faire usage du passé dans le présent, c’est se vouer à en mal user; il faut, dit-il alors en historien, étudier les anciens « sans songer à nous, comme s’ils nous étaient tout à fait étrangers [32] ».

46L’historiographie d’aujourd’hui ? F. Hartog met en évidence quelques traits saillants de sa situation qui ont partie étroitement liée au rapport au temps. Ainsi en est-il de la montée sur scène ou, plus exactement, de la réapparition du témoin, dont la figure s’était effacée au XIXe siècle au profit de la seule trace écrite. Sa voix résonne haut et fort, et l’écho rencontré par son témoignage fait comme de l’ombre à la reconstruction historienne du passé, patiente et à jamais incomplète. Et à travers le personnage du témoin, cet homme qui a ressenti, n’est-ce pas la place de la mémoire, contre laquelle s’écrit en principe l’histoire, qui enfle démesurément ? Tout semble se passer comme si le territoire de la mémoire venait désormais empiéter sur celui de l’histoire. Certaines affaires récentes attestent que le droit à l’histoire, cette activité intellectuelle, pourrait bien devoir être défendu contre les réclamations de la conscience mémorielle au nom d’une sorte de privilège « moral » accordé au vécu. Ne serait-ce pas, demande F. Hartog, que le présent, ce temps dans lequel se conjugue la mémoire, est devenu, selon la formule de Pierre Nora, « la catégorie de notre compréhension de nous-mêmes » et, partant, un autre présent que celui d’hier ?

47En quel sens peut-on dire que Régimes d’historicité éclaire Évidence de l’histoire ? Répondre à cette question, c’est percevoir le lien entre régimes d’historicité et régimes d’historiographie. Assurément, un régime d’historiographie, une certaine façon de faire de l’histoire, peut être considéré comme le révélateur privilégié d’un régime d’historicité, une certaine manière de thématiser le temps. En traitant du passé comme il en traite, l’historien laisse entrevoir quel est ce passé qui vaut comme tel, dans le milieu de civilisation dans lequel il baigne, et quelle est donc son articulation avec un présent et un futur valant également comme tels. C’est, du même coup, tendre à considérer qu’un régime d’historicité est ce socle, pas forcément en marbre, sur lequel s’élabore un régime d’historiographie. Certains modèles d’écriture de l’histoire sont compatibles avec un ordre thématisé du temps, voire déductibles de cet ordre; d’autres ne le sont pas, car contradictoires avec lui.

48Soit le régime d’historicité dit Historia magistra. Il implique, en toute logique, l’absence de coupure entre passé et présent et l’établissement d’une continuité entre passé et futur. Grâce à l’historien, et par le biais de l’exemplaire, le présent peut maintenir en vie le passé. Il n’est pas mort, ni donc à ressusciter. L’historien, voué à la narratio gestae rei, est, à l’image de ceux qui le lisent, le contemporain de ce passé et des grands hommes à imiter. Et, grâce à la transmission des exemples, le futur rejouera le passé, cette école du genre humain. C’est pourquoi Machiavel peut écrire qu’aux fins de prévoir l’avenir il convient d’observer le passé. Beaucoup d’histoires s’écriront, imprégnées de ce sentiment d’évidence selon lequel le temps des hommes est homogène.

49Voilà qui change avec l’avènement de ce que F. Hartog nomme le régime moderne d’historicité. Friedrich Schlegel pourra prononcer les mots suivants, qui en livrent le principe : « Il n’a jamais existé un temps qui dépende du futur de manière aussi forte, aussi proche, aussi exclusive, aussi générale que le nôtre [33]. » L’exemplaire se dissout pour faire place à l’événement qui ne se répète pas. Le passé devient dépassé et cesse d’être l’école du genre humain; le futur se fait, lui, l’arbitre du présent, cet instant du devenir. Voici instauré le cadre de thématisation du temps dans lequel s’inscrit le régime d’historiographie moderne. « L’historien n’élabore plus de l’exemplaire, écrit F. Hartog, mais il est en quête de l’unique [34] », de cet « unique » qui advient, sur le mode non expérimentable, dans le cadre d’un processus qui lui confère son intelligibilité mais dont la fin n’est pas prévisible.

50De quelle façon, maintenant, Régimes d’historicité apporte-t-il un éclairage au contenu d’Anciens, Modernes, Sauvages ? Le corps de ce livre est constitué, nous l’avons dit, par l’histoire de cet usage très particulier de l’Antiquité qui prend forme dans le parallèle entre Anciens et Modernes. Le parallèle est une modalité de comparaison. Convenons donc qu’Anciens, Modernes, Sauvages décrit un régime de comparaison, un régime de croisière sur le long cours, puis une rupture de régime. On retrouve la concordance mise en évidence par François Hartog entre l’Historia magistra, en tant qu’ordre thématisé du temps, et une certaine manière moins, cette fois, d’écrire de l’histoire que de traiter des hommes du passé. Le parallèle est, du reste, le procédé par excellence de l’Historia magistra.

51Il naît dans l’Antiquité, peut-être sous la plume des orateurs prêchant, après la guerre du Péloponnèse, l’urgence d’un retour aux ancêtres. Plutarque en affine la formule avec ses Vies parallèles et la transmet aux modernes. Ceux-ci disposant de modèles, les Anciens peuvent se faire du coup Modernes. Le parallèle consiste, en effet, non pas à comparer entre anciens et modernes mais, pour les Modernes, à se comparer aux Anciens. Ceux-ci offrent soit le modèle à imiter, même si et peut-être surtout si les Anciens sont inimitables, soit le moyen de se distinguer d’eux dès lors que l’on estime s’être hissé à leur hauteur. Dans tous les cas de figure, le parallèle présuppose un temps « stable », une continuité entre passé et futur, tous deux chargés d’« à présent », qui est au cœur des représentations de l’Historia magistra. Qu’il n’y ait aucune césure entre passé et présent, voici qui est nécessaire pour nourrir l’idée que les Anciens sont un modèle à suivre ou qu’ils exercent un rôle d’émulation. Et si les Anciens sont porteurs d’un idéal, dit justement F. Hartog, c’est donc que non contents d’appartenir au passé, sous la forme de simples anciens, ils campent dans l’avenir en Anciens. L’exemplarité parcourt les temps sans obstacles. C’est que le parallèle interdit toute vision historiste au sens que Meinecke ou Trœltsch donneront à l’historisme. Il faut ainsi que les Anciens forment un tout indistinct, Grecs et Romains confondus, un réservoir unifié de leçons. Qu’on vienne à en écrire l’histoire et c’en sera fini des Anciens !

52Le régime du parallèle subit son premier ébranlement sous les coups de Charles Perrault, auteur pourtant du fameux Parallèle. En effet, si le modèle, l’Ancien, est radicalement surpassé par le Moderne, si c’est donc le Moderne qui incarne l’idéal, qu’a-t-il à faire d’imiter l’Ancien ? N’est-il pas, lui-même, devenu modèle ? Pourtant, ce n’est qu’avec la crise de l’Historia magistra et l’avènement du régime moderne d’historicité que le parallèle disparaîtra pour faire place, en principe, à un autre régime de comparaison. Le régime moderne d’historicité introduit la conviction que les temps diffèrent les uns des autres; le passé cesse donc d’être imitable. Il persuade que l’histoire est un processus gouverné par la perfectibilité et le progrès; il n’y a donc plus rien à imiter [35]. Avec la coupure des temps, plus de leçons possibles des Anciens qui se dégradent en hommes du passé. Le grand homme est désormais le visionnaire. Le parallèle exige, en somme, que le temps soit vu comme une vaste nappe d’eau dormante et non comme un fleuve parcouru par un puissant courant qui éloigne irrémédiablement des sources.

53Résumons. L’usage de la notion de régime d’historicité, largement forgée à l’aide d’expériences du temps étrangères à l’Europe, vise à repérer dans le cours de l’histoire occidentale de vastes ordonnancements du temps. Ces ordres du temps, dans lesquels sont différemment mis en relation et valorisés passé, futur et présent, confèrent une unité d’arrière-plan aux discours historiques, ou régimes d’historiographie, et aux rapports établis dans chaque présent entre les mondes d’hier, de demain et d’aujourd’hui, ou régimes de comparaison. Ils charrient une série d’évidences; ils constituent de la sorte comme un a priori.

D’un présent l’autre

54Fidèle à ses choix de méthode et à son bon plaisir, François Hartog ne cherche pas, nous l’avons dit, à parfaire, dans Régimes d’historicité, l’inventaire de ces ordres du temps. Assurément, à le lire au risque de trahir son intention, les expériences occidentales du temps pourraient être dites relever, jusqu’au XXe siècle finissant, de deux grands régimes idéal-typiques d’historicité : l’ancien régime, celui de l’Historia magistra, et le régime moderne, dominé par la catégorie du progrès. Pourtant, en convient-il, il resterait à mieux faire sa place à ce qui serait l’expérience chrétienne du temps, évoquée ici à partir des Confessions de saint Augustin. De toutes les façons, pour F. Hartog l’essentiel n’est pas là, puisque la notion de régime d’historicité n’est qu’un instrument visant à faire penser et non à découper dans la matière historique. Pas davantage n’entend-il scruter les marques de ces ordres du temps en ces périodes où ils paraissent inscrire leur évidence dans les textes, entre leurs lignes. Non, Régimes d’historicité s’attache à ces moments d’entre-deux où il semble qu’un ordre du temps vient à se brouiller, destiné à être bientôt, ou peut-être, remplacé par un autre, en état de gestation. Les crises du temps à constater ou à pronostiquer, voilà ce qui capte l’attention de F. Hartog : l’ébranlement des repères, le trouble des perspectives, la désorientation des perceptions, l’effacement progressif d’un a priori. Des « brèches » dans la construction d’un temps historique [36]. Quand le passé et le futur cessent aux yeux de témoins dignes de foi d’être reconnus comme ce passé et ce futur, longtemps familiers, quand le présent, par conséquent, n’est plus ce présent mais un autre, différent de celui d’hier.

55Régimes d’historicité peut se lire comme un ouvrage consacré à deux crises du temps, différemment traitées par choix mais aussi par force. La première a bien laissé des traces à commuer en indices. C’est celle qui voit émerger sur les ruines de la vénérable Historia magistra une nouvelle représentation du devenir historique. Le passé a transféré à l’avenir la mission d’éclairer le présent; plus généralement, le cours du temps se laisse déchiffrer à partir du futur. La seconde crise du temps, plus longuement évoquée dans l’ouvrage, se déroulerait, selon F. Hartog, sous nos yeux. Congé serait en train d’être donné au régime moderne d’historicité. Le présent serait sur le point d’asseoir sa domination sur un nouvel ordre du temps, s’annexant le passé comme le futur. Notre présent actuel verrait l’avènement d’un régime d’historicité « présentiste ».

56Il est inutile de revenir longuement sur la première de ces crises, déjà abordée à propos d’Évidence de l’histoire et de Anciens, Modernes, Sauvages, du moins quant à ses effets sur l’écriture de l’histoire et sur le rapport établi avec les hommes du passé. Disons seulement que de cette crise manquait peut-être à l’appel un témoin décisif, un homme dont la voix – et la vie – révélerait la manière dont cette crise a pu retentir sur un destin jusqu’à le façonner. François Hartog cite ce témoin dans l’un des plus beaux chapitres de Régimes d’historicité. Ce témoin exemplaire, c’est Chateaubriand, dont il relit l’œuvre, en particulier l’Essai historique paru en 1797 et republié en 1826 avec de nombreux compléments indiquant la distance prise d’avec ce texte et son temps propre, le Voyage en Amérique et, bien sûr, les Mémoires d’outre-tombe, armé d’une conviction : cette œuvre relate le voyage intérieur d’un voyageur pris entre deux temps dont il éprouve, au plus profond de lui, qu’ils sont, l’un et l’autre, « impossibles », le temps du passé et le temps de l’avenir. De cette expérience de la rupture des temps, de l’écart se creusant entre hier et demain, Chateaubriand aurait fait la raison même de son écriture. Et l’Amérique de Chateaubriand n’est-elle pas, elle-même, « prise » entre l’ancien Nouveau Monde, celui de Lafitau par exemple, et le nouveau Nouveau Monde, celui où Tocqueville ira détecter les prémices d’un monde nouveau ?

57Voyage intérieur ? Au terme des Mémoires d’outre-tombe, Chateaubriand en restitue le mouvement : « Je me suis rencontré entre deux siècles comme au confluent de deux fleuves; j’ai plongé dans leurs eaux troublées, m’éloignant avec regret du vieux rivage où je suis né, nageant avec espérance vers une rive inconnue [37] ». Au début de sa longue traversée, Chateaubriand, hobereau d’autrefois, part du passé pour gagner le présent et, autant qu’il est possible, mettre ses pas dans l’avenir. À l’issue du parcours, encore au milieu de l’introuvable gué, le vaincu de la Révolution perçoit que la lumière émanant du passé, la seule dont il peut disposer, est impuissante à éclairer le présent et, plus encore, le futur, tandis que celle de l’avenir est éloignée, trop éloignée, pour dissiper les ombres.

58Vivons-nous actuellement une crise du temps ? Entrons-nous peu à peu dans un nouveau présent ? Notre présent a-t-il cessé d’être le présent moderne d’hier, pour se constituer en présent d’un autre genre à partir d’un rapport inédit au passé comme au futur ? Pour répondre à de telles questions, relevant d’un exercice de contemporanéité, les armes habituelles de l’historien qu’est François Hartog, historien de l’histoire de surcroît et aucunement historien du présent, doivent être en partie, mais en partie seulement, remisées. Trop proche, le paysage du présent, trop familier pour en tracer un tableau assuré. Malgré le secours procuré par l’anthropologie, sous la forme de témoignages apportés sur l’existence d’autres présents réalisés, donc sur d’autres ordres du temps pensables, il manque à l’historien la distance, cette distance que donne justement le sentiment, né à la fin du XVIIIe siècle, de la différence des temps. Trop de matériaux aussi, donc trop de signes, trop de pistes. Des textes assurément, en abondance; une pléthore d’écrits trop contemporains les uns des autres pour qu’ils se répondent. Des analyses, une multiplicité d’analyses, des points de vue à n’en pas finir, des intuitions, des prémonitions mais aucune expression unifiée livrant, comme en raccourci, les ressorts de notre expérience du temps. Il faut alors se tourner vers des pratiques, les nôtres, vers des institutions, celles dont nous participons, commentées parfois jusqu’à l’excès, faire le tri, choisir le plus significatif, écarter le « même pas faux » qui entoure pratiques et institutions, prétendant livrer le soi-disant implicite de l’air du temps. Vaste entreprise qui ne peut qu’excéder les moyens dont dispose l’historien.

59Déjà, dans Régimes d’historicité, en traitant de la crise du temps ouverte par la dissolution de l’Historia magistra, F. Hartog s’était fait moins historien. C’est l’essayiste, pour lâcher le grand mot, plus que l’historien, qui s’est installé dans le mouvement d’une œuvre et d’une existence, celles de Chateaubriand, pour montrer que l’une et l’autre disent, dans un langage qui n’est pas celui des faits, les incertitudes insinuées dans le rapport au temps. S’agissant maintenant de notre présent, et donc de notre relation au passé et au futur, c’est un autre genre d’essayisme qui est requis : un essayisme de « sismographe » [38] plongeant sous la surface agitée de nos discours et de nos pratiques pour en sonder le sous-sol.

60Comment pourrait se laisser définir un régime d’historicité présentiste ? J’en trouve deux formulations sous la plume de F. Hartog. L’une se trouve dans Évidence de l’histoire : « Avenir fermé, futur imprévisible, présent omniprésent, passé incessamment, compulsivement visité et revisité »; l’autre dans Régimes d’historicité : « Un présent massif, envahissant, omniprésent qui n’a d’autre horizon que lui-même, fabriquant quotidiennement le passé et le futur dont il a, jour après jour, besoin » [39]. Elles sont complémentaires. De quelle manière, maintenant, s’attacher à déceler, malgré tous les obstacles dont F. Hartog mesure la hauteur, les symptômes d’une crise actuelle du temps et les indices de l’avènement, peut-être, d’un nouveau présent, le présent d’un « régime présentiste d’historicité » ? En interrogeant notre présent sous un aspect précis : celui de la place assignée à la mémoire et celui du statut accordé au patrimoine. Le déferlement mémoriel, la prolifération patrimoniale. Pourquoi ces phénomènes, au-delà du caractère d’évidence massive exhibé par eux sur la scène publique ? Parce qu’ils sont historisables grâce aux ressources dont dispose F. Hartog, l’érudition historienne, et à l’heuristique développée par l’auteur d’Évidence de l’histoire au contact du passé. On veut dire par là que l’historien, tout comme l’anthropologue, est à même de les mettre en perspective et, partant, de les débanaliser. Non, peut-il déclarer, ces phénomènes ne vont pas sans dire puisque, autrefois (ou ailleurs), il en fut (ou il en est) autrement des usages de la mémoire et de la conservation des monuments du passé. Oui, peut-il s’aventurer à affirmer, ces pratiques et ces discours présentent des contours absolument singuliers eu égard à ceux d’hier; ils paraissent bien être un authentique mobilier d’époque, la nôtre; ils se fabriquent aujourd’hui selon des formules tout à fait contemporaines, ne devant rien en tout cas aux recettes du passé. L’essayiste n’a donc pas rompu les ponts avec l’historien.

61Je résumerai à grands traits l’argumentation déployée par F. Hartog à l’appui de son hypothèse selon laquelle nous serions en train de changer de présent, troquant le présent moderne contre un présent résolument présentiste. Il lui faut donc, à cette fin, persuader le lecteur que l’irrésistible montée de la mémoire et l’extension du patrimoine sont l’expression d’un nouveau rapport en voie de s’établir non seulement avec le futur, qui avait hier pour charge d’éclairer le présent (et le passé), mais aussi avec le passé qui régnait en maître, du temps de l’Historia magistra, avant de n’être plus, à l’époque du présent moderne, qu’une succession de haltes provisoires sur le chemin de l’avenir. Comment la montée de la mémoire et l’extension du patrimoine peuvent-elles être dites illustrer la fabrication en cours d’un nouvel avenir, à la fois fermé et imprévisible, et d’un nouveau passé, celui du souvenir et de ses cristallisations, constitutifs d’un nouveau présent ?

62Deux mots, pour commencer, sur cette double emprise de la mémoire et du patrimoine puisque, en se penchant sur notre présent, François Hartog n’a pas oublié l’historiographe qu’il est, dans la mesure où la seconde partie de Régimes d’historicité, consacrée à ce présent, retrouve à une autre échelle, beaucoup plus générale, les questions posées dans les derniers chapitres d’Évidence de l’histoire, dévolus, ceux-ci, à la transformation du contexte présidant aujourd’hui à l’écriture de l’histoire. Le lien est assuré par une réflexion sur la vaste entreprise des Lieux de mémoire, conduite par Pierre Nora [40]. Ce sont Les lieux de mémoire qui, issus d’un diagnostic sur le présent des années 1980, ont enregistré cette montée du flux mémoriel. Pourtant, cette somme éditoriale ne s’est pas contentée de prendre acte d’un changement d’état de fait; elle en a tiré des conclusions de méthode pour l’histoire. Partant du constat, parmi d’autres, selon lequel l’histoire nationale avait peu ou prou divorcé d’avec une écriture du passé placée sous l’emblème du futur, écartant les résonances messianiques de la nation d’hier pour faire entendre une musique à la fois « rétrospective » et « nostalgique », P. Nora proposait une histoire de la mémoire et des mémoriaux, une histoire en somme de la Nation comme patrimoine, une histoire qui serait donc celle de notre présent, mais plus largement, selon F. Hartog, une histoire élaborée depuis le présent, assumée comme telle et non plus seulement condamnée à être telle, une histoire au présent visant à atteindre sélectivement le passé, ce qui est le propre de la mémoire qui se conjugue, évidemment, au présent. Une histoire qui suit la pente de la mémoire suture quelque peu la coupure entre présent et passé, dont le principe est au fondement de l’écriture « moderne » de l’histoire. Plus exactement, elle étire le présent en direction du passé. Pour le dire vite, une histoire ainsi conçue estompe, dans une certaine mesure, le contraste entre l’objectif de faire revivre le passé sur le mode « sensible », celui de la mémoire et du témoin, et le projet, de nature strictement intellectuelle, visant à reconstruire un passé, le passé documenté de l’historien. Il est cocasse de constater que, un quart de siècle plus tard, Pierre Nora se trouve dans la situation d’en appeler à la résistance contre le terrorisme de la mémoire, et donc des mémoires, une mémoire dont la tyrannie serait devenue pathologique. La créature aurait échappé, sinon à son maître, du moins au messager qui en annonçait la venue et qui, s’en faisant le tuteur, s’efforçait tout à la fois de l’acclimater dans le paysage historiographique et d’aménager les bons usages à lui réserver.

63Quelle portée, d’une part, attribuer à l’effacement d’une histoire écrivant le passé au nom de l’avenir ainsi que s’y employa exemplairement l’histoire nationale ? Quelle signification, d’autre part, accorder au développement récent d’une histoire placée, en quelque sorte, sous la tutelle officielle du présent ? Comment interpréter, par ailleurs, la concurrence désormais faite à la mémoire dite sémantique, laquelle n’est rien d’autre que le savoir, par cette mémoire que les psychologues nomment autobiographique ? Symptômes locaux ou signes d’un bouleversement dans l’ordre mis dans le temps ?

64F. Hartog n’a guère de peine à convaincre que la multiplication des appels à la mémoire et des pratiques patrimoniales traduit bien un changement dans les représentations du devenir. L’invitation permanente à se promener dans les jardins du passé et à en célébrer les monuments n’est guère conciliable avec le maintien de l’ancien futur, de ce futur valant comme futur depuis la fin du XVIIIe siècle. Tout se passe comme si nous assistions, en y participant, à une « crise de l’avenir » dont l’idée, souvent vague, est chez tous. Le futur construit par la catégorie du progrès, avec son corollaire qu’est l’optimisme historique, se délite. Ouvert, puisque placé dans la main des hommes, ce futur était à conquérir en le faisant advenir. Il convenait même de s’employer à en accélérer l’arrivée, bien qu’inscrite dans l’ordre des choses. Aujourd’hui, lorsque nous regardons vers l’avant, nous voyons moins la promesse de lendemains qui chantent qu’un avenir chargé de menaces, donc à obturer. Notre présent n’est pas le laboratoire où s’ébauchent de grandes œuvres destinées à faire honneur à l’humanité; il est davantage l’atelier où se montent des dispositifs pour nous protéger des cataclysmes annoncés. On chercherait en vain notre Condorcet !

65L’indice le plus clair de ce changement de rapport entre présent et futur se déchiffre dans la patrimonialisation de l’environnement. C’est ici, plus qu’ailleurs, que se déchiffre un remarquable glissement sémantique : l’adjectif « irréversible », qui peut sonner joyeusement, veut le plus souvent dire « irréparable ». La logique patrimoniale est de pure protection et sa règle le principe de précaution. Cela signifie qu’ici du moins – ailleurs, c’est à vérifier – le présent est investi du futur. Le meilleur des futurs ? À la limite, pessimisme aidant, le présent continué, contenant le futur dans les deux sens du verbe « contenir ». Un présent à penser pour toujours, comme l’écrit le responsable du Centre du Patrimoine mondial [41] ? « Toujours » est un adverbe qui n’avait, à l’évidence, pas sa place dans le discours des Temps modernes.

66F. Hartog n’éprouve pas davantage de difficulté à nous persuader que notre passé n’est pas celui d’avant-hier, le passé de l’Historia magistra. Ce passé-là était de plain-pied avec le présent d’alors, « une manière d’éternel à portée de soi [42] ». Le patrimoine d’aujourd’hui n’est aucunement un avatar contemporain de l’antique renovatio ou de l’ancienne restitutio qui n’avaient pour but, ni l’une ni l’autre, de faire retour au passé puisque, ce passé, on ne l’avait pas quitté dans le présent. Relevons deux éléments dans la relation s’établissant entre notre présent et le passé. D’abord l’interdit de l’amnésie et l’obligation faite de protéger, de réhabiliter, de commémorer. Quand on s’emploie à se remémorer, c’est que l’on sent bien que le passé visé est détachable de soi; on ne l’a pas sous les yeux, on n’est pas affecté spontanément par lui. Il existe une différence considérable entre vivre présentement dans le passé et se soumettre au devoir de mémoire. Observons ensuite le regard que nous portons sur le passé. Il s’agit, dit F. Hartog, d’un regard muséal : celui d’un visiteur pénétrant dans un conservatoire. Ce visiteur lui rend hommage, un hommage souvent forcé. C’est donc que, tout en étant là, le passé n’est plus vivant; il est seulement exposé. Reconverti en patrimoine, donc retaillé aux dimensions du contemporain malgré les avertissements de l’historien, il est comme définitivement pacifié et, à ce titre, tout à fait consommable. En un mot, il est « présentifié ».

67Ainsi donc, selon F. Hartog, le présent valant pour nous comme présent s’étendrait aussi bien vers le passé que vers le futur. « Nous regardons en avant et en arrière mais sans sortir d’un présent dont nous avons fait notre seul horizon [43]. » Notre présent nous suffirait pour habiter dans le temps.

68Cet exercice de contemporanéité entraîne-t-il jusqu’au bout l’adhésion du lecteur ? Referme-t-il Régimes d’historicité assuré de l’avènement d’un nouvel ordre du temps, pleinement présentiste, présentiste seulement par défaut de futur valant comme tel, voire composite, dispersé dans plusieurs expériences simultanées du temps ? Tel n’est pas, me semble-t-il, l’objectif véritable de F. Hartog, lequel ne se refuserait pas à placer au conditionnel nombre de ses propositions. Essai plus que thèse. Cette partie de Régimes d’historicité, consacrée à notre présent, relève d’un essayisme assumé. C’est pourquoi, en commençant, j’ai parlé à propos des écrits de François Hartog d’une œuvre d’historien continuée en œuvre de pensée. Assurément, une intention de connaissance organise Régimes d’historicité sans être, pour autant, celle qui préside à une stricte production de science (dans les limites de l’histoire). Et à l’accomplissement de cette intention de connaissance, le langage, le choix d’une écriture, sont essentiels. Une œuvre de pensée, quitte à forcer quelque peu l’acception que donne C. Lefort à cette expression, est d’inspiration et de style essayiste.

69Qu’on me permette de m’arrêter un instant sur ce qui, tout à la fois, sépare et unit pensée essayiste et pensée historienne en ayant à l’esprit, très précisément, le changement de registre perceptible en certains endroits des écrits de F. Hartog. Dans le domaine qui nous intéresse ici, les essais importants sont ceux qui s’appuient sur les connaissances acquises grâce aux méthodes constituées de la recherche. Sans refuser de s’alimenter à d’autres sources, des textes dits littéraires par exemple, ces essais mobilisent à plein le savoir positif. Ce dernier leur sert de tremplin. C’est pourquoi, contrairement à une opinion aussi répandue que fausse, la pensée de facture essayiste ne se situe pas à l’opposé de la pensée savante, historienne en l’occurrence. Elle en est davantage un prolongement. L’exercice de contemporanéité tenté dans Régimes d’historicité par un historien de l’Antiquité, historiographe également, est engagé au moyen des armes qui sont les siennes, sorties au plus grand jour dans Évidence de l’histoire et dans Anciens, Modernes, Sauvages. C’est en historien que François Hartog se fait, si je puis dire, essayiste.

70L’essai commence en cet endroit, difficilement localisable, où l’homme de savoir cesse d’être muni des instruments classiques permettant la mise à l’épreuve empirique de propositions générales. L’essai se dérobe en partie, en partie seulement, à la logique de la preuve et, de ce fait, à la réfutation (jamais popperienne). C’est qu’il occupe, en toute connaissance de cause dès lors qu’il est lucide, un espace d’incertitude [44]. Il aborde ce qui se prête mal à l’observation, ce qui se refuse à la démonstration, ce qui échappe donc encore, et peut-être pour longtemps, au quadrillage de l’entreprise scientifique. Allez donc prétendre déterrer avec certitude, dans le fouillis de notre présent vécu, la formule d’arrière-plan organisant notre construction du devenir historique !

71L’atout principal de l’essai, qui peut en même temps le conduire au naufrage, est la liberté, cette liberté intellectuelle dont use avec mille précautions l’homme de science dans ses publications spécialisées. L’essai ouvre des pistes dont rien ne garantit qu’elles mèneront à la destination prévue; il jette des ponts dont rien ne certifie qu’ils résisteront. Un essai qui compte est celui dont son auteur est riche en munitions mais conscient que ces munitions ne portent pas au-delà d’une certaine distance. Comme son nom l’indique, l’essai essaie. Régimes d’historicité s’y applique.

72En quoi donc l’essai sert-il la pensée scientifique, ici la pensée historienne ? Il la libère de certaines obligations impossibles à tenir. Il lui fait donc lever l’ancre; il aiguise son imagination; il lui propose des perspectives, souvent lointaines; il lui assigne des cibles, parfois floues. En un mot, il lui fait voir ce qu’il y a devant elle, à grande distance. En étant précurseur, l’essai est heuristique. Il permet de donner forme à des questions, certes issues de la recherche mais que cette dernière se retient de poser. L’essai se dégage, en somme, de l’état des lieux d’un savoir, tout comme de l’optique resserrée que la spécialisation impose, pour détecter de possibles aboutissements de la connaissance et pour en déceler des enjeux jusqu’ici laissés de côté, comme en réserve. D’Évidence de l’histoire et d’Anciens, Modernes, Sauvages à Régimes d’historicité, le lecteur attentif suit un trajet s’apparentant à un exercice de circulation, libre mais non libéré des contraintes épistémiques, entre des propositions d’historien, nécessairement particulières sans pouvoir l’être tout à fait puisque toute histoire incorpore des généralisations, et un lancer d’hypothèses générales qui, pour n’avoir pas rompu le fil les rattachant à ces propositions, le tendent à l’extrême.

73Toute œuvre de pensée vaut pour la part d’essayisme assumé et cette part d’essayisme assumé vaut pour l’ampleur des questions avancées. Quelle est donc la question qui est au cœur de Régimes d’historicité ? Je la formulerai derechef à l’aide, cette fois, d’un court apologue.

74Imaginons un chef d’État d’aujourd’hui en proie aux incertitudes. Cela doit bien exister. Imaginons encore qu’il désire s’en entretenir avec un homme réputé pour l’étendue de sa sagesse et la hauteur de ses vues, l’un de ces hommes que les chefs d’État, en France surtout, aiment à consulter (et à ne s’en pas cacher). À cet homme, donc, notre chef d’État demande tout simplement, mais après mille circonlocutions, ce qu’il en sera de demain. Pourquoi n’arrivons-nous pas à nous représenter que cet homme puisse lui répondre à peu près ceci : « Il faut, pour pressentir le futur, en chercher les traces dans le passé », et s’en justifier en citant Machiavel : « Le monde demeure dans le même état où il a été de tout temps » ? Pourquoi ne parvenons-nous pas davantage à concevoir que cet homme puisse s’exprimer en ces termes : « Scrutez bien notre présent; les mille fleurs du futur y jaillissent de partout; nous y sommes presque déjà ! », complétant son propos par une injonction empruntée à Robespierre, évoquant l’avenir : « C’est à vous qu’est spécialement imposé le devoir de l’accélérer » ? Oui, pourquoi nous paraît-il aller de soi que, de nos jours, de tels discours sont proprement imprononçables ? On répondra peut-être que le temps a passé mais, justement, que s’est-il passé avec le temps, dans ce temps qui a passé ?


Date de mise en ligne : 01/10/2006.

Notes

  • [1]
    Mémoire d’Ulysse. Récits sur la frontière en Grèce ancienne, Paris, Gallimard, 1996; L’histoire, d’Homère à Augustin, textes réunis par François Hartog, Paris, Le Seuil, 1999; Le miroir d’Hérodote, Paris, Gallimard, [1991] 2001; Le XIXe siècle. Le cas Fustel de Coulanges, Paris, PUF, [1986] 2001; PLUTARQUE, Vies parallèles, édité par François Hartog, Paris, Gallimard, « Quarto », 2001; POLYBE, Histoire, édité par François Hartog, Paris, Gallimard, « Quarto », 2003.
  • [2]
    CLAUDE LEFORT, Les formes de l’histoire. Essais d’anthropologie politique, Paris, Gallimard, 1978, p. 141.
  • [3]
    Il en est de même de cette part d’ethnocentrisme nécessaire pour rendre l’altérité culturelle déterminable et, par là même, pensable avec, par la suite, le moins d’ethnocentrisme possible. Voir JACQUES BOUVERESSE, « L’animal cérémoniel », in L. WITTGENSTEIN, Remarques sur le Rameau d’or de Frazer, Lausanne, L’Â ge d’Homme, 1982, p. 116.
  • [4]
    ARNALDO MOMIGLIANO, Problèmes d’historiographie ancienne et moderne, Paris, Gallimard, 1983, pp. 186-209.
  • [5]
    F. HARTOG, Évidence de l’histoire..., op. cit., p. 16.
  • [6]
    MICHEL DE CERTEAU, L’écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 1975, p. 84.
  • [7]
    A. MOMIGLIANO, Problèmes d’historiographie..., op. cit., p. 16.
  • [8]
    F. HARTOG, Évidence de l’histoire..., op. cit., p. 30.
  • [9]
    Ibid., p. 30. Le premier de ces choix avortés est évidemment celui d’ignorer l’écriture de l’histoire comme longtemps en Inde, par exemple !
  • [10]
    Ibid., p. 22.
  • [11]
    Le Parallèle des Anciens et des Modernes de Charles Perrault consacre l’usage de ce terme. Pourtant, le parallèle fut un exercice scolaire et littéraire dès l’Antiquité.
  • [12]
    F. HARTOG, Anciens, Modernes, Sauvages, op. cit., p. 21.
  • [13]
    Paul Ricœur parle ainsi de « connecteurs » du temps physique et du temps vécu et cite parmi ces connecteurs la notion de suite des générations (les prédécesseurs, les contemporains, les successeurs), laquelle, simultanément, opère une médiation entre le temps privé du destin individuel et le temps public de l’histoire (PAUL RICŒUR, Temps et récit, t. III, Le temps raconté, Paris, Le Seuil, 1985, pp. 198-201).
  • [14]
    RAYMOND ARON, Introduction à la philosophie de l’histoire, Paris, Gallimard, [1938] 1981, p. 48.
  • [15]
    PAUL VEYNE, Comment on écrit l’histoire, Paris, Le Seuil, 1971, p. 84.
  • [16]
    FERNAND BRAUDEL, Écrits sur l’histoire, Paris, Flammarion, 1969, p. 75.
  • [17]
    Cité par JEAN-CLAUDE PERROT, « Le présent et la durée dans l’œuvre de Fernand Braudel », Annales ESC, 36-1,1981, pp. 3-15, ici p. 14, n. 38.
  • [18]
    MICHEL DE CERTEAU, Histoire et psychanalyse entre science et fiction, Paris, Gallimard, 1987, p. 89.
  • [19]
    F. HARTOG, Régimes d’historicité..., op. cit., p. 20.
  • [20]
    Il faut ici dissiper deux illusions. La première consisterait à croire que, dans les sociétés dépourvues du genre historique, la distinction entre mythe et passé historique serait toujours absente (ALFRED ADLER, « Tradition orale et historicité chez les Moundang du Tchad », Poikilia. Études offertes à Jean-Pierre Vernant, Paris, Éditions de l’EHESS, 1987, pp. 49-67). La seconde illusion serait d’imaginer qu’à partir du moment où une société dispose des ressources de l’écriture le récit écrit est promu en lieu exclusif du dépôt de la mémoire « historienne » du passé. Il arrive qu’une société confie à la transmission orale le soin de garder présentes les choses qui arrivèrent et confère à l’écriture la tâche d’installer pour longtemps le passé dans la tradition mythique. N’allons pas nous tromper de récit dans la pluralité des récits racontés par une société à propos de son passé ! (MAURICE BLOCH, How we think they think, Oxford, Westview Press, 1998).
  • [21]
    CLAUDE LEFORT, « Sociétés sans “histoire”et historicité » (1952), in ID. Les formes de l’histoire..., op. cit., pp. 30-48.
  • [22]
    MARSHALL SAHLINS, « Other times, other customs. The anthropology of history », American anthropologist, 85,1983, pp. 517-544 (traduit en français dans Des îles dans l’histoire, Paris, Gallimard/Le Seuil, « Hautes études », 1989, chap. 2, pp. 50-84). La note critique consacrée à ce texte par FRANÇOIS HARTOG, « Marshall Sahlins et l’anthropologie de l’histoire », Annales ESC, 38-6,1983, pp. 1256-1263, constitue la trame du chapitre premier de Régimes d’historicité.
  • [23]
    F. HARTOG, Régimes d’historicité..., op. cit., p. 51.
  • [24]
    Voir REINHART KOSELLECK, Le futur passé. Contribution à une sémantique des temps historiques, Paris, Éditions de l’EHESS, [1979] 1990.
  • [25]
    F. HARTOG, Régimes d’historicité., op. cit., p. 117.
  • [26]
    R. KOSELLECK, Le futur passé..., op. cit., p. 287.
  • [27]
    F. HARTOG, Évidence de l’histoire..., op. cit., p. 55, où il cite Louis Gernet, proposition que je sors de son contexte.
  • [28]
    ARNALDO MOMIGLIANO, « Time in ancient history », History and theory, VI, 1966, pp. 1-23.
  • [29]
    ÉMILE BENVENISTE, « Le langage et l’expérience humaine », in Problèmes du langage, Paris, Gallimard, « Diogène », 51,1965, pp. 3-14.
  • [30]
    Sur la notion de « comparable », voir MARCEL DETIENNE, Comparer l’incomparable, Paris, Le Seuil, 2000.
  • [31]
    Cité dans F. HARTOG, Évidence de l’histoire..., op. cit., p. 159.
  • [32]
    Ibid., p. 149.
  • [33]
    Cité par R. KOSELLECK, Le futur passé..., op. cit., p. 284.
  • [34]
    F. HARTOG, Régimes d’historicité..., op. cit., p. 117.
  • [35]
    ID., Anciens, Modernes, Sauvages, op. cit., p. 62.
  • [36]
    François Hartog se réfère ici à la notion de « brèche entre le passé et le futur », introduite par HANNAH ARENDT, La crise de la culture, Paris, Gallimard, [1954] 1972.
  • [37]
    Cité dans F. HARTOG, Régimes d’historicité..., op. cit., p. 78.
  • [38]
    C’est la qualité que F. Hartog attribue à Paul Valéry qui, dès 1935, évoque « d’un côté, un passé qui n’est pas aboli ni oublié, mais un passé duquel nous ne pouvons à peu près rien tirer qui nous oriente dans le présent et nous donne à imaginer le futur; de l’autre, un avenir sans la moindre figure » (cité dans F. HARTOG, Régimes d’historicité..., op. cit., p. 13).
  • [39]
    ID., Évidence de l’histoire..., op. cit., p. 234; ID., Régimes d’historicité..., op. cit., p. 200.
  • [40]
    PIERRE NORA, Les lieux de mémoire, La République, 1 vol., La Nation, 3 vol., Les France, 3 vol., Paris, Gallimard, « Bibliothèque illustrée des histoires », 1984,1986 et 1992, respectivement.
  • [41]
    Cité dans F. HARTOG, Régimes d’historicité..., op. cit., p. 202.
  • [42]
    Ibid., p. 183.
  • [43]
    Ibid., p. 217.
  • [44]
    GIL DELANNOI, « Éloge de l’essai », Esprit, 117-118,1986, pp. 183-187. C’est évidemment à Jean Starobinski que l’on doit à la fois les plus belles illustrations et la plus claire description de la pensée essayiste.
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